332 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (26 janvier 1790.] dont la France et vous, Nosseigneurs, êtes les éternels objets. « Signé, De Troye, au nom des logiciens du collège Louis-Ie-Grand. » M. le Président répond en ces termes : « Jeunes gens, n’oubliez jamais le jour où l’Assemblée nationale agrée votre offrande, vos hommages et vos respects. Le ciel vous a réservés pour l’époque la plus importante de l’espèce humaine : jouissez long-temps du bonheur qu’elle vous prépare, et ne trompez jamais les espérances de la patrie. » M. le comte d’Estagniol, député de Sedan, remet un don patriotique de cent louis, envoyé oar M. Simon Bruyères, négociant de Sedan, et 'Assemblée décide qu’il en sera fait mention dans le procès-verbal. M. de Turckheiin , député de Strasbourg, présente à l’Assemblée l’hommage du respect, de a reconnaissance, et du dévouement de la société harmonique des Amis-Réunis à Strasbourg ; il la supplie d’agréer le don patriotique de 600 livres, qu il va déposer chez le Trésorier. L’Assemblée reçoit ensuite à la barre les députés de la nouvelle municipalité de Châlons-sur-Marne, formée suivant ses décrets. Ce premier hommage des nouvelles municipalités est accompagné d’un don patriotique. M. le président leur témoigne la satisfaction de l’Assemblée en ces termes : « La ville de Châlons doit être glorieuse d’apporter à l’Assemblée nationale le premier hommage d’une municipalité formée sur les principes constitutionnels; l’Assemblée reçoit avec satisfaction vos respects et votre offrande. » M. le Président. L'ordre du jour appelle la discussion sur l'affaire du prévôt de Marseille. M. le comte de Mirabeau a la parole contre le projet de décret présenté par M. l'abbé Maury au nom du comité des rapports. M. le comte de Mirabean (t). Messieurs, deux de vos décrets ont accueilli les plaintes des citoyens que poursuit le prévôt général de Provence, et deux de vos décrets n’ont pu sauver encore des innocents ; leur péril s’accroît en raison de leurs succès. Le magistrat irrité, qui peut d’un mot les dévouer au supplice, veut juger ceux-là mêmes qui par leurs dénonciations l’ont mis au rang desaccusés. Il les dénonce à son tour cDmme des calomniateurs, et prétend que c’est à lui de punir ! Il est pris à partie, il se défend, il attaque, il ne disssimule ni son ressentiment ni sa vengeance et ne descend pas de son tribunal ! Si cet étrange combat ne présentait que cette seule singularité, l’affaire de Marseille vous paraîtrait sans doute inconcevable, mais ce juge, qui met un si grand prix à conserver le droit redoutable de juger Jes autres, cherche à prouver, dans les mémoires qu'il vous adresse, que les accusés sont coupables, et caractérise déjà leur délit. Soit prévention, soit vengeance, il les traite de séditieux, de criminels de lèse-nation ; la conviction estdans son cœur, le jugement estsur ses lèvres: (1) Ls Moniteur ne donne qu’une analyse du discours de M. le comte de Mirabeau. et ce magistrat, qui ne saurait désormais avoir l’impartialité de la loi, s’obstine à juger ! Et ce magistrat, parmi les motifs qu’il allègue de rester à sa place, annonce lui-même qu’il doit venger son tribunal ! Que deviendra dès lors cette funeste procédure? Le ressentiment, qui en dirigera le fil tortueux, ne conduira-t-il pas invinciblement à l’échafaud ceux qu’il regarde comme si coupables ? Laisser aujourd’hui dans ses mains le glaive deslois, n’est-ce pas lui livrer des victimes, les frapper nous-mêmes, les abandonner après que vos propres décrets, dont le prévôt voudra montrer l’injustice, auront servi à les faire immoler ? Mais ce ne sont là que les circonstances les moins frappantes que je me propose de vousdéve-lopper. Ces malheureux, dont la voix impuissante, perçant les voûtes des bastilles de Provence, vient retentir jusqu’à nous, qui sont-ils? Quelle est cette procédure prévôtale où sept cents témoins sont entendus, où cent citoyens sont décrétés, où soixante-dixaccusés sont prisonniers? Quel crime impute-t-on à ces infortunés qu’un peuple immense justifie, pour lesquels presque toutes les corporations de Marseille vous ont envoyé les plus touchantes supplications, et qui n’ont contre eux que quelques gens en place, une partie des anciens échevins du conseil municipal, et celte petite portion de négociants dont se compose l’aristocratie de l’opulence, qui ne seront désormais, par vos nouvelles lois, que les égaux de leurs concitoyens? Quel but se propose-t-on de remplir par celte étonnante procédure, prise dans une ville frontière, dans une ville où l’on a rassemblé une armée de huit mille hommes, et où la milice nationale n’a que des chefs et point de soldats? Quel a été l’objet du pouvoir exécutif, lorsqu'il a confié au seul prévôt général, à un seul nomme, la connaissance de tous les troubles d’une grande province? Que veulent les ministres, lorsqu’ils mettent tant de chaleur à soutenir cet nomme, que sa résistance à vos lois vous a forcés de renvoyer au Châtelet; lorsqu’ils portent un Roi juste à refuser sa sanction pour celui de vos décrets qui devait rétablir la paix dans une des plus importantes villes du royaume? Je tâcherai, Messieurs, de résoudre une partie de ces grandes questions, ou plutôt je ne ferai que cette seule réponse : Les prisonniers que l’on veut punir sont les défenseurs du parti populaire. Aucun de ceux qui, dans les assemblées primaires, ont dénoncé les maux de la patrie, n’a échappé. Aucun de ceux que le Parlement menaçait, il y a six mois, n’a pu se soustraire aux poursuites du tribunal qui a pris sa place. Aucun de ceux qui ont fait dans le conseil de ville des motions utiles et courageuses, qui ont pris notre langue, qui ont voulu établir une milice nationale ou réformer celle qui existe, ou porter au conseil, à l’époque du juillet, les vœux modérés d’un peuple que les nouvelles de Paris, que d’affreux présages et nos propres craintes alarmaient, n’a pu se garantir contre les décrets d’un juge pour qui nos principes sont aussi étrangers que si la révolution qui vient de s’opérer n’existait pas. Tout est maintenant connu ; les motifs du prévôt, les principales charges de la procédure, les interrogatoires des accusés, tout est dévoilé. Le prévôt a lui-même envoyé toutes les pièces qui le condamnent. D’après ces pièces, au lieu de punir, il faudra récompenser ; au lieu d’environner les accusés des terreurs qui précèdent les supplices, il faudra les sortir en triomphe de leurs cachots, les mettre au nombre des coopérateurs de l’Assem- [Assemblée nationale.} ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 janvier 1790.] 333 blée nationale, reconnaître nos principes dans lenrs principes, et les déclarer bons citoyens, ou nous avouer nous-mêmes coupables. Pour vous faire connaître, Messieurs, la situation de la ville de Marseile, je noterai plusieurs époques. Pour vous dévoiler la conduite du prévôt, je distinguerai tous les chefs d’accusation que j’ai à former contre lui. Vous verrez, par la réunion de ce3 deux tableaux, comment la ville du royaume qui la première a manifesté le désir d’une heureuse révolution, qui la première a montré des citoyens dignes de vos nouvelles lois, qui la première s’est armée pour résister tout à la fois et a ses oppresseurs et aux brigands qui pouvaient menacer sa tranquillité, est devenue tout à coup si différente d’elle-même et de ce qu’elle a toujours été, même sous le despotisme. Les citoyens de Marseille se portèrent en foule à ces assemblées primaires qui ont été les premiers éléments de la régénération de l’Etat. Là, trois chefs de plaintes furent dénoncés avec courage. L’intendant était abhorré, il trouva des accusateurs. Le Parlement était exécré, le peuple sollicita, invoqua d’autres juges. Les impôts, presque uniquement établis sur le prix du pain et de la viande, épargnaient les riches et dévoraient chaque jour une grande partie de la subsistance du peuple; la suppression de ces impôts fut demandée. Mais le peuple (n’en accusons que ses maux et nos mœurs) crut pouvoir détruire sur le champ les abus qu’il dénonçait. Les fermes municipales mises imprudemment aux enchères; des concurrents écartés par un fermier protégé par l’intendant, qu’une fortune de plusieurs millions aurait dû rassasier, portèrent le peuple à des vengeances. La maison de ce fermier fut dévastée ; elle le fut, non par des brigands, non par des voleurs, mais par le mouvement soudain et irrésistible de l’indignation publique. Cette scène eut lieu le 23 mars. Voilà, Messieurs, la première époque des troubles de Marseille, voici la seconde : Marseille, comme ville frontière et comme port de mer, a toujours dans son sein une foule d’étrangers, d’inconnus, de matelots de diverses nations, de gens sans fortune et prêts à tout entreprendre. Ces hommes se rassemblèrent dès le lendemain de l’émotion populaire dont je viens de parler ; on les entendit menacer les magasins des négociants. Aussitôt une foule de citoyens se réunit lour les repousser ; leurs offres sont accueillies; es brigands sont environnés, dispersés, la ville préservée. La formation de ces jeunes citoyens en milice bourgeoise fut leur récompense. Il ne suffisait pas d’avoir sauvé la ville d’une dévastation, il fallait encore prévenir le retour du même danger, et Marseille, faite pour donner de grands exemple, eut aussi l’honneur de devancer l’établissement des milices nationales. Une seule faute fut commise alors par l’administration. Le prix de la viande, qui était à dix sous, fut porté à six. Il n’y avait aucune perte à la laisser à ce prix. Mais la livre de pain, qui coûtait trois sous et demi, fut portée à deux sous, c’est-à-dire au-dessous de sa valeur réelle : on crut satisfaire le peuple par cette périlleuse complaisance. Peu de jours après, il reconnut lui-même son erreur; il acheta ce pain, auquel il borne presque tous ses vœux, à trente-quatre deniers, et il ue restait plus aucune trace des deux émotions populaires. Voici maintenant une troisième époque. La milice citoyenne se conduisit avec un zèle infatigable; les patrouilles purgèrent la ville des malfaiteurs; trois centsscélérats.dontplusieursavaient déjà subi des peines, furent déposés dans les prisons publiques, et ceux qui échappaient à ces poursuites sortaient d’une ville où les espérances du crime u’en compensaient plus les dangers. Un zèle aussi marqué obtint la récompense qu’il méritait ; tous les corps de la ville votèrent des éloges aux jeunes citoyens ; le peuple bénissait ses défenseurs ; le commandant de la province leur fît offrir des drapeaux. Celte époque est remarquable par le contraste qu’offrait Marseille tranquille, Marseille heureuse, à côté des troubles que l’on cherchait à exciter dans le royaume. Ce bonheur ne dura qu’un instant, et vous allez en connaître la cause. Le parlement de Provence parut craindre de laisser informer les juges ordinaires sur les troubles qui avaient agité la province et demanda que cette redoutable instruction lui fût exclusivement confiée ; il forma cette prétention, lorsque la province était divisée en deux partis, lorsque chacun de ces partis accusait l’autre d’exciter et de fomenter des troubles, lorsqu’il était plus nécessaire que jamais d’avoir des juges qui ne fussent pas pris, dans la triple aristocratie des nobles, des privilégiés, des possédants-fiefs. Il obtint cependant cette attribution, qui pouvait devenir si funeste à la liberté publique. La déclaration du Roi portait surtout de rechercher les auteurs, de remonter aux causes, d’informer sur les propos : on n’avait oublié aucun instrument delà tyrannie. La Provence se soumit à cette loi de sang, et bientôt des citoyens furent proscrits, des villages dévastés. Mais Marseille, qui était particulièrement menacée ; Marseille, qui, dans les assemblées primaires, s’était élevée contre le parlement de Provence, contre l’intendant qui présidait cette cour, contre un fermier protégé par cet intendant ; Marseille, où le parlement désignait déjà ses victimes parmi les chefs de cette milice qui défendait ce peuple et que le peuple défendait a son tour ; Marseille, dont la seule émotion populaire avait eu pour cause une juste vengeance contre ses oppresseurs, Marseille contesta l’attribution du parlement : des délibération unanimes, prises dans le conseil des trois ordres qui avait député aux Etats généraux(il faut que vousme permettiez pourcette époque le langage du temps), portèrent au pied du trône les réclamations d’un grand peuple .Ces réclamations furent d’abord dédaignées, et c’est ici que commence une cinquième époque. Jusque-là les habitants de Marseille avaient été parfaitement unis ; les traitres à la patrie n’osaient du moins se montrer ; mais la résistance qu’é-prouvaitle parlement lui fît employer les ressorts d’une puissance qui n’est aujourd’hui qu’un fantôme, et qui dans ce moment portait encore l’effroi de deux résurrections et de deux victoires. La crainte et l’intérêt lui procuraient des agents ; les créatures de l’intendant, les suppôts du fermier se joignirent à ce parti ; des calomnies furent répandues contre la garde citoyenne, des fautes de discipline furent changées en délits ; quelques actes d’autorité dans les affaires de police furent présentés comme des actes de révolte. En vain les jeunes gens obtinrent de n’avoir pour chefs que les échevins ; le gouvernement, trompé, s’obstinait à regarder cette milice fidèle comme une troupe de conjurés, et le parlement demandait une armée pour entrer dans Marseille par une brèche, comme un roi méconnu, mais vainqueur, punit des sujets rebelles. Quelques motifs particuliers acéraient encore H34 [Assemblée nationale,] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 janvier 1790.] les calomnies et les haines qui doivent préparer les dissensions de Marseille. Un chat avait été pendu, la milice citoyenne l’avait souffert, et les amis de l’intendant prétendaient que ce chat n’était qu’un emblème. La flatterie avait donné le nom de cet intendant à une fontaine publique; le peuple avait substitué à ce nom proscrit celui de M. Necker, et la milice citoyenne n’avait pas versé des flots de sang pour empêcher cet attentat. Enfin, le conseil des trois ordres, le conseil électeur des députés des Etats-généraux, avait nommé vingt-quatre commissaires pour vérifier le compte des anciens échevins; et ces commissaires avaient découvert ou de grandes fautes en arithmétique ou de grandes erreurs en administration. C’en était assez pour grossir le parti de l’intendant de tous ceux à qui ses faveurs, ses entreprises, ses spéculations n’avaient pas été étrangères. Je ne saurais trop m’arrêter sur cette cinquième époque. Le parlement mettait une si grande importance à se venger de Marseille que les chambres furent assemblées pour punir le commandant de la province, qui refusait de donner des troupes. Il y eut des voix pour le décréter, d’autres pour le demander; on se borna à lui envoyer une députation : « Les troupes ne risqueront rien, disait-on; on tirera sur toutes les fenêtres ouvertes. » Eh ! qu’importe, en effet que Marseille fût détruite , si le parlement était vainqueur ? Il le fut, Messieurs, et voici une sixième époque. Le commandant de Provence reçut l’ordre de se transporter à Marseille avec huit mille hommes de troupes et un train considérable d’artillerie. 