[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [4 décembre 1790.] crois que l’on doit imposer les rentiers, mais que l’on ne doit pas imposer les rentes. (Il s'élève des murmures.) Telle est mon opinion. Ce n’est point une illusion, ce n’est point un jeu de mots. Il y a une distinction radicale entre les deux imnôts personnels et réels. Non seulement dans l’usage, mais dans les principes de l’imposition, l’impôt personnel, et j’entends par là tout impôt indirect, est le prix de la protection de la personne; il est dû et doit être payé par elle en proportion de ses jouissances. L’impôt réel est mis sur la chose et est le prix de la protection accordée à la propriété. Le propriétaire de rentes ne doit point payer la protection de la loi, parce qu’elle lui est garantie par son contrat : la nation ne peut faire payer une sûreté qu’elle a promise. Ce sont là les principes de tous les peuples qui veulent traiter avec loyauté. Ges principes s’éclaircissent encore par le rapprochement du créancier étrao-ger avec le créancier national. Personne ne soutiendra que le créancier étranger doive payer le droit d’une garantie qui lui est promise. Lorsqu’il est stipulé dans un contrat que les rentes seront payées sans retenue, c’est abuser de sa force que de vouloir annihiler cette clause. Sous le point de vue du créancier de l’Etat, celui qui est étranger ou celui qui ne lVst pas est toujours un particulier qui peut réclamer les mêmes droits. (Il s'élève des murmures.) Le résultat de mon opinion remplira vos vues; mais conservons toujours l’intégrité des principes. Voici la différence qui exism entre le créancier étranger et le créancier national. Je vous l’ai déjà dit, le créancier étranger n’est pas citoyen français : la loi ne protège pas sa personne, donc il ne*doit rien; le créancier national, au contraire, est citoyen français; sous ce titre, il doit un impôt proportionné à la totalité de sa jouissance; mais la rente ne doit pas payer comme rente ; elle doit entrer dans la combinaison de l’imposition personnelle des jouissances de celui qui en est le propriétaire. Sortez de ces principes, vous manquez à vos engagements. Souvenez-vous bien que tout ce qui peut affaiblir le crédit affaiblit par là même, les moyens, et la puissance d’une nation. Un peuple qui fait des retenues sur les rentes se trouve matériellement privé de l’avantage des emprunts. On contracte avec lui d’après les principes qu’on lui connaît. Le prêteur calcule toutes les chances et compense toutes les retenues qu’il aurait à craindre par le taux de l’intérêt qu’il exige. Le moyen des retenues n’est donc plus qu’une fausse maxime qui attente à la prospérité de la nation ; elle l’attaque dans ses rapports avec les nations étrangères, elle fait baisser la balance du commerce et les charges. Ges effets, funestes dans tous les temps, seraient bien plus encore dans les circonstances présentes. Après avoir fait des retenues sur les rentes, vous serez obligés d’accorder aux rentiers une déduction sur leur imposition personnelle ; ce qui vous prouve que, dans tous les sens, il n’y a rien à gagner que pour les usuriers, qui calculent toujours leur profit sur les hausses désastreuses. Je le dis hautement : honte et désastre pour l’Assemblée nationale si elle adoptait de pareilles dispositions. Les ennemis de la Révolution l’attendent ..... (On applaudit.) Au moment où le crédit renaît, où chaque partie de l’empire s’organise, n’allez pas porter un coup si funeste à l’édifice que vous avez élevé. Je demande donc qu’on i:e fasse pas de décret particulier sur cette question, mais que l’on 205 prenne un parti propre à rassurer tout à la fois la nation et ses créanciers, et que l’on adopte le projet de décret que je vais vous présenter : « L’Assemblée nationale, se référant à ses précédents décrets des 17 juin, 28 août et 7octobre, qui consacrent les principes invariables de la foi publique,et à l’intention qu’elle a toujours manifestée de faire contribuer les créanciers de l'Etat comme citoyens dans l’impôt personnel, à proportion de leurs facultés, déclare qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur la motion qui lui a été faite, tendant à établir une imposition particulière pour les ren-lesduespar l’Etat. » (On applaudit et on demande à aller aux voix.) M. Fréteau. On a dit qu’en 1775 on avait imposé les rentes. Je dois observer que tout ce qu’il y avait alors de magistrats s’élevèrent contre cet attentat porté à la bonne foi, et qui frappait le crédit public dans ses bases. (On demande à aller aux voix.) M. de Mirabeau. Un mot, s’il vous plaît. (Aux voix !) Je ne m’oppose point... (1). (La discussion est