00 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 114 mai 1791.) M. Regnaad ( de Saint-Jean-d' Angély) . Je ne sais comment il est possible que la raison d’aucun homme se refuse à sentir que rejeter la demande qui vous est faite, c’est décider le sort des hommes de couleur, c’est subordonner les motifs d’intérêt général qu’ils peuvent vous présenter à l’intérêt particulier et à l’amour-propre d’un parti. Je ne sais comment une Assemblée qui a accordé, il y a deux jours, le droit de pétition à tous les citoyens, en refuserait l’exercice à tous ceux qui viennent en ce moment réclamer les droits politiques les plus précieux. Quand la question serait telle que M. Malouet le prétend, ce dont je ne conviens pas,, il ne s’ensuivrait pas que les pétitionnaires, au nom des gens de couleur, ne doivent pas être entendus. En effet, ils auraient à vous demander de les juger, de leur donner les droits de citoyens actifs dans ce moment, sans attendre l’initiative de ceux que des intérêts mal entendus et un vain orgueil ont rendus injustes vis-à-vis d’eux. Ils ont droit d'être entendus, car ils n’ont pas de représentants dans cette Assemblée, quoiqu’ils y aient des défenseurs ( Applaudissements .) ; ils n’ont pu émettre un vœu dans les assemblées primaires; personne n’est chargé de leurs intérêts, et leurs adversaires ont des députés qui siègent parmi vous. Ils ont droit d’êtreen tendus,car, je lerépète, vous avez décrété il y a trois jours que vous recevriez des pétitions et sur quel objet plus important pouvez-vous en admettre que celui auquel tient l’état social, l’existence politique d’une classe nombreuse de citoyens trop longtemps opprimés. Vous devez surtout les entendre, car vous pouvez décider contre eux, et il ne faut pas qu’ils puissent vous reprocher de l’avoir fait faute de lumière et parce que vous les auriez repoussés; il ne faut pas que vous refouliez dans leur âme les plaintes qu’ils veulent exhaler devant vous ; il faut, s’ils n’obtiennent pas l’objet de leur, vœu, qu’ils emportent au moins la consolation d’avoir fait connaître eux-mêmes tous leurs moyens, et qu’ils puissent se dire, s’ils ne sont pas accueillis, que du moins ils n’ont pas été repoussés. Je demande donc que vous admettiez à midi ou à présent (Tout de suite!)... eh bien, tout de suite les pétitionnaires qui demandent à être admis. Plusieurs membres: Fermez la discussion. (L’Assemblée ferme la discussion.) M. de Rostaing. Je demande la question préalable sur la proposition d’admettre les pétitionnaires {Murmures.)... Plus ce quartier-!à {il désigne la gauche) affectera un air de victoire, plus j’y mettrai d’obstination. {Murmures.) (L’Assemblée, consultée, décide qu’il y a lieu à délibérer et décrète que M. Raymond et ses collègues seront admis à la barre.) Plusieurs membres à droite réclament et demandent qu’on passe à l’ordre du jour. ( Bruit prolongé.) M. de Montiosier. En attendant que la députation vienne, je demande à faire part d’une adresse qui m’a été envoyée. M. Je Président. On he lit pas d’adresse à l'Assemblée qü’elle n’ait été commübiquée au Président. M. de Méntlo&ier. Cétte adresse m’a été envoyée pour en faire parfcmoi-mêttie à F Assemblée. M. le Président. Fort bien 1 remettez-la au bureau et on l’examinera. M. de Montiosier. Je vais dire à l’Assemblée ce dont il est question. Plusieurs membres : Non ! non ! M. de Montiosier. Mais j’en réponds 1 {Bruit.) (Il descend de la tribune.) Les commissaires des hommes de couleur sont introduits à la barre . M. Raymond, orateur de la députation (1). Messieurs, nous réclamons l’indulgence de l’Assemblée; nous la prions de nous entendre favorablement sur des faits qui ne nous paraissent pas assez connus pour décider du sort des citoyens de couleur. L’état de la population des hommes