[12 février 1791.] [Assemblée nationale.] rais moi-même toutes ies réflexions du préopinant. Mais de quoi s’agit-il? Il s’agit, non pas d’accorder à l’Alsace un privilège ou la continuation n’un privilège, mais de réclamer, pour tout le royaume et pour l’Alsace qui y est comprise, l’exercice d’un des droits imprescriptibles de l’homme. {Interruptions.) Malgré les interruptions, je dis que la conservation d’un privilège répugne à la Constitution que vous avez donnée à la France. Je disque d'ailleurs le préopinant ne s’est pas aperçu sans doute qu’il manquait de considération pour l’Assemblée en indiquant que son opinion pour la prohibition ou pour la liberté serait influencée par les circonstances. {Murmures à gauche.) Plusieurs membres à droite : C’est vrai ! M. de Broglle. Je dis que, dans quelque circonstance que l’Assemblée nationale délibère, elle jouit de la plus parfaite liberté, et qu’elle prononcera ce que la raison et la justice lui dictera. J’ajoute, M. le Président, qu’il n’est pas question de dire que l’Alsace est révoltée pour la culture du tabac, et qu’il ne faut pas la lui accorder. Plusieurs fois on a demandé des ajournements dans l’espérance de forcer la culture en faveur de la prohibition. Mais maintenant de quoi s’agit-il? De savoir si on jouira, oui ou non, du droit indéfini de liberté pour toute culture. Nous demandons qu’en vertu du décret d’hier on veuille bien discuter définitivement cette matière. M. Roederer. Si quelque chose pouvait dégrader vos décrets, ce serait le discours de M. de Delley qui tend à faire entendre que votre délibération peut être influencée par une partie du royaume que l’on dit en révolte. Il faut le dire, il n’y a en révolte dans la ci-devant province d’Alsace, que ceux qui veulent la prohibition de la culture du tabac, je veux dire les ecclésiastiques et leurs adhérents. {Applaudissements à gauche.) La question n’est nullement relative à l’Alsace particulièrement. Fut-elle effectivement en révolte, votre comité des contributions publiques n’en changerait pas pour cela d’opinion. Si la prohibition doit tomber sous l’effort du principe, qu’on ne vienne pas supposer qu’elle n’a été anéantie que par des considérations particulières. Je demande que, pour repousser cette idée injurieuse, on passe à l'ordre du jour et que l’on discute la question. {Applaudissements.) M. le Président. Au moment où l’Assemblée allait passeràla discussion surletabac,M. de Delley, sous le nom de motion d’ordre, a demandé l’ajournement de la discussion. Maintenant on réclame l’ordre du jour : je vais mettre aux voix celle des deux propositions pour laquelle on réclamera la priorité. Plusieurs membres demandent la priorité pour l’ordre du jour. (L’Assemblée, consultée, décrète qu’elle passe à l’ordre du jour.) M. Rœderer, au nom du comité d’imposition. Messieurs, pour terminer enfin la discussion qui s’est élevée depuis six mois relativement au tabac, il est nécessairedemarqueravec précision les points sur lesquels tout le monde paraît s’accorder, et ceux sur lesquels il reste du dissentiment, et qui ont encore besoin d’étre éclaircis. 143 Une des causes de l’incertitude qui est restée dans un grand nombre d’esprits, c’est qu’on a, jusqu’à présent, confondu dans la discussion l’impôt avec ses modes de perception. Plusieurs personnes pensent qu’il serait désirable de continuer à retirer de la consommation du tabac un revenu de 32 millions pour le Trésor public; le comité partage cette opinion. Ce n’est pas qu’il ne trouve une grande injustice à grever d’une charge inégale les citoyens qui consomment du tabac et ceux qui n’en consomment pas ; à soumettre les premiers à une sorte de peine pécuniaire, comme si la société avait le droit de défendre ou de gêner certaines jouissances plutôt que d’autres, quand elles sont toutes licites de leur nature; de mettre au-dessus de la portée du pauvre le seul plaisir que la modicité de ses ressources lui permette; deluifaire acquitter, sous un vain déguisement, une taxe égale à celle du riche pour qui le tabac n’est pas même compté entre les innombrables jouissances que chaque jour lui apporte, que chaque moment diversifie; enfin d’inviter le misérable à la contrebande par l’appât du gain et ensuite de lui infliger des peines pour des délits qui sont l’ouvrage de la loi même, et dont la richesse est préservée comme de bien d’autres maux. Mais, d’un autre côté, le comité reconnaît à la taxe du tabac des avantages, qui, comme l’a dit M. de Mirabeau, la rendent un des meilleurs des mauvais impôts. El le s’acquitte insensiblement jour par jour, heure par heure. Elle n’est exorbitante pour personne. Elle est le prix d’une sensation de plaisir. La perception peut en être assurée sans frais extraordinaire, au moyen des gardes établis pour la perception des droits de traite. Elle n’a pas, comme la gabelle ou tout autre impôt sur des consommations de première nécessité, le double inconvénient de renchérir la main-d’œuvre et de grever les familles en raison du nombre des enfants qui en font partie. Elle n’a pas, comme le droit d’enregistrement, le défaut d’attaquer des capitaux, et de dérober à l’agriculture, à chaque mutation des avances utiles. En un mot, il est impossible d’en trouver de plus douce tant que la terre, ci-devant appauvrie par la féodalité, ne sera pas fécondée par la liberté et par une partie des capitaux innombrables employés maintenant dans l’agiotage des effets publics ou dans l’usure particulière; et enfin, tant que les bénéfices de l’industrie, concentrés par des privilèges exclusifs entre quelques individus et quelques corporations, seront disproportionnés avec la nature et la mesure de travail dont ils sont le prix. Voilà, Messieurs, ce que le comité pense, avec une grande partie de l’Assemblee, sur la taxe du tabac considérée en elle-même. Ecartons donc désormais de la délibération Déluge ou la censure de l’impôt, séparé de ses accessoires, c’est-à-dire de ses moyens de perception. Ce n’est que dans l’examen de ces accessoires que se rencontrent les questions dont nous devons nous occuper. Quels sont donc ces accessoires ? Quelles sont les questions auxquelles ils donnent heu ? Nous séparerons les mo\e.(S de perception en deux classes : les moyens immédiats, les moyens secondaires et médiats. L’impôt du tabac se lève sous le régime actuel par quatre moyens immédiats, savoir ; ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 144 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [l"2 février 1791. 