[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 mars 1790.] 7 ANNEXE à la jséance de V Assemblée nationale du 2 mars 1790. Opinion de M. Blin, député de Nantes, sur les réclamations adressées à l’Assemblée nationale , parles députés extraordinaires du commerce et des manufactures de France, relativement aux colonies (1). Messieurs, ou ne peut se dissimuler que les grands intérêts dont la discussion s’ouvre en ce moment ne soient du nombre de ceux qui demandent l’attention la plus sévère, l’examen le plus scrupuleux et les détails tout à la fois les plus approfondis et les plus étendus. Cependant, après y avoir mûrement réfléchi, il me semble que, sans-embrasser toutes les relations successives et multipliées à l’infini, qui lient de si grands intérêts au seul intérêt national, et à la prospérité de la France, on peut, par la simple exposition de quelques vérités de fait, accompagnées d’un petit nombre d’observations indispensables, d’un côté prouver l’importance majeure des réclamations qui vous sont adressées de la part des députés extraordinaires du commerce et des manufactures, des députés de Guyenne et de toutes les villes maritimes du royaume; et, de l’autre côté, déterminer les mesures que vous avez à prendre dans les circonstances actuelles, pour prévenir la ruine de notre commerce, et celle de l’Etat, qui en est inséparable. Votre principal commerce, Messieurs, est celui des Indes Occidentales. Ceux qui cultivent les fertiles possessions que vous avez aux îles du vent et sous le vent, consomment presque tout le superflu de vos produits dans l’agriculture et dans l’industrie; vous en tirez en retour des denrées précieuses, qui font la base de tous nos échanges avec les nations de l’Europe, et qui multiplient au sein de l’empire les jouissances du riche et les (1) Lorsque l’affaire des colonies a été appelée à l’ordre du jour du mardi 2 mars, après avoir entendu le comité des rapports, on a fait une motion pour renvoyer la discussion de cette affaire ainsi que des pétitions adressées le samedi précédent à l’Assemblée nationale par les députés extraordinaires du commerce et ceux de Guyenne, à un comité particulier qui serait établi spécialement pour cet objet. Celte motion ayant été adoptée, la discussion publique n’a pas eu lieu, et le discours suivant que j’avais préparé pour l’ouverture de la séance n’aurait point vu le jour si quelques personnes versées dans les affaires des colonies et à qui je l’avais communiqué ne m’avaient fortement engagé à le faire imprimer. C’est pour souscrire à leur désir que je le fais paraître aujourd’hui, espérant d’après 'le jugement qu’en ont porté les mêmes personnes, que l’on y rencontrera des vérités utiles. Un aulre molif m’a encore déterminé. Tous les papiers publics ont avancé que j’avais appuyé la division demandée par M. l’abbé Maury, et la discussion immédiate d’une question dont j’ai pris le plus grand soin d’écarter jusqu’au texte. Mon discours prouvera quelle a été ma circonspection à cet égard ; elle n’a pas été moindre dans l’Assemblée, où je me suis contenté d’observer à M. le président que la question ne devait pas être posée comme l’avait fait M. l’abbé Maury ; mais qu’il fallait demander si, en établissant le nouveau comité, on s’occuperait, dans la séance même ou au commencement de la suivante, des pétitions adressées à l’Assemblée par les députés extraordinaires du commerce et des manufactures de France, en remontrant que ces pétitions étaient d’un intérêt majeur et pressant. moyens de subsistance du pauvre. Ce commerce est menacé d’une suspension soudaine, et les milliers de Français, qu’il met en activité sur nos vaisseaux, dans nos ports, dans nos manufactures, dans nos ateliers, dans nos campagnes, peuvent en peu de temps ou déserter une patrie qui ne récompenserait plus leurs utiles travaux, ou périr de misère sur son sein desséché, peut-être même déchiré par les excès de leur désespoir. Ne soyez donc point surpris, Messieurs, des vives alarmes que sont venus nous témoigner les députés extraordinaires de tant de villes de France, que leur position particulière et le genre d’occupations du peuple nombreux qui les habite, a destinées à devenir, les premières, le théâtre des malheurs effrayants qu’il faut détourner. Ces alarmes ne sont point vaines, elles vous ont été annoncées par un grand nombre d’adresses; et des nouvelles récentes vous confirment qu’elles sont parvenues jusques dans nos colonies, accompagnées d’une mortelle défiance (1) et suivies de mouvements qui peuvent nous faire craindre, avec raison, de voir anéantir les rapports qui les unissent avantageusement à nous depuis plus d’un siècle. Je n’examinerai point toutes les causes qui ont produit ces alarmes; la connaissance de leur origine est inutile à la recherche des moyens qu’il faut mettre en usage pour les apaiser. Ces alarmes existent : c’est, je pense, ce qu’on ne saurait révoquer en doute, ce dont trop de témoignages attestent l’affligeante vérité. Mais écartons-en le souvenir pour un instant ; et, afin de bien sentir à quel point elles sont dignes d’intéresser toute votre sollicitude, permettez-moi, Messieurs, de parcourir, en peu de mots, les avantages bien évidents que procure à la France le commerce spécial qui est en danger, et qu’il faut bien se garder de ne pas envisager comme une des plus précieuses propriétés de la nation. Plus de huit cents grands navires, et environ cinq cents autres bâtiments de moindre tonnage sont employés uniquement à la navigation et au commerce de nos îles à sucre; le prix des car-aisons qu’ils transportent s’élève à environ 0 millions tournois, tant en productions de l’agriculture, qu’en objets manufacturés à Paris (2), et dans toutes les provinces de France; mais avant que tous ces navires aient déployé leurs voiles (1) H y a plus de deux mois que j’ai reçu des bulletins de Saint-Domingue dans lesquels on annonce que l’on visite soigneusement tous les navires et tous les passagers afin de ne laisser pénétrer dans la colonie aucuns des écrits qui pourraient troubler la paix domestique qui règne