libres à Saint-Domingue, île principale des colonies françaises, n’est pas conmi. On a dit à la tribune que fa population des hommes de couleur, dans toutes les colonies, ne s’élevait pas à 6,000 hommes, lorsque la population noire de Saint-Domingue seule s’élève de 27 à 28,000. Ce que j’ai l’honneur d’avancer ici dans l’Assemblée est un fait qui se peut vérifier dans l’instant. Les bureaux de la marine fourniront un état de recensement des deux classes des habitants de Saint-Domingue. Or, dans ces recensements, on y retrouvera que la population des hommes de couleur s’élève au moins de 27 à 28,000, encore y a-t-il même une observation à faire ici relativement à cela. C’est que dans l’état de population, fourni au bureau de la marine, il n’est pas possible d’atteindre en général la population. Vous allez, Messieurs, l’entendre lorsque j’aurai eu l’honneur de vous l’expliquer. On ne connaît la population d’une colonie que d’après tous les recensements particuliers que fournissen t tous les propriétaires. 11 n’ya pas encore bien longtemps que tous les propriétaires indistinctement fournissaient ces déclarations, sans être obligés de désigner la qualité de leur couleur. Depuis environ 8 ans, un ordre du gouvernement obligea tous les habitants de couleur à mettre sur leurs déclarations leur qualité de couleur. Qu’est-il arrivé? G’est que beaucoup de personues de couleur, ayant de la fortune, étant bien venus des blancs répugnaient à avoir cette qualité, qui, dans ce pays, est l’insulte la plus grave qu’on puisse faire. Il en résulte donc que, beaucoup ayant cette qualité, le gouvernement n’a pas pu les comprendre dans le nombre, et ne les a comptés que comme des blancs. Uneautre considération encore, Messieurs, c’est que, dans les colonies, beaucoup d’Européens ont épousé des femmes de couleur. Lorsqu’ils donnent ce recensement, ils ne disent point quelle est leur couleur, parce qu’ils sont censés blancs. Cependant les habitants ont des enfants de couleur, puisque leur mère est de couleur. Ces ehfants ü’étânt point désignés par la couleur, C’êst encore Une diminution à faire sur le tableau que l’on vous a présenté. Quant aüx propriétés des hommes de couleur, on a cherché à vous mOiïfrer que cette classe ne possédait rien ou presque rien ; elle ne possède pas, Messieurs, les grandes richesses des colons blancs. Hélas I cela n’est pas étonnant ; mais il est une (1) Ce discours est très indomplèt àd Moniteur. [Assemblée nationale.! ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [14 mai 1791.] certitude : cette classe, sans exagérer, a-en sa possession au moins le tiers des terres, et le quart des esclaves. Au reste, Messieurs, ce sont des faits ui peuvent s’éclaircir en recourant aux bureaux e la marine. Présentement, Messieurs, je crois nécessaire de vous faire voir l’utilité de cette classe dans les colonies, dans l’intérieur et dans l’extérieur. Dans l’intérieur, c’est la (dusse la plus forte pour éviter la rébellion des esclaves contre les blancs. Lorsque les esclaves fuient, qui va les chercher? Qui les ramène? Qui s’expose à les combattre? Les hommes de couleur. Gomment les blancs pourraient-ils seuls ramener leurs esclaves? Un blanc est sur son habitation, il y est occupé de ses travaux; si quelque nègre lui échappe, il faut donc qu’il quitte ses travaux pour courir après les nègres qui lui ont échappé ; mais si, en courant après ceux qui lui échappent, ceux qui restent s’en vont, quel sera l’embarras de ce propriétaire blanc? Vous jugez, Messieurs, que, d’après cêtte observation, voilà sans doute un service bieh grand rendu par ces hommes de couleur. Les maréchaussées qui font la sûreté de la colonie ne sont absolument composées que d’hommes de couleur, excepté l’exempt qui est à la tête. Il y a presque dans