1 1° Un double privilège exclusif, celui de la fabrication, celui du débit; 2° La prohibition de la culture du tabac dans le royaume ; 3° La prohibition du tabac étranger fabriqué ; 4° La traite exclusive du tabac étranger en feuilles. Les moyens médiats et secondaires d’assurer la perception, sont; 1° La police du lise pour prévenir les fraudes ; 2° Les lois du fisc pour les punir; 3° Les tribunaux extraordinaires institués pour appliquer ces lois. Tout le monde s’accorde à proscrire les moyens de la dernière classe comme contraires aux droits naturels des hommes en société. La police du fisc consistait essentiellement en deux choses : l’usage des visites dans les domiciles et celui des visites au passage d’une province dans une autre. Nui ne souffrirait, à l’avenir, les visites domiciliaires quand même la loi les ordonnerait; les citoyens qui ont conquis la liberté ne sauraient s’y soumettre, et dans ce cas, la loi serait coupable et non la résistance. M. Martineau. Je demande que M. le rapporteur soit rappelé à l’ordre. La loi n’est jamais coupable et le législateur ne peut pas considérer comme légitime la résistance à la loi. M. le Président. Il ne s’agit pas ici d’une injure faite au Corps législatif, d’un écart manifeste de langage qui puisse motiver un rappel à l’ordre. Il s’agit simplement d’une maxime incidente bien ou mal rédigée, d’une expression plus ou moins inconsidérée, mais dont à coup sur l’intention est pure et ne peut pas être incriminé»1. ( Applaudissements .) (L’Assemblée décrète qu’elle passe à l'ordre du jour). M. Rœderer, rapporteur. Je disais, Messieurs, que les moyens de la dernière classe ne pouvaient plus être employés aujourd’hui et que les visites domiciliaires étaient devenues impossibles : la loi ne peut les ordonner car elles offen-ent la liberté. J'ajoute que les visites au passage d’une province dans l’autre ne peuvent plus avoir lieu depuis que les barrières des traites sont reculées aux frontières nu royaume. Personne ne pense que les lois pénales du fisc puissent prononcer la mort ou même les galères pour fraude d’une taxe. Le seul principe pénal qui soit juste en finance, c’est que le travail du fraudeur soit appliqué au profit du fisc qu’il a voulu frauder. Enfin, il n’est sûrement pas un seul membre de cette Assemblée, qui jette un regard de regret ou même de pitié sur les ruines de ces tribunaux impurs qu’entretenaient des compagnies de finances et que le mépris public avait dégradés, avant même que la liberté fis eût frappés. Ainsi, Messieurs, écartons encore de la délibération la question de savoir si les moyens secondaires de l’ancienne perception subsisteront ou non : tout le monde est d’avis de les proscrire. L’examen des moyens immédiats de perception est donc le seul objet qui puisse maintenant vous occuper. Les emploiera-t-on, les r�jet-tera-on ? Voilà la matière de la délibération, elle présente deux questions : 1° La nation a-t-elle intérêt à les employer? 2° La nation a-t-elle le droit de les employer? Nous allons examiner séparément ces deux questions. Première question. La nation a-t-elle le droit d’employer le régime prohibitif et exclusif? Nous savons, Messieurs, qu’aux yeux de bien des gens, cette question n’est pas même propo-sable, tant l’affirmative est évidente. Voici en substance les raisonnements sur lesquels ils se fondent. Dès qu’une nation, disent-ils, peut voter des contributions par ses représentants et à la pluralité des suffrages, elle peut de même voter le mode de ces contributions; elle peut donc, si elle le juge à propos, choisir pour mode de contribution l’abdication du droit de cultiver, de fabriquer et de débiter une certaine plante, et attribuer exclusivement ces facultés à une régie nationale qui les exercera pour le profit du Trésor public ; il n’y a pas plus d’irrégularité à sacrifier un moyen particulier de se former un revenu ou d’accroître celui que l’on a, qu’à sacrifier annuellement une portion de son revenu. Voilà, Messieurs, assez exactement la doctrine de nos adversaires. Daignez donner un moment d’attention à nos réponses. D’abord nous distinguons le régime exclusif en ce qui concerne la fabrication et le débit du tabac, et en ce qui concerne la culture de cette plante, et nous divisons la question. La nation a-t-elle le droit d’établir, au profit du Trésor public, un privilège exclusif de fabrication et de débit? Je commence par établir un principe qui servira à résoudre aussi la question relative à la culture. Ce principe est simple; quelque mode d’impôt qu’adopte une nation, soit qu’elle fournisse le Trésor de l’Etat par des contributions foncières ou par des contributions indirectes, ou par des privilèges exclusifs, elle est dans l’obligation de répartir les charges publiques proportionnellement aux facultés des citoyens. Autrement elle attaquerait les fondements de la société et violerait les principes et le but de l’association politique, puisqu’elle donnerait alteinleàla propriété. Ce sont maintenant des vérités triviales que la contribution proportionnelle n’est qu’une dépense conservatrice de la propriété ; mais que l’impôt arbitraire et disproportionné en est la spoliation. Vous avez consacré ces vérités dans la déclaration des droits; d’abord, en disant que l’impôt serait payé proportionnellement aux facultés; secondement, en disant que nul ne pourrait être privé de sa propriété, même pour Futilité commune, sans une indemnité préalable, ce qui est déclarer, en d’autres mots, que la loi ne peut pas imposer au citoyen de contribuer indéfiniment à l’utilité publique, mais qu’elle peut seulement l’y assujettir en commun avec tous les autres citoyens et proportionnellement aux facultés de chacun. Je viens à l’application de ce principe. Il y a plusieurs cas à distinguer dans la question; ou il s'agit d’établir un privilège exclusif pour une fabrication ou pour un négoce inconnu dans le pays; ou il s’agit de le proroger dans un pays où il existait depuis longtemps; ou enfin il s’agit de l'établir dans un pays où il [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 février 1791.] £15 n’existait pas et où la fabrication et le négoce, qui en sont l’objet, étaient pratiqués. Dans les deux premiers cas, il n’est pas douteux que la nation n’ait le droit d’établir l’exclusif au prolit de son Trésor; puisqu’elle ne fait que priver les particuliers d’une faculté dont les avantages étaient proportionnels à la fortune et au talent que chacun d’eux pouvait consacrer à l’exercer. Mais dans le troisième, c’est-à-dire quand il s’agit d’un pays exempt de l’exclusif, nous n’hé-sitons pas à dire que la nation n’a pas le droit de l’établir même à son profit, sans