sur les habitations. Dès*ce moment l’on avait pris les plus grandes précautions, on s’était armé et les navires de France étaient consignés, comme le sont à Marseille et à Toulon ceux qui arrivent des Echelles du Levant. (2) Paris fournit principalement pour les colonies des meubles, des bijoux, des modes, de l’argenterie, de la coutellerie, des chaussures de femmes, etc. Les objets qui sont exportés des provinces sont entr’ autres des gin-gas, des basins, des toiles de fil et de coton, des manufactures de Normandie, des fayences et des poteries de la même province; des toiles de fil et de ménage de Flandres, de Picardie, de Bretagne, d’Anjou; des étoffes et soieries de Tours, de Lyon, de Montpellier, de Nîmes; des draps d’Abbeville, de Carcassonne, de Sédan, de Lou-viers; des quincailleries de Farez ; des verres de Lorraine et d’Alsace; des farines, des vins de Bordeaux, de Bourgogne et de Champagne; des huiles, des savons, des fruits de Languedoc, de Provence, etc, etc. 8 {Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 mars 1790. sur nos côtes et dans les mers du Nouveau-Monde, avant que les équipages qui les montent et qui offrent déjà un nombre prodigieux de navires aient quitté nos rivages, quelle immense quantité de bras n’a*t-il pas fallu employer d’abord sur la terre pour la cultiver, et pour y recueillir les blés, les vins, les huiles, les savons, les chanvres, les lins et autres objets destinés aux usages de la navigation; et ensuite dans nos ports, sur nos rivières, dans toutes nos manufactures, dans tous nos ateliers, pour transporter, mettre en œuvre, tisser, façonner, polir les produits bruts de la terre, accroître par ce moyen leur valeur (1), et former les cargaisons qui doivent faire paraître à leur place dans les magasins de la métropole, des retours si avantageux? On évalue à plusieurs millions le nombre des individus que ce commerce alimente et entretient particulièrement; car si nous suivions la chaîne des dépendances mutuelles qui tient à ce grand intérêt du commerce des colonies, tant les propriétaires de terre que les cultivateurs et les travailleurs dans tous les genres d’industrie, nous ne tarderions pas à reconnaître que ce commerce, le principal pour ne pas dire l’unique que la France exploite avec avantage, étend son influence à toutes les classes productives de la société, embrasse dans la sphère active de ses rayons tous les habitantsduroyaume, �t fait circuler pour eux dans mille canaux qu’il ouvre à leur laborieuse industrie, des sources fécondes de subsistance, de richesses et de prospérité. Considérez encore, je vous prie, Messieurs, que notre marine royale dont le service est commandé et exécuté par une portion très nombreuse des braves défenseurs de l’Etat, doit en grande partie son existence à nos colonies; et que vos pêches de la Manche, du banc de Terre-Neuve et de Saint-Pierre-de-Miquelon, pêches qui occupent et qui ferment plus de douze mille des meilleurs matelots que vousayiez, sont intimement liées à notre commerce colonial (2), qui, au surplus, introduit dans nos ports pour environ 240 millions de denrées, sucres, cafés, cacaos, cotons, indigos, etc., dont 70 millions se répartissent entre les laboureurs, vignerons, manufacturiers de toute espèce qui ont fourni les objets des chargements envoyés dans les colonies; 20 millions se distribuent aux calfats, charpentiers, voiliers, cordiers, poulieurs, cloutiers, forgerons, qui travaillent dans les ports et sur les chantiers; tandis que l’excédent devient la base d’un nouveau commerce, le ressort d’une nouvelle activité et le principe vivifiant d’une nouvelle circulation de richesses, qui multiplient le nombre de nos valeurs et qui rendent les étrangers tributaires de cette patrie que vous travaillez à régénérer, dont la gloire et la prospérité doivent être un jour votre plus douce récompense. Cette esquisse quelque faible, quelque imparfaite qu’elle soit, Messieurs, servira cependant à (1) Si l’on veut se former une idée du prix que le travail donne aux produits de la terre, il suffira de se rappeler que l’on vend 1,800 livres une livre de lin filé en Flandres pour faire de la dentelle. N’est-il pas admirable que l’industrie humaine soit parvenue à multiplier ainsi les valeurs des simples dons de la nature pour offrir aux hommes en société mille moyens d’exister en travaillant ? (2) Il est à remarquer que l’abolition de la gabelle doit nécessairement augmenter les expéditions pour la pêche, et qu’ainsi le commerce de France pourra bientôt fournir abondamment de morues toutes nos colonies. vous offrir une idée des impulsions favorables que le commerce donne à tous les genres de travail, et de la haute valeur que ses créations aussi utiles qu’infinies, ajoutent aux propriétés foncières qu’exploitent et qu'environnent des hommes laborieux et industrieux, répandus sur un sol fertile, ou rassemblés dons les villes que traversent des rivières ou des fleuves navigables jusqu’à la mer. Au reste, si cette esquisse ne met pas sous vos yeux tous les objets que j’aurais pu tracer, du moins ne renferme-t-elle que des considérations vraies et des calculs certains : une très courte observation pour vous en convaincre. J’ai eu l’honneur de vous dire que les retours des colonies à sucre étaient évalués à 240 millions. Or, 240 millions font à peu près le quinzième du revenu total de la France; et comme les colons ne nous font pas un don de ces 240 millions, il en résulte nécessairement que ces mêmes 240 millions représentent le quinzième du travail de la France, etque par conséquent la portion immense de la population du royaume qui est appliquée à ce travail, se trouve directement entretenue et alimentée par ces retours des colonies. Ce calcul est de toute évidence; et en même temps qu’il prouve que la discussion actuelle n’intéresse pas seulement les colons propriétaires et quelques maisons de commerce, mais la partie la plus utile des habitants du royaume, celle des journaliers et des travailleurs, sans lesquels la terre ne produirait que des ronces, l’industrie, que de stériles chefs-d’œuvre : ce calcul, dis-je, fait entrevoir déjà l’erreur de ceux qui osent révoquer en doute l’utilité des colonies pour la métropole; car vous n’ignorez pas que l’on a mis en problème, s’il était avantageux ou non de les conserver; aussi pensé-je, Messieurs, que ce n’est pas sortir de mon sujet, que de faire mention ici des deux principales objections dont on s’est servi pour appuyer cet étrange paradoxe. L’Europe, a-t-on dit, d’après des calculs faits en Angleterre, paie annuellement 25 millions sterlings tant en intérêts des capitaux qu’elle a empruntés, qu’en frais de marine militaire pour s’assurer un revenu annuel de 6 millions stér-lings, somme à laquelle on évalue tout le bénéfice des colonies pour l’Europe. L’Europe dépense donc annuellement 19 millions sterlings au-dessus du revenu net qu’elle retire des colonies. J’omets de dire que dans les 25 millions sterlings sont compris les intérêts delà dette contractée en Europe pour subvenir aux frais de toutes les guerres qui l’ont ravagée, et par conséquent aussi de celles qui ont eu la conservation ou la conquête des colonies pour objet. Mais si l’Europe dépense annuellement 19 millions sterlings au-dessus des bénéfices qu’elle va chercher aux extrémités des mers, ce n’est pas la peine qu’elle équipe tant de flottes pour uue opération si ruineuse et si extravagante. Voilà la première objection. 11 est très vrai, Messieurs, que l’Europe pave actuellement cette somme de 25 millions sterlings d’intérêts pour les capitaux qu’elle a empruntés en différents temps, et pour les frais de sa marine militaire, afin de s’assurer le commerce exclusif des colonies. Il est très vrai aussi quelle ne relire chaque année qu’un bénéfice de 6 millions sterlings, cependant il ne faut pas se hâter d’en conclure que le commerce des colonies est ruineux pour elle. D’abord l’intérêt de sa dette se paye en Europe par des européens, à qui des épargnes successives ont laissé, en différents temps, des capitaux qui seraient demeurés sans 9 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 mars 1790.] valeur, si les besoins publics n’en avaient exigé l’avance et produit L’intérêt. En second lieu, cette somme énorme d’intérêts, qui s’est accumulée chez les nations de l’Europe, n’est pas elle-même sans usage : elle sert encore aujourd’hui par tous lesplacementsqu’onteus les capitaux qu’elle représente, à salarier, à alimenter cette foule innombrable de travailleurs que je vous ai peints intéressés plus ou moinsimmédiatementaucommerce des colonies; enfin sans celte somme nous n’eussions pas créé cette habitude de besoins et de travaux qui donnent une si riche valeur aux productions coloniales et qui assurent une récompense ou un salaire à tous les travailleurs, comme à tous les propriétaires du royaume. S’il y avait donc une induction plus vraie et plus raisonnable à tirer d’un pareil calcul, ce serait que nos colonies ne sont pas seulement redevables à la France des 400 millions qui constituent leur dette envers le commerce; mais encore de toutes les sommes (hors celles que les guerres ont coûté, et que je ne fais pas entrer en compte,) qui ont été dépensées par la métropole pour les frais de leur conservation, de la protection qu’elle leur accorde et des encouragements qu'a nécessités leur première exploitation. Après les calculs d’argent, on a passé à ceux qui regardent les hommes, et l’on a prétendu que l'ardeur dévorante des climats situés au-delà des tropiques, que les naufrages, les maladies particulières aux gens de mer, devaient nécessairement apporter une grande diminution à la population des nations de l’Europe: l’on en a inféré qu’il serait peut-être plus avantageux pour elles de renoncer à une communication si fatale, si contraire aux premiers intérêts des empires; celui delà population. (1)— Si les causes que l’on assigne avaient eu véritablement l’effet qu’on leur suppose, il n’est pas douteux qu’on ne dût s’appliquer aies détruire. Mais que l’on ouvre les tables comparatives des naissances depuis environ cent ans, et au lieu de ce décroissement de population ne l’on feint de redouter, on reconnaîtra que celle e l’Europe a augmenté d’une quantité sensible même aux yeux des observateurs les plus superficiels. Je pourrais citer en preuve ma province, (2) environnée de la mer, peuplée de marins sur toutes ses côtes, dont de simples villages ou paroisses de campagne d’une petite étendue, ont eu pendant la dernière guerre jusqu’à cinq cents et même huit cents hommes au service de la marine royale, et dont cependant la population a augmenté de plus d’un cinquième depuis le commencement du siècle; mais il existe auprès de nous une nation dont l’exemple vous frappera davantage; je veux parler des Hollandais, qui, sur un sol accru par une rare industrie, ont une (1) De tous les moyens propres à favoriser la population dans un royaume, il n’y en a point de plus certain que la facilité de placer avec profit chez l'étranger une grande quantité d’objets manufacturés. La fabrication exige dans toutes les villes une quantité d’ouvriers, qui ne peut augmenter sans que la population augmente en même raison dans les campagnes ; ce qui prouve, pour le dire en passant, que les grandes villes ne sont pas autant qu’on se plaît à le dire, la ruine des campagnes. (2) Les parties de la province de Bretagne les plus peuplées sont les bords de la mer et les lieux qui les avoisinent. Il existe au-dessous de Nantes, dans la rivière de Loire, une petite île qui n’est habitée que par des mariniers et des pêcheurs. La population en est infiniment plus nombreuse que celle d’une même étendue de terrain dans la campagne la plus peuplée. population extrêmement serrée, et qui cependant ont peuplé de riches colonies sous un ciel impropice et dans des climats peu sains; (1) que l’on voit en outre, parcourant toutes les mers et déployant leur pavillon dans les rades de presque toutes les nations. — Ces deux objections, toutes spécieuses qu’elles sont, ne détruisent point ce que j’ai avancé ; il est donc certain et démontré pour tous ceux qui ne veulent pas mettre des