toutes les paroisses des colonies un certain nombre de ces hommes qui font un service continuel. Ce service de maréchaussée consiste à courir sur les grands chemins et sur les montagnes, pour y découvrir les esclaves qui se sont échappés. Il y a encore une autre force intérieure, et c’est la force des milices des hommes de couleur. Ce que je vais avoir l’honneur de vous dire, Messieurs, vous paraîtra incroyable, péüt-être, d’après l’idée qu’on vous a donnée de la faiblesse de cette classe. Il y a 60 paroisses ou environ dans la colonie de Saint-Domingue; il n’y a pas une de ces paroisses qui n’ait une compagnie de ces hommes de couleur au moins de 160, de 200, de 300 hommes. Il est tel quartier, comme celui de Léogane, du petit Goave, de Jacquemart, où il y en a 3 ou 400. Ces troupes sont d’une grande utilité, et conservent les colonies. J’ose le dire, Messieurs, elles conservent les colonies, parce qu’en temps de guerre, elles font le service le plus pénible, tel que celui de gardes-côtes. Dans les dernières guerres, on a troüvé cette classe Si forte, si en état par elle-même, non seulement comme gardes-côtes, mais comme soldats dans une guerre où nous semblions devoir frémir de l’appâreil qu’étalaient les ennemis, on lés crut si forts, qu’on en laissa une partie dans les colonies des liés du Vent. Les conquêtes que M. dé Boüillé à faites dans les colonies ont été faites en partie, sous ses ordres, par des hommes de couleur. Lorsque les deux escadres espagnole et fràn-âise mouillèrent au Gap pour l’expédition de aVannah, les Commandants demandèrent un renfort de 600 hommes à Saint-Domingue; ces 600hommesfurenloffeïfs,etdànsces 600 hommes, il y avait 500 hommes de couleur, qui quittèrent le sol brûlant de la zone torride, pour faire un service assurément pénible pour èüx sous la izone giaciale; Les hommes qüi ont commandé ces troupes, peuvent vous attester, Messieurs, s'ils ont eu à s’en plaindre ou à s’en louer. Voilà, Messieurs, deux points Sür lesquels nous avons crû que l’Àssemblée nationale n’était pas suffisamment éclairée. Présentement il est nécessaire üe rèêlatter sur les craintes qu’on lui donne* ou du moins sur ce qui s’est passé dans la colonie relativement à nous. Il est nécessaire que je vous fasse un détail de l’état où était la colonie, avant les premières nouvelles de la Révolution : pour cela je me vois obligé de remonter un peu haut. Je réclame encore, Messieurs, votre indulgence. En 1782, lorsque MM. de Bellecombe et Bongars vinrent pour gouverner la colonie, il se répandit un bruit que ces deux administrateurs y venaient pour rendre aux hommes dé couleur libres les droits qu’on leur avait arrachés. Ceci est un fait qui peut être attesté par M. de Castries. Apprenant cette nouvelle à Saint-Domingue, je m’adressai à M. de Saint-Villemetz, commaudaiit à Saint-Louis; je luLdémandai si cette nouvelle, qui devait porter la" joie dans nos cœurs, était vraie. M. de Saint-Villemetz me dit: « Je ne vous dirai pas à quel degré on se propose de porter une partie de cette classe au rang des blancs; mais je vous certifie qu’il y a Un ordre du roi. * J’eus l’honneur de m’adresser à M. de Bellecombe, et alors je lui demandai la permission de lui présenter Un mémoire relativement à l’état actuel des personnes de couleur dans les colonies. Par une réponse que me fit M. de Bellecombe, il th’aù-torisa et m’encouragea même à lui adresser le mémoire, et, pour réponse, me ditqu’il en rendrait compte au ministre. A cet instant, Messieurs, je fus sollicité par mes frères d’Amérique de passer en France pour solliciter eri leur faveur; je me détermine à y Venir, j’y rencontre M. de Bellecombe qui m’accueille; je lui demande si effectivement il avait été porteur de pareils ordres du ministre. M. de Bellecombe me dit : Non, je