donner une indemnité préalable aux particuliers qui avaient consacré leurs capitaux et leur industrie à des entreprises de l’espèce de celle qu’elle voudrait mettre en exclusif. Autrement elle commettrait un attentat sur la propriété de ces capitaux et sur l’industrie même qu’on peut aussi regarder dans certaines professions comme un capital placé en mieux-value sur les particuliers qui la possèdent. Dans le centre du royaume, l’exclusif de la fabrication du tabac est généralement établi. Les principes ne s’opposeraient donc pas à sa conservation. Mais, dans les départements belges et du Rhin, la fabrication et le débit ont toujours été libres; un grand nombre d’entreprises en ce genre y sont florissantes ; à leur égard donc la naiion violerait la propriété, si elle y établissait l’exclusif, sans donner une indemnité préalable à tous les entrepreneurs de fabriques et de négoce de tabac, et à tous les ouvriers qui se sont voués au genre d’industrie qu’exigent le débit et la fabrication de cette plante. Maintenant j’examine si la nation a le droit d’établir la culture exclusive. Le principe que j’ai invoqué plus haut décide encore la question. Quand on met en privilège exclusif une culture quelconque, le sacrifice qu’on impose aux propriétaires de terre est absolument disproportionné avec leurs facultés; et la raison en est sensible, c’est que tous les territoires ne sont pas également propres à fournir une même production. Qu’un décret national mette en France la culture de la vigne en privilège exclusif, le3 propriétaires de vignes de Champagne seront inévitablement ruinés par l’impôt, tandis que les propriétaires de terre en Brie n’en supporteront rien. Ce décret aura donc attenté à la propriété du Champenois, qui cependaut ne s’est mis en état de société avec le reste de la France que pour conserver sa propriété et sa liberté ; le Corps législatif aura donc blessé les droits de l’homme, sans le respect desquels les lois ne sout pas des lois, mais des crimes, les sociétés ne sont pas des sociétés, mais des hordes ennemies les unes des autres, et dans l’état sauvage de pure nature. ( Applaudissements .) Or, Messieurs, ce qui serait évident pour la culture de la vigne, attribuée à un privilège exclusif, ne le serait pas ’ijoins pour la culture exclusive du tabac. Il y a; dans un grand Etat comme la France, des cantons privilégiés par la nature pour la production du tabac; tandis que la presque universalité du territoire n’en peut donner que de mauvais et à grands frais. La culture exclusive serait donc l’anéantissement de la propriété de quelques individus, tandis qu’elle ne toucherait pas [3 plus grand nombre ; elle ferait donc payer par quelques-uns la charge qui doit être commune à tous, proportionnelle entre tous; 4r® Série. T. XXIII. elle ne peut donc pas être votée même par la pluralité des représentants de la nation. Si, suivant la déclaration des droits, nul ne peut être privé de sa propriété sans avoir été préalablement indemnisé; si l’Etat, quand il prend mon champ pour un chemin public, pour un canal, pour une digue, est obligé de me le payer; comment concevoir que l’impôt puisse, non me prendre mon champ, mais m’en dérober la valeur, ou la réduire de trois quarts? Est-il permis de faire, sous une forme et sous une dénomination, ce que l’on regarde comme impossible de faire sous une autre? Mais, Messieurs, peu nous importent les réponses que l’on voudrait balbutier sur ces questions; peu nous importe leur solution, car nous n’avons pas à combattre la culture exclusive; ou ne nous propose pas de mettre la plantation du tabac en privilège exclusif. Ce qu’on veut est bien pire ; c’est la prohibition absolue de la culture en France : et c’est une subtilité que nous avons à relever dans l’argumentatiou de nos adversaires, que d’avoir confondu la prohibition de culture avec le privilège exclusif de fabrication et de débit, et de n’avoir parlé du régime de la ferme du tabac, que comme d’un régime purement exclusif. Nous disons que la prohibition de culture est pire que la culture exclusive; et en effet, Messieurs, du moins la culture exclusive placerait-elle quelque part dans le royaume l’avantage d’uoe exploitation utile, au moins n’enlèverait-elle pas à toutes les terres l’avantage de leur propriété particulière pour produire du tabac, au moins ne diminuerait-elle pas le travail national de tout celui qu’emploierait cette culture, au moins ne ferait-elle pas perdre, à deux ou trois cent mille bras, un moyen de subsistance. Au lieu que la prohibition produit tous ces odieux effets ; elle donne de plus à un peuple étranger ce qu’elle fait perdre à la nation. Ainsi cette manière d’assurer la perception de l’impôt du tabac, consiste non seulement à commettre d’énormes injustices particulières, mais eocore à diminuer la richesse nationale pour obtenir une partie du reste, et à stériliser pour recueillir. On nous fera ici une objection. On nous dira que la prohibition ou le privilège exclusif de la culture 11e sont point des atteintes à la propriété des terrains propres au tabac, tels que le pays de Glérac et d’autres parties méridionales du royaume ; que les possesseurs actuels de ces terrains oe les ont payés qu’en raison de la valeur qu’ils avaient, relativement à toutes les cultures libres, et sans égard à leur propriété particulière pour la production du tabac dont la culture était défendue ; qu’ainsi, en maintenant le régime prohibitif, on n’ôte rien aux propriétaires de ces terrains. Il se présente plusieurs réponses à cette objection. La première est, qu’outre les possesseurs actuels qui ont acquis les terrains dont il s’agit, il y en a un très grand nombre qui les ont hérités; que s’il est contestable que la nation doive aujourd’hui aux premiers la réparation d’un dommage qui est tombé autrefois sur leurs vendeurs, il ne l’est pas qu’elle ne doive faire cesser dans la possession des enfants le préjudice annuel porté à la possession des pères. Notre seconde réponse est que le prix des acquisitions n’est nullement la mesure de l’exercice du droit de propriété. La société n’a point à s’informer des transactions privées pour en ga-10 [12 février I791.J 146 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. raotir les effets. Et quand le prix des acquisitions s’est réglé sur la violation des droits de la propriété, il est absurde de donner pour règle et mesure de ces droits le prix des acquisitions; car c’est vouloir légitimer le vice de la loi par les effets même qu’il a produits. S’il était juste de régler l’exercice du droit de propriété sur le