548 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 juin 1790.J Toiles de Nankin, 12 sols par pièce de 4 à 5 aunes. Celles d’un aunage supérieur, comme toiles de coton unies. Mousseline unie, rayée ou quadrillée, cinq pour cent de la valeur, et 200 liv. par quintal. Mousseline brodée, cinq pour cent de la valeur, et 300 liv. par quintal. Denrées des îles de France et de Bourbon , accompagnées des certificats d'origine donnés par les administrateurs desdites colonies. Art. 6. Sucre brut, comme sucre de Cayenne. Café, comme café de la Martinique. Indigo, canelle, girofle et muscade, comme ceux des colonies. Art. 7. Marchandises non dénommées dans le présent tarif, soumises à l’entrée, aux droits et prohibitions portées par le tarif général. Marchandises déclarées pour l'étranger . Art. 8. Coton en laine et en graine, les droits du tarif général. Toiles de coton unies, 3 pour cent de la valeur. Basin, linge de table, mouchoirs et mousselines, 5 pour cent de la valeur. Toile de Nankin, 6 sols par pièce de 4 à 5 aunes. Celles d’un aunage supérieur comme toiles de coton unies. Toiles rayées et à carreaux et guinées bleues, cinq pour cent de la valeur. Marchandises et denrées non comprises dans le présent article, et dans les articles 1, 2, 3 et 4, déclarées pour l’étranger, exemptes. Marchandises déclarées pour le commerce d'Afrique. Art. 9. Toiles rayées et à carreaux et guinées bleues, exemptes, à la charge de suivre leur destination. Toiles de coton unies, destinées à l’impression pour être employées au même commerce, payeront trois pour cent de la valeur à la sortie de l’entrepôt, sauf la restitution dudit droit, lorsqu’il sera justifié que ces toiles, après avoir été imprimées, auront été embarquées pour la côte d’Afrique. M. le Président. Plusieurs orateurs demandent à être entendus. M. Paul Nairac a la parole dans l’ordre des inscriptions. M. Paul Nairac, député de Bordeaux (1). Messieurs, vous avez décrété, le 3 avril, que le commerce au delà du Cap de Bonne-Espérance était libre. J’ose penser que rien ne sera moins libre que ce commerce, si vous l’assujettissez à ces formalités rigoureuses et à ces droits excessifs que votre comité d’agriculture et de commerce vous propose, dans la vue d’assurer la perception des droits nécessaires et de favoriser certaines manufactures du royaume. Je sais bien, Messieurs, que la liberté du commerce n’est pas une faculté accordée aux négociants de faire ce (1) Le Moniteur ne donne qu’un sommaire du discours de M. Paul Nairac. qu'ils veulent, que ce serait bien plutôt la servitude; que ce qui gêne le commerçant, ne gêne pas le commerce; mais je sais aussi que le régime fiscal est ennemi du commerce; que les précautions, les peines, qui ne dérivent pas de la nécessité, sont tyranniques, et qu’il est contre les principes d’une bonne administration que les opérations du commerce soient soumises à des formes difficiles, longues, dispendieuses, et par cela même destructives de l’industrie. Je sais que s’il est nécessaire d’assurer, par des formalités indispensables, la perception des droits, de prévenir la fraude, de garantir nos manufactures de la concurrence des manufactures étrangères , ces formalités doivent cependant être simples, modérées, expéditives, elles doivent éviter de détruire ce que l’on veut édifier. Si le commerce de l’Inde est utile, comme je le crois, parce qu’il est fondé sur des besoins réels et sur des besoins de luxe, s’il est une occasion pour nous de faire un plus grand commerce, s’il peut contribuer à augmenter nos richesses et notre puissance, il exige de la liberté et même des encouragements ; il ne doit point être assujetti à des droits qui puissent le rendre impossible, qui appellent la contrebande dans le royaume, à des restrictions en faveur de nos manufactures, dont elles ne puissent retirer aucun avantage. Sans contredit, Messieurs, il faut accueillir, encourager les manufactures dans un grand royaume comme la France ; mais il faut soigneusement éviter de se méprendre dans les moyens. Il faut éviter de paralyser une branche de commerce importante, d’affliger et de dégoûter ceux qui mettent leur industrie à la rendre plus importante encore, d’accorder des préférences à quelques villes à cause de quelques manufactures. Il faut savoir tout concilier; il faut avoir à la fois des manufactures florissantes et un grand commerce extérieur, et ne pas abandonner aux autres nations un commerce de plus de 60 millions que nous pouvons ajouter à celui que nous faisons déjà. Jetez les yeux sur l’Angleterre: son commerce de l’Inde est immense. Il produit annuellement plus de 80 millions de retours. Il fournit presque toutes les nations de l’Europe; il fournit à ses propres besoins, et cependant les manufactures n’y languissent pas. On ne connaît rien de plus florissant, rien de plus parfait que les manufactures de coton de Manchester. Le traité de commerce les favorise ; mais elles étaient très brillantes avant ce traité, les immenses retours de l’Inde ne les avaient pas réduites à l’inaction. Vous me parlez de l’immense population de la France; vous me dites qu’elle a beaucoup de bras à employer, beaucoup de productions à offrir à l’industrie, je le sais, et je pense comme vous; mais comme l’effet du commerce est de revêtir un corps politique de toute la force qu’il est capable de recevoir, ce n’est qu’en étendant votre commerce extérieur que vous y parviendrez. Si votre commerce intérieur ne peut pas employer tous les bras oisifs, le commerce extérieur y suppléera. S’il n’a pas besoin d’y suppléer; si les manufactures suffisent à ce grand œuvre, le commerce extérieur appellera des bras étrangers ; et, par la force de ces deux leviers, vous élèverez la France au plus haut degré de richesse, de population et de puissance. Evitons donc, Messieurs, les systèmes qui n’embrassent qu’un seul objet, et qui tendent par là même à resserrer les limites de notre commerce. Que l’on consulte l’histoire des anciens peuples commerçants, et l’on y verra que ceux chez les- [Assemblée nationale.] quels on tenait les principaux marchés, et surtout ceux des marchandises de luxe, ont été les plus florissants et les plus riches. L'influence de la liberté s’étendra d’ailleurs sur ce vaste empire. Notre agriculture va devenir florissante, ses productions se multiplieront; elles offriront plus de matières à l’industrie et aux arts; elles rendront les échanges plus nécessaires, et c’est à nous, Messieurs, à creuser d’avance les canaux par lesquels ces sources de richesse et de puissance doivent couler. Il n’est point ici question, au surplus, d’un nouvel ordre de choses; d’introduire en France des marchandises qui y soient inconnues, d’y exciter des goûts pour des objets qui n’ont pas encore été offerts à nos besoins ou à notre luxe, et d’arrêter, par là, le succès de nos manufactures. Le commerce de l’Inde subsiste depuis cent vingt ans, et depuis cent vingt ans les manufactures de coton ont reçu des accroissements infiniment plus rapides, infiniment plus considérables que le commerce de l’Inde; ce qui prouve qu’il n’est pas nuisible et encore moins destructeur de ces manufactures : et que l’on ne s’abuse point, lorsque les habitudes sont formées, lorsque les marchandises de l’Inde sont devenues nécessaires à nos besoins réels et à nos besoins de luxe; ce n’est pas des entraves, par des droits équivalents à une prohibition que l’on peut en empêcher la consommation. On éveille tout au plus, par ce moyen, la contrebande; on excite les introductions frauduleuses, et l’on place le négociant français entre des concurrents étrangers qui peuvent vendre à plus bas prix que lui, et des consommateurs nationaux qui ne veulent pas acheter plus cher. D’où il résultera, Messieurs, que notre commerce de l’Inde ne pourra plus se soutenir, et que celui des étrangers s’accroîtra de la perte du nôtre. Aussi, Messieurs, avant de vous proposer d’assujettir le commerce de l’Inde à tant de formalités et de le surcharger de droits aussi excessifs, je crois que votre comité aurait dû vous faire connaître : 1° s’il avait calculé l’influence de ce commerce sur nos manufactures ; 2° s’il était assuré que nos manufactures pussent parvenir au degré de perfection nécessaire pour remplacer les mousselines et les toiles de l’Inde ; 3° quel temps ü fallait accorder pour commencer ce remplacement ou pour l’effectuer en entier; 4° si le prix de notre main-d’œuvre, si les matières premières, si notre climat ne seraient pas un obstacle éternel à cette perfection nécessaire dans la fabrication des mousselines et autres toiles de coton ; si leur prix pouvait être réglé à un prix équivalent à celui qu’elles valent chez les autres nations de l’Europe qui. commercent dans l’Inde, et par conséquent à celui auquel la contrebande pourra les introduire dans le royaume ; 5° si lorsque l’importation des cotons en laine de nos colonies, dont la valeur n’excède pas douze millions de livres par an, ne suffit pas déjà à l’entretien de nos manufactures de coton, on est sûr de trouver en Europe des matières premières en quantité suffisante pour une nouvelle fabrication de 30 à 40 millions par an, nécessaire au remplacement de toutes les toiles et mousselines des Indes; 6° si, comme je le crois démontré, l’Europe ne reçoit pas assez de coton des colonies et du Levant, pour alimenter ses manufactures anciennes et nouvelles, il est possible, sans recourir aux marchandises fabriquées dans l’Inde, de pourvoir à tous les besoins réels et de luxe; 7° s’il n’est pas d’autre moyen d’encourager nos manufactures de coton que celui d’éteindre, dans sa naissance, une branche de com-[28 juin 1790.] 