11 arrive et ces portes qu’il devait renverser étaient couronnées par des arcs de triomphe, et cette milice qu’il devait combattre préparait des fêtes , et ce peuple qu’il fallait punir, content d’avoir repoussé le parlement, manifestait son allégresse par des cris de vive le Roi ! Je touche à la cause immédiate des troubles de Marseille. Des ordres, donnés par des ministres qui croyaient cette ville coupable, furent exécutés lorsqu’on la trouva fidèle. 11 fallait rendre inutile le travail des vingt-quatre commissaires examinateurs des comptes ; ce but fut rempli en cassant le conseil des trois ordres, qui seul avait la confiance publique, et l’ancien conseil municipal reprit ses fonctions. Il fallait punir cette milice citoyenne qui avait osé résister au parlement ; elle fut accusée. Il fallait punir plus spécialement quelques-uns de ses chefs, dont les dénonciations contre l’intendant étaient connues ; et plusieurs particuliers reçurent l’ordre de sortir de la ville : le commandant promit pour tous les autres une ammistie que personne ne réclamait et dont personne n’avait besoin. Il fallait surtout établir une garde bourgeoise qui ne fût plus dangereuse pour ceux à qui la première avait été redoutable ; aussitôt on la créa. Mais quelle en fut la formation? quel fut le choix des capitaines et des lieutenants ? quel en a été l’esprit et le but? C’est ce qu’il est indispensable de vous faire connaître. La milice devait être composée de soixante compagnies, dont chacune aurait un capitaine et quatorze lieutenants ; chaque lieutenant devait avoir un brigadier et quatorze volontaires. Les soixante capitaines furent pris exclusivement dans deux classes de citoyens ; on en choisit vingt-huit dans la noblesse, et trente-deux parmi les négociants du premier ordre. Les échevins les proposèrent ; le conseil municipal les agréa ; huit lieutenants par compagnie forent nommés de la même manière sur des listes données par les capitaines ; les antres lieutenants furent seulement choisis par ces derniers, et adoptés par les échevins. Quant aux volontaires, il n’y en eut presque amais, il n’y en a point dans ce moment : ’amour-propre avait recruté les officiers ; le défaut de confiance écarta le soldat. A cette époque, aucune ville du royaume n’avait, encore de milice nationale, et l’irrégularité de celle de Marseille était moins sensible. Nous verrons bientôt le moment où l’exemple de plusieurs milices régulièrement formées donna lieu dans Marseille à des vœux, à des motions légales faites dans le conseil municipal, qu’on a voulu punir comme des crimes. Cet état de choses dura jusqu’au 23 juillet; mais, à cette époque, qui répond pour Paris à celle des 12, 13 et 14 du mois, il survint des événements à Marseille que la procédure prévôtale ne rendra pas moins célèbres que les annales parisiennes. Vous connaissez lés délibérations que prirent presque toutes les grandes villes du royaume dans cet instant où des nouvelles désastreuses apprirent aux provinces et les craintes et les efforts de la capitale. Marseille suivit cet exemple. La première commotion et le besoin de rassurer le peuple portèrent d’abord M. de Caraman à rappeler le conseil des trois ordres ; mais, impatients d’exprimer leurs suffrages, six mille citoyens s’assemblèrent dans une salle du sieur Arquier. Là, des vœux furent rédigés, non pour les envoyer directement à l’Assemblée nationale, mais pour les porter au conseil des trois ordres. Là, les ennemis de l’Etat, les ministres prévaricateurs, les oppresseurs de Marseille furent dénoncés. Là, des canons braqués sur la ville, huit mille hommes de troupes réglées postés dans ses faubourgs, et la nullité presque absolue de la milice portèrent les citoyens à demander que les canons fussent déplacés, que les troupes fussent éloignées. Vingt-quatre commissaires furent nommés pour transmettre ces vœux au conseil, qui les consacra par ses délibérations. Vous auriez, sans doute, Messieurs, donné des éloges à ces premiers élans du patriotisme ; vous en auriez excusé même les écarts. Apprenez que cette assemblée est le principal objet de la procédure prévôtale, que huit des commissaires ont été décrétés, que trois sont déjà dans les fers. Voici maintenant, Messieurs, une dernière époque qui exige toutevotre attention. Elle comprend tout ce qui s’est passé depuis le 23 juillet jusqu’au 19 août, époque de la procédure prévôtale. La députation des communes de Provence avait fait d’inutiles efforts auprès des anciens ministres pour obtenir la révocation de la déclaration du Roi, qui attribue exclusivement au parlement d’Aix la connaissance des troubles de la Provence. Elle renouvela ses instances lorqu’uii nouveau ministre lui fit espérer plus de succès. Pendant que ces démarches étaient publiquement connues, le bruit se répandit à Marseille que le parlement prenait secrètement dans Aix une procédure contre cette ville. Le curé d’un village voisin venait d’être décrété de prise de corps dans une procédure du même genre, enlevé par cent soldats, traduit en plein jour, et renvoyé, sur ses réponses, tellement son innocence fut reconnue, en l’état d’un décret d'assigné pour être ouï. Ce [Assemblée nationale ] ARCHIVES PARLEMENTAIRES, [26 janvier 1790.] 335 curé était citoyen de Marseille. Un de ses paroissiens, impliqué dans une autre procédure de la même nature, venait d’être arrêté dans Marseille, et le peuple l’avait délivré : on craignit que le arlement, sur le point d’être dépouillé, ne se âtât de condamner les accusés. Une inspiration soudaine s’empare de peuple ; il s’assemble, demande des armes à la municipalité, et se rend à Aix pour délivrer les prisonniers, comme autrefois l’on partait pour les croisades. M. de Garaman, qui avait reconnu le danger d’arrêter ce mouvement populaire, se borna sagement à le diriger. M. l’abbé de Beausset se mit à la tête du peuple afin de le contenir, et choisit deux citoyens honnêtes pour le seconder. Les habitants d’Aix reçurent la croisade avec des transports de joie. Soixante-trois prisonniers furent délivrés : la petite armée les ramena le même jour dans Marseille sur des chariots ornés de guirlandes. La milice les reçut hors des portes de la ville en bordant la haie. Un peuple immense était placé en amphithéâtre sur toutes les avenues; les soldats portaient au bout de leurs fusils des tronçons de chaînes brisées ou des carcans enlevés sur la route ; les prisonniers levaient les mains au ciel et bénissaient leurs libérateurs; les larmes coulaient de tous les yeux ; jamais Marseille n’avait eu de fête plus intéressante. L’armée reçut l’ordre de défiler devant le portrait du Roi, que l’on mit sous un dais dans la salle du conseil. Là, toutes les armes furent déposées en un monceau; des aumônes abondantes furent recueillies pour les prisonniers, et les citoyens d’Aix, qui les avaient accompagués, reçurent eu présent un drapeau d’union de la ville de Marseille. Croiriez-vous, Messieurs, que cette fête triomphale est encore l’un des objets de la procédure du prévôt? Les deux citoyens qui accompagnèrent l’abbé de Beausset sur sa demande, et dont l’un donna le conseil de faire déposer les armes devant le portrait du Roi, ont été décrétés de prise de corps : ils sont tous deux dans les fers. M. l’abbé de Beausset aurait été lui-même décrété; s’il n’était, à ce qu’on dit, parent du prévôt. Non, je ne pardonnerai jamais à celui qui, flétrissant par des décrets cette époque intéressante des annales de Marseille, n’a pas trouvé les motifs d’excuser les fautes du patriotisme, ou, si l’on veut, le délire de la sensibilité ! Je vous ai parlé, Messieurs, des tentatives de la députation de Provence auprès des nouveaux ministres : son espérance ne fut pas trompée. Pendant que les Marseillais délivraient tes prisonniers, nous fîmes révoquer les juges; nous obtînmes plus encore : la bienfaisance du Roi le >orta à accorder une amnistie générale pour tous es troubles qui avaient eu lieu jusqu’alors en Provence. Tout fut remis, tout fut oublié. Ce fut au prévôt général que la connaissance des émotions populaires de la Provence fut exclusivement accordée. Ici, messieurs, je ne fais qu’une seule réflexion, mais elle est sans réplique. La plus grande partie de la procédure du prévôt porte sur des faits antérieurs à l’amnistie. 11 a envoyé une partie de ses procédures au comité des rapports, et toutes les dépositions, qu’il a choisies de préférence pour nous donner une idée des crimes des accusés, ne sont relatives qu’à l’assemblée du 23 juillet. Sa procédure entière est donc une iniquité et un abus de pouvoir. Mais avant de coarcter les chefs d’accusation que je formerai contre lui, j’ai encore à vous faire connaître des faits importants. Marseille, qui n’avait qu’une milice irrégulièrement formée, surchargée d’officiers et presque sans soldats, sentit , le 23 juillet, plus vivement que jamais, la nécessité de la mieux organiser, comme on reconnaît au moment du danger le besoin des armes. D’un autre côté, l’établissement des milices nationales, qui se formèrent alors partout le royaume, présentait plusieurs modèles à suivre, et augmentait chaque jour les regrets des bons citoyens. Une autre circonstance dirigea encore l’attention publique sur cet objet. Le conseil des trois ordres avait été remis en exercice (c’était la véritable commune de Marseille) ; il pensait que l’ancien conseil municipal n’avait plus aucun pouvoir, et il voulut s’occuper de la milice que ce conseil avait établie. Différentes motions furent faites ; les unes tendaient à casser la milice et à la former par districts ; les autres à augmenter simplement le nombre des compagnies, et à choisir des capitaines qui, jouissant de la confiance publique, pussent trouver des volontaires. Quelques-unes tendaient à réformer simplement une grande partie des officiers qui, n’ayant pas plus de quinze à vingt ans, ne devaient pas commander à des hommes. Cette milice présentait encore d’autres dangers. Elle avait été formée dans le moment où le parti populaire s’était vu forcé de fléchir sous le poids d’une armée. Plusieurs des capitaines étaient connus par des relations intimes avec des hommes que l’opinion publique plaçait dans le parti contraire à la révolution ; et presque tous les lieutenants étaient les amis, les créatures des capitaines. Un tel corps, quoique composé de beaucoup d’honnêtes citoyens, n’était rien moins qu’une milice nationale, et lui livrer exclusivement [la force publique paraissait une de ces fautes que la confiance peut absoudre, mais que la prudence condamne. Dans le même temps, on publia des écrits sur cette importante question : une matière soumise aux délibérations du conseil n’était pas sans doute interdite aux discussions des gens de lettres. On verra bientôt que les deux auteurs de ces écrits innocents ont été décrétés de prise de corps. Enfin, M. de Caraman cherchait lui-mémes des moyens de réformer la milice de Marseille; mais, écoutant tous les partis, il renonçait le soir au plan qu’il avait adopté le matin ; et deux avocats qu’il avait consultés, deux avocats qu’il avait appelés auprès de lui, et dont il loue la modération et le patriotisme, ont été décrétés comme tous les autres. Je n’ai pas besoin de vous faire observer, Messieurs, qu’une question, qui intéressait aussi essentiellement la sûreté de la ville de Marseille, devait être l'objet des conversations publiques et particulières. Qui aurait pu penser, dans ce moment, que ces conversations deviendraient un crime? Qui aurait pu croire que l’on emploierait bientôt l’inquisition la plus révoltante pour découvrir les auteurs de ces propos et de ces décrets de prise de corps pour les punir ? Nous touchons à cet instant. On ne peut parvenir, dans le conseil des trois ordres, à délibérer, sur aucune des motions dont la milice était l’objet. Les officiers de cette milice environnaient le conseil, les échevins éludaient des délibérations, des capitaines étaient conseillers de ville, une épée fut même tirée dans le conseil contre l’auteur d’une motion : les esprits s’aigrirent. La milice avait mis de l’amour-propre à rester telle 336 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 janvier 1790.] qu’elle était formée ; la journée funeste du 19 août lui prépara bientôt d’éternels regrets. Ce jour-là, une affiche fut trouvée au coin d’une rue, portant invitation aux citoyens de se rendre, à quatre heures du soir, à une place appelée la Tourette, qui touche au fort Saint-Jean. La milice regarda cette affiche comme un défi : elle prit aussitôt les armes, prépara des cartouches, et ses menaces annoncèrent tous les malheurs que l’on devait craindre ou d’un dessein prémédité, ou de l’amour-propre et de l’impatience. A midi, M. de Garaman fit imprimer une affiche pour annoncer au public qu’il allait s’occuper sans relâche de la formation de la garde bourgeoise : cette pièce est au comité des rapports. Mais, dans l’instant même qu’on l’affichait, des lieutenants de la milice s’opposèrent à sa publication. A trois heures, le fils de M. de Caraman alla s’assurer par lui-même qu’il n’y avait point d’attroupement à la Tourette ; mais la milice se croyait bravée, elle s’obstina ; sans doute, elle ne prévoyait pas elle-même les suites de cette imprudence. Qui trouva-t-elle sur le champ de bataille? Des ouvriers qui travaillaient et qu’elle voulut chasser ; des enfants qui la huèrent en voyant maltraiter ces ouvriers ; des gens qui buvaient sous des cabanes; quelques curieux au coin d’une rue ; en tout, moins de cent personnes. La milice prétend qu’on lui jeta quelques pierres; mais les échevins, dans un récit qu’ils ont fait publier, regardent ce fait comme douteux. Eût-on jeté des pierres, la milice fit feu sans en avoir reçu l’ordre. Un citoyen fut percé de trois balles et resta sur le carreau. Mais bientôt la milice se débanda d’elle-même, et l’indignation publique ne lui laissa plus d’asile. Des huées suivirent les fuyards jusqu’à ce qu’ils fussent cachés ; plusieurs d’entre eux furent même obligés de céder leurs habits et leurs armes au peuple qui les arrachait. Ne croyez pas , Messieurs, que les torts dont je viens de parler soient communs à toute la milice. Dès le lendemain, vingt-huit capitaines sur soixante donnèrent leur démission et refusèrent de servir dans un corps qui avait perdu le droit de défendre les citoyens. Plus de deux cents lieutenants suivirent leur exemple. Mais un événement imprévu répandit, le même jour, la consternation dans la ville entière. Le peuple, toujours exalté dans ses vengeances ; le peuple, sur lequel les scènes dramatiques ont un si dangereux pouvoir, portait dans les rues le cadavre du citoyen qui avait été tué à la Tourette. On le déposa tour à tour dans le corps de garde de la milice, devant l'hôtel du commandant, et dans la maison du sieur Lafièche, l’un des échevins. Là, des brigands s’introduisirent : aucun vol, dit-on, ne fut commis; mais les meubles d’un salon furent incendiés. Les troupes du Roi entrèrent sur-le-champ dans la ville, et saisirent dans la maison du consul vingt-trois coupables. C’est alors, Messieurs , c’est pour ce funeste événement que le prévôt général a été appelé à Marseille : vous allez voir quelle a été sa conduite. Le premier chef d’accusation que je forme contre lui, c’estd’avoir choisi pourprocureurduRoi et pour assesseur les sieurs Laget et Miotlis, avocats de Marseille, quil’unel l’autre étaient lieutenants de la milice; qui l’un et l’autre s’étaient trouvés à l’affaire de la Tourette, et dont peut-être la maiD imprudente avait tué ce malheureux dont le prévôt devait venger l’assassinat. Il me serait facile de prouver, Messieurs, que la procédure du prévôt, sous quelque rapport qu’on la considère, ne pouvait pas être indépendante de l’intérêt de la milice. S’agissait-il d’informer sur la mort du nommé Garcin? la milice était partie, accusée et peut-être coupable. Gomment deux chefs de cette milice pouvaient-ils informer de ce délit ! Fallait-il laisser ce crime impuni, comme l’a fait le prévôt, se borner à poursuivre contre les insultes faites à cette milice lorsqu’elle revint de la Tourette, rechercher tous les propos tenus contre elle depuis un mois, et décréter cent citoyens pour leurs opinions et pour leurs pensées? la milice était, sous ce rap-)ort, accusatrice et partie : on ne pouvait d’ail-eurs séparer la conduitede la milice des insultes qui n’en avaient été que la suite. Le prévôt eût-il borné ses poursuites aux incendiaires, un crime commis à la suite d’un autre n’était pas nécessairement modifié par la cause qui l’avait fait naître. Mais sur ce chef d’accusation, comme sur tous les autres, je n’ai besoin que des mémoires du prévôt pour le condamner. Voici ses propres expressions dans sa lettre à l’Assemblée nationale, du 9 novembre : « Appelé à Marseille... je ne pouvais espérer « de rétablir la tranquillité sans rétablir toutes « les autorités outragées ..... soit par des me-« naces, soit par des voies de fait, soit par des « écrits séditieux ..... Je regardai comme une au-« torité légitime la troupe citoyenne ..... J’ai re-« gardé comme un délit les attentats commis « contre cette autorité ..... 