prix des acquisitions, vous seriez fort injustes, Messieurs, non seulement d’avoir supprimé les dîmes, mais encore de mettre dans la répartition des contributions foncières cette égalité proportionnelle si souvent réclamée : oui, dans le système que nous combattons, vous seriez injustes, puisque les terres nobles, les grandes propriétés ayant été ci-devant moins imposées que les petites, plusieurs terres ayant toujours été exemptes ou peu chargées de dîmes, tandis que d’autres l’étaient excessivement, toutes ont été achetées proportionnellement à leurs charges. Ainsi, Messieurs, nous pouvons regarder comme une vérité incontestable que la société n’a pas le droit de prohiber une culture sans donner un dédommagement préalable aux propriétaires des terres douées d’une qualité particulière qui les rend plus propres que d’autres à cette culture. Cette vérité une fois reconnue, il s’ensuit que la nation française ne peut absolument prohiber la culture du tabac : car la condition qui rendrait cette prohibition légitime, celle de l’indemnite préalable est impossible à remplir. En effet, on ne sait pas quelles sont en -France les terres douées ae la propriété de produire d’excellent tabac; par cette raison on ne sait pas précisément à qui la prohibition de culture a porté préjudice, à qui elle cause du dommage, à qui il faut en tenir compte; on sait seulement que ce danger existe et qu’il est nécessaire de le réparer ou du moins de le faire cesser. Je conclus donc, sur la première question : 1° Que la nation n’a pas le droit d établir l’exclusif de la fabrication ou du débit dans toute l’étendue du royaume, sans indemniser les citoyens qui, dans les provinces frontières, ont consacré des capitaux et de l’industrie à ces genres d’entreprises. Je dis les citoyens, les individus, et non, commeon l’a proposé, les provinces où la liberté s’est maintenue jusqu’à présent; car ce serait indemniser beaucoup de gens sans intérêt, et ne pas indemniser sérieusement les personnes souffrantes. 2° Que la nation ne pouvant connaître à qui elle devrait une indcmnité cn établissant ou perpétuant la prohibition de culture, et cependant lésant parla la propriété, ne peut établir, ni perpétuer la prohibition de culture. Seconde question. La nation a-t-elle intérêt à l’établissement du régime prohibitif et exclusif? M. de Mirabeau vous a dit, Messieurs, qu’il était impossible de retirer un produit de 32 millions de la consommation du tabac dans le royaume sans y prohiber la culture. Nous sommes absolument dans cette opinion; nous l’avons annoncée dans notre rapport; nous l’avons appuyée de preuves auxquelles on n’a ni répondu, ni ajouté; comme M. de Mirabeau, nous avons dit positivement que des licences de fabrication et de débit ne pouvaient rapporter plus d’un ou deux millions; de plus que lui, nous avons dit, et prouvé, que ce serait une chimère, une absurdité de prétendre retirer, pour le Trésor public, un produit sensiblement plus fort de la terre cultivée en tabac que de toute autre culture, et, pour le dire en passant, ce n’est pas sans étonnement que nous avons entendu M. de Mirabeau nous supposer dans l’opinion contraire, tandis qu’il ne faisait que nous aider à la combattre. Mais, Messieurs, nous avons été plus loin dans notre rapport. Nous avons soutenu aussi que, même en conservant le régime exclusif, la prohibition de culture et la prohibition du tabac étranger, il serait impossible de retirer du tabac le même revenu que par le passé. Nous avons distingué deux temps, le présent et l’avenir, c’est-à-dire, l’année présente d’une part, et les suivantes de l’autre; et nous avons dit que cette année et la prochaine, le l.lnc, quoi qu’on fit, ne rapporterait pas plus de 14 ou 15 millions, et qu’à la suite il n’en produirait pas plus de 18 ou 20. Il est très important, Messieurs, de fixer votre attention sur ces proposition-qui n’ont pas encore été débattues; elles touchent évidemment à la question que nous nous sommes proposée : car, s’il était prouvé que le tabac ne peut i apporter cette année et la prochaine que 14 ou 15 millions, et 18 ou 20 à la suite, il ne serait pas question, comme beaucoup d’orateurs ont affecté de le supposer, de remplacer ou de sacrifier un revenu de 22 millions; et sans doute il y aurait une grande différence entre la position où nous serions réellement, et celle ou l’on nous suppose; il serait fort différent d’avoir à remplacer 14 millions ou 32 sur la consommation du tabac ; il serait fort différent enlin, si tout remplacement était impossible sans entraîner des inconvénients majeurs, d’avoir à souscrire à un sacrifice de 14 millions, ou d’avoir à en consentir un de 32. Plusieurs circonstances particulières à cette année et à la prochaine nous ont fait penser qu’elles seraient très peu productives pour le lise. La première, c’est qu’il y a eu France un énorme amas de contrebande. La seconde, c’est qu’il a été fait, l’année dernière, des plantations de tabac dans diverses parties du royaume, où la culture n’en était pas permise, et qu’elles ont été augmentées dans les autres. Ces deux vérités de fait sont notoires et n’ont pas besoin de preuve. Mais, veut-on en calculer les effets sur le produit, il n’y a qu’à consulter l’expérience de l’année qui vient de s’écouler. Il résulte des tableaux qui ont été fournis à votre comité par M. le contrôleur général des finances que, l’année dernière, le tabac n’a pas rapporte plus de 13 à 14 millions, c’est-à-dire plus d’un cinquième environ de ce qu’il produisait par le passé. Les causes qui ont influé sur la modicité de ce profit sont toujours subsistantes; la culture même est une cause de plus; car les plantes recueillies l’année dernière n’entreront dans le commerce que cette année. Nous ne pourrions donc raisonnablement compter sur un profit plus grand, dans cette année, que dans la précédente, en conservant l’ancien régime avec quelque modification. M. de Mirabe ,u a senti tout le poids tic cette circonstance; et ce qui constate son opinion à cet égard, c’est la disposition suivante de son projet de décret : <• Les propriétaires et cultiva- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. |12 février 1791.] 