54g merce maritime, tellement importante, qu’elle doit nécessairement faire entrer en France une partie de ces richesses qui élèvent si haut la puissance de l’Angleterre, richesses assurées pour nous, parce qu’elles seront la suite nécessaire d’un commerce libre, exercé par des hommes industrieux, économes, accoutumés à vaincre les obstacles, et dont les efforts renverseront un jour ces compagnies fondées sur le monopole. Je demande encore si votre comité a calculé les progrès successifs du commerce de l’Inde, et ce qu’il est possible qu’il ajoute un jour à la balance de notre commerce; ce que la position de la ville de Marseille peut lui donner d’étendue, en devenant, pour le Levant, le marché général des marchandises de l’Inde, comme Venise l’avait été avant la découverte du cap de Bonne-Espérance ; 8° enfin, si, pour favoriser les manufactures de coton, on ne nuit pas à notre navigation, à notre navigation, à nos productions et à nos autres manufactures, en restreignant tellement le commerce de l’Inde, que nos draps, nos raz-de-castor, nos étamines, nos toiles à voiles, nos fers, nos vins, nos eaux-de-vie, les glaces, les verres et une infinité d’objets de luxe, ne soient privés d’une consommation que le commerce libre doit étendre, et dont les bénéfices des manufactures de toiles de coton n’offriront pas la compensation. Si notre comité n’a pas fait ces calculs ; s’il n’a envisagé la question du commerce de l’Inde que dans ses seuls rapports avec sa manufacture de coton, je dis, Messieurs, qu’il s’est trompé, que ses vues ne sont pas assez étendues, et qu’elles ne suffisent pas à beaucoup près pour vous faire prononcer l’espèce d’interdiction qu’il vous propose. On ne devait jamais perdre de vue les principes généraux, lorsqu’on a traité cette question importante, ni chercher à la faire décider par des exceptions particulières. Ces manufactures de coton ne sont pas les seules dignes de nos regards; et s’il était vrai que leur activité pût être un peu troublée par les marchandises de l’Inde, cette activité peut se retrouver autant et plus dans d’autres branches de commerce. N’est-il pas d’ailleurs un principe de commerce certain, c’est que la quantité excessive de ce qu’un pays agriculteur et commerçant peut recevoir produit la quantité excessive de ce qu’il peut envoyer à sou tour? Les choses seront en équilibre, comme si l’importation et l’exportation étaient modérées. Cette espèce d’enflure produira à l’État mille avantages. Il y aura plus de consommations, plus de choses superflues, plus d’hommes à employer, plus de moyens d’acquérir de la puissance. A ce principe, on pourrait joindre une observation qui est applicable à toutes les manufactures du royaume, et qui semble prouver, à leur l’égard, l’utilité du commerce de l’Inde. L’effet de la découverte de l’Amérique fut de lier à l’Europe l’Asie. L’Amérique fournit les métaux, dont l’Europe fait la matière principale de son commerce avec l’Inde. Ces métaux ne sont eux-mêmes que les produits de notre agriculture et de notre industrie. N’ayant point de commerce avec l’Inde, nous n’emploierons plus de métaux, et en n’employant plus de métaux, nous n’aurons plus de marchandises à échanger en Amérique ; et nos manufactures perdront, lorsqu’on se persuade qu’elles pourront gagner : ainsi dans un grand Empire comme la France, où tout se tient et forme, pour les individus, une chaîne universelle, où l’équilibre doit y être maintenu par Iq contre-poids, la chaîne sera rompue, l’équilibre ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 550 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 juin 1790.] cessera, tout sera renversé, car tout est lié dans le commerce comme dans le monde physique. Le comité s’est donc écarté, Messieurs, des principes qui régissent le commerce, lorsqu’il vous a professé de vous appesantir sur celui de l’Inde, et de le charger de chaînes pour favoriser les seules manufactures de coton. Si vous adoptiez son système, vous anéantiriez le commerce ; et j’ose croire que vous feriez une grande faute ; car vous ne pouvez point avoir encore de garant du succès des manufactures auxquelles on vous propose de le sacrifier. Il est des Etats qui n’ont point d’établissements dans l’Inde, et qui ont le plus grand intérêt d’élever, dans leur sein, des manufactures capables de les délivrer du tribut qu’ils sont forcés de payer aux autres nations. lis en ont vainement tenté l’établissement. Les efforts de l’Angleterre n’ont pas eu plus de succès, et l’on a vu ceux du même genre échouer à Rouen. La Suisse, favorisée par le bas prix de la main-d’œuvre, n’est pas parvenue à ce degré de supériorité qu’il faut atteindre pour prétendre au remplacement des mousselines de l’Inde. Il est des avantages réservés à chaque pays, et dont la nature a fait une sage distribution ; c’est en vain qu’on cherche à la contredire dans sa marche. L’Indien doit à son climat, à ses matières premières, à sa frugalité, à sa constance dans l’état de ses pères, à une main-d’œuvre payée trois ou quatre sous par jour, la perfection de ses filatures, les belles productions de ses métiers, et l’avantage de pouvoir les vendre à très bas prix. Le Français doit à son activité, à son intelligence, à son goût pour les arts, aux modèles qu’ils lui offrent et aux dispositions d’un peuple toujours prêt à les encourager, ces talents utiles et agréables que l’on veut imiter, et que l’on n’acquiert point ailleurs. En France, on possède une teinture écarlate, une manufacture de tapisseries des Gobelins, que toutes les rivalités n’ont pu atteindre. Il est donc indispensable que chaque peuple soit livré à la direction la plus naturelle de son génie et de ses talents ; que l’on fasse des mousselines dans l’Inde, et que l’on ne sacrifie point en France aux essais incertains de l’imitation une branche aussi importante du commerce. Colbert a créé les manufactures en France. On lui a reproché de les avoir trop favorisées et de leur avoir sacrifié l’agriculture. Ces reproches appartiennent heureusement à des temps d’ignorance ; il appartient au nôtre de louer ses vues et de les suivre. Ce Colbert, père des manufactures, l’était aussi de la compagnie des Indes. Il désirait le succès des manufactures de tous les genres, et ne craignit point cependant de nuire à celles de coton, en les exposant à la concurrence des marchandises de l’Inde. Ces manufactures ont prospéré; le commerce de l’Inde a été souvent anéanti : le sorties progrès de ces manufactures ont donc été indépendants du commerce de l’Inde. Ce fait est si positif, Messieurs, que, si le traitéde commerce avec l’Angleterre n’avait eu pour base que l’introduction, dans le royaume, des marchandises de l’Inde, toutes nos manufactures seraient à présent ce qu’elles étaient avant ce traité, parce que les toiles de coton de la compagnie anglaise n’auraient remplacé que d’autres toiles de coton, venues directement par notre commerce ; que des toiles n’auraient excité aucun goût nouveau, et que leur consommation aurait été toujours en raison des besoins réels. Ce serait donc sans succès que l’on enchaînerait le commerce de l’Inde ; qu’on l’accablerait de droits équivalents à une prohibition, dans l’espérance de rétablir et même de faire prospérer nos manufactures de coton. Il est bien plus sûr de tendre à ce but par des encouragements. L’Angleterre ne connaît que ce moyen ; il est de notre sagesse, comme de notre intérêt, d’imiier son exemple. C’est ainsi que l’on excite l’émulation, que l’on double, que l’on triple son industrie. Ce n’est point par des prohibitions qu’on l’encourage, car empêcher un laboureur d’amender son champ, parce que le champ d’un autre laboureur manque d’engrais, c’est condamner les deux champs à la stérilité. Un honorable membre a déjà proposé d’employer en encouragement pour les manufactures cle coton le produit de l’induit de cinq pour cent. Cette proposition doit être adoptée ; mais je crois devoir ajouter ici qu’un encouragement plus nécessaire pour nos manufactures, c’est la suppression des franchises de Bayonne et de Dunkerque. Elles nuisent infiniment à notre industrie. Les colonies et l’intérieur du royaume sont inondés, par ces deux ports, de marchandises étrangères. Il vaut certainement mieux détruire de pareils abus que de faire le sacrifice du commerce de l’Inde. Mais en conservant ce commerce de l’Inde, il faut bien se garder de penser qu’il puisse exister avec les exceptions, les formalités, les droits excessifs, dont votre comité le surcharge. Je m’élève surtout, de toute ma force, contre la proposition de faire tous les retours exclusivement dans le port de Lorient. Je la crois contraire à votre décret du 3 avril, à la propriété du négociant et à l’intérêt public. Votre comité soutient son opinion en vous disant, Messieurs, que cette disposition n’est gênante que pour les