o 14 ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [31 août 1789.] [Assemblée nationale.] lieu de quinze mille hommes armés, dont les projets sont inconnus, et qui sont perdus de réputation. (On applaudit .) M. Chasset. Voici une lettre que m’a adressée un ecclésiastique, qui n’est certes ni modéré ni désintéressé, en un mot qui déshonore son ordre, et que je dois mépriser. « Associé à l’horrible conspiration formée contre le Roi et la monarchie, vil scélérat, tu m’as dépouillé de tous mes biens. J’avais des pensions, des canonicats, des abbayes; tu m’as privé de tout ; je n’ai plus rien qu’un désespoir contre toi. Ne pense pas qu’à mon âge je mourrai de faim sans venger Dieu , les lois, les pauvres, et trois cent mille hommes réduits comme moi à la mendicité. « Je suis anonyme, tu me connaîtras au moment de la vengeance. » J’observe que s’il est question de faire une liste de proscrits, mon sort est étrange; si l’on me porte dans celle des proscrits par le Palais-Royal, je reste toujours exposé aux fureurs des ecclésiastiques; si au contraire on me met dans celle de l’ecclésiastique, je cesse d’être en butte aux persécutions du Palais-Royal, mais je n’en suis pas moins exposé au courroux du bénéficier dépouillé. Un membre de la noblesse expose que c’est faire trop d’honneur à de pareilles menaces que de délibérer sur un semblable objet; que l’on ne doit pas craindre des lettres anonymes, symboles de la crainte de ceux à qui ils veulent en inspirer, et des factieux que le hasard rassemble. M. Target observe qu’il n’y a pas lieu à délibérer, puisque la dernière lettre annonce que tout est calme. Enfin il est décidé qu'il n’y a lieu à délibérer. M. le Président annonce qu’on va discuter la question de la sanction royale, mais qu’il donne d'abord la parole à M. le comte de Lally-Toïlendal et à M. Mounier, rapporteurs du comité de Constitution. M. le comte de Tally-Tollendal fait le rapport suivant sur le chapitre 2 de la Constitution relaiif au pouvoir législatif. Messieurs, Le Corps législatif doit-il être composé d’un seul pouvoir? — L’Assemblée nationale doit-elle être formée d’une ou de deux Chambres? — Quels seraient l’espèce d’action etles divers degrés d’influence des différentes portions du Corps législatif s’il était divisé? Ces trois questions sont peut-être les plus intéressantes que vous puissiez agiter. C’est d’elles que vont dépendre la stabilité de vos opérations, la force et la durée de votre Constitution, le maintien de cette liberté que vous avez déjà fait triompher, et le salut de cet empire que vous êtes appelés à régénérer. La première de ces questions semble être résolue d’avance. La dRision du pouvoir législatif, la réunion du pouvoir exécutif sont deux axiomes politiques que la raison et l’expérience ont placés hors de toute atteinte. Partout où le pouvoir législatif est dans une seule main, partout où le pouvoir exécutif est partagé entre plusieurs, la liberté ne peut exister. Il n’est pas besoin de prouver que les représentants de la nation doivent être la première portion du Corps législatif. Le tout appartient originairement à cette nation. Il n’est aucune puissance, il n’est aucune fonction publique qui n’émane d’elle : elle a pu et dû faire un partage; mais elle n’a pu ni dû se dépouiller entièrement; elle s’est donné son chef, comme elle se nomme ses représentants, et ses droits sont aussi sacrés pour celui qu’elle a admis à les partager, que pour ceux qu’elle a chargés de les faire valoir. U serait également superflu de chercher à établir que le roi doit être une portion intégrante du pouvoir législatif; nous avons peine à croire qu’un seul doute puisse s’élever à cet égard ; et s’il s’en formait un, nous le repousserions par le raisonnement et par les faits. Quant au raisonnement, nous dirions d’abord, avec les plus habiles publicistes (1), que pour maintenir la balance de la Constitution, il est nécessaire que la puissance exécutrice soit une branche sans être la totalité de la puissance législative; que comme l’union entière de ces deux puissances produirait la tyrannie, leur désunion absolue la produirait égarement ; que la législation, si elle était totalement séparée du pouvoir exécutif, entreprendrait sur les droits de ce dernier, et se les arrogerait insensiblement; qu’ainsi, sous Charles 1er, le long parlement, tant qu’il continua d’observer la constitution et d’agir de concert avec le roi, redressa plusieurs, griefs, et porta plusieurs lois salutaires; mais que quand il se fut arrogé à lui seul le pouvoir législatif, en excluant l’autorité royale, il ne tarda pas à s’emparer de l’administration, et que la conséquence de cette invasion et de cette réunion de pouvoirs fut le renversement de l’Eglise et de l’Etat, et une oppression du peuple pire que celle dont on avait prétendu le délivrer. Nous dirions que la nécessité d’établir un point d’union entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, étant une fois reconnue, le pouvoir législatif étant divisible par sa nature, et le pouvoir exécutif étant indivisible par la sienne, c’est par conséquent à la totalité de ce dernier que doit être attachée une portion du premier ; et nous ajouterions que cette portion étant restreinte au droit d’approuver ou de rejeter; et l’initiative, c’est-à-dire la proposition, la discussion, la rédaction des lois appartenant exclusivement à l’Assemblée nationale, l’autorité royale n’acquiert par là que le moyen d’empêcher le mal et non celui de le faire. Nous dirions enliu que celui qui est chargé de