147 teurs, qui auront des tabacs en leur possession au moment de la sanction et de la publication du présent, en feront, dans la quinzaine, déclaration aux proposés à la vente natiunale du tabac, et il sera incessamment statué sur les conditions auxquelles ils seront retirés pour le compte de la nation. » On m’observera que si M. de Mirabeau a senti la nécessité de retirer le tabac de contrebande, il donne aussi le moyen d’y parvenir. Mais c’est ce qu’il faut examiner. Si nous pouvions raisonnablement espérer qu’en invitant chaque citoyen à déclarer le tabac de contrebande dont il peut être pourvu, de le remettre à la régie nationale au prix coûtant du tabac qu’elle fabrique, on fît rentrer aux mains des régisseurs une partie de cette contrebande, sans doute l’existence du tabac étranger, introduit dans le royaume, ne serait pas un obstacle au produit de la vente exclusive. Mais comment concevoir une semblable espérance? Une sommation faite au patriotisme ne produira rien; car ce ne sont pas les patriotes, ou du moi is les patriotes assez éclairés pour observer l’obéissance libre qu’ils doivent aux lois, qui ont fait la contrebande. Il faudra donc de deux choses l’une, ou offrir un très haut prix pour du tabac très mauvais, ou employer des moyens iaquisitils et coactifs pour découvrir la contrebande. Si l’on offre un très haut prix d’un tabac au moins très médiocre, au lieu de retirer le tabac de contrebande qui est en France, on en attirera de nouveau, et alors, au lieu d’assurer la recette du Trésor public, on t’anéantira. Si vous autorisez les moyens inquisitifs et les visites domiciliaires, alors, Messieurs, qu’aurez-vous fait? Non seulement vous aurez rétabli l’ancien régime, mais encore vous l’aurez vengé. Et certes, ce serait une lâche bien assez pénible, que d’avoir à le rétablir. Et encore quel sera le résultat de pareilles tentatives en n’y supposant aucun obstacle? Y a-t-il des moyens de pénétrer dans tous les réduits des maisons? D’y découvrir tous les dépôts? De reconnaître la nature des tabacs qui seront trouvés, d-les distinguer des tabacs de la ferme? Les visites domiciliaires seront évidemment impuissantes pour découvrir une contrebande universellement répandue, divisée à l’infini : leur grande utilité était de prévenir la contrebande, et non de la surprendre. M. de Mirabeau ne vous a donc indiqué qu’une mesure désirable, mais non une mesure praticable. il a vu le mal auquel il fallait porter remède ; il a vu quel pourrait être le remède, mais il en est resté là. Un pas de plus, il aurait vu que le remède était impos.-ible à administrer. L’article 8 de son projet de décret n’est donc autre chose que l’aveu de cette vérité : que la contrebande existant dans le royaume est un obstacle au produit du régime prohibitif et exclusif. Outre les circonstances propres à l’année courante, il en est de communes à tous les temps à venir, qui contrarieront toujours le revenu du tabac. Ces circonstances communes sont : 1° La suppression des vi-ites domiciliaires; 2° La suppression des visites au passage d’un département à un auire; 3° La modération du nouveau Code pénal ; 4° La suppression des tribunaux do la ferme. Permettez-nous, Mtssieurs, d’arrêter votre attention sur le secours que chacun de ces moyens donnait à la perception de l’impôt, et d’en apprécier l’efficacité. La faculté d’exercer des visites domiciliaires étaient la plus puissante police que l’on pût opposer à la contrebande et à la circulation. En effet, il ne suffisait pas de franchir la première enceinte des gardes de la ferme aux extrêmes frontières, pour faire, avec profit, de grandes spéculations de fraude; il fallait, en outre, pénétrer les enceintes formées autour de chaque province; il fallait échapper aux poursuites des employés apostés sur toutes les rouies, aux regards des délateurs excités par l’appât de récompenses considérables; il fallait enfin pouvoir garantir des recherches domiciliaires les entrepôts et magasins où la contrebande était recélée; en un mot, à chaque pas la contrebande rencontrait un danger et elle ne pouvait trouver de sûreté dans aucun réduit. Il est évident qu’un semblable ordre de choses empêchait toute grande spéculation de fraude en tabac. Nul espoir de profit ne pouvait faire disparaître tant de risques imminents attachés à la fraude. Nul appât ne pouvait tromper sur l’impossibilité du succès. Aussi ne se faisait-il d’autre contrebande en tabac qu’une misérable importation à dos d’hommes, qu’on appelle maintenant, dans le langage delà ferme, fraude d’infiltration, et elle n’avait lieu que pour la consommation de quelques habitants des provinces frontières de l’étranger. A l’avenir, il n’en sera pas de même. Il ne s’agira que de tromper la vigilance d’ua bureau d’employés, de les corrompre ou de les mettre eu fuite pour que la contrebande soit en sûreté; une fois entrée, elle parcourra librement le royaume; elle sera déposée dans les lieux les plus commodes au débit; elle sera vendue, distribuée ouvertement, comme autrefois la quincaillerie anglaise, dont 011 a vu des magasins publics dans Paris, malgré les prohibitions qui en défendaient l’entrée dans le royaume. Qu’on exagère taut qu’on voudra l’exactitude de la surveillance aux frontières et la force des préposés, elle n’empêchera jamais la fraude d’un impôt aussi considérable que celui du tabac; on sait que la contrebande franchit les triples enceintes des villes de guerre ; elle franchira, à plus forte raison, la ligne invisible qui forme l’enceinte du royaume. O11 nous dit bien qu’on diminuera l’attrait de la contrebande en baissant le prix du tabac ; on propos1, par exemple, de le fixer à 48 sols au lieu de 3 I. 12 s. Mais on n’observe pas d’abord que ce moyen d’assurer la perception tend aussi à d imin uer le pro-duit; car il ne faut pas croire qu’en baissant d’un tiers le prix du tabac, on en augmenterait la con-sommationd’un tiers, cequi serait nécessaire pour que la recetie demeurât au même niveau; l’expé-■ rieoce a prouvé que la consommation du tabac en France a toujours été en augmentant depuis cent ans, malgréla progression continnelledesouprix; ilest donc très incertain que la consommation augmentât justement en proportion de ce que l’impôt diminuerait. Mais, quoi qu’il eu soit, et ceci suffit à notre opinion, il est certain qu’au moins la consommation du tabac n’augmenterait pas tout d’un coup, ni même dans l’espace de deux ans, suivant la proposiiion de la baisse du prix. de n’est pas to t. Quand le prix du labac serait réduit à 48 sols, il y aurait toujours un assez grand attrait à la contrebande et une assez médiocre difficulté à la faire, pour qu’ou dût ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 février 1791. J |4g {Assemblée nationale.) croire qu’elle se ferait. Et en effet, Messieurs, le prix auquel revient! ■ meilleur tabac de la ferme, fabriqué, est de 12 sols la livre. On en fabrique à 6, à_8 sols. Ainsi, en vendant le tabac en France à 48#dfela livre, le droit levé au profit du fisc est de 300 0/0. Or, je demande, si un droit de 300 0/0 n’est pas de la nature de ceux qui appellent le plus la contrebande ; je demande à toute personne qui a quelque connaissance du régime des traites, si un droit d’entrée de 300 0/0 sur une marchandise, de même volume que le tabac, a jamais été regardé comme un droit réellement perceptible et véritablement productif? Non, Messieurs ; il ne faut pas se faire illusion sur ce point ; on fera la même contrebande, le tabac étant à 48 sols, que s’il était à 3 1. 