armateurs, qu’elle leur est d’ailleurs utile ; que, sans elle, il est impossible d’assurer, par un autre moyen, la perception des droits, parce que la plupart de nos ports offrent des facilités aux versements frauduleux des marchandises, ce que celui de Lorient empêche, à cause de l’île de Groais, où il y a un poste d’employés. Ces inconvénients fussent-ils réels, Messieurs, il y en aurait un plus grand encore à faire revivre le privilège des villes, et à ne faire que des dispositions qui seraient gênantes pour le commerce des autres ports. Que l’on n’oublie jamais que, sans liberté et protection, le commerce ne peut subsister. Il suit tous les lieux où on l’opprime. Si votre comité prouve que cette disposition tient à l’intérêt public, je me range à son avis ; mais je vois ici le contraire. L’intérêt public ne veut jamais que l’on assujettisse, deux fois par an, les négociants d’un autre port de quitter, sans nécessité, leurs affaires. L’intérêt public ne gagne pas à un déplacement qui dérange le cours des affaires du négociant, qui le constitue dans une perte de temps, dans des dépenses qui diminuent les avantages de son commerce, ou qui tendent à l’avantage exclusif d’une seule ville. L’intérêt publie n’exige pas qu’un navire armé à Bordeaux, aille déposer son chargement à Lorient; qu’il fasse ensuite un second armement, et soit exposé, en pure perte, à de nouveaux frais, à de nouveaux risques pour rentrer dans le port de Bordeaux. L’intérêt public n’exige pas qu’un négociant, pressé par ses engagements de réaliser tout de suite le prix de ses marchandises, doive être assujetti d’attendre deux époques fixes, de six mois, dans chaque année, pour en faire la vente. L’intérêt public ne trouve aucun avantage à gêner les opérations du négociant, à se croire plus éclairé que lui sur ses pro- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 juin 1790.] 55 1 près intérêts, à supposer qu’une vente publique lui est plus utile qu’un vente privée. Je doute qu’il convienne à des législateurs d'entrer dans le secret des opérations du commerce, ni de régler, par une loi générale, ses transactions particulières. Sans doute, comme je l’ai déjà observé, Messieurs, il est nécessaire de soumettre les négociants et le commerce à une police ; mais cette police a des bornes, et, sous prétexte du bon ordre, elle ne doit pas tyranniser le négociant. Vous établirez des droits sur le commerce de l’Inde, il faut qu’il soient exactement acquittés. Vous voudrez proscrire la fraude, il faut qu’elle soit proscrite. Vous voudrez que vos négociants respectent les propriétés, la liberté, le commerce des autres peuples, qu’ils ne se permettent rien qui puisse troubler la bonne harmonie. Vous voudrez que la bonne foi soit l’âme du commerce, qu’elle distingue partout le nom français :rien de plus juste, rien de plus digne de votre sagesse. Mais, Messieurs, lorsque vous avez dit que le commerce au delà du cap de Bonne-Espérance est libre, que vous aurez dit aux négociants : Armez vos vaisseaux, répandez les fruits de notre industrie, déployez sur toutes les mers l’étendard de notre liberté, et ouvrez de nouvelles sour ces de richesses et de puissance à votre patrie... Direz-vous ensuite à ces négociants : Vous avez satisfait à ce que la nation désirait de vous, et vous aviez lieu de compter de jouir en liberté du fruit de vos travaux ; mais un nouvel ordre de choses se présente : votre commerce n’est plus libre; ployez en rentrant dans nos ports cet étendard de la liberté, que nous vous avons engagé d’aller exposer aux regards de tous les peuples, et pliez ici sous le joug des lois fiscales : on nous a dit que le négociant français n’était pas citoyen, que c’était un étranger au milieu de la nation, qu’il fallait l’assujettir par des formes rigoureuses, par des retardements dans ses opérations et par des dégoûts. Est-ce là de la liberté, Messieurs ? est-ce ainsi que vous avez voulu l’établir? Pensez-vous qu'elle puisse naître, se propager , et que, sous un pareil joug, le commerce puisse prospérer? Mais on vous a prévenus qu’il était nécessaire que les retours des Indes fussent tous faits par le ort de Lorient pour assurer la perception des roits; que dans les autres ports il était mille moyens de s’y soustraire, impossible de prévenir les versements frauduleux. Impossible!... Non, il n’est pas plus impossible de prévenir ces versements frauduleux dans le commerce de l’Inde que dans tous les autres commerces maritimes; car faites bien attention, Messieurs, que si l’opinion de votre comité était fondée, il s’ensuivrait que, pour assurer la perception de tous les droits, il faudrait assujettir aussi tous les navires revenant de l’Amérique, tous ceux du Nord et du Sud, qui abordent en France, à se rendre dans un seul port; car il est aussi facile de supposer des versements frauduleux par cette voie, que celle du commerce de l’Inde. Le moyen d’empêcher les uns, servira à empêcher les autres, et plus sûrement que le port de Groais ne saurait le faire car je vous atteste, Messieurs, que ce poste est le plus favorable du royaume aux versements frauduleux. Il est occupé' par des hommes qui veillent sans cesse sur les signaux de la mer, et qui volent au devant des navires qui paraissent sur la côte, pour en enlever les marchandises que l’on veut soustraire aux droits du roi ou aux recherches d’un armateur (1). On peut, après cela, vanter la garantie du poste de Groais, contre les versements frauduleux. Vous saurez, Messieurs, apprécier cette garantie, et vous ne la regarderez pas comme suffisante pour vous déterminer d’ordonner que les retours de l’Inde soient exclusivement à Lorient dans la vue d’assurer le recouvrement des droits. Il est des moyens plus sûrs pour y parvenir. On pourra les faire connaître à votre comité. Ces moyens se concilieront avec l’intérêt public, avec l’intérêt particulier du commerce, sans rétablir les privilèges, sans créer des entraves, et sans s’écarter de la protection, et de la liberté nécessaire, due et réclamée par le commerce. C’est dans ces principes que j’ai dressé le projet de décret que je vais avoir l’honneur de vous proposer. Projet de décret pour l’Inde. Art. 1er. Les armements pour le commerce au-delà du Gap de Bonne-Espérance pourront se faire dans tous les ports de France, ouverts au commerce des îles françaises de l’Amérique. Iis jouiront des mêmes immunités. Art. 2. Les fers en barres et en verges, les aciers, les plombs, les cuivres bruts et ouvrés, les ancres et grapins, tirés de l’étranger pour le commerce au delà du cap de Bonne-Espérance, recevront le remboursement des droits auxquels ils auront été assujettis à l’entrée, en justifiant de leur embarquement pour ladite destination. Art. 3. Il sera permis de faire venir de l’étranger de la poudre à tirer, nécessaire auxdits armements, à la charge de payer un droit de 5 0/0, et de l’entreposer jusqu’à l’embarquement sous la clef du fermier. Art. 4. Les retours et désarmements des vaisseaux dudit commerce pourront se faire dans tous les ports de France indistinctement, de la même manière que les retours des colonies de l’Amérique. Art. 5. Pour prévenir les versements frauduleux dans les ports et rivières, de marchandises de l’Inde, le comité d’agriculture et de commerce se concertera avec les chambres de commerce des ports du royaume, des employés de la régie des fermes, afin de déterminer la manière la plus simple, la plus sûre, de prévenir lesdits versements frauduleux, et de la rendre compatible avec sa (1) La Compagnie des Indes et le commerce particulier n’accordent point aux capitaines et officiers des navires la permission de rapporter des marchandises de l’Inde pour leur compte ; et malgré tous les engagements auxquels on les assujettit à cet égard, et les précautions que l’on prend au retour pour les en empêcher, on peut être assuré qu’il n’est pas de navire qui, l’un dans l’autre, ne rapporte pour quatre à cinq cent mille livres de marchandises non permises, et dont l’île de Groais favorise le débarquement frauduleux. Les navires restent assez ordinairement deux à trois jours avant d’entrer dans le port de Lorient : c’est dans cet intervalle souvent prolongé à dessein, que l’on débarque des marchandises que l’on introduit ensuite clandestinement dans la ville de Lorient. Cette introduction est tellement vraie, et en même temps si considérable, qu’il n’est aucun magasin à Lorient où l’on n’offre en vente pour des sommes majeures de marchandises de pacotille. J’estime qu’année commune, ces versements frauduleux font perdre au Trésor public près d’un million de droits. 