faire exécuter la loi, devant être le premier à s’y soumettre, nous aurons un garant de plus de cette soumission, lorsqu’il aura concouru lui-même à faire cette loi. Lassant ensuite des raisonnements aux faits, nous dirions avec courage que nous n’avons pas même ie droit de mettre en question le concours du Roi dans la législation ; que ce serait une grande erreur d’agir comme si rien dans la monarchie n’était préexistant à l’époque où nous sommes ; que sous Charlemagne et ses successeurs le concours dans la législation appartenait constamment au Roi, et qu’il l’exerçait au milieu des assemblées nationales ; que dans les assemblées postérieures les représentants de la nation, délivrés par leurs rois de la tyrannie féodale, se laissèrent môme entraîner jusqu’à leur abandonner la législation entière; que c’était sans (1) Voyez Blackstone, liv. I, ehap. 2. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Assemblée nationale.] doute un excès condamnable, et que la reconnaissance ne justifie pas la servitude; maisqu’en-fin les Etats généraux de 1355 mirent en principe que le Roi seul pouvait faire des lois; que ceux de 1576, en revendiquant le droit imprescriptible de la nation, en réclamant le pouvoir de refuser les édits du Roi , reconnurent et confirmèrent au Roi le pouvoir de faire ces édits, et rétablirent par là le concours de la nation et du monarque pour la formation des lois; que jusqu’à ce jour cette doctrine a fait partie du droit public de France. Nous n’examinerons pas jusqu’à quel point un contrat, qui a été sacré pour tant de générations, peut lier la génération présente. Nous n’observerons point, avec Blackstone, que l’idée qui soumet indistinctement au jugement de la postérité toutes les institutions des races précédentes, a causé plus d’une hérésie funeste en politique. Nous ne dirons point avec lui (1) : Nos ancêtres étaient sans doute autorisés à résoudre cette importante question; ils l’on fait; et dans l'éloignement où nous nous trouvons d'eux, notre devoir est de nous soumettre à leur décision. Mais en partant du principe que la nation ne peut aliéner sa volonté, et qu’elle peut reprendre dans un temps ce qu’elle a donné dans un autre, nous dirions qu’au moins faut-il qu’elle ait manifesté une volonté bien précise, pour que ses représentants dépouillent la prérogative royale de ce qui lui appartient depuis tant de siècles ; et qu’ici, non-seulement la nation n’a pas manifesté cette volonté précise, mais qu’elle a même manifesté une opinion contraire; que l’infmiment plus grande partie de nos mandats prescrit impérativement le concours , le concert des Etats et du Roi pour la formation des lois, et le prescrit comme une des bases de la Constitution ; que nous devons donc établir ce concours sous peine de désobéir à la nation, d’être désavoués par elle, et de vicier l’acte entier de Constitution que nous allons dresser, en y insérant une clause qui serait une infraction formelle de la volonté nationale. Mais tous ces points une fois convenus, suffit-il que la législation soit divisée entre les représentants de la nation et le Roi? Faut-il ou ne faut-il pas un troisième pouvoir entre ces deux? L’Assemblée nationale doit-elle être formée de deux Chambres ou d’une seule? Seconde question, qui paraît susceptible de plus de difficultés que la première, et qui demande à être examinée avec plus de détail. Il n’est pas douteux que pour aujourd’hui, que pour cette première tenue, une Chambre unique n’ait été préférable, et peut-être nécessaire. 11 y avait tant de difficultés à surmonter, tant de préjugés à vaincre, tant de sacrifices à faire, de si vieilles habitudes à déraciner, une puissance si forte à contenir, en un mot, tant à détruire et presque tout à créer ! Cet instant, Messieurs, qu’on est si heureux d’avoir vu, car il est impossible de le peindre, où les particuliers, les ordres; les provinces se sont disputées à qui ferait le plus dé sacrilices au bien public; lorsque vous vous pressiez tous en foule auprès de ce bureau, pour déposer à l’envi non-seulement des privilèges odieux, mais même des droits justes qui vous paraissaient un obstacle à la fraternité, à l’égalité de tous les citoyens; cet instant, Messieurs, ce noble et fécond en-(1) Livre 1, chapitre 3. [31 août 1789.] 513 thousiasme qui vous a entraînés, ce nouvel ordre de choses que vous avez fait éclore, tout cela, vous en êtes bien sûrs, n’a jamais pu naître que de la réunion de toutes les personnes, de tous les sentiments et de tous les cœurs. Mais la manière d’établir est-elle aussi la manière de conserver? Le procédé qui perfectionne ri’est-il pas différent de celui qui crée? Ge qui est nécessaire pour une circonstance extraordinaire, pour une crise unique dans la durée d’un empire, ne peut-il pas être dangereux appliqué à tous les temps et à l’état habituel de son gouvernement? En formant la Constitution d’un Etat quelconque, il ne suffit pas d’envisager les hommes numériquement et sous le rapport de leurs facultés et de leurs droits naturels; il faut encore les envisager moralement sous le rapport de leurs affections et de leurs passions et surtout interroger l’expérience et se méfier de la théorie si trompeuse en matière de gouvernement et d’administration. C’est une vérité générale et incontestable, qu’il est dans le cœur de tous les hommes un penchant invincible vers la domination ; que tout pouvoir est voisin de l'abus du pouvoir, et qu’il faut le borner pour l’empêcher de nuire. Mais il ne s’agit pas ici de bornes immobiles, de bornes