12 s. 11 suffira que nul commerce, nulle entreprise ne puisse offrir aux étrangers voisins de la France, un profit de 300 0/0, accompagné d’aussi peu de péril que la conirebande du tabac, pour qu’ils se livrent à ce genre de spéculations que la morale même ne leur interdit pas d’exercer sur un pays aux lois duquel ils ne sont pas soumis. Nous avons un témoignage non suspect à invoquer sur la nécessité des visites domiciliaires pour la conservation du produit de l’impôt du tabac : c’est celui de M. Duvaucel, fermier général, qui, dans la lettre à M. de Blacous, déclare qu’il est nécessaire d’étab'ir ces visites au moins dans les provinces frontières; c’est-à-dire dans les parties du royaume où elles seraient le plus intolérables, parce qu’elles y ont toujours été inconnues, et parce qu’elles n’y commenceraient qu’au moment où elles finiraient pour le reste du royaume ; ce qui y accréditerait cette idée que pour les frontières le moment de la liberté générale est devenu l’époque de la servitude. Nous avons enfin sur ce point le témoignage de M. de Mirabeau lui-même, qui vous propose de permettre les visites, dans le cas d'un grand approvisionnement, ce qui revient à les permettre indéfiniment et dans tous les cas. Car, qu’appel-lera-l-on un grand approvisionnement? Et s’il faut être sûr de l’existence d’un grand approvisionnement dans une maison avant d’y pénétrer, à quoi sert d’y faire une visite? En ce cas, il n’y a qu’à saisir. A la vérité, M. de Mirabeau propose d’appeler aux visites un officier municipal; mais ce moyen nous paraît plus propre à faire haïr le magistrat qu’à faire aimer les visites. Au reste, Messieurs, ce n’est pas seulement l’importation frauduleuse du tabac étranger qui réduira le produit du droit : ce sera aussi sa culture qui s’établira malgré la loi. Cette culture, à laquelle invitera la terre, à laquelle sollicitera le sentiment désormais très énergique des droits de la propriété et de la liberté, ne rencontrera plus d’obstacles, maintenant que la milice du fisc a tout à fait disparu de la France. Permettrez-vous à des citoyens, comme M. l’abbé Maury vous l’a proposé, d’être les délateurs des cultures frauduleuses? Je ne pense pas que vous consentiez à jeter dans la société de semblables semences de haine et de défiance. Laisserez-vous, comme l’a proposé M. de Delley, la culture libre dans les terrains enclos? Alors, Messieurs, vous aurez accordé la liberté de culture sans en avoir le mérite; car, dans la Flandre seule, il y a deux fois plus d’enclos qu’il n’en faudrait pour fournir à la France tout le tabac de sa consommation. Ainsi, Messieurs, en renonçant aux visites domiciliaires et aux visites sur les routes, il faut s’attendre pour l’avenir à une contrebande qui ne pouvait pas avoir lieu par le passé; il ne faut donc pas espérer du régime prohibitif et exclusif, séparé dus lois de police qui l’accompagnaient, le même produit qu’on en a obtenu quand elles en faisaient partie. Nous avons dit que le Gode pénal concernant les contraventions aux lois du tabac, ainsi que les tribunaux institués pour l'application de ces lois, étaient aussi d’un puissant concours pour réprimer la fraude. Eh! qui pourrait douter de cette vérité? Gomment ce qui faisait la terreur des honnêtes g» ns n’aurait-il pas imposé aux hommes enclins à la fraude ? Gomment croire que ces abominations, qui ne seraient jamais entrées dans la tête des hommes si la cupidité financière ne les y eût introduites, aient été infructueuses à la finance...? Mais, Messieurs, écartons toutes les preuves purement morales qui peuvent s’offrir à nous dans cette affaire et jeter dans sa discussion une chaleur qui mettrait la vérité en péril; bornons-dous à rassembler celles que nous fournissent des cab uls très simples et des rapprochements très faciles à saisir. Voulons-nous nous convaincre que la rigueur des peines portées contre la fraude a été une des causes du produit de l’impôt : prenons d’une main les baux des fermes depuis cent ans, et de l’autre les lois qui ont prononcé des peines ; remarquons chaque époque où le prix du bail de la ferme du tabac a augmenté; examinons ensuite les lois pénales promulguées pendant la période du temps qui a précédé, et nous verrons qu’une loi cruelle avait été inscrite et ajoutée à d’autres lois cruelles; nous verrons que, quand le produit s’est accru de quelques millions, le Gode s’était enflé de lignes barbares. Si donc les produits ont augmenté avec la dureté des peines, en retournant aux peines modérées, vous retomberez dans les produits modiques. En Angleterre, où la contrebande est incomparablement plus difficile qu’en France, où la culture du tabac est prohibée comme en France, où l’exemple du produit obtenu en France a souvent excité l’émulation du parlement, jamais on n’a pu parvenir à tirer du tabac plus de 6 à 7 millions pour le Trésor public; parce qu’un produit plus fort est incompatible avec la liberté. Reconnaissons donc, Messieurs, une vérité qui ne peut plus être contestée : c’est qu’il fallait le système entier de l’ancien régime, pour retirer 32 millions de la consommation du tabac ; c’est qu’un profit pareil, vrai prodige en finance, ne pouvait résulter que de l’accord de tous les moyens combinés dans le code du tabac par la cupidité et la dureté financières, aidées l’une de l’autre pour enfanter leur chef-d’œuvre. L’impôt du tabac n’a pu donner si abondamment des fruits si faciles à recueillir que dans la terre de la servitude, que dans le bois de l’ancienne finance. On n’a jamais regardé qu’aux rameaux de cet arbre, c’était au pied qu’il fallait voir : on aurait appris à déplorer sa fructification même en en découvrant les causes ; on aurait vu que sa culture était le désespoir d’un grand nombre de malheureux, et que ses racines avaient besoin d’être arrosées de sang. Aussi, Messieurs, à compter du 15 juillet 1789, il n’y a plus eu à examiner si l’on sacrifierait une partie des récoltes de l’impôt ; dès lors la perte en était devenue irréparable. Il faut donc épargner à votre comité de l’imposition