552 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 juin 1790.] liberté, et la célérité qu’exigent les opérations de commerce. Art. 6. Les capitaines de navires seront tenus de déclarer, dans les 24 heures après leur arrivée, la quantité et l’espèce de marchandises dont leurs navires se trouveraient chargés, d’indiquer les marques, les numéros les adresses des balles, ballots, caisses et futailles. Art. 7. Le propriétaire ou le consignataire des marchandises sera obligé de représenter, dans huitaine après la déclaration du capitaine, au préposé de la régie générale, les factures originales desdites marchandises, et d’en remettre des copies certifiées par lui conformes aux originaux, sans être tenu néanmoins d’y faire mention de leur prix d’achat, lesdites factures ne devant servir qu’à constater les quantités et espèces, pour les assujettir aux droits du tarif et aux formalités qui seront-ci après désignés. Art. 8. Le propriétaire, ou le consignataire des marchandises feront deux déclarations : l’une des marchandises qu’ils voudront mettre en entrepôt sous la clef du fermier, en exemption de droit ; l’autre de celles qu’ils voudront livrer à la consommation du royaume en payement des droits, et qui, par cela même, ne seront point sujettes à l’entrepôt. A l’égard de toutes les toiles bleues et toiles propres au commerce d’Afrique, elles seront nécessairement sujettes à l’entrepôt, et ne pourront en sortir que pour ladite destination, ou pour être exportées dans l’étranger. Art. 9. Pour concilier la perception des droits avec la liberté du commerce, et pour simplifier les formalités de cette perception , il sera fai t un tarif de l’évaluation de chaque marchandise d’au delà le Gap de Bonne -Espérance, spécifiées par espèce, et marquées, à l’instar du tarif pratiqué pour les retours des colonies de l’Amérique. Pour cet effet, tous les six mois les chambres de commerce des ports de France enverront au bureau de commerce à Paris un état du prix-courant de chaque espèce de marchandises de l’Inde dans leurs ports, réglé sur celui des ventes du commerce, certifiées par six courtiers ou autres agents desdites ventes, et sur ces états le bureau de commerce, de concert avec la régie générale, en fera une évaluation uniforme, pour servir de règle dans la perception des droits, sans que le propriétaire puisse être assujetti à aucune estimation arbitraire, ni à des opérations gênantes et nuisibles à son commerce. Art. 10. Un mois après la déclaration du capitaine, les propriétaires et les consignataires des marchandises seront obligés d’en acquitter les droits; et, pour la sûreté desdits droits, les préposés aux fermes seront autorisés de prendre les sûretés qui leur paraîtront convenables, de la même manière qu’il leur est permis pour les retours des colonies. Art. 11. Les marchandises prohibées, dont l’importation sera permise, seront, comme par le passé, entreposées sous la clef du fermier, et assujetties aux mêmes formalités. Art. 12. Les étoffes de soie de Chine, les porcelaines de couleur, les étoffes tissues de soie, ainsi que les toiles peintes, sont expressément prohibées. Art. 13. Les toiles bleues, toiles à carreaux et autres propres au commerce d’Afrique, et toute marchandise prohibée, sujette à l’entrepôt, ne seront exportées à l’étranger que par mer; mais les toiles bleues et toiles destinées pour l’Afrique pourront être expédiées par terre, sous plomb et avec les formalités d’usage. Art. 14. Les marchandises, autres que celles désignées dans l’article précédent, pourront passer, par terre et par mer, à l’étranger, en remplissant les mêmes Jformalités qui sont prescrites pour l’exportation des denrées coloniales. Art. 15. Les marchandises comprises dans l’article 5 du tarif, quelle que soit leur destination, les toiles rayées et à carreaux, et les toiles bleues, appartenant à l’association connue sous; le nom de Compagnie des Indes , et qui sont actuellement dans les magasins de Lorient, ou qui arriveront pour son compte, par les bâtiments qu’elle a expédiés des ports de France, antérieurement au décret du 3 avril dernier, ne seront assujetties à d’autres droits qu’à ceux qu’elles payaient avant ledit décret ; mais, au cas que ces droits soient plus forts, par le nouveau tarif, l’exemption ci-dessus n’aura lieu que jusqu’au premier janvier 1792. Art. 16. II sera permis à tous les propriétaires et consignataires des marchandises de l’Inde de les vendre, soit en vente publique, soit en vente privée, et de faire ces ventes à telles époques et de la manière qui leur conviendra le mieux. Art. 17. A. dater du 3 avril dernier, l’association connue sous le nom de Compagnie des Indes , cessera de jouir de la portion des droits perçus sur les toiles de coton et sur les toiles peintes étrangères, qui lui avait été accordée par l’arrêt de son établissement, et des parts qui lui étaient réservées sur le produit des saisies des toiles et mousselines étrangères. Art. 18. Tous procès intentés par ladite associ-tion, à l’occasion des marchandises provenant du commerce au delà du Gap de Bonne-Espérance, et apportées à Lorient, demeurent éteints. Art. 19. Il sera perçu un droit de cinq pour cent, connu sous le nom d 'induit, sur la valeur de toutes les marchandises provenant du commerce au delà du Gap de Bonne-Espérance. Indépendamment des autres droits mentionnés dans le tarif, l’association, connue sous le nom de Compagnie des Indes payera ce droit de cinq pour cent, sur tous ses retours, à compter du premier janvier 1792. Art. 20. Les magasins et les établissements du port de Lorient, qui appartiennent à la nation, et qui ne seront point nécessaires à la Marine ou à un service public, seront cédés au commerce, à titre de location. Art. 21. Le produit du droit de l’induit de cinq pour cent sera spécialement employé à l’encouragement des manufactures de coton, sous la surveillance de l’Assemblée nationale. Art. 22. Les dispositions des décrets qui seront rendus tant sur le fait des droits de traites que sur le commerce des colonies françaises, seront exécutées, dans les cas non prévus par le présent décret, et pour lesquels il n’y est pas dérogé. Observations sur le tarif. Art. 1er. Exemption entière des droits sur les soies de Nankin et du Bengale, comme nécessaires pour nos manufactures de gaze, et pour encourager le commerce direct, et prévenir le versement frauduleux des soies de la Compagnie anglaise. Art. 2. Réduction des droits sur la canelle venant de Chine directement, ou de l’Ile-de-France, à raison de 10 livres par quintal, au lieu de 20 livres. Idem. Sur le poivre, de 9 livres à 5 livres par quintal. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 juin 1790.] 553 Ces deux objets sont nécessaires à notre consommation ; le dernier l’est surtout à celle du peuple, et l’intérêt général veut qu’en encourageant un commerce direct nous nous affranchissions du tribut que nous payons aux étrangers. Art. 5. Les droits sur les marchandises blanches doivent rester sur le même pied que la compagnie des Indes les paye actuellement, j)ar-ce qu’en les augmentant, on ouvre la porte à la contrebande. Art. 7. Il faut absolument prononcer l’exemption de tout droit à l’exportation des marchandises de l’Inde dans l’étranger, comme le seul moyen de favoriser ces exportations . Les productions territoriales des îles de France et de Bourbon, doivent rester assujetties aux mêmes droits que ci-devant. Les cotons filés, soit dans l’Inde, soit aux îles de France et de Bourbon, doivent être admis en exemption de droit comme nécessaires à remplacer l’insuffisance des cotons en laines. (L’Assemblée ordonne l’impression du discours de M. Paul Nairac.) M. Roederer. Le comité d’agriculture et de commerce a cru devoir consulter le comité d’impositions, pour savoir si les retours de l’Inde peuvent se faire avec avantage pour les perceptions du fisc dans tous les ports du royaume, ou dans le port unique de Lorient. Cette question intéressante fait essentiellement partie de celle qui vous est soumise sur le commerce de l’Inde en général. Elle se réduit à ces termes: «Peut-on révenir la fraude sans le privilège de Lorient?» e 11’est pas ici le procès des ports contre Lorient ; c’est celui du négoce des ports contre les manufactures nationales. Ce n’est pas le procès de la liberté contre le monopole; c’est peut-être le procès du négoce de l’Inde, d’un négoce tendant lui-même au monopole, contre le commerce de nos fabriques ; c’est peut être aussi contre le Trésor public et le commerce honnête. A ne considérer le port de Lorient que comme un port privilégié, il suffirait de suivre les principes que vous ayez établis ; mais, sans la franchise unique de Lorient, on ne peut empêcher les retours frauduleux. Trois considérations puissantes invitent à prendre des moyens rigoureux pour les prévenir. Premièrement, il est important à l’intérêt public d’éviter la fraude. Le Trésor national attend de grandes ressources du commerce de l’Inde. Nous avons des manufactures de coton naissantes, mais déjà florissantes; des manufactures de soie les plus belles de l’Europe, des manufactures de porcelaines; et aucune d’elles ne peut soutenir la concurrence avec les marchandises de l’Inde. Le coton se file dans l’Inde avec la plus grande supériorité : toutes les circonstances de l’art et de la nature assurent aux Indiens cette qualité supérieure que nous ne pourrons jamais atteindre. Seconde considération. L’immensité des bénéfices dans le commerce de l’Inde est un attrait puissant pour faire un commerce frauduleux. Le tarif de l’Inde étant plus sévère que le tarif commun, il y a plus à gagner à la fraude. Plus cet attrait et ces avantages seront considérables, plus les moyens de réprimer la fraude doivent être rigoureux. La troisième considération sollicite encore cette rigueur ; c’est la facilité de la fraude : cette extrême facilité vient surtout de ce que