passives, s’il est permis de le dire; on les renverserait : des lois portées dans un temps, oubliées dans un autre, ne suffiraient point: il faut à une force active oppoœr une force aciive. D’un autre côté, il ne faut pas laisser ces deux forces exposées à être perpétuellement aux prises l’une avec l’autre. Le malheur de la société entière serait le triste résultat de ces guerres continuelles. De là suit la nécessité de balancer les pouvoirs, la nécessité de diviser la puissance législative, et la nécessité de la diviser, non pas en deux, mais en trois portions. Un pouvoir unique finira nécessairement par tout dévorer. Deux se combattront jusqu’à ce que l’un ait écrasé l’autre. Mais trois se maintiendront dans un parfait équilibre, s’ils sont combinés de telle manière que quand deux lutteront ensemble, le troisième, également intéressé au maintien de l’un et de l’autre, se joigne à celui qui est opprimé contre celui qui opprime, et ramène la paix entre tous. Ainsi, en Angleterre, pendant l’absence des parlements, le pouvoir unique du monarque fut presque toujours celui d’un despote. L’époque sanglante qui vit détruire la Chambre des pairs vit les démagogues renverser la monarchie. Mais depuis le rétablissement du trône et des deux Chambres du parlement, surtout depuis le pacte national quia défini leurs droits respectifs, après la Révolution de 1688, aucun pays n’a joui dans son intérieur d’une tranquillité plus complète que celle dont a joui l’Angleterre. Nulle part la propriété n’a été plus saciée; nulle part la liberté individuelle n’a été plus intacte; nulle parties droits de l’humanité et l’égalité politique n’ont été plus respectés. Il résulte encore de ces principes et de ces exemples, que les deux Chambres qui doivent former, avec le Roi, le triple pouvoir, doivent avoir chacuneun intérêt particulier, indépendamment de l’intérêt général qui leur est commun, et une composition différente, en même temps qu’elles font partie d’un même tout. Si toutes deux étaient formées de même, si elles g] g (Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [31 août 1789.] n’avaient pas un seul objet d’intérêt distinct, ce ne serait qu’un seul corps, qu’un seul esprit, qu’un seul pouvoir. Il serait donc à désirer que le Corps législatif fût composé de trois parties intégrantes : 1° des représentants de la nation; — 2° d’un Sénat; — 3° du Roi. Les représentants, indépendamment de leurs propres forces, trouveraient un appui de plus dans la résistance du Sénat contre la royauté, comme ils en trouveraient un dans le pouvoir du Roi contre les prétentions du Sénat. Le Sénat, qui n’aurait point de privilèges utiles, point d’exemptions injustes, mais des prérogatives honorifiques, tiendrait à la Chambre des représentants par les droits de propriété, de liberté, en un mot par l’exercice de tous les droits nationaux qu’il partagerait avec! elle, comme par les liens de consanguinité qui uniraient les membres respectifs des deux Chambres ; il tiendrait à la prérogative du trône par l’éclat que la sienne en recevrait. Enfin, le Roi qui aurait aussi sa prérogative à maintenir, tour à tour contiendrait le Sénat par les représentants, et tempérerait les représentants par le Sénat. Ainsi, les trois formes de gouvernement se trouvant mêlées et confondues, en produiraient une qui présenterait les avantages de toutes sans avoir les inconvénients d’aucune; et la nation ayant délégué ses pouvoirs, dans l’impossibilité de les exercer elle-même, n’ayant rien à craindre d’aucun de ses mandataires, défendue par ses représentants contre l’ambition de ses rois, défendue parla prérogative royale contre l’ambition de ses représentants, défendue contre la jalousie des uns et des autres par une magistrature choisie, ne payant d’impôts que ceux qu’elle aurait donné pouvoir de consentir, ne connaissant de lois que celles qu’elle aurait donné pouvoir de faire, jouissant paisiblement de sa liberté, de sa propriété, de son industrie, serait la nation la plus heureuse de l’univers. Si du principe général de la balance des pouvoirs on descend ensuite à l’examen de toutes les combinaisons qui peuvent résulter des systèmes d’une, ou de deux Chambres, combien de raisons se présentent à l’appui du dernier ! Nous l’avons dit en commençant, et c’est ici le lieu de le répéter avec quelque développement. Autant il est nécessaire pour la tranquillité, pour la liberté publique, que le pouvoir exécutif, une fois réduit à sa juste mesure, soit concentré dans une seule main, autant il est nécessaire que le pouvoir législatif soit divisé. L’unité, la célérité, le mouvement, sont de l’essence du pouvoir exécutif. La délibération, la lenteur, la stabilité, doivent caractériser le pouvoir législatif. Une Assemblée unique court perpétuellement le danger d’être entraînée par l’éloquence, séduite par des sophismes, égarée par des intrigues, enflammée par des passions qu’on lui fait partager, emportée par des mouvements soudains qu’on lui communique, arrêtée par des terreurs qu’on lui inspire, par une espèce de cri public même dont on l’investit, et contre lequel elle n’ose pas seule résister. Plus l’Assemblée est nombreuse, et plus ses dangers augmentent. — Plus son pouvoir est étendu, et moins sa prudence est avertie. Elle se porte avec une sécurité entière à une décision dont elle est sûre que personne n’appellera. Mais qu’il existe deux Chambres au lieu d’une ; la première portera plus d’attention à ses décisions, par cela seul qu’elles doivent subir une révision dans la seconde. La seconde, avertie