théories brillantes et ingénieuses, à la place de l’expérience journalière et pour ainsi dire domestique des hommes, même les moins instruits, que les colonies sont la source de la prospérité du commerce national, comme la prospérité de celui-ci est la source principale, pour ne pas dire unique, des avantages innombrables que la réunion en société peut procurer aux hommes. Si ces vérités vous paraissent sensibles, Messieurs, quels soins, quelles sages précautions ne . devons-nous pas apporter pour faire cesser les incertitudes, les alarmes, qui ontplongé nos villes les plus florissantes dans un état affligeant de langueur et d’inertie; pour rassurer nos colonies sur des craintes qui pourraient les porter jusqu’à mettre en doute le désir sincère que nous avons de voir leur vicieuse administration réformée, et le gouvernement dont elles ont tant à se plaindre changé en celui qui convient le mieux à leurs intérêts particuliers et à l’intérêt commun qu’elles ont avec la mère-patrie? Par rapport aux colonies, j’aurai l’honneur de vous rappeler une considération importante que j’avais déjà soumise à l’Assemblée dans la séance du 1er décembre dernier; c’est qu’il y aurait une erreur aussi dangereuse qu’impardonnable à envisager les colonies comme des provinces, et à vouloir les assujettir au même régime. Outre les raisons que j’ai exposées alors (2) et qui dérivent des principes consacrés par l’Assemblée, il en est une bien propre à vous convaincre, Messieurs, et personne ne l’a mieux établi que M. Moreau de Saint-Méry, dans la même séance du lerdécembre ou dans la précédente, quoiqu’il n’en ait pas tiré la conséquence naturelle et directe qu’elle offrait je veux dire l’impossibilité physique de gouverner par soi-même un pays dont on est séparé par une distance de deux mille lieues, et la notable absurdité à prétendre que l’on sera toujours ins-truitàtempsdesordresqu’il faudra donner lorsqu’il est prouvé que ces ordres cessent souvent1 d’être nécessaires ou même qu’ils deviennent entièrement contraires à l'effet qu’on s’en promettait, dans la traversée qui doit les transmettre d’Europe en Amérique. C’est faute d'avoir assez bien senti cette vérité, c’est pour n’avoir pas établi des moyens assez efficaces de remédier à un inconvénient politique si démontré, que les plus grands administrateurs, Colbert lui-même, qu’a cité M. Moreau de Saint-Méry, n’ont pu réussir à gouverner passablement (1) A Batavia, à Ceylan, aux Moluques, en Afrique, 4 Surinam. (2) Voyez Opinion sur la proposition faite par MM. les députés des colonies réunies d’établir un comité colonial , 1er décembre JL790. Je crois avoir prouvé dans cette opinion, que j’ai publiée, qu’il n’appartient point à l’Assemblée nationale, de faire la constitution des colonies ; que cet ouvrage ne doit point être aussi celui dos députés qu’elles ont envoyés; et qui, je le répète, ayant été admis d’après un faux principe ne peuvent pas fournil par leur préférence un prétexte aux inductions que quoi ques personnes ont voulu en tirer. 10 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARL EMENTAIRES. [2 mars 1790.] les colonies (i). Il est encore nécessaire que je vous rappelle ici, Messieurs, une vérité dont tout le monde parut convenir à la séance du 1er décembre; c’est que la constitution intérieure des colonies ne saurait être précisément la même que celle de France, ni reposer sur des bases exactement et identiquement pareilles. On sent en effet qu’un, pays si différent du nôtre sous quelque rapport qu’on l’envisage, habité par différentes classes d’hommes, distinguées entre elles par des caractères tout à fait inconnus au milieu de nous, et dont nos distinctions sociales n’offrent nulle part l’analogie; on sent, dis-je, qu’un tel pays a besoin de lois pour ainsi dire indigènes, et qui ne peuvent être parfaitement combinées qu’au milieu de ceux dont elles doivent régler la police, et diriger vers un but d’intérêt commun les moeurs, les usages et les habitudes, en partant de cette vérité reconnue et du principe qui n’admet de gouvernement libre que celui qui fait lui-même les lois (2) ; la conséquence que nous en devons tirer (et que je ne crains pas de reproduire malgré qu’elle ait été combattue par M. de Gouy d’Arcy, qui n’a point réfuté le principe ni contesté la vérité qui lui sert de base (3)), est nécessairement celle-ci: qu’il n’appartient qu’aux habitants de nos colonies, convoqués dans nos colonies mêmes, de s’assembler pour élire le corps de représentants qui travaillera en vertu de ses pouvoirs, et sans sortir de son territoire à fonder la constitution, c’est-à-dire la forme du régime intérieur et de l’administration locale les plus propres à assurer aux colons tous les avantages de la société civile dans la levée et l’emploi de leurs deniers publics, l’administration de la justice, la confection des chemins, etc., etc. Mais comme un pareil droit n’entraîne point, dans le rapport qui est établi entre des colonies et une métropole l’existence de deux nations séparées, indépendantes l’uue de l’autre et simplement alliées; qu’au contraire la première comme la dernière ont un chef commun, un représentant perpétuel et toujours existant dans la personne clu roi (4) ; il s’en suit évidemment que pour être entièrement achevée la constitution des colonies a besoin de quel-ues conditions tout à fait étrangères aux pouvoirs e leurs représentants coloniaux et qu’eux seuls ne pourraient remplir, sans que les colonies ces-(1) Si une expérience constante a prouvé cette vérité, n’est-ce pas une raison de plus pour que l’Assemblée nationale de France s’abstienne de faire la constitution des colonies? (2) AU civil government as far as it can be deno-minated free, is the créature of the peaplee. It origi-nates n’ith them : It is conducted under their direction, etc. Price’ s observations an the nature of civil liber ty, sect. Il, page 6. (3) Lorsque M. de Gouy d’Arsy, député de Saint-Domingue, est monté à la tribune le 1er décembre dernier, pour attaquer l’opinion que je venais de soutenir par rapport aux colonies, il a trouvé plus aisé