les marchandises de l’Inde, sous un très petit volume, renferment une grande valeur. Si tous les ports sont ouverts aux retours de l’Inde, la fraude est inévitable ; la police nécessaire pour l’empêcher devient presque impossible. , . Quel sera donc le port unique dans lequel l’intérêt des fabriques nationales et celui du fisc exigent que se fassent les retours? La situation particulière de Marseille, et surtout ses grands privilèges... (On interrompt par des murmures .) Elle a le commerce exclusif du Levant... En vertu d’une déclaration de 1669, les marchandises du Levant payent un droit de 20 pour 100 dans tous les ports, excepté à Marseille ; c’est bien là un privilège exclusif... Ce n’est donc point à la ville de Marseille, si particulièrement privilégiée, à réclamer les principes de l’égalité. La police est difficile à faire à Nantes et à Bordeaux, à cause de la grande quantité des rivières qui rendent la surveillance presque impossible. Dans le port de Lorient, la surveillance des employés n’est pas partagée ; les recensements sont faciles dans les magasins... Les avantages qu’offre l’article 25, pour la suite de la perception proportionnelle, ne peuvent être accordés au commerce de l’Inde qu’autant qu’il y a entrepôt ; et les avantages de l’article 21, qui donnent crédit de l’imposition jusqu’à la sortie de l’entrepôt, ne peuvent être accordés qu’à Lorient. — (M. Rœde-rer appuie l’opinion qu’il présente du vœu du commerce ; et, pour faire connaître ce vœu, il lit des délibérations de plusieurs villes maritimes.) M. de Mirabeau rainé (1). Messieurs, la question qui s’élève au sujet des retours de l’Inde est sans doute de la plus grande importance; mais la discussion a de quoi étonner ceux qui trouvent cette question déjà décidée par l’un de vos décrets. L’Assemblée nationale a prononcé que le commerce de l’Inde serait libre pour tous les Français; et ce décret a été sanctionné. Quel est le sens de cette loi ? Ou elle est inintelligible, sans objet, sans application, ou elle assure la liberté du commerce de l’Inde à tous les ports du royaume, comme elle l’a rendue à tous les Français. L’Assemblée nationale n’a point fixé le siège du commerce de l’Inde dans un lieu plutôt que dans un autre; elle l’a abandonné à la liberté, c’est-à-dire aux seules lois que prescrivent la nature de ce commerce et la police générale du royaume : chaque commerçant peut en calculer les effets ; il les observe, bu s’en écarte, selon qu’il est plus ou moins habile, plus ou moins instruit ; car, en quoi peut consister la véritable science du commerce, si ce n’est pas à suivre les indications que lui montre la nature des choses? Je ne conçois donc pas comment on a proposé d’assujettir les commerçants de l’Inde à faire leurs retours dans un port plutôt que dans un autre. Les mots gêne et liberté ne sont synonymes dans aucune langue. Ce n’est point après avoir aboli les privilèges que la loi pourrait créer des privilégiés. Tous les avantages locaux, résultant d’un entrepôt exclusif, ne seraient-ils pas le domaine particulier des seuls habitants du lieu où il serait renfermé? Ces habitants ne seraient-ils pas de véritables privilégiés? Si la nature a créé de semblables exclusions, celles -là sont respectables, celles-là naissent de la variété qu’elle a mise dans ses (1) Nous reproduisons le discours de Mirabeau tel qu’il a été imprimé par ordre de l’Assemblée nationale; la version du Moniteur est incomplète, 554 (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. |28 juin 1790.] ouvrages ; mais quand les législateurs en établissent eux-mêmes, ils ne peuvent plus dire qu’ils ont rendu libre l’usage de la chose soumise à une exclusion légale; ils ne peuvent plus dire qu’ils conservent l’usage de la liberté, puisque la liberté n’est autre chose que le droit et le pouvoir de se livrer aux invitations de la nature, aux spéculations de l’industrie, dans tous les lieux, de toutes les manières, pourvu que le droit d’autrui soit conservé. Gomment la question a-t-elle été posée? Gomment doit-elle l’être? On ne saurait demander à l’Assemblée nationale d’assujettir les retours de l’Inde à être déposés dans un seul port, sans lui proposer de se contredire elle-même, sans supposer qu’elle ne s’est pas entendue, lorsqu’elle a prononcé que le commerce de l'Inde serait libre pour tous les Français. Il serait moins déraisonnable de lui demander la révocation de son décret, pour le remplacer par celui-ci : Le commerce de l’Inde sera libre pour tous les Français qui voudront faire débarquer les retours de l’Inde dans le port qui sera prescrit pour ce débarquement. Alors l’Assemblée nationale raisonnera comme ceux qui ont recréé la Compagnie des Indes ; ils ont dit : Le commerce de l’Inde sera libre pour tous ceux qui voudront le faire , en s'associant à la Compagnie des Indes. Alors ceux qui auront rétabli cette compagnie auront peut-être été les plus sages, si la nécessité d’un seul port leur était démontrée. Tout change, en effet, dès qu’il s’agit d’une restriction aussi importante. Pourquoi veut-on fixer un entrepôt exclusif? Afin que les marchandises de l’Inde s’y vendent d'une manière plus uniforme. Développez ce motif : êtes-vous certains que la fixation du lieu à laquelle on se déterminerait pour un plus grand bien, n’entraînerait pas la nécessité de réunir les ventes dans la main d’un seul vendeur? a-t-on examiné la question sous ce point de vue? a-t-on dit : il n'y aura qu’un lieu de débarquement ; voyons si cette restriction n'en entraîne pas d’autres? Pour peu que, dans cet examen, l’on trouve qu’un seul vendeur en Europe serait plus convenable à la chose publique, n’arrive-rait-il point qu’on rentrerait par cela même dans la convenance d’un seul acheteur aux Indes; et qu’ainsi, la prétendue nécessité d’un seul port, uniquement fondée sur l’uniformité, obligerait à revenir au privilège exclusif d’une compagnie? M. de Galonné n’aurait pas tenté de la rétablir, si, avant lui, en rendant la liberté au commerce de l’Inde, on n’avait pas assujetti les commerçants à déposer les retours dans le port de Lorient. Ce ne sont point là de Vains raisonnements. Tout est à recommencer si l’Assemblée nationale met en doute la question du lieu où débarqueront désormais les vaisseaux revenant de l’Inde. Les lois d’égalité et de liberté proscrivent toute espèce de régime exclusif, à moins qu’un grand intérêt public n’exige impérieusement le contraire : voilà le principe. Qu’allégue-t-on pour le combattre? On propose, comme des considérations sérieuses, ces trois motifs : les convenances des vendeurs et des acheteurs, l'intérêt des manufactures du royaume, la facilité de la perception des droits. Je voudrais d’abord que Ton me dît quel est celui de ces motifs qui ne serait pas plus fort pour faire renaître le privilège exclusif de la Compagnie des Indes ? On assure que l’intérêt des vendeurs et des acheteurs exige la réunion des marchandises de l’Inde pour présenter aux vendeurs plus d’avantages, aux acheteurs plus de convenances. Je réponds que lorsque l’intérêt de tous exige évidemment que tous s’astreignent à la même combinaison, à la même mesure, il n’est pas nécessaire de la déterminer par une loi. S’il est des individus à qui cette mesure ne convient pas ; si de nouvelles circonstances changent l’état des choses et indiquent un autre cours aux spéculations, comment, et en vertu de quel principe, le droit qui appartient à l’homme de disposer à son gré de sa propriété pourrait-il être enchaîné? Si ce droit a dû être dans tous les temps respecté, serait-il violé par une Assemblée qui a lutté contre les exceptions de tous les genres, qui a détruit tous les privilèges, qui a restitué toutes les propriétés que le despotisme ou une fausse politique avaient usurpées ? Il serait aussi contraire aux droits de l’homme, ou plutôt aux droits du citoyen, de gêner les spéculations d’un commerce permis, que de mettre des entraves aux transactions sociales. 11 serait aussi absurde de forcer le vendeur d’exposer sa marchandise dans tel marché plutôt que dans tel autre, sous le prétexte des convenances publiques ou particulières, qu’il le serait de soumettre la culture de nos champs au même procédé, ou de nous forcer à vendre nos denrées territoriales dans tel marché déterminé. Ne dirait-on pas, pour justifier ces lois de police, que des rapports plus utiles, que des approvisionnements mieux combinés prescrivent cette gêne en faveur de l’utilité publique? Heureusement le temps de ces calculs empiriques a disparu; on sait aujourd’hui que toutes ces modifications ne sont que la violation des principes. Laissez faire; laissez passer : voilà, en deux mots, le seul code raisonnable du commerce. Mais est-il vrai que l’intérêt des vendeurs et des acheteurs soit de réunir les marchandises dans un seul lieu? Je ne connais qu’un seul intérêt pour les vendeurs, c’est de bien vendre; et pour les acheteurs, d’acheter à bas prix : d’où il suit que si la détermination d’un port exclusif exige des dépenses plus fortes, des frais plus considérables, par cela seul l’intérêt des uns et des autres est violé. Or, supposons que le port de Lorient fût le seul où les retours de l’Inde devraient aboutir, comment les armateurs de la Méditerranée ne seraient-ils pas forcés de renoncer au commerce de l’Asie ? Leur éloignement du port de Lorient ne les soumettrait-il pas à des dépenses, à des dangers qui les empêcheraient de soutenir la concurrence des ports de l’Océan ? Gomment un armateur de Gette, de Toulon, de Marseille pourrait-il jouir de la liberté du commerce, si, après avoir fait décharger son navire à Lorient, il était obligé de le faire revenir, sans fret, dans son port d’armement; d’essuyer une navigation de deux mois, inutile, dangereuse et dispendieuse, et de le réexpédier, après cette surcharge de dépenses et de périls ? Comment ce même armateur pourrait-il se décider, chaque année, à quitter ses foyers, à traverser tout le royaume pour aller disposer de sa propriété et surveiller ses ventes V Le régime exclusif ne convient donc pas aux vendeurs; et comment conviendrait-il mieux aux acheteurs, puisque l’excès des dépenses des [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 juin 1790.] 