des erreurs de la première et des causes qui les auront produites, se prémunira d’avance contre un jugement erroné, dont elle connaîtra le principe. Elle n’osera pas rejeter une décision qui lui présentera le sceau de la justice et de l’approbation publique; elle n’osera pas en adopter une contre laquelle s’élèveront cette même justice et cette même opinion publique. Si la question est douteuse, de l’acceptation d’une Chambre et du refus de l’autre naîtra un nouvel examen, une nouvelle discussion ; et, dût-on persister quelquefois dans un refus mal fondé, comme, la Constitution une fois établie, il n’y a pas la moindre comparaison entre le danger d’avoir une bonne loi de moins et celui d’avoir une mauvaise loi de plus, nous aurons encore atteint à cet égard le degré de perfection dont les instructions humaines sont susceptibles. Une Chambre unique ne sera jamais liée par ses délibérations; elle aura beau prétendre s’enchaîner, comme elle seule aura forgé sa chaîne, comme elle seule la tiendra dans ses mains, elle la rompra toutes les fois qu’elle le voudra. Un instant d’exaltation va lui faire annuler brusquement ce qu’elle aura mûri le plus lentement, ce qu’elle aura le plus sagement décrété. Du jour au lendemain elle révoquera la décision la plus solennelle; elle étendra, l’une, elle restreindra l’autre. 11 suffira que quelques membres, contrariés dans leurs vues, supportent impatiemment le joug auquel l’Assemblée se sera soumise, elle se trouvera tout à coup agitée sans savoir pourquoi, et sera conduite involontairement à secouer ce joug, le plus salutaire peut-être qu’elle aura pu s’imposer. Les maux qu’une telle organisation peut entraîner sont incalculables. La Constitution elle-même sera dans un danger perpétuel, livrée à l’inconstance, au caprice, à toutes les passions humaines. Comme il n’y aura point de lois fixes, il n’y aura point d’habitudes politiques, il n’y aura point de caractère national ; comme il n’y aura point de caractère national, il n’v aura point de liberté, le peuple retombera dans la servitude, dans la plus honteuse de toutes les servitudes, celle qui dévoue la multitude aux passions mobiles d’un petit nombre d’hommes. En vain, pour prévenir ce danger, propose-ton d’établir que les Assemblées nationales ordinaires ne pourront toucher à la Constitution, et qu’à une période déterminée, tous les vingt-cinq ans ou tous les cinquante ans, une Assemblée extraordinaire se tiendra pour revoir cette constitution, réparer les brèches qui auraient pu lui être faites, et y apporter les changements que l’expérience aurait démontrés nécessaires. Ce système peut satisfaire dans le premier instant. Cette prétendue immobilité de la Constitution, cette impuissance apparente dans laquelle serait le Corps législatif lui-même d’y porter aucune atteinte ; cette espèce de jubilé national dans lequel la législation serait purifiée, à des époques fixes, de toutes les souillures qu’elle aurait contractées pendant un certain nombre d’années; toutes ces idées peuvent présenter d’abord un ensemble séduisant ; mais quand on les approfondit, on s’aperçoit qu’elles ne sauvent d’aucun des dangers prévus, et qu'elles en font naître de nouveaux. 1° En supposant qu’un tel ordre de choses pût s’établir, ne serait-ce pas anéantir, en quelque sorte, le pouvoir des Assemblées ordinaires ? ne [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [31 août 1789.] 517 serait-ce pas, du moins, entraver la plupart de leurs opérations? Il est bien peu d’objets, il est bien peu de lois qui, par un point ou par un autre, réellement ou spécieusement, ne puissent se rattacher à la Constitution. Chaque fois qu’une loi sera proposée, l’homme injuste qui ne l’appréciera pas, l’homme corrompu qui aura promis de la faire échouer, se réuniront pour dire que cette loi tient à la Constitution; que l'Assemblée ordinaire ne peut s’en occuper sans excéder son pouvoir. On disputera éternellement; chaque question se trouvera doublée, parce qu’il faudra d’abord décider si l’on peut s’en occuper, et, la contradiction enflammant les esprits, on finira par ne rien vouloir, ou par tout oser. 2° Croit-on qu’un tel ordre de choses puisse s’établir, que les assemblées ordinaires puissent être ainsi restreintes ? La règle que ferait à cet égard l’Assemblée nationale aujourd’hui existante, qui empêcherait l’Assemblée nationale future de l’enfreindre ? Qui l’en empêcherait dans le droit, quand elle aurait le même titre? Qui l’en empêcherait dans le fait, quand elle serait Assemblée unique, et par conséquent puissance illimitée? 3° Quel danger que celui d’exposer l’Etat, d’une part, à une dégradation habituelle, et de l’autre, à des secousses périodiques, qui, chaque fois, pourraient briser l’action du pouvoir exécutif, rompre tous les liens du gouvernement, et entraîner après el 1rs tous les maux de l’anarchie ! N’est-il pas plus simple qu’un Corps législatif permanent , organisé de manière à pouvoir conserver, à pouvoir perfectionner, et non à pouvoir détruire, veille incessamment sur ta Constitution ? Et vaut-il mieux laisser tomber un édifice en ruine, pour le relever à des époques fixes, que de l’entretenir continuellement en y faisant les réparations à mesure qu’elles deviennent necessaires? Ce n’est pas que nous ne sentions la nécessité d’apporter de grandes entraves à toute modification des lois constitutionnelles ; mais, dans l’espace de temps donné, on peut ruiner la Constitution faute d’un changement, comme on peut la ruiner par trop de changements. Il faut qu’il