de supposer ce que je n’avais pas dit, pour le combattre par des plaisanteries, que de rappeler ce que j’avais dit effectivement afin de le discuter par des raisons. Après lui plusieurs journalistes, particulièrement MM. Mallet-Dupan et Brissot de Warville, ont usé de la même méthode pour allonger leurs feuilles. Je ne puis leur en savoir mauvais gré, il est fort difficile en effet, qu’un journaliste, qui disserte sur tout, soit instruit de tout. (4) C’est ce que j’ai positivement établi dans mon opinion déjà citée, lorsque j’ai dit que la puissance exécutive franchissait l’immense étendue des mers, pour réunir sous la même protection, sous la même influence paternelle, des enfants des frères, que différentes mères élèvent dans leur sein. sassent d’être colonies (1). Ces conditions sont d’une part l’examen du corps législatif de la métropole auquel il appartient de s’assurer qu’aucun des liens qui doivent unir les colonies à la mère-patrie, n’ont été et ne sont attaqués dans telle ou-telle forme de constitution; et, de l’autre part, la sanction du roi, qui, dans un gouvernement monarchique, doit s’appliquer aux actes législatifs de tous les représentants des peuples dont il est le chef. Vous sentez, Messieurs, d’après cette contre-indication de la théorie des rapports coloniaux, que je n’ai pas eu tort d’avancer, dans la séance de décembre, que les colonies pouvaient être à quelques égards* comparées à l’Irlande, qui a sa législature particulière, et où un gouverneur, sous le nom de vice-roi, représente le chef du pouvoir exécutif quoique l’Irlande obéisse au même-roi que l’Angleterre et l’Ecosse. Cette comparaison n’a rien qui puisse, selon moi, choquer le bon sens et la raison. Dans un sujet aussi neuf et encore aussi peu médité que celui de la théorie coloniale, rien n’est plus propre à frayer la route aux idées, rien ne peut donner une prise plus favora� bleau jugement qu’un terme comparatifquiades rapports bien évidents avec le sujet que l’on examine et que l’on veut connaître. Au reste tout ce qui s’est passé depuis l’époque à laquelle j’ai professé cette opinion dans l’Assemblée, confirme de plus en plus, Messieurs, laforce' des raisons qui m’avaient déterminé à vous la pro-. poser comme la plus utile et la plus conforme aux véritables intérêts des colonies et de la France., Ces raisons sont de telle nature que la prudence et la sagesse défendent même d’en entreprendre l’examen, ou d’en ouvrir la discussion. Du moins m’en suis-je formé cette idée, et lorsque je l’avoue devant une Assemblée aussi distinguée que la nôtre, je ne crains pas de passer pour m’intéresser moins vivement qu’un autre au bonheur de tous les hommes. Un des points essentiels sur lequel votre attention est encore appelée au sujet des colonies, est ce que l’on nomme improprement le régime prohibitif. — La grande, l’importante relation qui unit les colonies à la métropole, est le commerce national qui s’établit entre elles. Pour que ce commerce puisse fleurir, pour qu’il fasse naître' en faveur delà métropole, auprès des autres nations, tous les avantages qu’elle peut en attendre, et auprès de ses propres colonies les préférences d’achat et de vente qu’elles lui doivent sans compromettre aucun de leurs intérêts réels, il est indispensable que les colonies comme la métropole, et la métropole comme les colonies, concourent réciproquement à s’assurer le plus grand degré possible de consommation, de richesse et de propriété. Leur association n’a point d’autres' fondements: ce but est l’unique qu’elles doivent mutuellement se proposer; en effet, d’un côté la métropole s’engage à défendre la colonie, qui n’a pas de forces suffisantes pour se préserver desinvasions du dehors ; à protéger sa propriété; à lui assurer la jouissance légitime et non troublée de tous les fruits de son travail. Pour remplir cet-engagement la métropole emploie des hommes tirés de son sein, que sa population plus nombreuse lui donne la faculté de consacrer à cette, (1) Voyez flistory of the colonisation of the free States - of antiquity, applied to the présent conlest betveen great Britain,and her american colonies. Voyez aussi Remarks upon an essay intitled : History, etc. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 mars 1790.] U fonction et qui par conséquent doivent trouver la représentation, le salaire ou la récompense des travaux auxquels ils se dévouent dans les productions du territoire qu’ils défendent ; car sans eux toutes les propriétés renfermées dans ce territoire auraient moins produit, parce que la colonie eût été obligée ou de détourner une portion des bras qu’elle emploie à leur culture, pour se défendre elle-même, ou de ne pas risquer des avances dispendieuses dans la vue de fertiliser, autant qu’il le comporte, un sol dont les produits ne lui auraient pas été assurés. De l’autre côté la colonie dont l’intérêt bien visible est d’augmenter la puissance de la nationf avec laquelle elle s’associe, s’engage à consommer tous les produits que la métropole peut fournir à ses besoins et à lui livrer le transport et la vente de ses denrées, ne pouvant encore dans ce cas détourner elle-même pour la navigation les hommes et les bras qui sont indispensables à sa culture. fin ne s’écartant pas de ces conditions aussi justes queraisonnables du pacte social, qui existe entre une métropole et ses colonies, on voit : 1° que ce commerce, appelé très improprement prohibitif, h’est absolument que le moyen d’assurer la dépendance mutuelle, que toute association établit entre deux parties quelles qu’elles soient, qui éprouvent chacune de leur côté la nécessité des échanges; 2° que tout ce qu’il est impossible à la métropole de fournir aux colonies pour leurs besoins, doit être pris par elles où leur plus grand intérêt les porte à s’en munir; 3° que les colonies doivent se borner à acquitter ce qui leur a été fourni d’autre part que de la métropole eu objets d’échange qui ne surpassent point la valeur de ce qu’elles ont reçu et qui soient autant qu’il est possible, sans courir les risques d’être privées de l’apport étranger