55S uns doit toujours êlre en partie supporté par les autres ? Personne n’ignore d’ailleurs que la réunion des marchandises de l’Inde, dans le seul port de Lorient, en concentre la vente dans quelques maisons opulentes, qui peuvent couvrir leurs dépenses par l’étendue de leurs spéculations, tandis que ces mêmes dépenses écartent presque tous les marchands du royaume. Ce n’est pas tout : le commerce de l’Inde est tel que les pertes excèdent les bénéfices, si les navires qui apportent des marchandises pour notre consommation n’en apportent pas aussi pour les besoins de l'étranger. Je n’ai pas besoin de le prouver à ceux qui ont la moindre connaissance de ce commerce; mais la réunion des retours dans un seul port est évidemment un obstacle à la réexpédition des mêmes marchandises pour tous les ports de l’Europe. Ce n’est pas en indiquant un seul point d’arrivée qu’on rendra plus faciles, qu’on multipliera les diverses routes par lesquelles l’excédent de nos marchandises de l’Inde doit être distribué à nos voisins. Ce n’est pas du port de Lorient que le négociant de la Méditerranée réexpédiera pour le Levant et pour l’Italie. Vous nécessitez donc, par un port exclusif, ce commerce interlope que le privilège de la compagnie des Indes avait introduit : vous forcez les armateurs de la Méditerranée à armer leurs vaisseaux dans les ports étrangers, et à faire partager ainsi, sans péril, à nos voisins, tous nos avantages. On a dit qu’un des inconvénients du commerce de l’Inde est d’importer, pour notre consommation, des marchandises manufacturées, au préjudice de nos fabriques, d’exporter le numéraire nécessaire à ces mêmes fabriques ; et l’on prétend que cet inconvénient sera beaucoup moindre, si les retours de l’Inde sont concentrés à Lorient. C’est précisément la conséquence opposée qu’il est facile de démontrer. De tous les ports du royaume, ceux de la Méditerranée ont le plus de moyens d’économiser le numéraire dans les exportations, et d’employer plus de marchandises d’importation dans nos échanges avec l’étranger. Les denrées de nos provinces méridionales, les étoffes du Languedoc, sont des objets d’échange qui réussissent parfaitement dans l’Inde, et qui suppléent le numéraire. D’un autre côté, les besoins de l’Italie, de l’Espagne et du Levant offrent dans la Méditerranée une consommation des retours de l’Inde, que ni le port de Lorient, ni aucuns de ceux du Ponent ne pourraient s’attribuer; et cette consommation est d’autant plus avantageuse, qu’elle se convertit, soit en argent, ce qui remplace le numéraire porté dans l’Inde, soit en matières premières, ce qui devient une nouvelle source de commerce. Ces faits sont indubitables, les conséquences en sont évidentes. Si vous craignez la concurrence des marchandises de l’Inde pour vos manufactures ; si vous voulez en diminuer l’effet, ne prenez-vous pas un moyen contraire à votre propre but, lorsque vous concentrez les retours de l’Inde dans un seul port, puisque un seul port est moins favorable aux exportations de l’excédent des marchandises de l’Inde ? La ressemblance entre les effets du privilège exclusif de la Compagnie des Indes et ceux du privilège exclusif d’un seul port se fait encore ici remarquer par rapport au commerce interlope. Les négociants français de la Méditerranée, qui ont des relations en Asie, ont fait jusqu’à présent leurs expéditions par les ports d’Italie ; et les peuples de la Méditerranée sont habitués à consommer, à recevoir directement les marchandises de l’Inde. Il arrivera donc nécessairement, si nous ne plaçons pas un entrepôt des mêmes marchandises à leur voisinage, ou qu’ils pourvoiront eux-mêmes à leurs besoins, en suivant la route que nous leur avons indiquée, ou que leur consommation sera beaucoup moindre, s’ils ne reçoivent ces marchandises que par la voie de Lorient, puisque ce transport sera plus coûteux et plus difficile : ou plutôt qu’ils les recevront des compagnies étrangères introduites ainsi par nos fautes, dans les seuls approvisionnements que la nature des choses les forçait de nous abandonner. Enfin, on veut retenir les marchandises dans un seul port, relativement aux droits du fisc, pour rendre la surveillance plus facile et diminuer les moyens de contrebande. D’abord, si par surveillance on entend l’activité inquiète du régime des prohibitions, je ne vois plus ni commerce, ni liberté de commerce. Je ne veux pas que l’on renonce à faire, des droits fiscaux sur les retours de l’Inde, une branche de revenu public ; mais je ne conçois pas qu’il faille, pour y parvenir, violer la liberté, la sacrifier à des inquiétudes ; je ne conçois pas qu’il faille blesser la justice qui est due à chaque armateur et à chaque port, tandis que les droits de fisc peuvent être partout assurés par les plus simples précautions, par les plus modiques dépenses. Jugeons-en par l’exemple même des ports francs ; car si le revenu public peut être assuré dans ces ports, à plus forte raison pourra-t-il l’être dans tous les autres. Marseille, par exemple, quoique port franc, fait le commerce des colonies. Là, cesse sa franchise : l’exercice fiscal s’y fait comme partout ailleurs; il s’y fait avec succès : et pourquoi craindrait-on pour les retours de l’Inde des inconvénients qu’on n’éprouve pas pour les retours des colonies, qui certainement sont une branche de revenus plus féconde pour le Trésor public? Si les droits sont payés, dans un cas, pourquoi ne le seraient-ils pas dans l’autre ? Si Ton peut prévenir la contrebande, même dans un port franc, comment la crainte de la contrebande serait-elle une objection contre la liberté du commerce ? Gomment, d’ailleurs, ces inconvénients ne seraient-ils pas plus à redouter en bornant les retours de TIn.de à un seul port qui n’a d’autres ressources que des consommations intérieures? Sera-t-on plus porté à faire la contrebande dans les ports qui peuvent se débarrasser de l’excédent des marchandises par de grandes fournitures au dehors ? Au reste, Messieurs, l’objection que je combats porte sur un principe évidemment faux, dont le redressement va nous conduire à un résultat entièrement opposé. On a reconnu depuis longtemps, en Angleterre, comme chez nous, que les désavantages du commerce de l’Inde ne peuvent être compensés, pour une nation, qu’autant qu’elle rapporte en Europe un grand excédent de marchandises, pour en faire un objet d’exportation. On a également reconnu que cette exportation ne peut se faire avec succès qu’en exceptant de tout droit la portion de ces marchandises qui, n’étant placées dans les ports qu’en entrepôt, doit bientôt prendre une autre direction : et comme en Angleterre les droits sur les retours de l’Inde forment une partie du revenu public, on avait soumis au payement provisoire des droits, pour éviter la contre- 556 [Assemblée nationale.| AHCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 juin 1790.] bande, les marchandises même que le négociant se proposait de réexpédier. Hé bien ! Messieurs, l’expérience a appris aux Anglais que ces précautions n’étaient qu’une gêne ruineuse. Ce payement provisoire des droits écrasait le commerce, consommait inutilement une partie du numéraire de l’armateur. L’Angleterre a renoncé à l’exiger; et, à cet égard, le port de Londres est regardé aujourd’hui comme un port franc. Or, Messieurs, appliquez cette théorie à la France, et voyez-en les conséquences. S’il est indispensable qu'une partie des marchandises de l’Inde, destinées à être réexpédiées pour l’étranger, ne payent aucun droit dans quelques ports, cette distinction peut-elle être mieux faite que dans les ports francs ? Et, dès lors, s’il était vrai que les retours de l’Inde dussent être bornés à quelques ports, d’après le prétendu système de prohibition dont on nous parle, ne sont-ce pas les trois ports francs du royaume qu’il faudrait préférer à tous les autres? Je vais traiter, en peu de mots, ce second point de vue ; mais je vous prie d'observer qu’il se concilie parfaitement dans mon système avec la liberté des retours de l’Inde dans tous les ports. Il suffit qu’il y ait des ports francs sur nos côtes, pour que l'armateur qui voudra réexpédier une partie de ses marchandises à l’étranger, et qui préférera le régime des ports francs à celui des entrepôts, fasse conduire dans ceux-là son