ne soit ni facile, ni impossible d’y toucher, en quelque temps que ce soit. La plus forte de toutes les entraves est la composition du Corps législatif, où la réunion de trois parties sera nécessaire pour modifier ou pour porter une loi constitutionnelle; et telle est la différence d’une ou de deux Chambres, que, même avec des précautions, l’on ne pourra sauver la Constitution des entreprises d’une Chambre et que même sans précaution elte n’aurait rien à craindre des entreprises de deux Chambres et de trois pouvoirs. L’Assemblée nationale, dit-on encore, même formée en une seule Chambre, ne sera ni puissance unique, ni puissance illimitée ; elle ne pourra se passer du concours de la puissance royale, et elle y trouvera des bornes. Cette objection contre le système des deux Chambres se change encore en argument pour lui, et c’est ici précisément un des plus grands dangers de la Chambre unique. On demande si le Roi, en tant que portion de Corps législatif, ne sera pas exposé sans cesse à voir toute son influence brisée par la réunion de toutes les volontés dans une seule Chambre nationale ? Gédera-t-il ? Alors où seront les bornes du pouvoir de la Chambre? 11 faut mettre le peuple à l’abri de toutes les espèces de tyrannie ; et l’ Angleterre a autant souffert de son long parlement que d’aucun de ses rois despotes. Résistera-t-il? Ce ne pourra être qu’en faisant intervenir le pouvoir exécutif. Soit qu’il réussisse, soit qu’il échoue, quelle source effrayante de calamités publiques ! Dans un tel état de choses, la couronne, sentant sa faiblesse, n’ayant presque rien à perdre, et ne risquant presque jamais que de gagner, ne sera-t-elle pas intéressée à épier toutes les occasions, à saisir tous les moyens de circonvenir, d’embarrasser, de corrompre l’Assemblée nationale, et d’altérer quelque partie de la Constitution? Or, n’est-ce pas là précisément le contraire du but que doit se proposer tout sage législateur? Le dernier degré de perfection d’une Constitution n’est-il pas de distribuer tellement tous les pouvoirs entre ceux qui doivent en être revêtus, que chacun, ayant assez de ses moyens, et devant être content de sa part, respecte celle des autres, pour qu’on respecte la sienne, et soit intéressé au maintien de la Constitution qui les garantit toutes ? N’est-il pas encore souverainement prudent d’éviter, à quelque prix que ce soit, le danger toujours incalculable de mettre le dépositaire de la force publique aux prises avec le Corps législatif; et comment l’éviter s’il n’y a point d’intermédiaire? On est frappé d’admiration, quand on considère que, depuis un siècle entier, le roi d’Angleterre n’a fait usage de sa négative qu’une seule fois, et que tout y a été combiné avec une telle sagesse, avec une telle prévoyance, que les projets de lois susceptibles d’inconvénients, ont expiré entre les deux Chambres, sans parvenir jusqu’au trône. La prérogative royale, attaquée dans plusieurs de ses points, n’a pas même eu besoin de se montrer pour être préservée : les communes l’ont défendue contre les pairs sous Guillaume lll et sous Georges Ier, comme les pairs l’avaient défendue contre les communes sous Charles 11. Le trône, resté inébranlable au milieu de ces diverses tentatives, n’ayant pas même l'odieux d’une résistance directe, est devenu, au contraire, plus favorable et plus sacré par la modération, par l’amour des sujets, qui seuls en avaient raffermi les fondements, et la liberté du peuple n'y a pas moins gagné que la dignité du prince. Qu’il y eût une Chambre de moins dans le corps national, l’Angleterre était encore ensanglantée sous ces trois règnes. Ce fut encore un beau mouvement que celui qui porta les deux Chambres du parlement britannique à se dépouiller elles-mêmes de plusieurs parties du pouvoir exécutif, dont elles avaient été mises en possession dans des temps de troubles, et à les restituer à la prérogative royale. Et dans quel moment, et par quel motif? Etait-ce pour agrandir un roi qui les dominât par l’ascendant de son génie ou de sa fortune ? Non, ce roi était leur ouvrage ; elles venaient de le replacer sur le trône sanglant de son malheureux père. Etaient-elles engourdies par une indifférence coupable pour la liberté ? Non, car dans le même temps elles passaient cet acte d 'habeas corpus dont le titre seul inspire un respect religieux, et qui est l'éternel rempart de la liberté anglaise. Mais le même motif présidait à l’une et à l’autre action : c’était pour défendre la liberté qu’elles faisaient sanctionner par le roi le bill d ’habeas corpus , et c’était pour la défendre encore qu’elles réunissaient dans la main du roi la totalité du pouvoir exécutif. En ôtant au monarque tout moyen de tyrannie, elles ne voulaient s’en réserver aucun. Le peuple 518 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [31 août 1789.] venait d’être opprimé par le parlement, qui l’avait été à son tour par l’armée ; elles voulaient défendre le peuple contre elles-mêmes ; elles voulaient prévenir toutes les oppressions, et enchaîner tous les oppresseurs (1). Nous ne prélerïfions point établir une comparaison entre la France et les Etats-Unis de l’Amérique. Nous savons que ce serait faire un étrange abus du raisonnement et de la parole, que de vouloir assimiler deux peuples et deux positions aussi dissemblables. D’un côté, une république fédérative formée de treize républiques naissantes dans un monde nouveau ; trois millions d’habitants, c’est-à-dire cinq cent mille chefs de famille, presque tous propriétaires agriculteurs ; des