nécessaire, du nombre des objets que la métropole ne charge pas en retour; 4° que les colonies, ne peuvent en aucun cas, sans blesser la justice, donner la vente et le transport de leurs ' productions à d’autres qu’à des nationaux, tant qu’ils auront soin de faire mouiller dans les ports des colonies des vaisseaux en nombre suffisant pour effectuer ces transports; 5° enfin que cette préférence exclusive accordée aux productions de la métropole dans la consommation des colonies, et aux vaisseaux ainsi qu’aux négociants de la métropole pour le transport et la vente des denrées coloniales est la seule contribution raisonnable que les colonies doivent payer à la mère-patrie pour prix de la protection qui leur est accordée. N’imaginez pas au surplus, Messieurs, que cette espèce de nécessité, par laquelle on diminue la latitude d’une concurrence qui semblerait au premier coup d’œil promettre les avantages les plus étendus, soit, dans l’état politique actuel de l’Europe, une chaîne injuste donnée aux planteurs des colonies. J’ai fait observer, il n’y a qu’un instant, que les colonies avaient des obligations fondées en droit à remplir avec la métropole, obligations auxquelles elles ne pourraient cherchera se soustraire sans prétendre à une indépendance qui nous tiendrait quittes de tout engagement en-verselles. Ces obligations sont-elles doncsi pesantes Le lien qu'elles établissent entre la France et nos îles est-il donc sans aucun avantage pour ces dernières? Non, sans doute, et il est généralement reconnu que l’association des colonies françaises à leur métropole est celle dont les planteurs ont le plus 4 se louer (1). Mais ce n’est pas (!) On comprend sans doute aisément que je ne parle tout encore, il arrivera certainement, lorsque le régime des colonies sera établi sur de meilleurs priucipes, et lorsque notre commerce ne sera plus livré aux vexations innombrables qu’il éprouve, que si, d’une part, celui-ci trouve le plus grand intérêt à déployer toutes ses ressources pour enrichir les colonies et les porter au plus haut degré de perfection, les colonies, à leur tour, n’auront pas d’intérêt plus réel que celui de voir notre commerce fleurir au-dessus du commerce de toutes, les autres nations, et multiplier pour elles-mêmes les moyens d’accroissement et de jouissance auxquels leur ambition peut prétendre. Il doit même arriver dans le nouvel ordre de choses qui se prépare, que par le commerce vous acquériez enfin le grand avantage qu’a semblé promettre de tous temps à la France la fertilité de son sol et l’industrie de ses habitants, celuide pouvoir soutenir toutes nos concurrences pour tous nos produits, dans tous les marchés de toutes les nations. Mais tous ces biens auxquels nous avons droit d’aspirer, tous ces biens que l’avenir nous promet si nous usons avec prudence de l’énergie qui vient de se développer dans le caractère de la nation, seront perdus totalement pour nous, et d’affreux malheurs remplaceront les douces espérances que nous avions conçues si nous ne travaillons pas efficacement à dissiper les craintes du commerce et à le mettre en état de rappeler à leurs travaux dans les ports, dans les manufactures, sur nos vaisseaux, les bandes oisives et nombreuses d’ouvriers qui, dans toutes nos villes de commerce, n’attendent qu’un heureux signal pour faire revivre ce mouvement, cette activité même, cette bruyante intempérance et ce fracas d’une foule agissante, qui court, qui s’empresse sur des quais. surdesbateaux, dans les marchés, dans les places publiques, en offrant à tous les regards l’image consolante du contentement et du bonheur d’un peuple occupé. N’oublions pas aussi que nous avons à prévenir les suites fâcheuses des alarmes qui se sont répandues dans les colonies. Il n’est pas nécessaire de nous transporter jusque dans ces contrées éloignées et de discuter au long ce qui s’y passe pour connaître le parti que doivent nous dicter et la prudence et le désir de voir les Français bientôt en possession de la nouvelle constitution. Au lieu de partager sans nécessité même contre notre devoir (je ne crains pas de le dire), la sphère de nos importants travaux, et de les étendre hors des limites de la France, renfermons-nous le plus qu’il nous sera possible dans son enceinte (1); ne perdons pas de vue ce peuple impas iei des colonies relativement au ministère, mais relativement à la nation elle-même. (1) J’oserais demander à ceux qui témoignent tant d’ardeur pour divertir l’Assemblée nationale de la tâche immense qu’elle a à remplir dans le royaume, s’ils pensent qu'un représentant de la nation, pénétré du sentiment de ses devoirs, puisse, sans s’exposer aux justes reproches de ses commettants et de sa conscience, se laisser aller au flot de toutes les opinions que les gens oisifs répandent dans le monde ? Mais il ne saurait être entraîne par elles. Les opérations qui demandent son attention et qui captivent son intelligence, ont pour ainsi dire une mesure journalière qui les assimile, du moins quand à leurs effets sur son imagination, aux exercices du corps; et comme l’a très bien remarqué M. de Cafaux, c’est cette espèce d’inquiétude presque aussi attachée au travail spéculatif de l’esprit qu’à l’oisiveté qui nous rend tous mécontents de notre état et qui nous persuade que nous le sommes de celui des autres. Le travail du corps, le plus grand bien de l’homme , j’oserais presque dire le seul, quand 12 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES [2 mars 1790.] mense qui nous environne qui nous a confié ses intérêts les plus précieux, et dont je ne dis pas seulement le bonheur, mais même la subsistance indispensable dépend des mesures que va prendre l’Assemblée. Songeons surtout que toute détermination qui tendrait à nous taire perdre nos colonies en même temps qu’elle anéantirait sur-le-champ notre commerce, dont je crois avoir démontré l’importance, mais non seulement pour les maisons commerçantes qui existent sur nos places, comme j’ai rencontré bien des personnes portées àlecroire, mais pour tous les propriétaires qui sont infiniment intéressés à la