11 n’est aucun décret, « qui n’ait été provoqué contre la violation de ces « principes. » Que pourrais-je ajouter maintenant qui ne diminuât l’impression que de tels principes feront sur vous, Messieurs? Le prévôt informe sur la milice, pour la milice, contre les détracteurs de la milice, contre les insultes faites à la milice; et il s’associe deux juges de c« tte milice, et il place les parties mêmes sur le tribunal ! Qu’on me cite un peuple encore barbare où de tels principes ne fussent pas en horreur ! Le second chef d’accusation contre le prévôt, c’est d’avoir informé sur des faits antérieurs à la déclaration du Roi portant amnistie pour la Provence. Ici les mémoires du prévôt et l’extrait des procédures qu’il a envoyées suffisent encore pour le juger. 11 dit dans ces mémoires qu’il a voulu rétablir les autorités depuis longtemps usurpées, méconnues, nulles et outragées, soit par des écrits, soit par des assemblées illicites et prohibées. On voit par l’extrait de sa procédure qu’il a principalement informé sur l’Assemblée du 23 juillet; qu’il a décrété le sieurChompré, qui depuis quatre mois était absent de Marseille; qu’il a pris pour base de sa procédure les lettres que ce dernier écrivait à sa femme dans les mois de juin et de juillet; et qu’il a prétendu le convaincre qu’il était l’auteur des premiers troubles de Marseille, parce qu’il écrivait à son épouse les phrases qui suivent : « A lui observé, porte, dit-on, l’interrogatoire, que nous avons eu raison de lui dire qu’il avait été un des moteurs des troubles et des séditions qui ont régné avant son départ pour Paris, puisqae lui-même s’exprime ainsi dans une lettre du 29 juillet, qui ne laisse aucun doute. — Les let- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. très de Marseille, d’ici à mon départ, m’apprendront si mes concitoyens ont perdu le courage que je leur avais inspiré dans des temps où je risquais réellement, et si maintenant ils ont secoué la chaîne pesante du parlement et des ministres. » Voilà, Messieurs, quelle est la logique du prévôt. Les députés de Marseille attesteront qu’il n’y a point eu d’émotion populaire dans cette ville qui ait été relative au parlement et aux ministres. Le sieur Chompré veut parler de son courage à dénoncer et le parlement et l’intendant dans les assemblées primaires; et ce courage, selon le prévôt, est une preuve de sédition! Et ce courage rend le sieur Chompré complice des émeutes dont il ne parle point, dont sa phrase même ne permet pas de supposer qu’il veuille parler, et dont le prévôt, après la déclaration du Roi, du mois d’aoùt, ne pouvait informer sous aucun prétexte ! Voilà, certes, Messieurs, un abus de pouvoir bien caractérisé; et les ministres qui connaissent une telle procédure ne s’empressent pas de la casser! Et les commissaires du Roi ne peuvent pas empêcher de pareils abus! Et un tel juge, envoyé par vos décrets au Châtelet, résiste encore, dispute, conserve sa place, trouve des apologistes, même dans votre sein, même parmi ceux qui n’ignorent pas qu’il abuse de sa place et de ses pouvoirs ! Le troisième chef d’accusation contre lui, c’est d’avoir regardé comme des délits des actions ou indifférentes, ou évidemment permises, ou dignes d’éloges ; d’avoir fait un crime aux citoyens de Marseille des principes que l’Assemblée a souvent consacrés, des témoignages de zèle et de patriotisme auxquels elle n’a pas été insensible; enfin, d’avoir donné l’exemple d’une conduite qui rendrait la révolution actuelle impossible dans toutes les provinces où de pareils juges exerceraient une semblable inquisition. Les pièces remises au comité des rapports présentent une foule de preuves de cette accusation importante. Mais que n’ai-je sous les yeux cette procédure que l’on s’obstine à cacher, et, je ne crains pas de vous le prédire, que vous n’aurez jamais! Là, vous verriez des séances entières d’un interrogatoire consacrées à demander à un accusé ce qu’il entend par aristocratie, ce que c’est qu’un aristocrate, ou à le convaincre qu’il a donné six liards à des enfants pour leur faire crier vive le roi, vive la nation ! ou bien à lui faire rendre compte des actions journalières les plus indifférentes. Le prévôt interroge les vivants comme en Egypte on interrogeait les morts : QU’ AS-TU FAIT DU TEMPS ET DE LA VIE? Là, VOUS verriez l’explication d’une conversation singulière que je vais vous rapporter, d’après la lettre de M. Lejourdan, conseiller de l’amirauté, décrété d’ajournement dans cette procédure, mais qui n’en est pas moins l’un des citoyens les plus considérés de Marseille, l'un des* avocats les plus estimés de la province. J’en atteste, sans exception, toute la députation provençale. « M. le prévôt, dit-il, envoya chez moi, dès que je fus ici, pour traiter de conciliation; et Miollis, son assessseur, a été son négociateur ; toui ce qu’il a pu gagner jusqu’ici a été de me faire consentir à «me entrevue avec M. de Bournissac. Je n’ai pas eu & me plaindre de ses politesses ; mais j’ai été indigné de ses principes et de son peu de respect pour l’Assemblée nationale. 11 a, dit-il. un arrêt du conseil qui l’autorise à tenir ses séances dans le fort; et de là il conclut qu’il lrc Série, T. XI. [26 janvier 1790.] 337 n’est pas lié par les décrets de l’Assemblée. Je ne connais, me disait-il, d’autorités légitimes que celles qui subsistaient avant qu’on eût bouleversé le royaume. Je ne suis subordonné ni au parlement, ni à l’Assemblée nationale. Je ne connais que le Roi et les ministres : voilà ce qu’il s’est permis de me dire. Aux observations que je lui fis sur l’Assemblée nationale, il me dit que cette autorité était sans principe .Je l’interrompis en lui disant : Ajoutez : et sans bornes. » Oui, Messieurs, je ne cesserai de le répéter, que n’avons-nous sous les yeux cette procédure invisible, incommunicable! Vous y trouveriez bientôt le vrai sens de plusieurs anecdotes trâs singulières, si elles ne sont pas entièrement inexplicables. Il n’y a sans doute rien d’étonnant que le commandant de la province continue à loger dans le fort Saint-Nicolas; que depuis quinze jours on y ait transporté une grande quantité de meubles ; qu’on y joue la comédie pour amuser les personnes qui l’habitent; et que des ouvriers prétendent avoir reconnu les domestiques d’un personnage que je m’interdis de nommer; mais ce que je ne puis concevoir, c’est, que dans le même temps un des jurisconsultes du parlement d’Aix écrive le fait suivant : « J’apprends qu’il (le prévôt général) a décrété, à Carces, le commandant de la milice, qui, par ordre des officiers municipaux, voulut s’assurer que quatre particuliers escortant une belle voiture, faisant écarter tout le monde et éteindre les lumières sur leur passage, étaient effectivement des cavaliers de la maréchaussée, venantde Marseille, et passaient par cette route très-détournée pou se rendre à Nice. Il n’y eut ni émeute, ni voie d fait, et l’officier comriiandant la milice est décrété; il attend d’avoir copie de la procédure pour faire sa dénonciation à l’AssernDlée nationale. Vous pouvez compter sur l’exactitude du fait, duquel je vous réponds. » Quelle était cette belle voiture? Quel était l’objet de cette escorte donnée par le prévôt? Pourquoi le voyageur choisissait-il une route aussi détournée? Quel intérêt avait-on d’éloigner les passants, de faire éteindre les lumières? Tout cela n’est peut-être rien; mais c’est peut-être aussi quelque chose; et le décret rendu contre le commandant d’une milice est sans doute un incident grave. Mais ne cherchons point à pénétrer ce mystère. ni à lier cet évènement à la marche évidemment systématique de la procédure : ne jugeons des motifs et de la conduite du prévôt que par les pièces que nous avons de lui. Observons toutefois en passant (et puissions-nous n’être pas forcés d’y revenir !) que le 12 du mois courant le conseil municipal de Marseille a invité dans sa délibération « tous les Français qui ont quitté leur patrie à rentrer dans les murs de Marseille; qu’il les met sous la sauvegarde de la nation, de la loi et du Roi, et leur promet entière sûreté. > Cette pièce a été envoyée à tous les ministres. Je reviens à la discussion des faits. Je vous ai annoncé, Messieurs, que le prévôt avait informé contre les assemblées tenues chez le sieur Arquier, le 23 juillet. Le cahier des dépositions est au comité des rapports. Voici comment le prévôt s’exprime sur cette assemblée et sur la délibération qui y fut prise, dans sa lettre du 22 décembre aux représentants de la nation. « Il est notoire, dit-il, que les sieurs Robecqui, Paschal et Granet n’ont jamais eu d’autre qualité que celle de commissaires du peuple, qui leur fut donnée dans les assemblées illicites et séditieuses, et qu’une cabale menaçante leur fit con-22 338 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 janvier 1190.] iirmer dans un conseil illégal. Il n’est que trop vrai qu’ils ont eu cette qualité, et qu’ils ont agi en conséquence aux dépens de la tranquillité publique et de la qualité de citoyens. » Eh bien, Messieurs, voici cette délibération séditieuse , illégale , pour laquelle huit citoyens ont été décrétés, et que le prévôt présente lui-même comme un échantillon de sa procédure 1 La première motion que l’on fit dans l’Assemblée a été de demander à l’honorable conseil des trois ordres que Marseille, l’une des premières villes du royaume, adhérât aux délibérations prises par les villes de Lyon, de Grenoble, de Nantes, de Nîmes : qu’en conséquence, on réclamât de la nation la condamnation solennelle des ministres prévaricateurs et des agents civils et militaires du despotisme, afin que leur punition servît à jamais d’exemple à ceux qui pourraient être tentés d’écraser la nation sous les chaînes de l’esclavage, et de plus, de dénoncer les coupables auteurs des maux arrivés récemment dans la capitale, tels que Barentin, Villedeuil, Lambesc, la famille Polignac et autres, que l’opinion publique a flétris... Le quatrième vœu a été que M. le comte de Caraman soit supplié de faire déplacer les canons des forts, qui semblent accuser une ville dont la fidélité ne dut jamais être suspectée, et qui ne craint que d’affliger son Roi. Et quant aux troupes, quoiqu’elles n’inspirent aux citoyens que des sentiments de confiance, les privilèges de Marseille s’opposant à ce qu’elles soient logées dans les maisons des particuliers, le vœu de l’Assemblée est que M. le comte de Caraman soit supplié de les écarter de Marseille et de son territoire. Si l’on se transporte à l’époque où cette délibération a été prise, on verra que les citoyens de Marseille exprimaient modestement des vœux qu’un danger, il est vrai bien plus certain, bien plus imminent, nous faisait énoncer avec plus d’énergie. La délibération est terminée par ce trait remarquable : « Et à l’instant tous les membres de l’assemblée ont unanimement juré en présence de Dieu, vengeur des crimes, au nom de la patrie et sur l’autel de la liberté, de s’unir inébranlablement à la cause publique, et de verser jusqu’à la dernière de leur sang plutôt que de souffrir qu’il soit porté la moindre atteinte aux droits de la nation ; déclarant inviolables et sacrées les personnes des citoyens, et notamment celles des commissaires qui sont nommés pour la rédaction des présents articles ; regardant comme infâmes, traîtres à la patrie, et livrant à la vindicte publique les agents d’une justice corrompue qui porteraient sur eux une main sacrilège ..... Il a été, de plus, arrêté qu’il serait envoyé une adresse de remercîment à l’Assemblée nationale et à la ville de Paris, en la personne de M. Bailly ..... A l’instant où la séance allait se terminer, un aide-de-camp de M-de Caraman est venu porter, de sa part, des nouvelles de la capitale, dont lecture a été faite à l’assemblée, qui a témoigné sa satisfaction par des applaudissements redoublés de vive la nation, vive le roi, vivent Necker et Caraman ! » Vous la connaissez à présent, Messieurs, cette pièce séditieuse pour laquelle le prévôt a lancé des décrets. Huit des commissaires qui l’ont rédigée sont au nombre des coupables ; trois d’entre eux sont dans les cachots. Vous la connaissez cette pièce, et sans doute vous n’êtes plus étonnés que le rapporteur de cette affaire ait commencé par yous déc'&rer que vous ne deviez prendre aucun intérêt aux accusés! Ces hommes ont osé voter des remercîments pour les représentants de la nation ; ils ont juré de lui être fidèles; à deux cents lieues de nous, ils ont partagé nos craintes, notre courage et nos périls! Qu’ils périssent! Eh! qu’importe leur salut ou leur ruine? Sont-ce là des citoyens qu’il faille soutenir? Ne doit-on pas plutôt leur apprendre à obéir, à souffrir et se taire?... Que ceux qui pensent ainsi soient satisfaits! Cet élan, ce déliré du patriotisme n’est plus à craindre ! L’intervalle de quelques mois, une procédure, un seul juge, ont fait d’une ville généreuse et libre une ville tremblante et désolée. L’abattement, le désespoir concentrés, ont remplacé à Marseille le courage; la tyrannie y a étouffé jusqu’au désir de la liberté. Faut-il, Messieurs, une foule d’autres traits pour montrer que le prévôt général ne cherche qu’à poursuivre les bons citoyens ; qu’il ignore ou feint d’ignorer nos principes; et que notre langue est pour lui une langue étrangère, un idiome inconnu? Je n’ai besoin que de renvoyer aux pièces du comité des rapports. Le prévôt avoue lui-même qu’il a décrété le sieur Bremond, avocat, de prise de corps, pour deux faits séditieux ; il a envoyé les pièces qui constatent le corps du délit. Qu’on les lise et qu’on y trouve une seule idée, un seul principe, une allégation que l’on puisse, je ne dis pas punir, mais condamner, mais censurer, refuser de louer. Je me trompe, Messieurs, voici le passage cou-)able de la seconde lettre, qui a fait remettre sur-e-champ en prison l’accusé, d’abord élargi sur le décret rendu pour la première. « Ah ! si je parlais à mes concitoyens, dit le sieur Bremond, je leur tiendrais ce langage au nom de l’honneur et de la patrie : Les chefs de la garde bourgeoise sont