habitations éparses ; point d’ennemis à combattre ; point de voisins à craindre ; des mœurs simples, des besoins bornés ; de l’autre, une monarchie antique dans le vieux monde ; vingt-six millions d’hommes, dont deux millions au plus propriétaires de terres ; une population amoncelée ; toujours des voisins et des rivaux ; souvent des ennemis extérieurs, et pour ennemis intérieurs des préjugés, des besoins, des passions, tout ce qui en est la suite, et tout ce qui doit en être le frein. Mais si ces Américains eux-mêmes en si petit nombre, et dans leur naissante conformation, n’ont pas pu conserver ce gouvernement simple et cette unité de pouvoir qu’ils avaient voulu établir ; si leurs publicistes ont parlé comme nous ; si M. Adams a écrit qu’il n’était point de gouvernement, point de constitution stable, point de protection assurée pour les lois, les libertés et les propriétés des peuples sans la balance des trois pouvoirs ; si le censeur injuste et inconséquent de M. Adams, Livingston, a dit la même chose que lui ; si M. Livingston a écrit que làofi leCorps législatif serait concentré dans une seule assemblée, il finirait toujours par absorber tout le pouvoir ; si M. Livingston a fait l’aveu littéral que plusieurs Corps législatifs américains, quoiqu’en activité depuis fort peu de temps, avaient déjà été saisis de cette soif de pouvoir si dangereuse ; si M. Livingston a dit que le partage en deux Chambres séparées n’était pas encore un expédient assez efficace ; que ces deux chambres distinctes ne manqueraient pas d’empiéter sur le pouvoir exécutif ; qu’il fallait confier au pouvoir exécutif et judiciaire un frein surla puissance législative (2), ce qui était même introduire quatre pouvoirs, au lieu de trois ; si les Américains, éclairés par leurs publicistes, convaincus par une prompte expérience, ont presque tous adopté les trois pouvoirs dans leur Chambre des représentants, leur sénat et leur gouverneur , la nécessité qu’ils ont reconnue n’est elle pas une démonstration invincible de la nécessité à laquelle nous devons céder ? Que le principe une fois admis, il se trouve quelques modifications différentes dans son application, en sera-t-on surpris ? Groit-on par exemple, qu’une couronne héréditaire, et qu’un gouvernement donné pour trois ans ne doive pas entraîner des combinaisons diverses ? (1) Parmi les privilèges usurpés dont elles se dépouillèrent, était le pouvoir absolu de créer des lois à elles seules ; il fut défendu par un statut, sous peine de præmunire, de soutenir que l'une ou l'autre des deux Chambres du parlement ou les deux ensemble, jouissent, sans la participation du roi, de l'autorité législative. (2) Voyez pages 44, 58, 59, etc. de l'Examen du gouvernement d’Angleterre, comparé aux Constitutions des Etats-Unis , édition de Londres, 1789. Enfin, parmi les peuples anciens, comme parmi les modernes, tous ceux qui n’ont été soumis qu’à une seule autorité ont rampé dans la servitude. Les gouvernements mi-partis n'ont cessé d’être agités de troubles et de convulsions. Ceux qui, sans avoir encore découvert le moyen précieux de la représentation, ont connu l’équilibre des trois pouvoirs, se sont maintenus dans la paix et dans la liberté. A Sparte, l’autorité était partagée en trois branches, et les Spartiates ont été longtemps surnommés le peuple le plus heureux de la terre (l), tandis que les Athéniens, dix ans après les lois de Solon, étaient déjà fatigués des divisions entre l’aréopage et les assemblées du peuple. Rome, toujours partagée entre le Sénat et le peuple, entre les consuls et les tribuns, n’a presque jamais pu avoir la paix dans son enceinte qu’en allant chercher la guerre au dehors ; s’est vue sans cesse obligée, pour défendre sa liberté, de se donner mille despotes passagers, tantôt sous le nom de décemvirs, tantôt sous le nom de dictateurs, et a fini par en avoir un perpétuel sous le nom d’empereur. Carthage, sa rivale, qui avait divisé l’autorité en trois parts, qui avait distribué les pouvoirs entre ses suffètes, son sénat et les assemblées du peuple, Carthage a joui, pendant cinq siècles, d’une tranquillité intérieure qui n’a presque jamais été troublée, heureuse par sa liberté, par ses richesses et par son commerce. 11 s’en faut bien que uous ayons tout dit ; mais nous croyons avoir suffisamment éclairci la seconde question que nous avions à examiner, et en vous soumettant, Messieurs, notre opinion, nous n’hésitons pas à 1* prononcer. Nous sommes convaincus que l’Assemblée nationale doit être composées de deux Chambres, l’une appelée Chambre de représentants, et l’autre Sénat. 11 se présente plusieurs questions accessoires à la question principale. 1° Gomment sera composée la Chambre des représentants ? La réponse n’est pas difficile ; elle sera composée des députés élus librement et en commun, suivant les circonscriptions, dans les proportions et avec les conditions qui seront réglées par l'Assemblée nationale. On a pensé que le nombre de six cents députés serait le plus fort qu’on pût admettre en voulant éviter la perte de temps et le tumulte des délibérations, et, d’un autre côté, il a paru impossible de le rendre moins considérable d’après l’étendue de l’empire. Il a paru désirable que les députés eussent atteint l’âge de majorité. Us ne seront jamais appelés à régler de plus grands intérêts. Il est telle vertu de la jeunesse qui peut devenir un grand défaut en affaires publiques. En tout il est difficile de faire faire la loi par celui que la loi enchaîne, et d’accorder l’impossibilité de