navire. La liberté absolue du commerce de l’Inde dans tous les ports fournira sans doute un plus grand excédent de marchandises ; aussi cette liberté forme-t-elle la première partie de mon système : mais en supposant que l’on doive borner les retours de l’Inde à un seul port, ou à un nombre limité de ports , vous rendrez ce commerce dangereux pour les armateurs, si vous les astreignez à débarquer leur retours dans un port non franc. Il faut alors que ce commerce supporte des droits : moyen sûr d’éloigner les étrangers ; il faut alors que l’armateur calcule ses retours pour une consommation limitée ; cette obligation s’arrange assez mai avec des achats en concurrence dans un pays séparé de la France par des milliers de lieues ; et c’est ce que n’ont pas manqué défaire valoir les partisans du commerce exclusif de la Compagnie des Indes. Dans le système des ports exclusifs, il faut donc que le lieu qui jouira seul du droit de recevoir les retours de l’Inde soit un port franc ; et c’est ce que l’on peut démontrer parles motifs qui ont fait établir une telle franchise. Quels seraient ces motifs, si ce n’est les obstacles que les impositions intérieures et les formalités fiscales mettent au commerce extérieur? Et pour quel commerce ces obstacles seraient-ils plus à craindre que pour celui de l’Inde, qui, plus que tout autre, ne peut se soutenir que par la réexportation, et dont il importe d’enlever sans cesse la surabondance, en offrant un débouché facile au concours des étrangers ? Alors ce commerce sera libre. Adopter d’autres mesures serait inviter les armateurs à l'entreprendre avec la certitude de se ruiner. Quels seraient dans un tel système les ports francs, privilégiés ? La réponse est dictée par la même raison qui a nécessité l’affranchissement. Ce seraient les ports où se réunissent, et la plus grande commodité pour les consommations intérieures, et les avantages les plus propres à attirer les acheteurs étrangers, ou à faciliter les en-ypis hors du royaume. Si la loi fait des ports francs, c’est la nature qui les indique; c’est elle qui détermine notre choix. Les convenances qui nécessitent ces franchises locales, par lesquelles il a fallu remédier à notre ignorance ou à nos préjugés en matière d’impôts; ces convenances ont conduit à les multiplier, et les mêmes motifs nous forceraient d’admettre plusieurs ports francs pour le commerce de l’Inde ! Ce serait à chaque commerçant à préférer celui dans lequel ses marchandises devraient arriver. Un de ces ports obtiendrait-il la préférence sur tous les autres ? C’est, sans doute, parce qu’il serait plus favorable ; et, sous ce rapport, comment le législateur pourrait-il s’en enquérir ? Les éléments de cette faveur, peuvent-ils être l’objet d’une loi? Ne l’oubliez jamais, Messieurs, vous avez reconnu que la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas aux autres; que V exercice des droits. naturels de l'homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance des mêmes droits. Cette théorie n’est pas seulement applicable à l’état social; elle doit former aussi le code de votre industrie, le code de votre commerce. En suivant ainsi les conséquences naturelles du système d’un port exclusif, vous voyez qu’il est impossible de tenir un milieu raisonnable entre la liberté indéfinie et une gêne absolue; chacun de ces systèmes a ses lois ; les milieux n’en ont aucune. Ce sont des faiblesses et voilà tout : si vous voulez gêner, il faut embrasser dans vos gênes tout ce qui en est susceptible ; les gênes peuvent être des erreurs, mais c’est incontestablement une absurdité que de ne pas les établir de manière à sauver les contradictions. Dira-t-on qu’un nombre limité de ports francs est déjà une gêne? Mais ceci tient à la police générale du royaume. Dans les arrangements politiques, on a mis les impositions avant tout, et l’on traite encore de chimères les idées simples qui concilieraient les avances sociales avec la liberté et la franchise de toutes les productions. Il faut doûc se conformer à cet ordre, bon ou mauvais, qui, au lieu d’assortir les impositions aux maximes générales du commerce et de l’industrie, a voulu plier celles-ci aux impositions. Il en a résulté des ports francs, des lieux privilégiés que la fiscalité respecte •• c’est le dépôt naturel, le domicile des marchandises étrangères. Cela n’empêche pas que les commerçants ne fassent aborder et décharger leurs vaisseaux dans les ports non privilégiés, si quelque spéculation particulière les y invite. Ainsi, tout s’arrange le moins mal possible. En laissant au décret de l’Assemblée nationale toute sa latitude, le commerce de l’Inde sera libre pour tous les Français, c’est-à-dire que cette liberté ne sera modifiée que par les résultats nécessaires du système des impositions. La puissance législative dit aux commerçants de l’Inde : « Nous « avons besoin d’impôts ; nous croyons que les « marchandises de l’Inde doivent en fournir une « partie. Pour les percevoir, il faut des barrières; « cependant, ne voulant prohiber ni l’entrée ni « la sortie des marchandises étrangères, nous « avons senti qu’il fallait des points où elles pus-« sent arriver, et prendre de là une nouvelle di-« rection, sans être gênées par les impôts et les « formalités de la perception. Nous avons établi « ces points, et nous les avons placés partout où « les égards que nous devons au commerce étran-« ger peuvent le permettre. Faites maintenant « comme vous jugerez à propos : c’est aux loca-« lités à diriger vos spéculations. » [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 juin 1790.] 557 L’objection que plusieurs ports nuisent plutôt qu’ils ne favorisent le commerce de l’Inde, n’en est pas une. Outre qu’elle est mal placée dans la bouche de ceux qui prétendent avec raison que le c ommerce des Grandes-Indes est désavantageux au commerce, les commerçants sont les seuls juges de ce qui est favorable ou défavorable à leurs spéculations : c’est affaire de circonstances, et la meilleure loi à cet égard est celle de gêner le moins possible. D’ailleurs, nous pouvons regarder comme certain que notre commerce des Grandes-Indes est dans l’enfance. On n’est point commerçant sous le régime des privilèges exclusifs. Les chaînes tombent : qui peut dire où la France portera le commerce des Grandes-Indes, si tous ses ports lui sont ouverts, si nous savons, dès à présent, entrer dans une grande carrière avec tous nos avantages naturels et acquis ? Que ceux qui parlent pour un entrepôt exclusif oublient qu’il y a une révolution, que la France est maintenant uu Etat libre : ce n’est pas du moins à l’Assemblée nationale à l’oublier. Mais il faut favoriser les manufactures indigènes. Yeut-on tout faire ? cela même est une prétention contraire au commerce. Elle suppose qu’on arrivera au point de n’avoir plus que l’or à recevoir des étrangers, ce qui réaliserait rapidement l’instructif apologue de l’infortuné Tantale, ou plutôt ce qui rappelle la fable du stupide Midas, cet ingénieux emblème de nos prétendus grands hommes en finance. On ne doit pas tout faire, lors même qu’on en aurait le moyen. Il faut donc laisser à la liberté le soin d’appliquer elle-même l’industrie aux localités; il faut leur laisser le combat entre elles, car c’est à elles qu’appartiennent les victoires les plus sûres, ou plutôt ce partage heureux des productions de l’art qui, s’assortissant à celui des productions du sol, est un moyen paisible d’alliance entre tous les peuples. Ce n’est pas tant de richesses que nous avons besoin, que de mouvements qui développent nos facultés. La liberté nous rend cet utile service. Elle attache à ces développements des jouissances et des avantages que nous perdons par les contraintes qu’on s’impose toujours à soi-même, lorsqu’on veut les imposer aux autres. Que si cette politique est trop simple pour nos grands administrateurs, qu’ils observent du moins que rien ne favorise autant l’industrie que la concurrence. Quand on ne peut Eas lutter d’une manière, on lutte de l’autre. orsque les Anglais ont senti le désavantage du prix de leur main-d’œuvre, ils ont eu recours à des machines, à des perfectionnements, à des procédés ingénieux. On eût fait comme eux, si l'on ne se fut pas fié aux prohibitions, et l’avantage du prix de la main-d’œuvre serait resté à la France, parce qu’il tient au sol. Depuis le traité de commerce, on peut déjà reconnaître dans plusieurs objets que la libre concurrence ne tarde pas à uevenir un régime plus fécond que les probibitions. Ainsi, lors même qu’en amoncelant les retours de l’Inde dans un seul port, on prétendrait favoriser les manufactures indigènes, on se tromperait encore. L'imitation n’est excitée que par la présence continuelle et multipliée de l’objet qu’il est avantageux d’imiter ; et cette présence, qui féconde l’imagination, est plus rare, agit sur moins d’individus, à proportion que le commerce est plus entravé. Vous voyez, Messieurs, quelles sont les conséquences du système que je vous propose. Je vous ai montré d'abord que les véritables principes nous forçaient d’accorder, ou plutôt de laisser à tous les 'ports la liberté de recevoir les retours de l’Inde. J’ai prouvé que si l’on voulait suivre le système des ports exclusifs, le véritable résultat d’un tel système nous forcerait à préférer des ports francs aux autres ports ; mais j’ai fait remarquer en même temps que la conservation de plusieurs ports francs, nécessaires au commerce de l’Inde, se conciliait parfaitement avec la liberté indéfinie, accordée à tous les ports. Il me reste encore à prouver, pour ceux qui persistent à soutenir qu’il ne faut qu’un seul port dans le royaume pour y concentrer les retours de l’Inde, il me reste à prouver, contre l’étrange disposition de votre comité d’agriculture et de commerce, que pour l’intérêt du royaume, le port de Marseille, dans le système d’un entrepôt exclusif, devrait l’emporter sur tous les autres par sa position qu’il est permis d’envier, mais que la loi, moins forte que la nature, ne peut lui ôter. J’ai déjà montréquede tous les ports du royaume ceux de la Méditerranée ont le* plus de moyens d’économiser le numéraire dans les exportations, d’écarter les compagnies étrangères, qui fréquentent d’autres parages, et approvisionnent d’autres nations, et d’employer plus de marchandises d’importation dans nos échanges avec l’étranger. 