illégalement constitués, je le sais ; je l’ai dit. Mais qu’importe? Marchons sous leurs drapeaux. Ces chefs ne sont-ils pas nos frères? Ne doivent-ils pas avoir le même esprit que nous? N’ont-ils pas les mêmes intérêts à défendre? Voulez-vous qu’ils ne soient pas les premiers à montrer l’exemple de la soumission, quand l’Assemblée daignera nous transmettre le décret qui constitue les gardes citoyennes? La nôtre est insuffisante; ehbien! que notre réunion la rende nombreuse, active et puissante. * Si les citoyens, continue-t-il, sentaient tous comme moi la nécessité de cette heureuse coalition, ils ne balanceraient pas à sacrifier leur amour-propre à l’amour de la patrie. Quelle différence entre la position où nous sommes et celle où nous pouvons nous trouver ! Le calme règne dans nos murs ; mais hélas ! c’est celui de la confiance. Cette cérémonie auguste, qui fut dans toutes les villes un sujet de joie et de fête, ne fut à nos yeux qu’un appareil lugubre. Ce majestueux moment où les troupes et la garde bourgeoise prêtèrent le serment fédératif d’obéir à la nation, au roi et à la loi, ne parut aux citoyens qu’une promesse fatale de faire divorce avec eux. Et comme tout devait assortir ce spectacle superbe en des jours heureux, mais affligeants en ces instants de deuil, on eut l’indécence d’insérer dans le procès-verbal de cette journée l’historique du dîner pris par nos échevins et quelques capitaines chez M. le commandant. Le secrétaire, rédacteur de ce verbal, eut la barbare bêtise de dire que ce dîner avait été très g ni. » Voici, Messieurs, cette lettre si coupable ; en voici le post-scriptum : « Eh bien, avais-je tort? et l'événement survenu à Toulon ne justifie-t-il pas mes craintes ? Peut-on révoquer en doute l'existence du projet d'une S39 ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 janvier 179Q.1 [Assemblée nationale.] contre-révolution ? Citoyens, si ceci ne vous décide pas à marcher sous les drapeaux de la patrie, vous ne méritez pas les bienfaits de l’Assemblée nationale; vous êtes indignes de la liberté. « La garde bourgeoise a fait avant-hier le don de ses boucles à la nation ; ce trait est digne d’éloges ; mais ce qui lui fait autant d’honneur, c’est d’avoir rejeté avec mépris une espèce de mémoire dans la même séance, et dans lequel il était, m’a-t-on dit, question de combattre la défense des trois citoyens retenus en charte privée au château d’If, d’autorité du prévôt de Provence comme encore de soutenir le prévôt contre la dénonciation faite par M. de Mirabeau à l’Assemblée nationale. Les vexations de ce magistrat trouvent donc des partisans , lors même quelles font frémir tous les bons citoyens! » Je demande maintenant quel a été lé prétexte du décret de prise de corps décerné par le prévôt. Est-ce parce que Fauteur a appelé barbarement bête celui qui vantait la gaîté d’un dîner où les cris d’une foule de citoyens chargés de fers dans les cachots de la citadelle pouvaient retentir aux oreilles des convives ? Serait-ce parce qu’il a révélé les vaines tentatives que l’on a faites pour soutenir le prévôt contre les adresses de dix-huit corporations qui l’accusent d’oppression et de tyrannie? Serait-ce parce qu’il a présenté l’affaire de Toulon comme une preuve de la possibilité du projet d’une contre-révolution, et comme un nouveau motif d’union, de ralliement, de concorde ? Ou plutôt ne serait-ce point parce que, faisant un hymne à la paix, il a invité et conjuré ses concitoyens d’oublier tous les motifs de dissension, et de se joindre à la milice actuelle, quoique illégalement composée, pour former un corps redoutable aux ennemis du bien public ? Oui, Messieurs, ne vous y trompez pas, ce motif est le seul qui ait pu déterminer le décret du prévôt ; tout autre prétexte serait trop frivole. Si le prévôt poursuit ceux qui ont fait des motions dans le conseil pour réformer la milice, parce qu’il la regarde comme une autorité légale, il ne poursuit pas avec moins d’activité ceux qui veulent la laisser subsister, mais l’augmenter, la régénérer, faire d’un corps débile un corps vigoureux. Quels sont donc les motifs d’une telle conduite? Je l’ignore ; la triste expérience de l’avenir nous l’apprendra, mais peut-être trop tard. Je sais que mille obstacles secrets empêchent depuis longtemps� Marseille, l’établissement d’un véritable corps de milice. Je sais que M. Dandré, commissaire du Roi, avait formé le dessein de commencer ses opérations par cet objet important, et qu’il s’estvu contraint d’y renoncer : je sais enfin que, le 31 octobre, un conseiller de ville, que plusieurs des membres de cette Assemblée ont honoré de leur bienveillance pendant son séjour à Paris, ayant fait adopter au conseil une augmentation de soixante compagnies, a obtenu un décret de prise de corps pour prix de son zèle, et qu’aus-sitôt, c’est-à-dire le 3 novembre, M. de Garaman écrivit une lettre au conseil pour suspendre tout changement à cet égard: Je consigne ici ces deux pièces, et je laisse au temps le soin de les expliquer. Yoici dansquelles expressions le sieur Lieutaud s’exprima au milieu du conseil assemblé : « Le vice de l’institution de notre milice fut bientôt reconnu : le nombre des chefs fut augmenté, celui des volontaires diminua dans la même proportion. La jalousie fit naître la haine : la défiance mit le comble à nos maux. Tandis que les uns craignaient les séditieux, les autres appréhendaient les aristocrates, et l’amour du bien était cependant égal des deux côtés. « Jepasse surun événement trop funeste, enfanté par le malheur du hasard ; car je répugne à croire que des mains incendiaires aient lancé une torche au milieu des citoyens. Get évènement acheva de dessiller les yeux. « Bientôtdes soldats, que des privilèges de notre ville retenaient à nos portes, inondèrent nos rues, et l’insuffisance de notre milice fut dès lors démontrée. « Dans le même temps, un tribunal rigoureux vint lancer les foudres de la proscription. Gent vingt mille citoyens se virent, ils se voient encore placés dans l’alternative également cruelle d’accuser ou de se défendre. La crainte a enchaîné toutes les opinions, elle a paralysé tous les coeurs , et tel est l’état pénible où nous sommes, qu’il faut le plus ardent amour de la patrie et de la vérité pour oser improuver publiquement un régime sur lequel la contrainte a imposé le silence le plus absolu. « Je rends à la garde bourgeoise actuelle le tribut de reconnaissance que lui doit la cité, mais je ne crains pas de provoquer sa réforme. « Nos dangers ne sont pas à leur terme : sans exagérer les craintes, ne négligeons pas les précautions. Eh ! quelle serait notre déplorable situation, s’il fallait résister aux ennemis de la patrie ? Quelle force opposerions-nous à leurs entreprises? Sont-ce des capitaines sans soldats, ou des soldats sans capitaines ; les uns très peu nombreux pour attaquer, les autres trop indisciplinés pour se défendre? Que ne formons-nous de ces membres épars un corps formidable, resserré par les liens du patriotisme et de la fraternité ? » Cette pièce, Messieurs, est au comité des rapports; elle contient le délit qui a mérité un décret de prise de corps à son auteur, et c’est aussi un irréprochable témoin des vexations inouïes qu’éprouve le parti populaire dans une ville que votre sagesse seule peut sauver. La lettre de M. de Garaman, du 3 novembre, est véritablement faite pour servir de pendant à cette pièce : « Il serait inutile, dit le commandant de la province, de penser à changer un établissement approuvé par le Roi, pour lui substituer un nouveau plan qui, en affligeant sensiblement ceux qui se sont dévoués à servir leur patrie, ne serait peut-être pas rempli lorsque celui de l’Assemblée nationale serait décrété. « Outre le temps qu’exigerait une nouvelle formation, outre celui que demanderaient les formalités nécessaires pour détruire un corps approuvé et breveté par le Roi, je réclame à cet égard ses droits. « La milice actuelle, continue-t-il, a mille sept cents officiers. Si chaque lieutenant et sous-lieutenant étaient avertis huit jours d’avance de celui où ils devraient monter la garde, ils s’engageraient à amener chacun un volontaire qui serait leur parent, leur ami, leur ouvrier , ou une personne qui leur serait attachée. « G’est la tout ce qu’il faut pour la VILLE. » Je m’abstiens de toute réflexion; je veux croire aux bonnes intentions de M. de Garaman ; mais ne serait-il pas lui-même trompé par des intrigues qui retiennent des troupes nombreuses dans une ville sans milice, dans une ville frontière, dans une ville frappée depuis trois mois du triple fléau de l’inquisition armée, judiciaire et pré-vôtale? 340 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 janvier 1790.] Je passe au quatrième chef d’accusation que j’ai à former contre le sieur de Bournissac; c’est d’avoir adopté des principes évidemment faux, qui devaient nécessairement l’égarer, qui devaient changer sa procédure en un cours d’oppression et de tyrannie. Et, pour démontrer mon assertion, je n’ai besoin que de vous rappeler sa lettre du 9 novembre à l'Assemblée nationale. Le rapporteur a présenté cette pièce comme une justification : je la regarde, moi, comme un monument de délire et d’absurdité : « Dans le désordre inconcevable, dit-il, où je trouvai Marseille, mon premier soin fut de chercher les autorités légitimes, pour les faire respecter. Je ne puis méconnaître celle de M. de Ca-raman, de MM. les maire, échevins et assesseurs; celle du conseil municipal, établi par des arrêts du conseil et du parlement. Je regardai comme une autorité légitime les troupes citoyennes, les tribunaux de justice et tous leurs subordonnés inclusivement. Après avoir établi cette base de mes opérations, fai qualifié de délits tous les attentats commis contre ces autorités. Voilà mes principes; il n'est aucun décret qui n’ait été provoqué par leur violation. » Ainsi, Messieurs, raisonnent les tyrans. Ainsi parlent ces hommes barbares, ces inquisiteurs féroces qui, regardant un dieu de paix comme une autorité susceptible de haine, et toutes les opinions contraires à cette autorité comme des attentats, punissent les pensées, épient les sentiments et allument les bûchers du fanatisme avec les torches de la vengeance. Le maire de Marseille et son assesseur étaient des autorités : mais depuis plusieurs mois, ils avaient pris la fuite; mais ils redoutaient l’opinion publique : la ville entière était donc coupable; la ville entière devait être décrétée. Les échevins étaient une autorité : il fallait donc punir les commissaires nommés par le conseil des trois ordres, qui voulaient publier, malgré les échevins, le rapport des comptes de l’administration dont la commune les avait chargés. Aussi des décrets ont-ils été rendus contre ces commissaires. Le conseil municipal était une autorité : il fallait donc punir tous ceux qui se plaignaient des abus des anciennes municipalités, qui en désiraient la réformation, qui répétaient dans les provinces les principes de l’Assemblée nationale; il fallait donc poursuivre les membres du conseil des trois ordres qui, à l’époque du 19 août, remplissaient les fonctions de l’ancien conseil. Aussi plusieurs membres de l’assemblée des trois ordres ont été décrétés. La milice bourgeoise était une autorité : il fallait donc mettre au nombre des coupables tous ceux que l’assassinat du 19 août avait révoltés contre cette milice; le peuple entier, dont l’indignation et les cris l’avaient mise en fuite; tous ceux qui, désirant de la réformer, avaient écrit sur ce sujet important, l’avaient discuté dans les cercles, dans le conseil, dans les assemblées publiques. Aussi plus de cent décrets ont-ils été rendus en faveur de cette milice. Enfin, les tribunaux de justice étaient les autorités légitimes : ce n’est point de la sénéchaussée de Marseille, tribunal respectable, également chéri de tous les citoyens, que le prévôt voulait parler; l’intendant de Provence et le parlement étaient les seuls tribunaux que l’on eût dénoncés : il fallait donc employer toute la vengeance des lois contre les citoyens utiles et courageux qui, dans les assemblées primaires, avaient eu le courage de ne dissimuler aucune oppression, de ne taire aucun abus. Aussi que l’on me cite un seul de ces vertueux patriotes que le prévôt ait épargné. Je n’en excepte que deux, et j’ai le bonheur de les trouver dans cette Assemblée. Ils donnèrent l’exemple du courage, une députation honorable en fut le prix : mais ils conviennent que s’ils étaient à Marseille, ils seraient décrétés comme les autres bons citoyens: ils s’estiment du moins assez pour croire qu’ils ont mérité de l’être (1). Voilà, Messieurs, où les principes du prévôt l’ont conduit; et sa partialité n’est-elle par évidente? 11 allait à Marseille pour punir un assassinat, pour informer sur un incendie : à peine est-il arrivé, qu’il oublie sa mission; il prend huit procédures, il entend sept cents témoins, rend deux cents décrets, et il n’est point encore content! et il ne juge pas depuis six mois des incendiaires, la plupart pris en flagrant délit, quoiqu’il s’agisse d’une procédure prévôtale! Au lieu de ces brigands, quels sont les citoyens qu’il poursuit? tous les habitants d’une ville immense. S’il était impartial, aucun ne serait excepté d’après ses principes; car quel est le citoyen qui n’ait pas manifesté ses opinions contre quelqu’une des huit autorités que le sieur de Bournissac veut que l’an respecte, et que nous avons cependant toutes détruites? Nous n’avons plus ni échevins, ni assesseurs, ni anciennes municipalités, ni intendants, ni parlements; et cent citoyens sont opprimés, et cent mille sont menacés pour avoir attaqué toutes ces vieilles idoles! Mais continuons la lettre du prévôt, et voyez, Messieurs, comment il se trahit lui-même, comment il dévoile la ferveur d’un parti très puissant qui provoque et soutient sa procédure. « L’activité, dit-il, avec laquelle j'ai attaqué les coupables, a réduit au silence leurs complices, en même temps qu’elle a relevé le courage de tous les citoyens honnêtes; ils me donnaient chaque jour des témoignages de leur satisfaction (peu s’en faut qu’il ne dise des encouragements) ; iis se félicitaient de voir bientôt le rétablissement de l’ordre, et j'eusse pu leur en donner l'assurance (quelle intimité entre un juge et des parties!), si toutes mes mesures n’avaient pas été déconcertées (des mesures dans une procédure criminelle!) par l’introduction, dans le conseil municipal, de plusieurs personnes connues pour avoir été les auteurs des troubles qui ont désolé cette ville. » Oui, Messieurs, les prétendus auteurs des prétendus troubles ont été élus par les districts, lorsqu’on a réformé l’ancien conseil. Les accusés eux-mêmes, les accusés détenus au château d’If, ont été nommés par leurs concitoyens ; on savait bien que ce suffrage unanime ne briserait pas leurs chaînes ; mais on a voulu porter à ces âmes contristées la seule consolation qui reste aux malheureux, celle de n'être pas oubliés. A leur place, on a désigné des suppléants; et les parents, les amis des accusés ont été nommés. Le prévôt nous apprend ensuite qu’il a informé contre ces nominations faites dans les districts, et qu’il en aurait poursuivi les auteurs, si l’opinion de M. Dandré n’avait été contraire à la sienne. Quel est donc le pouvoir du prévôt, puisqu'il prétend même avoir le droit d’infirmer des élections publiques? Que devons-nous espérer de la nouvelle municipalité de Marseille qui se formera sous de tels auspices? (1) MM. Castellanet et Peloux. 