fermée.) M. de Césargues. Je demande la parole. G’est mon tour d’inscription (2). M. le Président. La discussion étant fermée, vous n’avez pas la parole. M. Lavenue. Je demande qu’au lieu de ces mots : « L’intention que l’Assemblée a toujours manifestée de faire contribuer, etc. », on mette ceux-ci : De comprendre dans la contribution personnelle les créanciers de l’Etat à raison du produit de leurs rentes. » (On demande la question préalable sur cet amendement.) M. Gombert. Je demande que les Français régnicoles soient tenus de faire, sur le rôle de leur contribution personnelle, la déclaration des rentes qui leur sont dues par l’Etat, pour qu'ils soient imposés eu conséquence. (La partiedroite et quelques membres de la, partie gauche appuient cet amendement.) M. de Mirabeau.Je déclare que l’amendement que l’on propose prouve que ceux qui l’ont appuyé n’entendent pas le moins du monde le sens delà question, et qu’il est destructible des principes adoptés par l’Assemblée. M. Legrand. On réfléchit bien peu en proposant ne pareils amendements ; pour faire celui-ci il suffit d’observer que les créanciers de l’Etat ne peuvent être privés de la faculté d’échanger leurs contrats, et qu’ils peuvent les vendre à des étrangers. M. de Toulongeon. Le raisonnement du préopinant ressemble à celui d’un homme qui vous dirait qu’il ne faut pas établir des droits parce qu’il peut y avoir de la contrebande. Gela prouve seulement qu’il faut prendre des précautions. Pour êire juste, il faut comparer un pro-(1) Voyez p. 207, le discours non prononcé de M. de Mirabeau. (2) Voyez, p. 214 l’opinion non prononcée de M. d* Césargues. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [4 décembre 1790.] 206 priétaire de 10,000 livres de revenu foncier avec un proprietaire de rentes sur 1 Etat pour une somme égaie : le propriétaire terrier ne pourra cacher son revenu et payera l’impôt, tandis que le rentier, qui ne fera de dépense que pour 10,000 livres de revenu foncier, ne sera imposé qu’au dixième de ce qu’il devrait payer. M. Démeunier. Il est de principe que le gouvernement ni la nation ne doivent s’ingérer dans les affaires particulières qu autant que cela est nécessaire, absolument nécessaire pour la tranquillité publique ; mais ils ne peuvent établir une inquisilion destructive de la liberté. N'est-il pas clair que vous portez un coup fatal au crédit d’un négociant en le forçant ainsi de déclarer le Dombre des créances dont il est porteur? L’amendement que l’on propose ne tend qu’à atteindre un petit nombre d’avares ; abandoonons-les plutôt à une passion aussi vile. Ne voyez-vous point déjà la jalousie, la haine multiplier les inquisitions, exiger des choyais des certificats qui ne paraisst nt pas snftisauis et dont la legalisation n’est pas complète? J invoque doue la question préalable sur cet amendement. M. de Mirabeau. Il est impossible de voir dans la propo.-itiou qui vous est laite autre chose qu’une subtilité pour faire imposer les rentes d’une autre manière. E.-t-il donc besoin de vous rappeler ce que vous a dit le rapporteur : qu’une nation, souveraine lorsqu’elle impose, u’est que debitrice lorsqu'elle paye, et que ia nation, souveraine quand elle impose, est brigande et voleuse quand elle ne paye pas? Un amendement de cette nature ne peut être défendu en lYxa-minant à fond. S’il est soutenu, je déclare que c’est le fond de la question et qu’il faut rouvrir la discussion . Si, au contraire, la discussion n’est pas ouverte et que l’on veuille cesser cette scandaleuse délibération, je demande que l’on mette aux voix la question préalable. M. Vernier. Il faut imposer les rentiers et non les rentes ; tels sont les principes sur lesquels, je crois, on est d’accord ; mais il ne laur pas pour cela faite u i crirue à ceux qui, ne consultant que leur b< une foi, sembleraient désirer, s’il était possible, des termes encore plus < luirs. Je suis de cet avis, et je pense qu’ou doit due du mo ns q< e les rentes seiont pris-s eu considération daus l’imposition personnelle. M. de Foucault. Il faut que chacun paye la detie ue lËLot en proportion de son revenu : voilà la loi dont je suisle prophète. Je suis chargé par mes commettants de demander que les intérêts soient réduits aux taux ne la loi et t,ue les rentes soient soumises au même impôt que les biei s-fonds. Vous avez décrété que les biens du clergé appai tiennent à la nation ; vous avez décrète ensuite qu’ils ela ent à sa déposition ; je ne veux pas de termes aussi louches, mais je veux que l'on déclare que les rentiers ne pourront se soustraire à l’impôt. M. de Murinais. Je demande l’ajournement à une As.