11 est encore d’autres avantages. De tous les pays du monde, la Turquie est celui qui consomme le plus de marchandises de l’Inde ; c’est par la mer Rouge, par le golfe Persiqueet par des caravanes , que l’Empire ottoman s’approvisionne de tout ce dont il a besoin. La nécessité ouvrit ces routes avant la découverte de la navigation par le Gap de Bonne-Espérance ; l’habitude stupide les fait conserver à un peuple routinier. Cependant, plusieurs négociants très habiles ont considéré qu’il serait tout à la fois plur sûr et plus économique d’approvisionner la Turquie par la route du Cap de Bonne-Espérance. Ou a fait le parallèle des deux spéculations; on a calculé les dangers et les dépenses des deux méthodes : on a démontré que sans apprécier les périls de la navigation sur la mer Rouge, les pillages des hordes d’Arabes, les viplences qu’éprouvent souvent les caravanes et les révolutions fréquentes qui agitent les pays qu’elles sont obligées de traverser, il y aurait une différence de plus de cinquante pour cent, dans les frais, à l’avantage de la route du Gap. On a encore prouvé que le transport par les caravanes est nuisibles aux marchandises, parce qu’elles sont exposées à l’air pendant trop longtemps. Ges observations ont été mises plusieurs fois sous les yeux du ministère ; et si le crédit de la Compagnie exclusive des Indes, n’y avait apporté des obstacles invincibles, la ville de Marseille aurait obtenu depuis bien des années la liberté de recevoir directement les retours de l’Inde dans son port, et de les faire passer de là à Constantinople. Voilà, Mesieurs, une nouvelle et grande carrière que Marseille seule peut ouvrir au commerce. Si cette spéculation a été dédaignée par le despotisme, c’est à la liberté à l’adopter. Il suffirait de placer l’entrepôt des marchandises de l’Inde dans le voisinage de la Turquie, pour procurer à Marseille, et par cela même au royaume, la fourniture exclusive de ces marchandises dans tout l’Empire ottoman. Une source immense de nouvelles spéculations serait le résultat de cette nouvelle conquête. 558 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 juin 1790.] Mais l'Assemblée nationale a-t-elle besoin de ce motif pour savoir que Marseille est la capitale du commerce de l’Italie, du Levant et de toute la Méditerranée, c'est-à-dire d’une partie du globe où ce seul port peut faire le commerce de l’Inde ? Qui ignore que ce port du midi et de l’orient de la France a des avantages à reconquérir sur les ports d’Jtalie; que ces avantages lui ont été ravis par les meurtres de la fiscalité, et que la liberté doit les lui rendre avec usure? Qui ignore que ce port est plus propre qu’aucun autre à lutter utilement, sur une plus grande partie de points, contre la concurrence de l’Angleterre? Ce port est le seul où le commerce n’a pu être déplacé par les vicissitudes des siècles ; il est irrévocablement marqué au doigt de la nature ; et si la France ne devait avoir qu’un port de mer, les temps indiquent Marseille. Marseille est le seul port du royaume qui puisse empêcher l’Italie soit de faire le commerce de l’Inde, soit d’en profiter. Trois vaisseaux expédiés de Marseille pour l’Inde, sous pavillon toscan, sont revenus à Livourne, sur la fin de l’année dernière ; une cargaison y a déjà été vendue, les deux autres s’y vendent dans ce moment : dans huit séances les Italiens ont acheté pour seize cent mille livres; tous ces achats sont destinés pour le Levant, pour l’Italie, peut-être même pour la France. Un autre navire, parti de Marseille sous pavillon savoyard, a apporté de Surate une cargaison de coton, qu’il a vendue à Villefranche, pour Gênes, et nous avons été privés de ces matières premières. C’est ainsi que les prohibitions les plus absurdes forcent les Marseillais à porter aux Italiens ce que les Italiens viendraient acheter à Marseille ; c’est ainsi qu’on enseigne, à Livourne et à Ville-franche, à faire le commerce des grandes Indes, et que, pour quelques misérables calculs de fiscalité, on se laisse enlever des trésors. Quand finiront ces honteuses erreurs? quand aura-t-on, en finances, des calculateurs politiques, des esprits libéraux qui sachent comparer ce qu’un peu de contrebande enlèverait à un bureau des fermes ou de la régie, avec les pertes que la richesse nationale, vraie source du fisc, fera toujours, lorsque les commerçants seront dans l’alternative de renoncer à leurs conceptions, ou d’en partager le bénéfice avec des villes étrangères, qui n’en jouiraient pas, sans ces fautes du gouvernement? Je pourrais donc dire à ceux qui veulent un entrepôt exclusif : Indiquez un port du royaume qui soit plus propre que celui de Marseille à devenir l’entrepôt des retours des Indes, à les distribuer dans une plus grande partie du globe, à se procurer des échanges qu’il faut porter dans l’Inde, à profiter de ceux qu’il faut recevoir des étrangers, à lutter contre les Anglais, là où notre position nous permet d’avoir sur eux de véritables avantages, à lutter contre toutes les compagnies étrangères, succès que le port de Lorient ne peut obtenir, parce qu’il est trop rapproché de ces compagnies et des marchés où s’établirait la concurrence. Mais comme je ne veux pas de système exclusif, que ma vie entière a été et sera destinée à combattre, je me borne à dire ; Marseille est un port franc ; Marseille est un grand dépôt de commerce : par quelle bizarrerie, pouvant armer des vaisseaux pour les Indes orientales, lui interdirait-on d’en recevoir les retours dans son port? Serait-ce parce que ses retours y trouveraient des débouchés faciles et avantageux ? 11 faut donc que les villes de France se déclarent la guerre entre elles; qu’associées pour la liberté, elles s’en disputent les bienfaits ! Hâtez-vous, Messieurs, de solliciter la fin de ces méprises, en décrétant : Ou que les retours de l’Inde pourront être portés dans tous les ports; Ou qu’il n’y a pas lieu à délibérer, attendu votre précédent décret sur la liberté du commerce de l’Inde. (L’Assemblée ordonne l’impression du discours de M. de Mirabeau.) Une réclamation du canton de Bâle, au sujet de biens qu’il possède en Alsace, est renvoyée au comité féodal. La séance est levée à dix heures du soir. ANNEXE A LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU 28 JUIN 1790. Mémoire sur les impressions à ordonner par les corps administratifs , et sur l'envoi des décrets aux municipalités. L'Assemblée nationale va établir, dans les quatre-vingt-trois départements, uniformité d’administration. Cette vue si sage amène à la nécessité de n’user que des mêmes moyens d’exécution : ainsi, mêmes registres pour toutes les administrations dans l’étendue de l’Empire. S’il existe quelque différence, elle ne consistera que dans les changements de noms des districts et des départements. De là résulte l’extrême facilité d’obtenir, dans la masse totale des impressions communes à toutes les administrations, une économie, une célérité et une utilité dignes de fixer l’attention d’administrateurs sages et prudents et celle même des représentants de la nation. Économie. Les planches d’un registre, d’un tableau, ou de tel autre objet, une fois établies, peuvent être communes à tous les corps administratifs. Elles le peuvent d’autant plus facilement, que le nombre de ces registres est ordinairement peu considérable pour chaque administration. Ainsi, facilité dans l’exécution, économie importante dans la main-d’œuvre, d’autant plus chère que le nombre d’exemplaires dont elle est le résultat est peu considérable. Il est telle planche de tableau qui ne peut s’établir à moins de quatre louis. Ainsi, il est incontestable que si chaque département fait imprimer, par exemple, un registre dont la planche revienne à 72 livres, il en coûtera pour l’établissement de quatre-vingt-trois planches semblables, 5.976 livres, au lieu que si la planche est commune aux quatre-vingt-trois départements, chaque administration n’aura à payer pour son quatre-vingt-troisième que 17 sols 2 deniers. 11 est tel registre qui coûterait 150 livres, isolément imprimé, qui ne reviendra pas au tiers, si l’impression est commune à toutes les administrations.