341 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 janvier 1790.] « Il est aisé de prévoir , continue le prévôt (il est juge et ne fait pas grâce de ses conjectures), que les députés admis au conseil, par l'effet de leurs intrigues, feront tous leurs efforts pour surprendre, pour intimider, pour faire prévaloir leurs opinions ..... Les citoyens amis de l'ordre en sont alarmés avec raison ; ils voient, comme un nouvel orage qui les menace, l’influence que ceux-là ont déjà acquise dans le conseil municipal. » Que le prévôt se console! Grâce aux décrets qu’il a rendus contre les conseillers de ville, dont le sieur Gliompré a été saisi au milieu même de ses collègues, à côté du commissaire du Roi, et dans le vestibule de la salle de l’hôtel-de-ville, le parti populaire écrasé n’a plus cette influence qu’il redoutait. Je ne citerai à ce sujet qu’une lettre écrite par un membre du conseil à un député de Marseille : « Le sieur Chompré a été décrété, dit-il ; mais tous les bons patriotes sont témoins qu’il n’a cessé de crier contre les abus, et de défendre avec zèle, et peut-être avec un peu trop de chaleur, les droits des pauvres citoyens. Le lendemain, nous apprîmes le décret qui ordonne que la procédure prise par le prévôt sera jugée par la sénéchaussée. Cette nouvelle répandit la joie dans toute la ville, car tous les zélés et bons citoyens qui défendent les décrets de l’Assemblée étaient menacés d’être arrêtés. Nous sommes dans une ville d’inquisition, où l’on emprisonne pour des mots qui ne signifient rien. Le but est d’enlever du conseil les plus zélés et d’intimider les autres. Tu verras facilement que nous n’avons pu prendre aucun arrêté patriotique. Toutes les motions qui feraient honneur à notre ville sont rejetées ; celles qui nous font tort sont appuyées ; et sans les amendements que nous avons bien de la peine à faire passer, nos délibérations nous déshonoreraient. Notre ville serait une des plus heureuses et des plus tranquilles sans les ennemis du bien public. Mais une artie des citoyens maudit la révolution, et sem-le désirer que nous soyons encore plus esclaves que nous ne l’étions. Ce qui désole tous les bons atriotes, c’est de voir que les décrets de l’Assem-lée nationale étant partout exécutés, partout reçus avec joie, partout applaudis, notre ville voit avec regret renaître cette liberté presque achevée. « Voilà, Messieurs, quel est le langage des citoyens dont le prévôt redoute l’influence dans le conseil! Voilà les hommes qu’il écartera de la nouvelle municipalité par une foule de décrets dont est laissée l’application au procureur dujRoi, et que celui-ci sème et répand depuis plusieurs jours, avec d’autant plus d’activité, qu’on touche de plus près au moment des nouvelles assemblées ! Je passe à un cinquième chef d’accusation, et j’y comprendrai tout à la fois la prévention évidente que le prévôt montre dans ses mémoires contre les accusés, et les abus qu’il s’est permis ou qu’il a soufferts, soit dans la recherche des délits, soit dans l’emploi et l’exécution de ses décrets. Il fait saisir le sieur Chompré le 14 décembre, à l’issue même du conseil. M. Dandré, commissaire du Roi, rend compte de cet événement de la manière suivante, dans le procès-verbal du conseil du 16 décembre : « Je fus, dit-il, sur-le-champ entouré des représentants de la commune : les uns se plaignaient de ce qu’on arrêtait un membre du conseil dans l’hôtel-de-vilie ; les autres, craignant que M. Chompré n’eût été arrêté pour ses discours dans le conseil, me rappelaient que j’avais promis de protéger la liberté des suffrages. Plusieurs disaient qu’ils ne viendraient plus au conseil, puisqu'ils n'étaient pas libres. Plusieurs parlèrent de protestations, de déclarations et d’autres démarches qui auraient pu produire de fâcheux effets ; ces supplications étaient encore appuyées par les larmes et les cris de plusieurs représentants. » M. Dandré parle ensuite des démarches qu’il a faites pour obtenir du prévôt l’élargissement du sieur Chompré, et de la réponse qu’il en a reçue. « Il y a, lui dit le sieur de Bournissac, des charges graves contre Chompré; et si l’on connaissait la moitié de ce que je connais moi-même, on ne s’intéresserait pas à lui. » Apprenez, Messieurs, quelles sont ces charges ; et voyez le double exemple d’un juge qui décrète sans preuves, et qui, pour se justifier, recherche des preuves dans des lettres d’un mari à la mère de ses enfants, dans des lettres qu’il fait enlever chez l’accusé, qui sont sous la garde, sous le sceau de la loi. Voici comment le prévôt s’exprime lui-même, dans sa lettre du 23 décembre àl’ Assemblée nationale : « Ces lettres, ldit-il, forment un corps de délits; elles prouvent le système séditieux qui a dirigé la conduite de l’accusé ; c’est un témoignage sans réplique; ledit Chompré l’a si bien senti, qu’il s’est borné à dire que cette correspondance était confidentielle entre lui et sa femme, et qu’on ne pouvait en tirer aucune preuve. « II a cité votre décret du 5 novembre sur le secret des lettres : je n’ai point entendu parler de ce décret. En attendant, je n’ai pas dû m’écarter des principes du droit public. Ce n’est pas ici une violation du sceau, mais une perquisition légale. Ledit Chompré était accusé par le ministère public d’être un principal auteur des séditions populaires, et ses lettres renferment des indices non suspects de ses démarches. » C’est-à-dire que le prévôt décrète, parce que son procureur au Roi accuse; qu’il décrète sur sa prétendue notoriété d’un parti, démentie par la véritable notoriété publique; et que, pour justifier une telle conduite, il analyse l’âme et la pensée d’un accusé dans ses lettres que je regarde comme la preuve la plus complète, je ne dis pas seulement de l’innocence de cet accusé, mais de son patriotisme et de ses vertus. Ces lettres sont au comité des rapports; qu’on les commente ! Père de huit enfants, qu’il nourrit par la profession des belles-lettres, le sieur Chompré s’v montre tout à la fois bon époux, bon Français et surtout bon citoyen de la ville de Paris, sa patrie; il raconte» dans ses lettres les troubles de la capitale, la prise de la Bastille; il fait connaître à sa femme les agents de l’ancien pouvoir; il en parle, il est vrai, sans respect ; il déclame contre les anciens ministres ; il rappelle les maux qu’il a soufferts pour avoir osé dénoncer le parlement de Provence et l’intendant, dans sa patrie adoptive. Je plains l’homme insensible que ces lettres n’ont pas touché : j’abhorre Je tribunal qui ose y trouver des crimes. « Plusieurs jurisconsultes, continue le prévôt, décident que le sceau même de la confession cesse d’être inviolable, lorsqu’il s’agit d’un crime de lèse-majesté ; comment n’aurais-je pas pu saisir les lettres d’un accusé de lèse-nation? » Oui, les juges de Jeanne d’Arc le décidèrent ainsi ! Voilà les jurisconsultes du prévôt de Marseille ! Quantau crime de lèse-nation, il est prouvé, par ce passage d’une des lettres du sieur Chompré, que la souveraineté réside dans le peuple ; 342 maxime atroce sans doute, et digne du dernier supplice au tribunal des Jeffrys ; mais que nous avons lotis professée, et pour la conservation de laquelle nous sommes prêts à verser tout notre sang. Vous venez de voir, Messieurs, les motifs apparents du prévôt pour décréter le sieur Chompré ; voici maintenant les vrais motifs, indépendamment de ses anciennes motions dans les assemblées primaires. Dénoncé dans l’Assemblée nationale, le prévôt s’est empressé de demander un certificat au conseil municipal, Le sieur Lieutaud, conseiller de ville, se propose de s’opposer à cette demande : la mort de son )ère l’ayant empêché de paraître au conseil, e sieur Chompré lut en son nom le discours que Lieutaud se proposait de prononcer dans l’Assemblée ; et deux décrets de prise de corps leur ont appris à l’un et à l’autre ce que l’on gagne à s’opposer à un prévôt.! Voici, Messieurs, l’opinion du sieur Lieutaud prononcée par le sieur Chompré. « Le prévôt général demande une attestation que le conseil ne peut pas lui donner ; comment, en effet, pourrions-nous approuver une conduite qui ne s’est manifestée que par des actes de violence, dont la justice ou l’injustice ne nous est pas connue, puisque la procédure est secrète ? « La députation dont le conseil l’a honoré, pour suspendre le cours de ses procédures occultes, prouve qu’étant instruits qu’il n’avait pas encore suivi la nouvelle loi criminelle, nous avons voulu révenir le malheur de voir des citoyens livrés l’arbitraire de l’ancien Code. « Le magistrat, il est vrai, a paru se rendre à nos vœux; le procès-verbal de l’assemblée l’annonce ainsi : mais c’est là l’unique certificat que nous devons lui expédier. Et ne voyez-vous pas que cette demande insidieuse n’est faite par le prévôt que pour le mettre à l’abri des reproches qu’il a peut-être mérités ? Au moment même où il promit de se rendre à notre invitation, il suppliait l’Assemblée nationale de priver Marseille des faveurs de la nouvelle loi; son tribunal a osé informer contre la nomination faite dans quelques districts. 11 a décrété des membres du conseil relativement à leurs opinions; il n’a pas craint par de pareils attentats, de manquer à l’autorité de l’envoyé respectable du monarque. Sa conduite n’échappera point aux yeux pénétrants qui cherchent à l’approfondir Nous verrons alors de qu’elle nature doit être le certificat que nous expédierons au prévôt général. Je conclus à ce que le conseil prononce qu’il n’y a pas lieu à délibérer; et je requiers l’annexe de mon opinion au registre. » Cette motion, Messieurs, fut adoptée. Le prévôt aurait bien voulu qu’il ne pût rester aucune trace de sa demande, il redemanda sa lettre. Le conseil délibéra de la refuser. « J’espère, avait dit le prévôt, qu’en adhérant à ma réclamation, vous vous joindrez à moi pour obtenir de l’Assemblée nationale une satisfaction en faveur d’un tribunal respectable, à qui le souverain a conféré exclusi-sivement l’exécution des lois et le maintien de l’ordre public. » Je nrétonne que le prévôt de Marseille n’ait décrété que deux conseillers de ville parmi ceux qui lui refusèrent l'adhésion qu’il demandait. N’est-i] pas aussi une aut�Até qu’il faut respecter ? J’aimerais autant, j’aimerais mieux le voir se venger lui-même que de venger les autres. C’est évidemment ce qu’il a fait relativement au [26 janvier 1790.] sieur Brémond. Il l’avait d’abord décrété pour une lettre très patriotique, puis élargi à la prière de M. Dandré; ce qui prouve du moins qu’il n’est pas inaccessible aux prières. Mais une nouvelle lettre du même auteur, vous la connaissez, Messieurs, fut regardée par le prévôt comme un libelle ; son zèle s’échauffe aussitôt : son procureur du Roi lui présente, le 9 décembre, une requête qui n’est signée d’aucun adjoint, et demande que le sieur Brémond soit réintégré dans le fort; le prévôt l’ordonne, et prend pour assesseur ce même sieur Massel, qui, comme procureur du Roi à la police, informe pour le prévôt contre les adresses que vous envoient quatre-vingt-mille citoyens, et qui lui donne des certificats étendus, parce que son information, qui n’est composée que de cinq témoins, ne prouve rien. Tels sont, Messieurs, les signes de l’oppression combinée que l’on exerce à Marseille. Le même esprit qui fait lancer des décrets en dirige l’exécution. Le sieurChompré fut saisi dans l’hôtel-de-ville; le sieur Brémond, dans un corps de garde. Plus récemment encore, un malheureux citoyen, qui recevait les derniers soupirs de sa femme expirante, vient d’être arraché du lit de mort de son épouse, des bras de ses enfants, de l’asile inviolable du malheur. « Voici, écrit-on de Marseille, le moment qu’on a choisi pour exécuter un décret rendu depuis trois mois contre le sieur Rainaud, fabricant de chandelles, citoyen domicilié, et qui ne cherchait point à prendre la fuite. Sa femme, accouchée depuis peu de jours, était atteinte d’une fièvre mortelle : avant-hier elle fut administrée; on fit sortir ses enfants de leur pension, pour qu’elle pût les voir encore une fois avant de mourir. C’est dans la nuit qui a suivi ce jour de douleur qu’on a forcé le domicile du sieur Rainaud. Ce n’est pas tout ; les barbares, après s’y être introduits avec la ruse des renards, s’y sont conduits comme des tigres... Quelques soldats étaient logés chez le sieur Rainaud; à deux heures du matin, deux autres soldais ont été frapper à sa porte à coups redoublés : ils feignaient d’appeler leurs camarades au service. Un domestique est descendu pour leur ouvrir la porte : aussitôt plusieurs cavaliers de maréchaussée, des soldats de tous les régiments et plusieurs officiers de la garde bourgeoise, sont entrés précipitamment; les appartements ont été assaillis ; et comme on les a priés de respecter celui qui ne renfermait qu’une femme mourante : c’est par celui-là même que nous voulons commencer. Sur le champ ils en ont forcé les portes, et s’élançant vers un lit de douleur, tirant les rideaux qui le couvraient, ils n’y ont trouvé que l’agonie ou la mort. Le 6..., ont-ils dit, n'est pas ici; nous le trouverons ailleurs. Ils n’ont pas eu de peine à le découvrir : il ne cherchait ni à fuir, ni à faire résistance. On l’a impitoyablement arraché des bras de sa femme et de ses enfants désespérés. » Je m’arrête pour vous épargner le tableau de ces horreurs... Vous savez déjà que la procédure de Marseille est un tissu d’injustices : que sert-il de vous apprendre qu’elle est un code de férocité ? Heureusement, Messieurs, pour votre sensibilité et pour la mienne, les détails qui me restent à vous faire connaître, seront différents des faits que je viens de présenter. Ceux qui prétendent que le sort de deux cents accusés et les terreurs d’une ville entière ne sont rien et ne doivent pas nous intéresser ; ceux qui prétendent qu’un juge oppresseur est invulnérable, lorsque, religieux observateur de toutes les formes, il se borne à violer toutes les lois, ceux-là pourraient dire que je n’ai point [Assètoblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 343 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 janvier 1790.] encore commencé la discussion de la cause ; mais je crois qu’elle est achevée pour ceux dont la révolution actuelle renferme toutes les espérances, qui en aperçoivent de loin les obstacles, qui voient un intérêt universel caché dans l’intérêt de quelques citoyens, et un procès national dans une simple procédure. Si l’infraction d’un seul de vos décrets ne peut rester impunie, n’est-ce donc rien que d’opprimer le parti populaire dans une ville entière, que d'y semer des germes de dissensions qui en divisent les forces, que d’y violer, non un décret isolé, mais vos principes, mais vos maximes, mais l’esprit de toutes vos lois ? 