le reproche qu’on lui fait sans cesse de proposer 112 février 1791.J 149 ARCHIVES PARLEMENTAIRES, [Assemblée nationale.] la destruction d’un impôt de 30 millions ; avant que ce comité existât, il n’y avait plus de possibilté à retirer 30 millions du tabac. Nous venons de prouver que désormais la consommation du tabac ne produirait plus en France ce qu’elle a produit, même quand on conserverait le régime exclusif et prohibitif-Nous avons prouvé qu’aux circonstances générales qui devaient affaiblir ces produits, se joignaient des circonstances particulières à l’année courante et à la prochaine, et qui pendant ces deux années réduiraient encore le produit à une somme moindre qu’elle ne pourra être à la suite. Mais ce n’est pas tout -, en dotant le régime prohibitif, on serait obligé de sacrifier encore une forte parlie du modique produit qu’on en retirerait pour sauver les difficultés de sod établissement. Ici, Messieurs, nous ne faisons que répéter ce que vous ont proposé nos adversaires eux-mêmes. M. de Mirabeau, M. de Delley vous proposent d’indemniser l’Alsace et la Flandre ; ces indemnités coûteraient, suivant leurs propres calculs, la moitié du revenu que nous avons cru raisonnable d'attendre de l’impôt. On observe à la vérité qu’à la suite il s’étendrait à ces départements qui en étaient ci-devant exempts : mais il faut considérer aussi que la contribulion foncière de ces mêmes départements b lisserait d’un sixième au moins, par la prohibition de culture ; puisque cette culture y est comptée pour le sixième des récoltes annuelles, à cause de la prohibition qui avait lieu dans le reste (lu royaume. Il ne reste donc plus qu’à conclure. La question se réduit à deux points : 1° Convient-il de se ménager pour l’avenir, par la prohibition et l’exclusif, un revenu, ou du moins l’espérance d’un revenu de 18 ou 20 millions sur le tabac? 2° Convient-il de se ménager, par le même moyen pour l’année courante et la prochaine, un revenu de 12 ou 14 millions sur le tabac, dont encore il faudrait sacrifier environ la moitié pour indemniser les départements belges et du Rhin ? Personne, je pense, ne contestera que, quand le bon état des affaires publiques permettra de réduire ou de convertir les impôts, la conversion ou la réforme ne doive commencer, je ne dirai pas seulement par les plus mauvais , mais aussi par ce qu’il y a de plus mauvais dans les accessoires d’impôts tolérables par eux-mêmes. On ne niera pas non plus que quand même on pourrait qualifier de bon impôt une contribution levée sur une consommation de fantaisie, telle que celle du tabac, du moins c’est un mauvais acce-soire de ce bon impôt, que la prohibition de culture, et le privilège exclusif de fabrication et de débit, et qu’ainsi il faudrait du moins sacrifier ces modes de perception, dès que l’aisance du Trésor public le permettrait, et se réduire au modique revenu que l’on pourrait retirer de moyens moins contraires aux droits naturels de l’homme. Or, Messieurs, dans trois ans, l’intérêt de la dette,. sera diminué par des remboursements, par des amortissements, par des réductions amiables. Dans trois ans les pensions du clergé seront aussi considérablement diminuées, la plupart portant sur des têtes très âgées. Dans trois ans, en un mot, les dépenses publiques seront très sensiblement diminuées ; dès lors donc, la somme des contributions publiques sera moins forte, etl’Etat n’aura pas un besoin assez urgent de 18 ou 20 millions pour les acheter par le régime exclusif et prohibitif. Si donc il faut, en 1793, renoncer à ce régime, on ne doit pas le mettre aujourd’hui eu vigueur pour n’en retirer des fruits qu’en 1793, c’est-à-dire à une époque où ces fruits seront devenus heureusement superflus. Si le régime prohibitif et exclusif ne peut produire 18 ou 20 millions, qu’à une époque où l’Etat ne sera pas obligé d’acheter si cher une si modique contribution, il ne s’agit plus que de voir s’il est possible de retirer d’un régime plus doux et plus régulier une somme à peu près égale à celle que produisaient cette année, la prohibition et l’exclusif. Or, Messieurs, un calcul très simple du résultat de notre projet va vous prouver que son produit doit être au moins de 8 millions. Nous proposons d’abord d’établir des licences de fabrication, nous en estimons le produit .......................... 1 million. 2° Des licences de débit ...... 1 — 3° Un droit d’entrée de 40 livres par quintal qui produira pendant chacune des deux années prochaines ...................... 4 — 4° Une fabrique nationale. ... . 2 — 8 millions (1). Nous ne comptons pas, dans ce calcul, l’accroissement que pourra éprouver la contribution foncière, par une culture qui va donner une valeur considérable à des terres qui en avaient peu. Cet avantage sera peu sensible pour le Trésor public, et il est éloigné. Mais, quoi qu’il en soit, nous pouvons espérer 8 millions ; le sacrifice que nous vous proposons d’offrir à la liberté est donc nul si l’on indemnise les départements belgiques et du Rhin, il ne sera que de 4 à 6 millions pendant deux ans, si on ne les indemnise pas. Mais dussions-nous gagner de 4 à 6 millions au régime prohibitif et exclusif, sera-ce pour un si modique intérêt que vous voudrez la couvrir d’un voile, et l’asservir dès sa naissance ? Sera-ce pour un si chétif revenu, qu’on arrachera aux départements belgiques et du Rhin une culture ancienne, et à laquelle ils sont habitués ; qu’oi y ruinera des fabriques considérables et nomf breuses ; qu’on y fera des milliers de malheu-î reux; qu’on y multipliera tous les gens inquiets ; qu’on y autorisera les mécontents; qu’on y justifiera des calomuies; qu’on y jettera des semences de guerre civile? Non, Messieurs, la nation n’a sans doute point à craindre que vos décrets lui imposent une souffrance stérile, et lui fassent courir d’inutiles dangers ; dès que le (1) Si l’on contestait le produit des quatre articles que nous venons de vous exposer, il nous serait facile d’en justifier l’espérance. M. de Mirabeau lui-même a estimé le produit des licences de fabrication et de débit à 2 millions. Nous ne portons le produit d’une fabrique nationale qu’à 2 millions; d’après M. de Mirabeau, nous pourrions le porter au delà de 4; puisque, suivant cet honorable membre, la ferme générale vend à l’étranger seul pour 3 à 4 millions de son tabac. Nous serons d’accord aussi sur le produit du droit d’entrée, si M. de Mirabeau, qui, par inadvertence, a supposé que nous le fixions à 50 sols par quintal, fait attention que c’est à 50 livres que nous avons proposé de l’imposer. Cette taxe est celle dont le tabac est chargé à l’entrée des ports de l’Angleterre : d’ailleurs le tabac américain sera longtemps nécessaire en France, même en supposant que la culture y devienne florissante; enfin il le sera surtout dans les deux années qui nous occupent particulièrement. (Note du rapporteur.) 