n’ai point été porteur d’ordres du ministre; mais j’ai été chargé par le ministre (je vous prie, Messieurs, de vouloir bien vous rappeler ceci) de consulter le vœu des habitants à ce sujet; je lui demandai quel était le vœu des habitants. M. de Bellecombe me répondit, en présence de M. de Gastries, que le vœu de la plus Saine partie (tels sont ses propres mots) des colons, était qu’on accordât aux personnes de couleur nées libres, à cette époque-là, les droits de citoyen, à l’égal de ceux des blancs. Ge fait est d’autant plus certain, Messieurs, que lorsque j’eus l’honneur de me présenter au Comité des colonies, j’observai aux membres de ce comité qu’il était bien étonnant que sous le despotisme, j’avais réclamé, au nom de tous mes frères d’Amérique, des droits qhe toute la colonie semblait ne pas devoir nous refuser, et qu’aujourd’hui où nous passions avec tous les Français à Fêlât de régénération des nouveaux Français, il était étonnant qu’ori nous refusât d6s droits qui paraissaient déjà nous être donhés par l’opinion publique. J’ai éü l’honnéur de vous dire, Messieurs, qüe la population des hommes de couleur est de 27 à 28,000 âmes ; la population des blancs s’élève également à ce nombre, et peut-être au-dessus, je la mets à 30,000, comme elle est âu bureau de la marine; mais, Messieurs, il est nécessaire de distinguer dans cette classe libre celle qüi est attachée au sol d’âvec celle qui n’est attachée â rien, qu’à nuire aux côlons blarics, et s’il en est ici qui m’écoutent, ils diront que ce qu’on appelle les petits blancs, sont infiniment plus nuisibles aux colons planteurs que les personnes de couleur. Je süis ici en face de plusieurs, et en face de l’ Assemblée respectable à laquelle je ne me permettrai pas d’en imposer. Ges petits blancs sont 68 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [14 mai 1791.] si dangereux, que les colons, ici présents, peuvent dire qu’en temps de guerre, ils les craignent autant que les ennemis. Une partie de ces blancs, sans possession, habitent sur le rivage et s’occupent de la pêche, leur unique état ; une mauvaise cabane, un canot, des filets, voilà toute leur propriété. En temps de guerre, qu’arrive-1- il? c'est que lorsque les corsaires arrivent, non pas pour attaquer à force ouverte la colonie, mais pour faire des pillages sur les colonies, ces petits blancs, du plus loin qu’ils les aperçoivent, entrent dans leurs canots, et, sous prétexte d’aller pêcher, s’abouchent avec eux et leur disent : Venez ce soir à telle habitation, et à tel signal on vous fera faire un enlèvement. Voyez d’après cela combien peu cette classe intéresse la colonie. Le préjugé lui facilite les moyens, non seulement de nous nuire dans nos personnes, mais d’envahir nos biens; car celui qui a la possibilité d’offenser, d’attaquer impunément un homme est bientôt maître de ses biens. Il n’a qu’à lui dire ceci : « je t’attaquerai partout où je te rencontrerai ; j’irai même jusqu’à te frapper. Eh bien, si lu oses montrer même un signe de mécontentement, je te ferai condamner en justice. » Messieurs, ce que j’avance est écrit dans un auteur, non pas de ceux qui ont écrit pour le moment : c’est M. Hiiiard d’Auberteuil, peut-être connu de quelques-uns des membres de l’Assemblée. Et on verra que les mulâtres, les quarterons, les tiercerons aiment tous en général les blancs. Ils ne se permettent de haïr que ceux qui leur ont fait beaucoup de mal. Vous voyez dans cela, Messieurs, d’abord notre attachement bien reconnu pour les blancs. Les petits blancs étaient nos ennemis lorsque M. de Bellecombe est venu gouverner la colonie. Cet homme juste a été révolté des procédés qu’on avait pour une classe dont il avait reconnu lui-même l’utilité. Qu’a-t-il fait ? A force de plaintes qui ont été portées