11 me sera cependant, Messieurs, aussi facile de prouver que le prévôt n’a point exécuté vos décrets, que de montrer la tyrannie et les suites funestes de sa procédure. La première violation que je vous dénonce, c’est l’inexécution de votre décret du 5 novembre, qui fut expressément rendu sur une motion contre le prévôt de Marseille; et j’en forme mon sixième chef d’accusation. Les sieurs PaschaI.Granet et Robecqui, décrétés de prise de corps, avaient présenté dans le mois d’octobre une requête en récusation contre le sieur Laget, procureur-du Roi, du prévôt, et contre le sieur Miollis, son assesseur. Trois membres de la sénéchaussée d’Aix arrivèrent à Marseille le 27 octobre ; ils se joignirent à deux avocats de cette ville, qui étaient sans mission et sans pouvoir; le même jour, la requête en récusation fut jugée, sans observer aucune des formalités prescrites pour les jugements en matière criminelle, par votre décret du 8 octobre. Dix-neuf jours s’étaient écoulés entre votre loi et cette violation. Je vous la dénonçai le 5 novembre. Plusieurs membres de l'Assemblée se plaignaient, en même temps.de ce que les lenteurs du pouvoir exécutif privaient les peuples du bienfait de vos lois. Vous voulûtes prévenir l'effet de ces lenteurs, et vous rendîtes le même jour un décret général pour tout le royaume, qui fut conçu en ces termes : « Qu’il sera demandé à M. le garde des sceaux et aux secrétaires d’Elat de représenter les certificats ou accusés de réception des décrets de l’Assemblée nationale, spécialement du décret concernant la réformation delà procédure criminelle qu’ils ont dû recevoir des dépositaires du pouvoir judiciaire, et des commissaires départis, et qu’il sera provisoirement sursis à l’exécution de tout jugement en dernier ressort, et arrêt rendu dans la forme ancienne, par quelque tribunal ou cour de justice que ce soit, postérieurement à l’époque où le décret a pu parvenir à chaque tribunal. »> Ce décret fut sanctionné par Sa Majesté. Il forme donc une loi. Elle fut enregistrée, le 20 novembre, par le prévôt de Marseille. Or, Messieurs, votre décret du 5 novembre n’a cessé depuis lors d’être violé par ce tribunal. Les juges récusés ont continué de remplir leurs fonctions, en vertu du jugement du 27 octobre, qui déboutait les accusés ; ils n’orit pas fait rejuger la récusation; ilsont regardé comme définitif, comme irrévocable, le jugement dont vous aviez ordonné la surséance; ils ont continué de requérir, d’informer, de décréter, et ces juges étaient sous le joug d’une récusation qui les forçait de descendre de leur tribunal. Je ne connais pas d’infraction plus éclatante de vos décrets, �puisqu’elle embrasse une procédure entière. Je n’en connais pas de plus obstinée, puisque le tribunal violateur y persévère depuis près de trois mois. Je n’en connais pas de plus funeste dans ses conséquences, puisque soixante citoyens ont été décrétés, depuis lors, par de juges sans fonctions; puisque leprêvôt aurait appris que des officiers de la milice bourgeoise étaient évidemment suspects, accusés, accusateurs et parties; qu’il aurait par cela même ajouté moins de foi aux dépositions des témoins, membres de cette milice; qu’on n’aurait pas choisi parmi les capitaines du même corps les adjoints qui ont assisté depuis lors le prévôt, ce qui vicie toute cette procédure, ce qui en fait un monstre judiciaire ; enfin, je ne connais pas d’infraction plus horrible, parce que si les malheureux prisonniers avaient été définitivement jugés, condamnés et punis par de tels juges, leur mort, il faut bien raisonner dans le sens du prévôt, leur mort ordonnée par des juges récusés, interdits et sans pouvoir, n’aurait été qu’un assassinat. Je ne connais, Messieurs, aucun prétexte qui puisse excuser cette infraction. Que pourrait-on alléguer qui ne fût évidemment réfuté par le texte même du décret du 5 novembre, et par les motifs qu’adopta votre prévoyante sagesse ? Dirait-on que le décret ne surseoit qu’aux jugements à rendre ? Mais le décret ordonne littéralement le contraire par ces mots : il sera sursis à tout jugement rendu ; que le décret ne doit s’entendre que des jugements de condamnation ? le texte dit : tout jugement en dernier ressort , et le jugementdu27 octobre était, comme prévôtal, en dernier ressort; qu’on ne doit appliquer le décret qu’aux jugements définitifs, et non pas seulement instructoires ; mais cette expression du décret, tout jugement, exclut évidemment toute exception. D’ailleurs quel aurait été l’objet de votre décret, si vous n’aviez voulu surseoir qu’à des jugements auxquels on sait bien que les juges nesurseoient ooint? Dans la plupart des tribunaux, et d’après eur ancien usage, lesupplice ne suit-il pas dans i ’instant le jugement qui l’ordonne? Si tel avait été l’objet de votre décret, il aurait trouvé partout des jugements à surseoir, et nulle part des victimes à sauver. Tel ne fut point, tel ne pouvait être l’objet de votre loi. Les agents de l’autorité, disions-nous, ne font pas exécuter assez promptement nos décrets ; prenons des mesures pour l’avenir; mais que les citoyens n’en soient pas les victimes ; que le bienfait de la loi se fasse sentir à l’instant même oùles simples délais indispensables auraient dû en faire jouir les peuples. Quels sont ces délais? Votre décret du 5 novembre les détermina ; mais j’observe qu’il serait assez singulier qu’un décret, expressément rendu sur la dénonciation que je fis du jugement prévôtal du 27 octobre, ne fût point applicable à ce jugement. Les délais accordés par le décret du 5 novembre sont de trois jours pour l’enregistrement et de huit jours pour la publication sous peine de forfaiture. Que l’on combine ces délais comme on voudra : le décret fut sanctionné le 10;fle parlement d’Aix aurait dû le recevoir le 16, l’enregistrer le 19, l’envoyer le même jour; le prévôt l’aurait donc enregistré le 22, même en supposant qu’il n’ait pas dû le recevoir directement de laconnétabliedes maréchaux de France. Voilà donc, Messieurs, un premier décret que le prévôt viole depuis trois mois. En vaindirail-il que le décret du 8 octobre n’a été enregistré par le parlement d’Aix que le 4 novembre, et par lui que le 18. G’est précisément la crainte d’une telle négligence qui fit prendre des moyens à l’Assém-blée nationale pour que l’effet du décret du 8 octobre ne fût point retardée par les lenteurs de ceux qui étaient chargés de l’envoyer, 344 [[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 janvier 1790.] Voici une seconde violation de vos décrets, c’est mon septième chef d’accusation. Le sieur François Gayol Richaud, décrété d’ajournement, présente une requête au prévôt pour lui demander la copie de la procédure. Il expose dans sa requête qu’il a prêté ses réponses; il rappelle, il copie le texte de l’article XIV du décret du 8 octobre, et le répète littéralement dans ses conclusions, Que fait sur cela le sieur Laget, procureur du Roi ? quel est le décret du prévôt? Le premier donne les conclusions suivantes le 24 novembre : Il sera poursuivi en l'étal , ainsi qu'il appartient. Le second répète les mêmes expressions dans son décret du 28. Trois jours auparavant, il avait refusé d’exécuter le même article de la loi. Trois décrétés de prise de corps lui avaient demandé par réquête «qu’injonction serait faite au greffier d’expédier la copie de toutes les pièces de la procédure, signée de lui et sur papier libre, le tout sans frais ; qu’en outre, il serait permis à leur conseil de voir les minutes. » Le procureur du Roi conclut, le 20 novembre, qu'il serapoursuivien l’état , ainsi qu'il appartient. Les accusés reprennent aussitôt leur requête, et y ajoutent ces observations, que je vous prie de remarquer : « Les conclusions de votre procureur du Roi, disent-ils au prévôt, pourraient vous induire en erreur. Votre refus contrarierait les décrets de l’Assemblée nationale ; ses décrets sanc-tionnéssontune loi publique. » Vaines réclamations! le prévôt était décidé à soustraire la procédure à tous les regards ..... Son ordonnance du 25 novembre est conçue en ces termes : Usera poursuivi en l’état, ainsi qu'il appartient. Ce sont, Messieurs, ces deux violations de vos décrets que votre comité des rapports vous dénonça le 8 décembre. Le rapporteur fit lecture des deux requêtes dont je viens de parler. Il dévoila les vues secrètes, ia main invisible qui dirigent la procédure prévôtale ; un coin du voile qui la couvre fut soulevé; et votre décret du même jour, en déclarant le prévôt et le procureur du Roi prévenus du crimédelése-nation, renvoya la procédure au juge naturel à la sénéchaussée de Marseille, pour la juger en dernier ressort. Vous croyiez sans doute avoir ramené le calme dans une ville agitée ; cet espoir fut bientôt trompé. Des observations, présentées à l’Assemblée au nom du Roi, le 22 décembre, c’est-à-dire quatorze jours après votre décret, eurent pour objet de le faire rétracter, Vous ordonnâtes un second rapport de cette affaire ; mais dans le même temps, au lieu des nouvelles consolantes que la députation de Marseille attendait de ses commettants, nous apprîmes avec douleur qu’un avocat estimable qui portait aux accusé s et à sa patrie un extrait original de votre décret, signé par M. le président et par MM. les secrétaires, venait d’être décrété de prise de corps, et n’avait échappé que par la fuite. Auteur d’un mémoire sur la procédure prévôtale signé et présenté par lui à l'Assemblée nationale, porteur d’un décret qui déjouait toutes les mesures du prévôt, à ce double titre, deux décrets de prise de corps au lieu d’un seul auraient dû sans doute le frapper. Puisqu’il le faut, Messieurs, examinons une seconde fois si le prévôt est innocent ou coupable ; si notre décret, annoncé par tous les papiers publics, n'a dû relever dans Marseille les espérances des bons citoyens que pour les détruire au même instant ; c désespoir doit remplacer la joie si courte de ces malheureux accusés, qui ont tressailli dans leurs cachots en apprenant vos bienfaits. Le comité des rapports a cru, Messieurs, pouvoir justifier le prévôt, non sur les bases de sa procédure, sur son objet, son but, ses conséquences, mais sur l’infraction littéralement prouvée par ses décrets des 25 et 28 novembre. Le refus de donner une copie de la procédure, a dit le rapporteur, n’est point définitif. L’ordonnance du prévôt n’est qu’un simple tardé que nécessitait la contumace, non encore instruite de plusieurs accusés. Donner la copie à un seul qui a prêté ses réponses, ce serait fournir un moyen à tous les autres de la connaître, de se concerter, de calquer leurs réponses sur le même plan. L’esprit de la loi serait dès lors violé, et cette explication a été consacrée dans un des articles que M. Tronchet a proposés pour expliquer la loi provisoire sur la procédure criminelle. Voilà tout ce qu’on a dit de plus spécieux pour le prévôt. Il n’est cependant aucune de ces assertions qui ne soit une erreur évidente. D’abord il est profondément faux que l’ordonnance du prévôt conçue en ces termes, il sera poursuivi en l’état ainsi qu’il appartient, ne soit qu’un tardé. Une distinction bien simple suffira pour le démontrer. Lorsque ces mots sont relatifs à une demande qu’on adjuge et dont on déboute, il est évident que l’adjudication ou le déboutementne sont que provisoires, c’est-à-dire qu’ils ne pourront subsister qu’autant que l’état des choses restera le même ; mais alors le juge qui met une pareille limitation à la durée de son jugement se sert de ces termes : adjugé en l’état, — débouté en l’état. Dans le cas, au contraire, où l’objet de la demande consiste à changer l’état actuel d’une procédure, à lui donner une nouvelle forme, à forcer l’impénétrable secret dans lequel on veut la tenir, ces mots, il sera poursuivi en l'état, peuvent-ils signifier autre chose sinon que le juge ne veut pas changer l’état des poursuites, qu’il veut continuer d’instruire, de juger, dans l’état où se trouve la procédure, et la tenir secrète, puisqu’elle l’a été jusqu’alors? Si les mots dont on se 3ert au palais ne sont pas des termes magiques; s’il faut les expliquer d’après leur rapport avec les premiers éléments de la langue française, je ne connais aucune expression qui pût annoncer d’une manière positive un débou-tement définitif. En second lieu, il est également faux que la contumace non instruite de plusieurs accusés ait pu autoriser le sieur Rournissac à retarder la communication de la procédure, quand même on supposerait que le déboutemeut n’est que provisoire. L’article XIV du décret du 8 octobre porte littéralement que la copie de la procédure sera délivrée à l’accusé qui aura prêté ses réponses s’il la requiert. La loi ne parle que d’un accusé;’ la loi ne suppose pas que tous les accusés forment la même demande, ni qu’ils aient tous prêté leurs réponses. Retrancher de la loi ce qu’elle ordonne, ou y supposer ce qu’elle ne renferme pas, n’est-ce pas également la violer? Enfin, il n’est pas moins faux qu’aucun article de M. Tronchet soit relatif à l’interprétation du prévôt, qu’aucun tribunal du royaume ait formé cette difficulté, que M. le garde des sceaux l’ait proposée. Et quel serait, Messieurs, l’effet de votre loi, si un seul accusé refusant de prêter ses réponses, la procédure devait rester secrète pour tous les au- 345 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 janvier 1790.] très? Continuerait-on alors les poursuites? la loi serait violée. Les suspendrait-on jusqu’à ce que la contumace fût instruite? — L’accusé, qui n’aurait pas voulu répondre, n’attendrait-il pas cet instant pour connaître la procédure par la copie donnée à ses complices? Mais pourquoi raisonner sur des suppositions dont toute la conduite du prévôt démontre la fausseté? Si son objet n’avait pas été de cacher la procédure, aurait-il écrit, dès le 9 novembre, à l’Assemblée nationale, pour proposer des doutes sur la sagesse même de la loi? Aurait-il cherché à prouver qu’elle ne devait pas avoir un effet rétroactif sur les procédures commencées? Aurait-il pris tant de soin de montrer que sa procédure méritait surtout une exception? « Lorsque la loi sera entièrement promulguée, dit le prévôt, le témoin, prévenu de la publicité de sa position, aura eu la faculté de délibérer le degré de vérité ou de force qu’il doit mettre dans sa déposition et le degré de faveur et d’intérêt qu’il doit à sa conservation. Mais il n’en est pas de même dans les circonstances où les témoins n’ont déposé que sur la foi du secret : leur attente peut-elle être trompée, et n’y aura-t-il aucun inconvénient à donner à la loi un effet rétroactif? » Ces observations, proposées par le prévôt, ne sont-elles pas un trait de lumière dans cette cause? Celui qui trouvait une certaine injustice, un certain danger dans l’application de votre loi aux procédures existantes, ne devait-il pas mettre peu d’empressement à obéir ? Celui qui espérait une exception pour sa procédure, ne devait-il pas chercher un prétexte, quel qu’il fût, de ne pas exécuter provisoirement une loi dont il croyait pouvoir être dispensé ? Mais si le prévôt était de bonne foi, si son unique objet n’était pas de dérober aux accusés des connaissances qu’il est de son intérêt de leur cacher, d’où vient que des hommes en place, partisans du prévôt, firent tous leurs efforts pour engager les accusés à consentir à une amnistie qu’on leur promit d’obtenir? moyen qui réunissait le double avantage de flétrir des innocents et d’empêcher que la procédure ne vît le jour. Si le prévôt était de bonne foi, d’où vient que depuis le décret du 8 décembre, la procédure n’a pas été communiquée ? D’où vient que le procureur du Roi n’en a point fait ordonner la rémission? Quoi! le prévôt cherche à se justifier, il veut faire regarder son refus comme une erreur, il demande que le décret du 8 décembre soit rétracté, et il n’exécute pas la loi! Ce décret, qui le renvoie au Châtelet, et le dépouille de la procédure, ne suffit-il pas pour lui faire connaître que vous avez condamné sa résistance ou ses principes? Ce décret, eût-il besoin d’être sanctionné, n’est-il pas du moins un garant de l’interprétation que vous donnez à la loi ? Non, Messieurs, cela ne suffit point. Le prévôt refuse même de montrer la procédure au conseil des accusés ; il persiste à alléguer, malgré votre dernier décret, que cette demande est prématurée ; et opposant son opinion à la vôtre, c’est la sienne qu’il veut faire triompher. Non, le prévôt ne veut point obéir. 