consommation constante de leurs produits, mais principalement pour le peuple, pour la classe précieuse ries journaliers qu’un des grands amis de l’humanité ajustement appelé les capitalistes du travail, mais enfin, pour toutes les classes de la société, pour la nation entière prise collectivement qui en ressentirait le contrecoup inévitable et funeste, en perdant ses plus grandes ressources de crédit, et ses plus sûrs moyens d’acquérir des taxes : songeons, dis-je, qu’une pareille détermination mettrait également en danger le sort de la constitution, et nous exposerait à perdre, avant de les avoir goûtés, les fruits de la révolution que, nous sommes prêts à recueillir. On chercherait en vain à prouver que tous ces risques sont imaginaires; je réponds à ceux qui le penseraient : ou montrez-nous en faveur de la classe laborieuse du peuple un remplacement immédiat, évident, assuré ; ou gardez-vous bien de toucher au commerce, à celte propriété nationale la plus précieuse de toutes, puisque c’est elle qui éveille l’industrie, alimente le travail et favorise la population de ce peuple sans lequel rangs, honneurs, dignités, richesses, luxe, jouissances de toute espèce n’existeraient pas. Je leur dirai; indiquez-nous les routes nouvelles et sûres que nous ferons prendre à nos productions nombreuses et superflues pour ramener dans nos marchés, en fournissant toujours au peuple les occasions fréquentes d’une occupation utile à ses besoins, ces denrées exotiques auxquelles nous attachons tant de prix et qu’une longue habitude a converti pour nous en besoin d’une première nécessité. Si ces moyens de remplacement n’existent pas là sous nos" yeux, si vous ne les tenez à la main, comment oserez-vous parler de renoncer au patrimoine sacré du peuple que nous représentons, à son travail, car voilà le seul patrimoine qu’il reçut du ciel avec la vie; et ce patrimoine vous appartient-il pour en disposer contre son gré? — Les Anglais, dit-on (1)... Personne ne respecte plus que moi cette nation digne à tous égards de l’admiration de l’univers qu’elle remplit d’une renommée telle qu’aucun peuple n’a jamais obtenue. Mais est-il donc étonnant que les Anglais, au comble de la prospérité nationale, il ri excède pas ses forces et qu'il est payé par une nourriture abondante , garantit les conditions inférieures de ce poison qui dévore, qui consume toutes les autres. Essai sur l’art de cultiver la canne et d’en extraire ie sucre. Quatrième partie, article 1er, page 27. (1) Il faudrait que l’on fût bien aveugle en France pour ne pas prévoir l’issue qu’aura en Angleterre la question dont l’Assemble nationale a sagement renvoyé la discussion à un comité particulier. Ne sait-on pas que le parlement et le ministère anglais ont pris soin de ne pas exciter les inquiétudes du commerce de la Grande-Bretagne, par toutes les mesures les plus propres à faire connaître d’avance ladécision quiserait portée ?Que ceux qui en douteraient songent aux propositions que l’Angleterre en ce moment fait ouvertement à l’Espagne. ne sachant pour ainsi dire sur quels objets nouveaux promener des désirs qui sont toujours satisfaits, se livrent à des discussions philosophiques et débattent tranquillement dans leurs foyers les moyens d’étendre l’horizon d’un bonneûr dont l’image, de toutes parts, se répète autour d’eux? Cependant s’ils nous ont déjà plus d’une fois tracé la route dans la marche politique des > affaires, laissons-les sans rougir nous donner encore l’exemple dans la carrière nouvelle qu’ils viennent d’ouvrir; laissons-les se glorifier du premier essai des expériences, qui fixeront tôt ou tard le jugement que l’on doit porter des questions spéculatives qu’ils agitent maintenant (l). Quand la postérité pèsera dans quelles circonstances nous nous trouvions au moment où les Anglais agitaient ces questions, elle nous absoudra sans peine d’avoir préféré les soins qu’exigeait l’état critique du royaume à la discussion de ce qui se passait loin de nous, sous la zone torride; et je ne saurais jamais craindre que les Français se déshonorent dans l’esprit de leurs descendants parce qu’ils auront mis leur gloire à se montrer français. Telles sont, Messieurs, les principales considérations que j’ai cru devoir mettre sous vos yeux; elles suffisent sans doute pour éclaircir bien des points importants, les plus importants même du sujet en délibération. Car enfiu de quoi s’agit-il en ce moment où l’un des pressants objets qui nous occupent est la situation des finances de l’Etat? de savoir si vous nous permettrez d’apporter des changements à un ordre de choses attaqué depuis quelque temps, sinon avec un zèle > exagéré, du moins avec une publicité peu discrète % puisqu’il n’est malheureusement que trop facile à bien des esprits de s’abuser sur cet ordre de choses, et que la moindre erreur dans une matière si délicate peut entraîner les suites les plus funestes ! d’un autre côté, de qui sommes-nous les représentants si ce n’est de la nation française ? Elle ne nous a point en vain confié ses intérêts, vous en sentez tous, Messieurs, l’étendue et l’importance, vous veillez sans relâche à ce qu’il n’y soit porté aucune atteinte; et comme l’intérêt du commerce est un intérêt vraiment national, comme la prospérité des colonies est l’âme de notre commerce; que notre commerce à son tour vivifie l’agriculture et toutes les branches d’industrie, je ne crains pas que cette liaison intime, que ces correspondances nécessaires de tous les intérêts qui constituent le bonheur de l’empire échappent à notre sagacité, ni que la décision qui va émaner de cette auguste Assemblée, ne porte l’empreinte de la sagesse qui a caractérisé ses délibérations (1) Ces expériences ont déjà été tentées par des personnes bien intentionnées, sans que le succès ait répondu à leurs soins et à leur zèle. Qu’en faut-il conclure ? que le temps seul opère avec l’aide de la nature et par des moyens que la sagesse humaine ne saurait prévoir’, les changements avantageux que tous les efforts des hommes réunis ne sauraient produire, qu’il est des époques révo-lutionnelles, physiquement dépendantes d’une certaine succession d’événements ; et que ce serait en vaiu que des esprits d’une trempe plus hardie que les autres voudraient accélérer ces époques pour le bonheur du genre humain ; car, assujettis comme nous le sommes à l’influence de mille causes invisibles, ils risqueraient d’exciter de grands désordres sans faire naître aucun bien, et compromettre ainsi sans cesse le sort des nations. Quelle entreprise mérita plus d’être couronnée de succès que celle de don Padilla sous Charles-Quint ? Quelle entreprise pourtant a fait périr plus de braves citoyens sans utilité pour leur pays ? 