par les personnes de couleur, il a donné ordre à tous lus commandants pour le roi, à tous les commandants de milice, d’uvoir à punir sévèrement de la prison les blancs qui se seraient permis d’insulter impunément un homme de couleur. L’ordre du gouverneur, Messieurs, a suffi pour arrêter un instant, et pendant son gouvernement, toutes les vexations que les hommes de couleur éprouvaient. Mais combien ne nous a-t-on pas fait payer depuis le temps où l’on n’a pas pu se venger? M. du Ghilleau,M. de La Luzerne sont venus ensuite.Ilsont,eQquelque façon, contenu les petits blancs, parce qu’ils avaient été maintenus par le règne de M. de Bellecombe, et précédemment par celui deM. deBorigars. Voilà, Messieurs, quel était l’état des hommes de couleur vis-à-vis de ces petits blancs. Gela rue mène, Messieurs, à vous faire connaître comment et pourquoi cette classe d’hommes de couleur a é é si cruellement maltraitée depuis la Révolution. A l’époque de la Révolution en France, au 12 août, je n’avais pas eu encore l’honneur de me présenter à l’Assemblée nationale pour lui faire des réclamations; je n’étais pas mêmeà Versailles, j’étaisen province au 12 août. La craimequ’eurent les colons, que la Révolution d’ici n’influât sur Saint-Domingue, fit qu’ils écrivirent une lettre dans ce pays. Ils disaient : « Prenez garde de réveiller le chat qui dort. » Ces mes.-ieurs écrivaient encore à Saint-Domingue qu’ii y avait une société qui voulait faire soulever les esclaves, qu’il fallait se méfier des gens de couleur qui arriveraient de France. Pourquoi s’en méfier, Messieurs? Ceux qui ont du bien ne sont-ils pas intéressés à le conserver? Et s’il y eût eu un seul homme de couleur pervers qui eût conçu des idées aussi siuis res, les hommes de couleur qui sont a Saint-Domingue n’eussent-ils pas été les premiers à les empêcher? N’ont-ils pas leurs possessions à conserver? J'ai eu l’honneur de vous dire, Messieurs, qu’ils possèdent un quart des esclaves, un tiers des terres. Or, s’ils ont des possessions, ils sont intéressés à les conserver et à maintenir les esclaves qu’ils ont. Cette lettre arrive, donne lies inquiétudes, mais ce n’est pas là le mot, elle donne de feintes inquiétudes aux petits blancs qui avaient intérêt ne poursuivre cette classe, et surtout dans un moment où ils n’avaient qu’à gagner et rien à perdre. Il résulte de ce qui est arrivé que déjà, à une époque des assemblées primaires, les hommes de couleur y avaient été appelés. Je puis vous certifier le fait et vous le piouver, parue qu’un de nos frères a été nommé électeur peur assister au comité nés Gayes. A cette époque, les assemblées prima res se forment au Pctit-Goave. 5 personnes de couleur descendent pour présenter une pétition au comité, et demander à être admises à délibérer. Le sénéchal du lieu, M. Ferrand de Bontière, touché du sort de ces personnes, veut bieu leur rédiger une adresse; cette adresse est portée par ces 5 personnes sans armes. Je vous prie, Messieurs, de remarquer ceci : On l’apprend dans le bourg; les petits blancs, qui avaient eu connaissance de la lettre, crièrent tout de suite : les gens de couleur se révoltent! On tombe surces malheureux, on les saisit, on leur demande qui a rédigé l’adresse; ils répondent que c’était M. le sénéchal. Aussitôt le sénéchal est pris et a la tête tranchée. Je vous demande, Messieurs, d’après des faits comme ceux-là, quel est celui de tous les blancs qui sont à Saint-Domingue, même de ceux qui sentent la nécessité que ces hommes de couleur soient protégés, quel est celui qui aurait pris la défense de ces infortunés contre les petits blancs? Dès ce moment, les petits blancs se répandent dans tous les quartiers , vont à 15 lieues de distance du Petit-Goave, se jettent sur ceux qu’ils regardent comme leurs ennemis, et