disposer de son bien avec la faculté de disposer de l’existence de vingt-six millions d’hommes. On oppose que le choix ne doit être réglé que par la confiance ; mais c’est une petite portion de la société qui choisit, et celui qu’elle choisit va influer sur la société entière. La société entière a donc bien le droit de prescrire les conditions d’un choix dont elle court les risques. C’est une question de savoir si une propriété doit ou ne doit pas être exigée dans un représentant de la nation. Les deux propositions contraires ont été soutenues par des personnes égale-(1) Voyez Platon, Xénophon, etc. [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [31 août 1789-] 519 ment éclairées, également éprises du bien public, etqui, départ et d’autre, ontcru parleraunomde la liberté. Il paraît cependant difficile de nier que l’homme le plus indépendant est le plus propre à défendre la liberté ; que l’homme qui est le plus intéressé à la conservation d’un pays est celui qui le servira le mieux ; que l’homme qui aura le plus à craindre de la vindicte publique est celui qui se portera le moins à trahir l’intérêt public ; or, quel est le plus indépendant, de celui qui possède ou de celui qui ne possède point ? Quel est le plus intéressé à la conservation d’un pays, de celui dont la propriété, dont l’existence tiennent au sol de ce pays, ou de celui qui, en le quittant, n’aura rien à y regretter ? Lequel a le plus a craindre delà vindicte publique, de celui qu’elle peut déposséder pour le punir de sa prévarication, ou de celui qui, en se dérobant par la fuite, pourra braver le juste ressentiment ries citoyens qu’il aura trahis ? Ne pourrait-on pas, pour restreindre le moins possible l’espérance qu’il est toujours douloureux de ravir au mérite que la fortune n’a point favorisé, exiger une propriété immobilière quelconque dans un représentant de la nation ? Ce serait être moins rigoureux que les Anglais, et même que les Américains, qui, en exigeant cette propropriété, en ont déterminé la valeur. 2° De quelle manière sera composé le Sénat ? Sera-t-il formé de ce qu’on appelle à présent la noblesse et le clergé? Non, sans doute; ce serait perpétuer cette séparation d’ordres, cet esprit de corporation, qui est le plus grand ennemi de l’esprit public, et qu’un patriotisme universel concourt aujourd’hui à éteindre. D’ailleurs, le nombre de ses membres devrait être infiniment limité; ce ne serait pas un droit de représentation qu’ils exerceraient, ce serait une magistrature politique et judiciaire tout à la fois, qui serait inhérente à leur personne. Le Sénat serait donc composé de citoyens de toutes les classes, à qui leurs talents, leurs services, leurs vertus en ouvriraient l’entrée. Le nombre pourrait en être fixé à deux cents. On ne pourrait pas y. être admis avant l’âge de trente-cinq ans. 11 faudrait y apporter un caractère éprouvé; que ce fût une récompense déjà méritée, et non un encouragement donné au hasard, encore moins une faveur arbitraire. Une propriété territoriale serait nécessaire pour être éligible ; celle-ci devrait être déterminée; l’Assemblée nationale en fixerait la valeur. 3° A qui appartiendrait le droit de nommer les sénateurs? Ne serait-ce pas beaucoup trop donner au Roi, que de lui attribuer le droit de les nommer à lui seul ? Sans doute le Roi est par son titre la source des honneurs et des dignités ; sans doute, et il faut le répéter, non pour l’intérêt des rois qu’on ne flatte plus, mais pour le bonheur des peuples qu’on ne doit pas égarer, l’autorité royale une fois mise dans l’impossibilité d’abuser, on ne peut l’affermir sur des fondements trop inébranlables ; on ne peut trop s’empresser de lui fournir tous les moyens dont elle a besoin pour se conserver intacte et pour remplir le mandat qu’elle a reçu de la société. Outre qu’il est juste que celui qui a la charge de punir en soit consolé par la faculté de récompenser, il est nécessaire que l’individu qui seul doit contenir des millions d’hommes ait toutes les forces morales qui peuvent compenser cette disproportion physique. Mais il est un principe qui doit passer avant tout : c’est que celte dignité, entraînant des fonctions nationales, ne peut se conférer sans le concours de la nation. La nomination des sénateurs ne pourrait-ellf pas être partagée entre le Roi et les représentants, ou bien entre le roi et les étals provinciaux, de manière que le Roi choisît un sujet sur la présentation qui lui serait faite de plusieurs, soit par les représentants, soit par les provinces (1)? 4° Cette magistrature, cette dignité sénatoriale, serait-elle pour un temps limité ? serait-elle à vie ? serait-elle héréditaire? Pour un temps limité, ne manquerait-elle pas son but? pourrait-elle acquérir cette consistance, se former cet esprit, trouver cet intérêt distinct, nécessaire pour mettre un poids de plus dans la balance politique? Ne serait-ce pas, comme on l’a dit, au lieu de deux Chambres, deux bureaux d’une même Chambre? A vie, ces différents objets pourraient être remplis; mais n’aurait-on pas à craindre d’autres inconvénients? Lesmutationsne seraient-elles pas trop fréquentes ? Le Roi, qui doit avoir des moyens d’influence, n’en aurait-il pas trop? Le renouvellement continuel de ce sénat n’eni retiendrait-il pas, soit dans son sein, soit à son entrée, trop d’ambition, trop de mouvement, trop d’activité? Celui qui, par la puissance de la loi, est sûr de transmettre sa dignité à l’aîné de ses fils, n’est-il pas plus indépendant de la faveur que celui qui, revêtu d’une dignité