-emblée séant à vingt-cinq lieues de Paris. (La discussiou est fermee sur l’amendement; l’Assemblée décidé qu’il n’y a pas lieu à délibérer.) (On se prépare à mettre aux voix le projet de décret de M. Burnave.) M. de Césargues. Je demande l’appel nominal. M. le Président.On ne peut demander l’appel nominal que quand il y a des doutes : le règlement est formel à cet égard. M. Charles de Fameth. Je voulais faire cette observation ; mais, peur fixer les incertitudes de quelques personnes sur la motion qu’ou vient de présenter, j’ajoute que c’est un ecclésiastique qui demande l’appel nominal sur la question de savoir si on imposera les rentes du clergé. Je rappelle au cierge combien il nous fait honte de ne pas rembourser sur-le-champ, et tout de suite et sans retenue, et avec des écus les rentes du clergé. (On applaudit.) Si la mesure proposée, et sur laquelle l’Assemblée veut qu’il n’y ait pas à délibérer, si cette mesme, dis-je, n’avait pus une teinte d’injustice, si elle ne devait porter coup à l’estime inattaquable qu’a obtenue l’Assemblée nationale, certaines personnes ne lu soutiendraient pas avec tant de tactique et de moderaiion. Soyez sûrs qu’ou ne cherche à vous emraîner dans une injustice, que l'Assemblée n’a ni l’i n tention ni la volonté de commettie, qu’afin d’exciter des mécontentements et de se faire une aune des mécontents. ( Une grande partie de l'Assemblée applaudit.) M. de Foucault. Je ne réponds pas aux injures personnelles. Nous avons du le vœu de nos commettants, il n’a pas besoin d’êire défendu : nous nous taisons ; admirez notie exemple. (Le projet de décret de M. Barnave est mis aux voix. — M. le président prononce q t’il est adopté.) (Le côté droit prétend n’avoir pas entendu, et réclame l’appel nominal.) M. le Président. Je vais recommencer l’épreuve; quant à la demande de l’appel nominal, le règlement s’y oppose. M. Durgct. Je demande qu’on supprime dans le projet du decret le mot particulière ; il s’agit eu général de savoir si on mettra une imposition sur les rentes. (L’Assemblée décide qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur cet amendement.) M. le Président se dispose à mettre la question principa e aux voix ..... M. de Marinais. Je demande que l’Assemblée décide que les créa iciers de l’Etat, que s qu’ils soient, ne payeront rien, et que l’imposition sera supportée par les malheureux propriétaires de terres. (La droite applaudit.) (Cet amendement est écarté par la question préalable.) M. le Président se dispose de nouveau à mettre la question principale aux voix. M. de Folleyille. Pour rassurer tout le monde, je demande qu’on décrète préalablement que l’imposition personnelle sera levée d’après les principes et le tarif du comité, afin d’atteindre la capitale, qui fait la loi à tout le royaume. (L’Assemblée, consultée, passe à l’ordre du jour.) M. le Président se dispose encore à mettre la question principale aux voix. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [4 décembre 1790.] M. de ffiiehier. L’ordre du jour, c’est l’imposition; je demande qu’on délibère sur l’imposition. M. Rœderer. L’Assemblée nous a renvoyé le tarif pour ie déterminer suivant les principes qa’elle a adoptés. M. le Président se dispose, de nouveau, à mettre la question principale aux voix. M. lladier de llontjau. Que tous les capitalistes proprii taires de rentes sur l'Etat se retirent pour ne pas opiner dans leur propre cause. M. le Président met la question principale aux voix, et le projet de décret de M. Baroave est adopté à une très grande majorité en ces termes : « L’Assemblée nationale, se référant à ses décrets en date des 17 juin, 28 août et 7 octobre, qui consacrent ses principes invariables sur la foi publique, et à l’intention qu’elle a toujours manifestée de faire contribuer les créanciers de l’Etat comme citoyens dans l’impôt personnel, en proportion de toutes leurs facultés, déclare qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur la mution qui lui a été présentée, tendant à établir une imposition particulière sur les rentes dues par l’Etat ». M. le Président. L’Assemblée va se retirer dans ses bureaux pour procéder à la nomination d’un nouveau président et de trois secrétaires. (La séance est levée à deux heures et demie.) PREMIÈRE ANNEXE A LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU 4 DÉCEMBRE 1790. DISCOURS DE M. DE Mirabeau L’AINÉ sur la proposition de M . Lavenue d'imposer les renies sur l'Étal (1). Messieurs, si je parais à la tribune, au sujet de la proposition qui vous a été faite d 'impo&er les rentes dues par l’Etat, ce n’est pas que je ( e flatte d’y porter des ventés nouvelles pour v (1) Ce discours devait être prononcé à l’Assemblée nationale. Le