partout alors, le bruit grossissant que les personnes de couleur qu’on attendait de France sont arrivées, qu’elles s’assemblent dans les bois, tous les blancs prennent l’alarme, et on poursuit, comme des bêtes féroces, les hommes de couleur. On vous a sans doute alors parlé de la funeste aventure du malheureux Labadie, homme respectable de 65 ans passés, habitant riche, possesseur de 15U esclaves. Les petits blancs, échau ffés de l’idée qu’il y avait une révolte, se mettent au nombre de 25 personnes, et vont courir les habitations des hommes de couleur, chez lesquels ils savaient le trouver : ils vont d’abord chez mon frère qu’ils ne trouvèrent pas alors. (Murmures.) M. Gaultier-Biauzat. Il faut faire sortir ceux qui interrompent, ce sont des planteurs. M. de Curt. Ge que vous dit Monsieur vous prouve que les planteurs sont toujours venus à leur secours. M. Raymond, orateur de la députation. L’Assemblée est étonnée, Messieurs, que, depuis gué j’ai eu l’honneur de me présenter à elle, je n’ai pas pu lui montrer des pouvoirs que je 69 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [14 mai 1791 .] n’ai pu tue procurer. Comment les avoir en effet ? Moi-même j’ai été privé du secours que l’on m’envoie de chez moi : contraint enfin, Messieurs, de vendre mon habitation à perte, parce que l’on me menaçait de la saisir. Je viens de vous prouver l’intérêt des petits blancs contre nous; présentement, Messieurs, je crois devoir vous prouver qu’il n’v avait aucun danger, d’après ce que j’ai eu l’honneur de vous dire, d’accorder aux hommes de couleur les droits qu’ils ont déjà par l’édit de 1666. Il n’y aura aucun danger de la part de� colons dits grands blancs, pari e que les blancs planteurs sont intéressés à avoir une classe forte, une classe qui est attachée au sol et qui ait un intérêt comme elle, celui de posséder des esclaves, afin de les contenir. Je dis donc que, de ce côté-!à, on ne doit rien avoir à craindre. Serait-ce la classe des petits blancs, Messieurs? Des hommes sans possession, qui ne tiennent au sol d’aucune manière, peuvent-ils avoir la préférence sur des hommes nés sur ce sol, sur des hommes libres, sur des hommes propriétaires, sur des hommes contribuables, enfin sur des hommes utiles? Je crois qu’il est impossible que l’Assemblée nationale prenne le change à cet égard. On a paru vous faire craindre les esclaves; on a dit : « Si vous admettez les hommes de couleur aux droits de citoyens actifs, les esclaves voudront secouer le joug. » Pourquoi cette crainte? Si c’est esprit d’imitation, le premier esclave affranchi eût ouvert la porte à tous les autres. ( Applaudissements .) Eh ! Messieurs, quelle idée un esclave peut-il se former de la dignité de citoyen actif. J’ose vous assurer, Messieurs, que tous ceux qui connaissent cette classe malheureuse d’hommes diront que c’est pour elle l’idée la plus métaphysique. Gomment les esclaves ne se sont-ils pas révoltés lorsqu’ils ont vu leurs compagnons d’infortunes, non seulement devenus affranchis, mais qu’ils les ont vus eux-mêmes acheter des esclaves et posséder des terres? Comment ne se sont-ils pas révoltés, lorsque, depuis longtemps, ils ont vu des citoyens de couleur ayant des esclaves, jouissant même d’une certaine considération étant officiers dans les milices? Pourquoi ne se sont-ils pas révoltés et n’ont-ils pas voulu être citoyens actifs? Cette conséquence qu’on a voulu vous faire tirer, Messieurs, des droits que vous pourriez accorder aux hommes de couleur, est sous ce rapport très peu fondée. Les nègres se révolteraient-ils par force? Ou bien supposera-t-on que les gens de couleur, lorsqu’ils auraient acquis les droits de citoyens actifs, se lieraient avec les nègres pour se sauver? Quoi, Messieurs, nous demandons avec instance un droit qui nous