11 connaît votre décret qui le dépouille; il ignore si ce décret sera rétracté; et il ne suspend pas de lui-même ses procédures, et il en commence deux nouvelles, et il fait exécuter une foule de ses décrets ! On a dit que le prévôt ne peut pas être soupçonné d’avoir voulu résister à la loi, parce que, dès le 31 octobre, il suspendit ses poursuites, à la réquisition du conseil municipal, avant que la loi eût été enregistrée; que des adjoints ont ensuite assisté à ses informations, et qu’il a donné la communication de deux procédures. Mais que prouve cette obéissance partielle, et que veut-on en conclure? De ce que le prévôt a communiqué deux procédures isolées, auxquelles il met peu d’importance, et qui n’ont aucun rapport avec la grande procédure qu’il veut cacher, s’ensuit-il qu’il n’ait pas violé la loi par ses décrets du 25 et du 28 novembre? De ce qu’il a pour adjoints des capitaines de la milice bourgeoise, qui certifient très complaisamment qu’il se conforme à vos décrets, s’ensuit-il qu’il ait donné une communication que ses ordonnances ont littéralement refusée? De ce que le conseil municipal a été forcé de le prier de suspendre ses procédures, qu’il aurait dû interrompre de lui-même, puisque la loi, quoique non enregistrée, lui était parfaitement connue, s’ensuit-il qu’il ait été plus disposé à obéir à une loi dont il cherchait alors à s’exempter, et qu’il a ensuite violée ? Si, pour être coupable d’une infraction à vos décrets, il faut les rejeter, refuser de les enregistrer, et donner sans ménagement le signal de la désobéissance, je conviens que le prévôt doit paraître innocent : mais qui de nous professerait de tels principes? Je passe à une troisième violation de vos décrets. C’est dans le fort Saint-Jean que le prévôt a placé son tribunal ; il prétend y être autorisé par un arrêt du conseil du 23 septembre : et je demande si cet arrêt, antérieur à votre décret du 8 octobre, peut être cité, lorsque la publicité de la procédure est une loi nationale? Je demande si l’iûs-truction peut être publique dans un fort; si cette publicité, si ce libre concours des citoyens, qui doit surveiller désormais les juges, qui doit être la première sauvegarde des accusés, peut s’allier avec la contrainte, avec le passage d’un pont-levis, avec l’appareil des troupes, avec la maison d’un juge, avec le pouvoir d’un commandant militaire ? Voyons pourtant si, même dans cette forteresse, où l’opinion publique peut si difficilement pénétrer, où le prévôt resserre les accusés à côté de son logement, il rend la procédure aussi publique qu’elle pourrait l’être. Le prévôt croit prouver ce fait par le certificat du commandant du fort : voici des déclarations plus légales. Le sieur Seytres, avocat de Marseille, et conseil du sieur Chompré, fait connaître, de la manière suivante, quelle est la publicité de la procédure prévôtale. Le 16 décembre, j’assistai au paraphement des papiers du sieur Chompré. La porte de la chambre resta ouverte ; il y avait cent cinquante personnes, en y comprenant celles qui restaient dans le corridor, au-devant de la chambre. « Le 25, il n’y eut que vingt-cinq à trente assistants dans la séance du mâtin; il y en eut, le soir, trente-cinq à quarante. « Dans les séances des 21, 23 et 24, il n’y eut que trente personnes, plus ou moins, en y comprenant douze à quinze soldats, avec leurs fusils armés de baïonnettes, un, et plus souvent deux cavaliers de maréchaussée. « La chambre où le prévôt procède, continue-t-il, peut avoir vingt pas de longueur, sur dix-huit de largeur; elle est divisée au milieu par une barrière en bois : d’un côté sont le prévôt, l’assesseur, le greffier, l’accusé, son conseil, quelques fusiliers, un ou deux cavaliers, et quelques personnes que le prévôt veut bien y admettre ; 346 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 janvier 1790.) de l’autre côté Sont les spectateurs et quelques fusiliers. » Le sieür Seytres atteste encore qu’il a toujours éprouvé les plus grandes difficultés pour être admis dans le fort, quoiqu’il s’annonçât comme le conseil du sieür Ghompré, la sentinelle lui disant qtte sa consigne était de îie laisser entrer qu’ëhvirofi trente personnes. Ütie autre déclaration, faite par-devant notaire par deux particuliers, prouve des faits plus singuliers. * En bons citoyens, disent-ils, nous voulûmes nous assurer par nous-mêmes, le 16 décembre, Si les décrets de l’Assemblée nationale étaient exécutés. Nous trouvâmes cent cinquante personnes à la barrière. M. de BournissâC entra ; tout le monde le suivit, et asista à cette audience. » C’est la première dont parle le sieür Seytres : il ne s’agissait qüe de parapher des papiers ; il n’y avait point là de secret à révéler. « Le 18, nous revînmes ; cent personnes attendaient à la porte : mais la sentinelle répondit aux Uns que l’auditoire était plein ; aux autres, ue l’audience ne commençait qu’à midi. Un sol-at vint dire qu’on pouvait laisser encore entrer sept à huit personnes. Je fus de ce nombre, continue l’un des exposants, et je trouvai l’auditoire à demi vide : si, pendant la séance, la salle se remplit aux trois quarts, ce fut par des officiers et des soldats en pantalon et en bonnet de nuit. » L’autre exposant se rendit à la séance de l’après-dîner ; il fut refusé : mais un mot dit à l’oreille de la sentinelle lui permit d’entrer, lui troisième. La salle n’était remplie qu’au tiers. Pendant la séance, M. de Bournissac dit à l’assemblée « que s’il n’èntrait pas un plus grand nombre de personnes à Ses audiences, c’est que M. le commandant dü fort ne permettait l’entrée qu’à trente personnes au plus, et qu’il était subordonné à ses ordres. » Voilà, Messieurs, quelle est la publicité de la procédure prévôtale dans le fort Saint-Jean : si c’est là cette notoriété que vous avez voulu donner à l’instruction criminelle ; si c’est dans le donjon d’un fort, dans la chambré à coucher du juge, que doivent être rendus ces redoutables arrêts, qui intéressent la société entière, et qui ne devraient être prononcés que dans un temple ou sur des places publiques, le prévôt de Marseille peut alors se féliciter d’avoir exécuté vos décrets, d’avoir rendu publique une procédure, que personne cependant n’aura connue. Mais si tel ne peut être l’objet de la loi, la conduite du prévôt n’est plus dés lors qu’ttne dérision, et une telle publicité, qu’une indécente parodie. Enfin, Messieurs, une quatrième infraction qu’a commise le prévôt, non contre vos décrets, mais, ce que j’estime être encore plus coupable, contre vos principes, c’est d’avoir transféré trois des accusés dans l’île du château d’if, de les avoir punis par la relégation avant de les juger, et de leur avoir interdit, par le fait, les Secours de leurs conseils, que votre décret dü 8 octobre a Voulu leur assurer. Daüs sa lettre du 15 novembre à l’Assemblée nationale, le prévôt allègue que les prisonniers ont requis cette translation, mais il l’attribue lui-même à d’autres motifs. * La garnison, dit-il, n’était pas assez nombreuse pour fournir un excédant de sentinelles ; elle se trouvait vexée par la multiplicité des postes : les visites que recevaient ces trois prisonniers donnaient de justes inquiétudes sur l’assurance dü fort, menacé par des placards joür-ualiers, ut ce transport fut fait sur la demande du commandant. » Ce n’est, Messieurs, qu’a-près avoir donné ces frivoles et inexplicables prétextes, que le sieur de Bournissac parle, non d’uné requête des accusés , mais de leurs réquisitions : il s’est trompé dans sa lettre, comme on s’est trompé lorsqu’on l’a lue : vous jugerez vous-mêmes du degré de crédulité qu’il doit inspirer à cet égard. Et comment supposer que les accusés ont requis cette translation qui les séparait par uü bras de mer de leur conseil, de leurs familles? Ils n’ont cessé de la dénoncer comme un délit: ils se sont adressés à M. Dandré, commissaire, pour qüe leur traitement fût moins rigoureux. Il V a plus encore : ces malheureux prisonniers, ayant présenté requête le 12 décembre, aux fins qu’ils fussent transférés dans les prisons royales du palais de Marseille, leur requête n’a été répondue que le 21 ; et comme si vos nouvelles lois ne leur laissaient que l’alternative également funeste d’être enfermés dans une bastille ou détenus en charte privée, le prévôt a ordonné qu’ils seraient transférés dans le fort Saint-Nicolas. Le sieur Bournissac connaissait alors votre décret du 8 décembre. Vous aviez ordonné le transport des accusés dans les prisons ordinaires : mais telle n’est pas la volonté du prévôt; c’est dans des citadelles qu’il veut les placer. Ce n’est point encore assez : vous croyez, sans doute, que le prévôt a exécuté son ordonnance du 21 décembre : qüe vous connaissez mal ses projets ! Le conseil des accusés atteste, le 17 janvier, que les accusés sont encore au château d’If. C’est le sieür Martin, procureur à la sénéchaussée, qui écrit ; il parle tant pour lui que pour M. La-vabre, avocat de Marseille : « Nous sommes allés, dit-il, chez M. le prévôt ; il nous a répondu qu’on ne pouvait nous permettre la lecture de la procédure. il a ajouté que les accusés devaient être incessamment amenés du château d’If ; qu’on avait donné hier des ordres pour que cette translation eût lieu ce matin, mais que, le temps u’étant pas favorable, on avait révoqué cet ordre. Nous avons été obligés de nous réduire à demander le jour de cette translation pour nous rendre de nouveau au fort Saint-Jean ; il n’a pu nous l’indiquer, en nous disant que le temps la déterminerait. » Vous allez voir, Messieurs, que le prévôt n’est pas heureux dans le choix de ses prétextes. Tandis qu’il dit aux conseils des accusés que le temps ne permet pas d’aller au château d’îf, les bateliers de service à ce château déclarent « que le temps est très favorable pour aller et pour revenir : ce qui est si certain, disent-ils, que nous y sommes allés ce matin, et que nous en revenons dans ce moment. » Si c’est à la réquisition des accusés que le sieur de Bournissac a transféré les accusés dans une prison d’Etat, oü ne niera pas du moins que c’est malgré leurs réclamations, leurs requêtes, vos décrets et ses ordonnances, qü’il les y retient. Il était temps qu’un système compliqué d’oppression eût Un terme; et nous devons nous féliciter nous-mêmes que l’opinion publique, qui aurait pu gronder comme un orage, ne se soit fait entendre que par les supplications, les prières et les actions de grâce d’une ville entière, sur votre décret du 8 décembre. L’impatience de recevoir les lettres-patentes, attributives de la procédure à la sénéchaussée de Marseille, donna le signal d’un dernier élan de courage. Une adresse fut rédigée. Dans quelques heures, douze cents citoyens l’eurent signée. Oq [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 janvier 1790.] 347 trouve parmi eux huit membres du conseil, des prêtres, d’anciens militaires, des capitaines de navires, des avocats, des négociants, des fabricants, des artisans, des bourgeois, neuf lieutenants de la milice bourgeoise, et un capitaine. Yoici, Messieurs, cette adresse : « Les citoyens patriotes de la ville de Marseille, considérant que le bonheur du peuple français est dans les mains de ses représentants; que déjà les décrets émanés de leur sagesse et de leur patriotisme lui garantissent le bienfait inappréciable de la régénération publique; mais qu’il s’en rendrait indigne s’il ne manifestait pas hautement son adhésion, sa fidélité et son inébranlable attachement aux principes de l’Assemblée nationale; « Considérant que, s’il n’est aucun décret de cette auguste Assemblée qui n’excite les transports et l’admiration de tous les Français, les bons citoyens de Marseille lui doivent un tribut particulier de reconnaissance pour celui du 8 de ce mois, qui dépouille le prévôt des maréchaussées de Provence d’une attribution dont les méchants qui l’entourent ont cruellement abusé ; « Considérant que, depuis l’instant où ce prévôt fut appelé dans Marseille pour y donner un exemple nécessaire peut-être à la tranquillité publique, on a vu les véritables ennemis de cette tranquillité développer le système de leurs complots; que, sous prétexte de rétablir l’ordre, d’en punir les prétendus perturbateurs, on a défendu la cause de l’aristocratie; que tandis que ses coupables suppôts se permettent des discours sacrilèges, les bons citoyens, livrés à des délations secrètes, sont nuitamment enlevés du sein de leur famille, impitoyablement arrachés des bras de leurs épouses, de leurs enfants ou de leurs pères, et vont expier, dans lescacbots d’une forteresse ou d’une prison d’Etat, leur juste horreur pour les abus, leur désir d’une régénération nécessaire, leur respect pour l’Assemblée nationale, et surtout leur espoir en sa justice; « Considérant encore que le décret du 8 de ce mois, annoncé par les papiers publics, a porté dans cette ville la consolation et l’espérance ; que son exécution importe à la tranquillité publique autant qu’à la sûreté individuelle des citoyens, que cependant, malgré la notoriété de ce décret, le prévôt ne cesse d’instrumenter; qu’un membre du conseil, citoyen irréprochable; père de huit enfants, défenseur zélé des droits du peuple, a été saisi, arraché des bras de ses collègues, enlevé de la maison commune, et entraîné dans les cachots d’une citadelle; que vingt-deux décrets, dont l’application est déférée aü procureur du Roi de la prévôté, en lui laissant le choix de ses victimes, frappent tous les citoyens d’une proscription arbitraire; « Considérant enfin que, par une fatalité inconcevable, la ville de Marseille n’obtient jamais qu’une jouissance tardive des bienfaits de l’Assemblée nationale; qu’elle gémissait encore sous le joug des anciennes formes de l’instruction cri-ihinelle, lorsque le décret du 8 octobre, qui les proscrit, s’exécutait déjà dans tcut le royaume; que celui du 5 novembre, quoique pressant par son objet, ne fut envoyé qu’âprès plusieurs jours, et n’a été transcrit que le 20 dans les registres de la municipalité; que les fauteürs et les partisans de l’aristocratie se flattent hautement d'éluder l’exécution de celui du 8 de ce mois ; qu’ils intriguent pour la retarder, et se ménager ainsi le temps de consommer l’ouvrage de leur iniquité en immolant les victimes de leur haine : « Ont arrêté de porter à l’Assemblée nationale, par la présente adresse, l’hommage respectueux de leur reconnaissance, de leur fidélité, de leur adhésion à tous ses décrets, et de la supplier de vouloir bien ordonner la plus prompte exécution de celui qui, renvoyant la procédure prévôtale à des juges dont les vertus et les lumières ont obtenu depuis longtemps la confiance publique, rassure l’innocence, et peut seul établir un calme durable dans une ville importante, dont les divisions particulières ne servent déjà qué trop la cause des ennemis dé la nation. « Arrêtent, en outre, que la présente adresse sera envoyée à l’Assemblée nationale, avec prière aux députés de cette ville de la présenter, et d’appuyer les justes réclamations qu’elle contient. » Une adresse aussi respectueuse méritait sans doute l’honneur d’une procédure : le prévôt n’à point osé la prendre; mais le sieur MarsSel, procureur du Roi à la police, et assesseur prévôtàl, subrogé dans la procédure dü sieur Brëmond, se charge de le seconder. Cinq témoins ont été entendus, que déposent-ils? Deux disent seulement qu’ils ont vu du monde chez le sieur Mossy, libraire, et qu’ayant demandé ce que c’était, quelqu’un leur a répondu que l’on signait une adresse de remercîment à l’Assemblée nationale. Le troisième témoin dépose qu’il a vu entrer un particulier chez le sieur de Mossy; qü’il lui à paru qu’il ne savait pas signer, et qu’il a vü signer le commis dü sieUr de Mossy. Le quatrième parle du refus que deux personnes ont fait de signer. Le cinquième dit : qü’ayant voulu connaître ce que l’on faisait chez le sieür de Mossy, il n’a pu le savoir. 