13 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [3 mars 1790.] jusqu’à ce jour. C’est donc moins pour prévenir une résolution déjà prise par vous, Messieurs, que pour soumettre à votre jugement mon opinion sur une matière dont j’ai fait longtemps une étude particulière, que j’ai l’honneur de vous proposer le décret suivant dans les dispositions duquel je crois que vous pouvez trouver les moyens de faire cesser les alarmes qui se sont manifestées et qu’il importe de dissiper sans retard. L’Assemblée nationale désirant pourvoir à la sûreté des opérations du commerce et à la tranquillité des colonies, décrète : 1° Qu’elle n’a point entendu et qu’elle n’entend point comprendre dans la constitution du royaume les objets relatifs à la constitution intérieure et au régime particulier des colonies ; 2° Que les colonies seront assemblées chacune dans leur territoire pour élire librement un corps de représentants qui travaillera immédiatement à leur constitution, c’est-à-dire à la forme de leur gouvernement et de leur administration intérieure; - 3° Que cette constitution sera soumise à l’examen du corps législatif de la métropole dans tout ce qui peut avoir rapport avec elle, et présentée ensuite à la sanction du roi ; 48 Que nulles branches du commerce soit direct soit indirect de France avec les colonies, particulièrement de celles qui intéressent leur culture seront supprimées et qu’elles continueront d’avoir lieu sous la protection des lois qui les ont garanties jusqu’à ce jour; 5° Qu’à l’égard de l’admission des pavillons étrangers, et de leurs cargaisons dans les colonies françaises, il sera nommé tant de la part des colonies que des négociants de France, des commissaires instruits qui conviendront entre eux des conditions respectives les plus avantageuses aux deux patries, et qui en communiqueront ensuite le résultat au corps législatif de France, pour qu’il statue définitivement ce qu’il appartiendra; 6° Que le roi sera supplié de prendre en considération la situation actuelle des colonies et dans le cas où cette mesure paraîtrait nécessaire à Sa Majesté pour la sûreté des colonies, d’y envoyer des forces protectrices capables de les préserver de tout dommage. ASSEMBLÉE NATIONALE. PRÉSIDENCE DE M. BUREAUX DE PUSY, ANCIEN PRÉSIDENT. Séance du mercredi 3 mars 1790 (1). M. Bureaux de Pusy, ex-président , prévient l’Assemblée que la santé de M. l’abbé, de Montesquiou, actuellement président, et celle de M. de Talleyrand, évêque d’Autun, son prédécesseur, ne leur permettent pas de venir à la séance ; en conséquence, il occupe le fauteuil pour les suppléer l’un et l’autre dans la fonction de la présidence. M. Pélissier, député de la sénéchaussée d’Arles , absent de l’Assemblée à la séance du (1) Cette séance est incomplète au Moniteur. 4 février dernier, prête le serment qui lie tous les membres au maintien de la Constitution. M. l’abbé Guépin, député de Touraine , demande et obtient la permission de s’absenter. M. l’abbé Brignon, député de la sénéchaussée de Riom , demande et obtient également un congé. M. le baron de Bâcle de Mercey, député suppléant du bailliage d’ Amont en Franche-Comté, dont les pouvoirs ont été vérifiés et trouvés en règle, est admis à remplacer M. le marquis de Toulongeon , démissionnaire. M. Gaultier de Biauzat, l'un de MM. les secrétaires , fait lecture du procès-verbal de la séance d’hier. M. le comte de lia Villarmois, député de Coûtâmes, demande que la traite des noirs soit nominativement désignée dans les objets de travail dont s’occupera le comité des colonies. M. Dufraisse-Duchey dit que le procès-verbal n’indique pas d’une façon suffisamment explicite la motion de M. l’abbé Maury sur la nécessité de s’occuper sans délai de la traite des noirs, ce qui a été cause de la demande en division de la motion de M. Alexandre de Lameth. M. Gaultier de Biauzat, secrétaire et rédacteur du procès-verbal. L’honorable membre gui vient de parler, n’aurait pas fait sa réclamation s'il eût bien entendu la lecture du procès-verbal : Voici en quels termes il est conçu : « On a demandé la division de la motion, c’est-à-dire que l’on a proposé de discuter, dès à présent, les pétitions des négociants de Bordeaux et des députés des manufactures et commerce de France, sauf à établir un comilé qui s’occupera ensuite des affaires des colonies. » M. le Président met le procès-verbal aux voix. La rédaction est approuvée. M. Beferinon. J’ai vu entre les mains de l’imprimeur l’article 10 du titre 2 des droits féodaux, et j’ai remarqué que dans cette phrase : « sans avoir égard à l’ancienne qualité noble des biens et des personnes, on a supprimé le mot noble. » Ce changement est contraire au sens de l’article, et détruit entièrement son effet. Il se trouve également dans la minute du décret, signée par le président : tout le monde se rappelle que le décret a été rendu sans ce changement. Je demande que l’Assemblée décide que l’article 10 sera imprimé tel qu’il a été décrété. M. Dufraisse-Duchey . Quand un décret est rendu, le président le signe; quand il l’a signé, il ne peut plus être changé. M. Merlin, comme rapporteur du comité féodal, affirme que le décret a été rendu sans le changement dénoncé par M. Defermon. L’Assemblée décide que le mot noble sera rétabli dans l’article 10 qui sera ainsi rédigé : TITRE PREMIER. Art. 10. « Tous privilèges, toute féodalité et nobilité de biens étant détruits, les droits d’aînesse et de masculinité à l’égarddes fiefs, domaines