150 |Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 février 1791.] régime prohibitif et exclusif a perdu l’unique avantage qui pût le faire absoudre, celui d’uu grand profit pour le Trésor public, il ne faut pas hésiter à le détruire ; le nombre heureusement très borné des personnes qui réduisent en calculs les avantages de la liberté, ont bien pu la sacrifier à un revenu de 32 millions. Mais il n’est personne qui voulût en faire marché pour six. Répondrons-nous à une objection qui a été répétée jusqu’à satiété sur le prétendu danger de voir la Francs manquer de grains, si on lui rend la liberté de cultiver le tabac? Observerons-nuus qu’une pareille objection tendrait à faire proscrire ou limiter toute autre culture que celle du blé, puisqu’il n’y aurait pas plus de danger à une culture immodérée du tabac, que des turneps, des colzas, des chanvres, à celle de la vigne ? Rappellerons-nous que c’était sur le même principe que les parlements faisaient arracher, dans leur ressort, de3 plantations de vignes, comme si les excès en ce genre ne portaient pas avec eux leur peine et leur remède? Redirons-nous encoie que si l’on veut jouir de l’aspect des campagnes riches en blé et en pâturages, il n’y a qu’à tourner ses regards sur les départements belgiques et du Rhin, seules parties du royaume où l’on cultive du tabac? Non, Messieurs, il n’est pas besoin de relever davantage des objections que l’expérience de tous les temps et de tous les pays repousse, et que l’on ne pourrait accréditer sans mettre en problème les droits les plus sacrés de la propriété. Je conclus donc que la nation n’a pas plus d’intérêt que de droit à maintenir le régime prohibitif et exclusif, et je demande que l’Assemblée aille aux voix, sur l’article 1er du dernier projet de décret du comité ; en voici les termes : « A compter de la promulgation du présent « décret, il sera libre à toutes personnes de « cultiver, fabriquer et débiter du tabac dans le « royaume. » (L’Assemblée ordonne l’impression du discours de M. Rœderer.) Plusieurs membres : Aux voix 1 M. le Président. Douze personnes ont demandé la parole ; je pense que l’intention de l’Assemblée est de l’accorder maintenant à quelqu’un qui soit opposé au projet du comité. M. l’abbé Alaury. Pour bien fixer l’ordre de la délibération et pour ne pas retomber dans des redites, il faut se renfermer dans la discussion du nouveau rapport que vient de faire le comité; il est donc d’une extrême importance que l’on puisse examiner et les moyens et les motifs de ce rapport parce que l’on intimide beaucoup de monde par de vaines terreurs qui n’ont aucune espè e de fondement. ( Rires ironiques à gauche.) Puisque vous avez ordonné l’impression du rapport de votre comité, vous voulez sans doute que tous les membres de cette Assemblée aient la faculté de le lire pour le réfuter s’il y a lieu. Je demande donc que la discussion soit ajournée jusqu’après la distribution du discours de M. Rœderer. ( Murmures à gauche.) Quoique la question n ait pas fait de grands progrès, l’opinion de l’Assemblée est bien changée depuis le dernier jour où l’on s’est occupé de cet'e affaire. {Murmures prolongés.) Je sens parfaitement tout le tort que je vais faire au régime exclusif en prenant .-a défense; mais je crois de mon devoir d’en courir les risques et je persiste à demander l’ajournement de la discussion. M. Fréteau. Si la discussion doit s’ouvrir sur la proposition de M. l’abbé Maury, je demande la parole ; si, au contraire, on veut passer à l’ordre du jour, ainsi qu’on l’a décrété, je n’ai rien à dire. (L’Assemblée décrète l’ordre du jour.) M. le Président fait une analyse rapide du discours de M. Rœderer et en rappelle les conclusions. M. l’abbé Charrier. J’observe que la présente discussion est contraire au premier décret par lequel vous avez ajourné cette question, après le rapport de votre comité sur l’ensemble des impositions qui doivent former le revenu public. Ce plan général ne vous a pas été soumis ; car il est facile d’apercevoir, dans le plan imparfait qu’on a mis sous vos yeux, un déficit considérable qui ne nous permet pas de prononcer en dernier ressort sur l’impôt du tabac. Celte discussion est donc au moins prématurée. Je n’affaiblirai poiut, par mes réflexions, les moyens développés victorieusement à cette tribune� sur la légitimité de cet impôt. Je me bornerai à réfuter quelques objections frivoles du comité. Votre comité soutient que cet impôt, dans l’état où il est, ne rendra pas 15 à 16 millions : ce serait toujours une somme qu’il ne faudrait pas négliger; mais je garantis, sous le cautionnement des administrateurs, un produit de 30 millions, sans efforts et sans vexations. Il assure que la contrebande du tabac, favorisée parle reculement des barrières, en affaiblira beaucoup le produit.: mais il ne vous a pas dit que la diminution du prix du tabac éteindra la contrebande, en détruisant l’intérêt qu’on pourrait avoir à la faire; que d’ailleurs les moyens pris pour en empêcher les ventes, proscrites par l’Etat, seraient aussi efficaces contre ce genre de contrebande. — Quelque faible que soit le produit de l'impôt, il ne faut pas le détruire ; son produit servira au remplacement des contributions du pauvre cultivateur, aux entrées de Paris, qui pèsent sur la partie indigente de ce peuple à qui nous devons le bienfait de la liberté. — Cet impôt deviendra une considéraûon bien majeure si, loin d’être supeifiu, il occasionne un déficit qu’on ne peut combler sans aggraver le sort des contribuables. On a invoqué les droits de l’homme et de la liberté de cultiver son champ comme il convient à ses propres intérêts : on a comparé la culture du tabac à celle de la vigne ; mais le vin est rangé dans la classe des subsistances nécessaires à la vie et l’inutilité du tabac n’est pas contestée. On vous a cite l’aveu de M. Duvaucel, fermier général, pour prouver que l’exploitation de la f rme du tabac exigerait des visites domiciliaires. J’oppose à cette autorité isolée celle de la compagnie entière des fermiers généraux qui désavouent cet écrit et qui ont déclaré qu’avec le secours des municipalités ou autres corps administratifs, et en intéressant les dénonciateurs de la fraude, on suppléerait aux visites domiciliaires; d’ailleurs, le cornité,dans son système, ne