comité d’imposition a reconnu, dans le rapport qu’il a été chargé de iatre au sujet de la pro-posiiiou d’imposer les routes, que cette imposition particulière serait contraire à la justice et aux décrets de l’Assemblée. je ne doutais point que ce rapport ne fût combattu par les auteurs de la motion ; et j’avais résolu de traiter ce sujet, de manière à ne laisser aucune obscurité sur les principes, et aucune couleur aux objections. La discussion a été lermôe, avant que j’aie pu prononcer le discours que j’avais préparé. Mais les singuliers arneu-dements proposes en foule sur le sage decret qui a été rendu m’ont prouve que la principale question avait besoin encore d’ètre éclaircie, et qu’il fallait ôter à nos adversaires ie prétexte de dire qu’on n’avait pas répondu à M. Lavenue. Une autre raison m’a déterminé à publier ce discours. On voudrait laire croire aux departements, que le parti populaire de l’Assemblée a moins à cœur leurs intérêts que ceux de la capitale ; et l’on prétendra peut-êire leur en fournir un exemple par le décret du 4 décembre. Je ne crains pas, je demande même avec couliance, que 207 Il est peu de réflexions fondamentales sur cette matière qui ne vous aient été présentées en différents temps. Je veux seulement les rappeler à votre esprit : réunies en un faisceau, elles en seront plus lumineuses et plus sensibles; et vous vous étonnerez peut-être qu'on reproduise encore une proposition, je ne dirai pas si souvent écartée par ceue Assemblée, mais repoussée tant de lois avec toute l’éuergie de sa vertu et ue sa justice. Nous travaillons à un système général d'impositions ; n ms cherchons à les répartir convenablement sur les diverses classes de propriétaires; et quelques membres ont saisi cette circonstance, pour traduire de nouveau devant vous un ordre particulier de créanciers publics, comme devant subir, dans leurs créances, cet impôt dont vous discutiez les bases. Or, Messieurs, je pense qu’il y a dans cette opinion de grandes erreurs, des erreurs funestes, telles, eu un mot, que, pour l’honneur de cette Assemblée, de sa morale et de ses principes, on ne peut les dévoiler avec trop de soin. La nalion peut être envisagée ici sous deux rapports, qui sont absolument étrangers l’nn à l’autre. Gomme souveraine, elle règle les impôts, elle les ordonne, elle les étend sur tous les sujets de l’Empire; comme débitrice, elle a un compte exact à rendre à ses ciéanciers; et les obligations à cet égard ne diffèrent point de celles de tout débiteur particulier. Cependant, nous voyons ici qu’ou abuse de cette double qualité reunie dans la nation : d’un côté, elle doit; de l’autre, elle impose; il a paru commode et facile qu’elle imposât ce qu’elle doit. Mats il ue s’ensuit pas de ce qu’une chose est à notre portée, de ce qu’elle est aisee à exécuter, qu’elle soit juste et convenable. Souvent même, cette facilité ne fait que rendre l’injustice d’autant plus choquante; et c’est précisément ie cas dont il s’agit. Les rentiers, au lieu de nous confier leurs capitaux, en auraient pu faire toute autre disposition, les destiner à des entreprises, les prêter à lies manufacturiers, à des commerçants, les placer dans lis tonds étrangers ; enfin, les employer de manière qu ils n’eussent éié exposés à aucune réduction. Mat-leurs propriétaires se confient à notre gouvernement; ils mettent leur fortune dans nos mains, à des conditions déterminées ; et par cela seul que nous en sommes les dépositaires, on veut que nous prou lions de les départements soient juges dans leur propre cause. Us ne sépareront pas plus que moi une partie de la France d’une autre partie. Us ne voudront pas distinguer, dans l’unité de notre Constitution, les départements d’avec la capitale, quand il s'agit de l'intérêt commun et do l’honneur de tout le royaume. Ou ne leur persuadera pas que ce qui est juste en soi, ce qui tient à la fidélité nationale, et à tous les grands principes de crédit public, puisse être envisagé différemment par des Français atnotes, selon les déférentes partie� du royaume qu’ils ha-Ueut. Ei s’ils descendent de ces grands principes de justice générale, qui smit les premières bases d’une administration florissante, à des intérêts particuliers : ils verront que ces intérêts bien entendus donnent le même résultat que la justice. Ue n’est pas aujourd’hui que l’un peut douter que flaris et le reste de l’Empire ayant des rapports intimes et nécessaires, ce ne fut bien mal entendre les avantages de l’un, que de prétendre le servir aux dépens de l’autre. Enfin, j’espere que l’on trouvera dans cet écrit tout ce qui est nécessaire pour l’éclaircissement d’une question assez peu connue.