élève, et nous pourrions nous exposer à le perdre avec nos fortunes et nos vies? Croit-on que, si les personnes de couleur pouvaient concevoir l’idée affreuse de faire égorger les blancs, elle serait exécutée? Les nègres n’ont-ils pas autant à se plaindre d’eux que des blancs? Pense-t-on que nous resterions s’ils étaient égorgés? Non, Messieurs, sous le rapport des craintes qu’on veut vous donner de l’envahissement des colonies, vous accorderez aux personnes de couleur le droit de citoyen actif. Je conçois facilement que, si la France perdait ses colonies, la perte en serait irréparable. Mais je conçois difficilement comment les Anglais pro-titeront de ce moment pour envahir les colonies. Je ne vois que deux manières : ou un paiti mécontent se donnera aux Anglais, ou les Anglais viendront à force ouverte. Mais si les Anglais avaient à venir à force ouverte, je vous laisse à penser, Messieurs, s’ils auraient négligé l’occasion qui vient de se présenter dans le désordre où sont les colonies. Sera-ce une classe mécontente? Peut-on supposer que les colons manquent de patriotisme au point d’en venir à un excès comme celui-là? Non Messieurs, je leur rends plus de justice, ils vous ont donné des preuves de leurs dispositions ; serait-ce dans ce moment où les deux classes seront fortifiées et qu’elles présenteront à l’ennemi un front plus redoutable, je demande, Messieurs, si ce serait le moment que les Anglais choisiraient pour attaquer les colonies? Je crois, Messieurs, avoir eu l’honneur de vous prouver que la classe des gens de couleur est infiniment plus considérable qu’on ne vous l’a dit et qu’elle y est infiniment plus utile qu’on ne vous l’a avancé qu’il est de l’intérêt même des colons d’accorder le droit de citoyen aux hommes de couleur pour cela seul qu’en leur donnant plus de droits, plus de douceurs, ils se les attacheront davantage; que, quand même les nègres voudraient se révolter, ils ne le pourront pas, parce que les personnes de couleur, intéressées à les maintenir dans l’esclavage, se réuniraient avec les blancs qui ne feraient alors qu’une même classe. Je vous ai également prouvé combien il était absurde decraindre les Anglais. Quoi ! nous craindrions les Anglais avec une coalition comme celle-là? La guerre dernière, où cette puissance avait couvert de ses vaisseaux la mer de l’Amérique, nos colonies n’ont pas été menacées. Nous avons attaqué leurs propriétés, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, et c’est avec des troupes d’hommes de couleur, jointes aux troupes de ligne de France qu’on est parvenu à en conquérir une partie. Je demande d’après cela à l’Assemblée qu’elle veuille bien statuer sur le sort des hommes libres propriétaires, et persuadé qu’elle trouvera dans eux des enfants qui n’oublieront jamais ce service et l’état où elle les aura portés. (Applaudissements). M. Heuptault-liamerville. Je demande que l’on donne à ces Messieurs les honneurs de la séance. M. Prieur. Gela ne se peut pas ; on va délibérer. (La députation se retire). L’ordre du jour est la suite de la discussion du projet de décret du comité des colonies, de Constitution, de marine et d' agriculture et de commerce sur l'initiative à accorder aux assemblées coloniales dans la formation des lois qui doivent régir les colonies et sur l'état civil des gens de couleur (1). M. l’abbé Grégoire. Hier, Messieurs, vous avuz décrété que l’initiative serait accordée aux colons sur l’état des personnes libies; aujourd’hui vous avez à prononcer sur l’état des personnes libres et sur le congrès qu’on propose d’établir à Saint-Martin. Quant à ce congrès, je le crois parfaitement inutile; et voici mes raisons : Par nndevos décrets antérieurs, vous avez ordonné qu’il y aurait dans (1) Yoy. ci-dessus séance du 13 mai'1791, page 41.