11 est évident qu’on ne pouvait rien conclure d’une procédure prise contre une adresse que le procureur dü Roi de la police dit ne pas connaître. Aussi a-t-il envoyé un certificat au iieu de l’information. On dirait que la destinée de toutes les procédures prévôtales est de rester inconnues. Les poursuites du procureur du Roi eurent cependant l’effet qü’on voulait en obtenir. Les signatures de l’adresse furent interrompues; mais bientôt cette petite victoire du prévôt se change en revers. Si des particuliers isolés craignent de succomber sous l’oppression, des corporations ont lé droit démontrer plus de courage. Dix-huit corporations, émules de zèle et de bien public, se sont successivement assemblées ; elles ont adhéré à l’adresse des citoyens, et leur patriotismei égalant l’oppression qu’elles éprouvent, plusieurs d’entré elles ont donné à la nation leurs contrats sur le trésor royal : la réunion de toutes ces offrandes forme une somme importante : la réunidn de tous ces suffrages forme les trois quarts de la population marseillaise. A cette éclatante et irrésistible dénonciation, qu’oppose le prévôt de Marseille? Trois certificats : celui du commandant du fort, celui d’un assesseur de son tribunal, celui de quelques adjoints, dont la plupart sont du nombre des capitaines de la milice bourgeoise. On a cité pour lui le conseil municipal; mais ce conseil même, tout mal organisé qu’il est, n’a fait aucune démarche, n’a pris aucune délibération dont le prévôt puisse tirer aucun avantage. S’il l’a prié de suspendre les procédures jusqü’à la publication de votre décret du 8 octobre, c’était, en lui rappelant son devoir, lui montrer qu’il ne le remplissait pas. S’il lui a demandé de déclarer pourquoi il ne tenait pas les audiences dans le palais de justice, n’était-ce pas lui faire connaître, par cette question, que le conseil ne soupçonnait 348 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 janvier 1790.] même pas la prétendue impossibilité que le prévôt prétend y trouver? Je vous ai montré que dans une autre occasion, l’adhésion que demandait le prévôt lui fut refusée. Enfin, on a cité la délibération du 31 décembre : Voici, Messieurs, quel en a été l’objet. M. de Gi-pière, membre de cette assemblée, ayant fait part au conseil de ce qu’il appelle dénonciations , il a été arrêté de la manière suivante : « Votre lettre du 28 novembre ayant été communiquée au conseil, il a été délibéré que, les dénonciations de M. de Mirabeau n’ayant eu lieu sans doute que sur des plaintes dont le conseil n’a pas été informé, il ne peut y prendre part. » « Ne croyez pas, Messieurs, que par cette délibération, le conseil ait voulu préjudicier aux droits des prisonniers ; il vient au contraire de reconnaître, par délibération expresse du 13 janvier, que son intention ne peut pas être de leur nuire. « Un membre du conseil ayant observé qu’il se pourrait faire que des gens mal intentionnés feignissent de trouver, dans la délibération prise hier, une détermination qui pût préjudicier aux droits des prisonniers détenus par décret du prévôt général et tous les autres décrétés, le conseil a unanimement déclaré que, d’après ses intentions exprimées dans la dernière délibération, on ne peut pas en inférer qu’il ait voulu parler de la procédure de M. le prévôt. « En effet, le conseil avait pris le jour précédent cet arrêté, que je n’ose ni louer, ni blâmer, jusqu’à ce! que des événements, peut-être très prochains, nous en aient fait connaître le but : « que l'Assemblée nationale serait suppliée d’inviter tous les Français qui ont quitté la patrie, à y rentrer : déclarant, dès à présent, qu’il met sous la sauvegarde de la nation, de la loi et du Roi, ceux qui, n’étant ni prévenus ni accusés légalement d’aucuns crimes, reviendront à Marseille, défendant à qui que ce soit de les insulter ou provoquer, leur promettant protection et sûreté, a la charge par eux de se conformer en tout aux lois. » « Or, Messieurs, [comment ceux qui se montraient si cléments envers une partie des Français, auraient-ils osé n’être intolérants que pour les membres de la même cité? Gomment ceux qui ne craignent pas d’ouvrir leurs portes à leurs ennemis, oseraient-ils proscrire leurs propres citoyens? « Nous serions-nous donc itrompés, messieurs, sur le prévôt? Vous allez en juger par unelettrede M. Dandré, commissaire du Roi, sous la date du 27 novembre : comme c’est à moi-même qu'elle a été écrite, j’aurais hésité de la rendre publique; mais on a voulu faire entendre que M. Dandré démentait les plaintes des accusés. Puis-je laisser contre eux un témoignage d’un si grand poids, lorsqu’il ne tient qu’à moi de montrer qu’un tel suffrage leur est favorable? « Je ne vous parle pas de la procédure, j’en ai écrit plusieurs fois aux ministres; j’ai dit au grand prévôt et à M. de Caraman que j’aurais voulu qu’on poursuivît uniquement l’affaire de l’incendie : je n’ai rien pu gagner. « Vous me parlez de la précipitation du prévôt : craignez plutôt que sa procédure soit interminable ; je l’ai envisagée ainsi, et j’attends avec impatience le décret de l’Assemblée sur la publicité de l’instruction, pour le faire mettre en usage dans cette singulière procédure, sur laquelle vous devez sentir que j’ai dit ici très publiquement mon avis. « J’ai fait encore une démarche infructueuse auprès du grand prévôt, pour faire élargir provisoirement des garçons du devoir qui furent arrêtés après le 19 a*oût, et contre lesquels M. de Caraman m’a dit qu’il n’y avait point de charges. Je prendrai le parti après-demain de faire un mémoire que j’enverrai au conseil du Roi : j’ai demandé, sans l’avoir obtenu, que l’on me donnât inspection sur ces procédures : que puis-je y faire? » Cette lettre, Messieurs, n’a pas besoin de commentaire pour être parfaitement entendue : elle indique une partie des obstacles qui, soit que le hasard les ait combinés, soit que des causes secrètes les ait préparés, augmentent et fortifient mes terreurs sur le sort d’une ville que je regarde comme une des clefs du royaume, et l’un des forts remparts du trône. Ce sont ces craintes, Messieurs, qui me font prendre des conclusions auxquelles, sans doute, les chefs d’occusation [que j’ai coarctés contre le prévôt ne vous auront point préparés. J’opine pour que votre décret du 8 octobre soit révoqué au chef qui regarde le prévôt de Marseille. Innocent ou coupable, agent direct des vexations qu’il exerce, ou passif instrument dé ceux qui le font agir, que m’importe, qu’importe au salut de l’État, de découvrir lequel de ces deux rôles le sieur Bournissac joue à Marseille? Je sépare ici sa cause d’une plus grande cause. Ce n’est pas un individu de plus qu’il s’agit de poursuivre ; ce sont les amis 1 de la liberté qu’il faut sauver à Marseille; c’est le succès de la révolution qu’il s’agit d’assurer. Mais, en opinant pour que cette partie du décret soit révoquée, je craindrais de vous offenser, si je doutais que le renvoi de la procédure à d’autres juges ne fût confirmé. Que le prévôt cesse de dire que cette attribution deviendra pour lui une injure. 11 a été pris à partie, il a été dénoncé; or, quel qu’en soit le succès, toute prise à partie fait descendre irrévocablement un juge de son tribunal. Eh! quelmagistrat voudrait juger ceux qui l’ont accusé? Est-il un homme assez pur sur la terre, qui, dans de telles circonstances, pût exercer un aussi dangereux pouvoir? Est-il accusé qui ne préférât la mort à la douleur d’avoir un tel juge? Déjà, Messieurs, d’après l’extrait de votre décret du 8 décembre, les accusés ont cru pouvoir résister au prévôt, qu’ils ont dû croire plus coupable qu’eux. « Quoi ! c’est vous qui m’interrogez! » lui a dit le sieur Brémond; préparez-vous à répondre vous-même. Vous m'accusez d’un patriotisme qui m’honore, et l’Assemblée nationale vous a déclaré prévenu du crime de lèse-nation. » Si, malgré les suites d’un tel combat entre le juge et les parties; si, malgré la chaîne menaçante des événements que je vous ai dévoilés, quelques personnes pouvaient penser que le prévôt de Marseille doit conserver sa procédure, je leur dirais : Et quoi ! faut-il encore, pour que les plaintes des malheureux soient écoutées, former une coalition monstrueuse entre l’intrigue et la probité, le crédit et l’éloquence? Faut-il n’obtenir les succès les plus mérités qu’en caressant la toute-puissance dédaigneuse des protecteurs, en ameutant cette foule d’intermédiaires qui s’était effrontément placée entre les opprimés et la loi, entre les oppresseurs et le redressement de l’oppression ? Faut-il encore que la vertu ne soit absoute que comme le crime arrachait jadis une grâce? Qu’alors on cesse de m’entendre ! Que le prévôt consomme et ses vengeances personnelles et celles qui lui sont inspirées ! Les victimes n’ont point de protecteurs ; des millionnaires, des cour- 349 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. . [27 janvier 1790.] tisans, des ministres les commandent ; elles n’ont pour appui que leur innocence et vos décrets. Faut il encore que les gens en place, que les favoris de la fortune soient regardés comme les plus vertueux, comme les plus éclairés des hommes ? Qu’alors on cesse d’écouter mes plaintes ! Les prisonniers du sieur de Bournissac ont pour eux;les corporations de Marseille : ce n’est là, dans l’ancien langage, que cent mille inconnus (1). Ils ont été nommés conseillers de ville par les assemblées de districts : ces suffrages ne prouvent que la confiance du peuple; ce mestpas ainsi que les gens, comme il faut, l’auraient placée. Les anciens échevins et quelques négociants du premier ordre, accusent, dit-on, les prisionniers du sieur de Bournissac : comment ces derniers ne seraient-ils pas condamnés ? Faut-il maintenir dans leur entier, jusqu’au parfait établissement de l’ordre nouveau, les anciens usages du despotisme ? Faut-il que les principes, qu'il était si périlleux de professer il y a dix mois, soient jugés d’après l’ancienne police, qui n’était que le code du crime ? Qu’alors on cesse de m’écouter et que le prévôt de Marseille fasse dresser ses échafauds !.... Tous les accusés sont coupables : ils ont parlé sans respect des Lamoignon, desBarentin, des Villedeuil,des Lambesc : ils ont manifesté des craintes pour l’Assemblée nationale lorsque des troupes l’environnaient, lorsque Paris éprouvait les premières convulsions de la liberté naissante ; ils ont osé parler de liberté, ils ont bravé l’autorité arbitraire et ses barbares suppôts : ils sont coupables ! Enfin, Messieurs, faut-il que les mémoires que nous avons reçus des prisonniers du sieur de Bournissac soient leurs dernières paroles, leur testament de mort ? Faut-il que la révolution, quoique préparée au foyer des lumières et des besoins, ne puisse être consommée sans que des milliers de martyrs périssent pour elle, sans que l’effusion de leur généreux sang tourne en délire le ressentiment actuel des villes et des campagnes contre les anciennes oppressions? Laissez alors le prévôt suivre sans obstacles, comme sans remords, son système d’assassinats ! “Bientôt, dans une ville qui n’aura plus de citoyens, qui n’aura que des esclaves, le père dira d’une voix tremblante à son fils : « Vois-tu cet « échafaud ? G est celui des citoyens qui osèrent « parler en faveur de la liberté : apprends à souf-« frir ; mais échappe au supplice. » Le vieillard timide dira à celui qui oserait compter sur la générosité d’un peuple qu’il voudrait défendre : « Malheureux ! vois ces poteaux ; celui qui y fut « flétri, quatre-vingt mille de ses concitoyens le « regardèrent comme innocent, et il succomba. « Laissez, laissez périr à son tour une patrie qui t laisse ainsi périr la vertu. » Je me trompe : bientôt aussi les victimes du prévôt trouveront des vengeurs ; bientôt la nation entière, humiliée et encore plus indignée de tant d’horreurs, détruira tout à la fois ces scandaleux monuments d’une jurisprudence discordante, qui avilissaient notre ancienne constitution ; et si, pour avoir abandonné l’innocence, l’humanité vous condamne ; si vous devenez des objets d’effroi pour la génération présente ; si vous n’offrez (1) On ne trouve parmi les accusés que des négociants du second ordre, cinq avocats, un conseiller de l’amirauté. Que sont ces hommes là à côté de leurs accusateurs ? Ont-ils jamais eu un intendant à leur table ? Etaient-ils ici comptés pour quelque chose ? (Note de Mirabeau.) aux étrangers, cette postérité vivante, que la plus escarpée, que la plus sombre des routes de la liberté, au milieu de tant de désastres, une consolation vous reste : la politique, et j’en frémis, l’impitoyable politique saura du moins vous absoudre. Je conclus à ce qu’il soit arrêté que le décret du 8 décembre soit confirmé ; qu’au moyen de ce, toutes les procédures instruites depuis le 19 du mois d’août dernier, dans la ville de Marseille, seront renvoyées, soit à la sénéchaussée de cette ville, pour y être jugées en dernier report, soit au prévôt général le plus voisin, lequel prendra ses assesseurs dans ladite sénéchaussée ; et cependant, que le décret du 8 décembre sera révoqué au chef portant le renvoi du sieur de Bournissac, prévôt général de Provence, et le sieur Laget, son procureur du Roi au Châtelet ; qu’en outre , les citoyens décrétés par le prévôt, soit qu’ils aient été saisis, soit qu’ils ne l’aient pas été, pourront être admis, nonobstant lesdits décrets, aux nouvelles charges municipales, à l’exception des accusés pris en flagrant délit le 19 août, et qu’à cet effet, les prisonniers, autres que ces derniers, seront élargis ; qu’enfin, l’Assemblée tenante, il sera fait une députation au Roi pour supplier 8a Majesté d’accorder incessamment les lettres-patentes exécutoires du présent décret. M. l’abbé Maury demande la parole. Voix nombreuses . L’ajournement à la séance de jeudi soir. L’ajournement est mis aux voix et prononcé. M. le Président lève la séance après avoir indiqué celle de demain pour neuf heures du matin . ASSEMBLÉE NATIONALE. PRÉSIDENCE DE M. TARGET. Séance du mercredi 2" janvier 1790 (1). M. Darrère de "Vleu*ae, l'un de MM. les secrétaires, donne lecture du procès-verbal de la séance d’hier. M. Leleu de La 'Ville-Aux-Bois demande une modification daus le décret concernant le département du Soissonnais et du Vermandois, où il est dit que la première assemblée de département se tiendra à Ghauny. 11 pense que l’Assemblée nationale n’a eu qu’un but, c’est de permettre aux électeurs, réunis dans une ville neutre, de décider, sans subir les influences locales, si le chef-lieu du département sera fixé à Laon ou à Soissons, sauf à se réunir ensuite au chef-lieu. M. Rabaud de Saint-Etienne appuie cette réclamation. M. le Président consulte l’Assemblée qui décide que les électeurs se réuniront à Ghauny pour déterminer seulement quelle ville, de Laon ou de Soissons, sera chef-lieu de département. (1) Cette séance est incomplète au Moniteur.