viagère, veut en profiter pour répandre sur sa famille des grâces d’une autre espèce ? D’un autre côté, c’est une forte objection contre l’hérédité, qu’un individu naisse investi d’une magistrature judiciaire et politique, par conséquent dispensé de la mériter et sur de l’exercer, même sans capacité pour la remplir. Après avoir examiné et balancé tous les inconvénients de chaque parti, peut-être trouvera-t-on que faire nommer les sénateurs par le Roi, sur la présentation des provinces, et ne les faire nommer qu’à vie, serait encore le moyen le plus propre à concilier tous les intérêts. L’influence du Roi existerait ; elle serait modérée, et le principe serait satisfait par le concours que la nation aurait dans la nomination ; le sénat ne serait jamais composé que de citoyens choisis ; et cependant, la durée de cette magistrature qui serait à vie, la perpétuité de ce Sénat qui ne se renouvellerait qu’insensiblement et par individus, y formeraient les nuances nécessaires pour différencier les deux Chambres, autant qu’il le faudrait, sans les rendre étrangères l’une à l’autre. Quelles objections pourrait-on encore élever contre ce sénat? Il est impossible d’y entrevoir aucun des dangers de l’aristocratie. Qu’est-ce que l’aristocratie de deux cents sénateurs pris dans toutes les classes de citoyens, qui n’auraient pas de pouvoir indépendant, et qui se trouveraient placés entre un monarque et les représentants de vingt-six millions d’hommes? L’aristocratie à craindre est celle qui divise une (1) Il est évident qu’à l’instant de la création, la première nomination devrait être faite, soit par les représentants, soit par les provinces, avec la simple ratification du Roi. On ne peut pas imaginer de donner à la couronne une influence pareille à celle de deux cents nominations au même instant dans le Corps législatif. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 520 [Assemblée nationale.] nation en plusieurs nations, qui sépare des familles d’avec d’autres familles; qui réclame des privilèges, des exemptions ; qui s’empare exclusivement des emplois publics ; qui prétend faire respecter jusqu’à ses crimes, et qui défend à la loi de les punir. Mais, Messieurs, fixez un instant vos regards sur l’Angleterre. Dites si la justice, si la raison même, permettent d’y concevoir la crainte de l’aristocratie ? Quelle différence cependant entre la Chambre des pairs et le sénat qui vous est proposé! Le nombre de ses pairs est indéterminé, celui de vos sénateurs serait borné ; ses pairs sont nommés par le Roi seul, vos sénateurs seraient nom més par la nation et le Roi ; ses pairs sont héréditaires, vos sénateurs seraient tout au plus à vie. Eh bien ! Messieurs, même avec ces différences qui seraient toutes à notre avantage, cherchez en Angleterre un seul des maux que l’on peut avoir à redouter de l’aristocratie. Voyez, dans la Chambre des communes les fils, les frères de tous ces chefs de famille, qui, revêtus d’une magistrature ersonnelle, siègent dans la chambre haute. oyez dans le ministère, dans l’armée, sur la flotte, si la pairie est un titre de préférence. Le fils du Roi, depuis sept ans, court les mers; il a commencé par le dernier emploi de la marine, et il n’est encore aujourd’hui que capitaine d’une frégate. Là, les emplois appellent le mérite ; là, on ignore cet odieux nom de parvenu qui dans d’autres pays a été si longtemps l’aliment de l’orgueil et une insulte à la vertu et à l’humanité. Le chancelier York était l’oracle de l’Angleterre, et l’extrême simplicité de son origine ajoutait encore au respect qu’on portait à sa personne. Lord Ferrers, dans un accès de colère, tue un de ses domestiques ; il est jugé, condamné au dernier supplice. Sous la reine Anne, les communes compromettent la liberté du peuple par le despotisme qu’elles veulent exercer sur l’élection de leurs membres; la liberté du peuple est sauvée par les pairs. Nous ne citons qu’un exemple sur chaque objet, Messieurs; nous pourrions en citer mille. Qu’on nous montre un pays sur la terre où le respect des droits de l’homme soit plus profondément imprimé et plus religieuseusement observé. On oppose que ces sénateurs n’étant pas les représentants du peuple ne peuvent rien être dans le pouvoir législatif; mais n’est-ce pas une dispute de mots? Ils ne seraient pas les représentants du peuple; mais ils seraient ses mandataires. Le peuple leur aurait confié une partie du pouvoir qui lui appartient. Ce serait toujours en vertu d’une utilité commune, énoncée primitivement, qu’ils auraient le droit d’exercer une volonté particulière dans la formation des lois. Il est temps de passer à la troisième question principale. Quels seront l’espèce d’action et les divers degrés dHnfluence de chaque portion du Corps législatif ? Ce serait au Roi seul, comme ayant seul une existence séparée et perpétuelle, qu'appartiendrait le droit de convoquer le Corps législatif, et il ne pourrait s’en dispenser aux époques réglées par la Constitution. Ce serait lui qui mettrait celte grande Assemblée en exercice eten vacances, conformément aux lois; il pourrait non-seulement la proroger, mais la dissoudre, pourvu qu’à l’instant même ilen provoquât une nouvelle. La Chambre des représentants aurait, comme celle des Etats Américains et comme les commu-[31 août 1789.] nés d’Angleterre, le droit exclusif de délibérer sur les subsides, d’en fixer l’étendue, la durée, le mode, sur la demande qui en serait faite par le Roi. Le sénat ne pourrait que consentir ou refuser purement et simplement l’acte que lui enverraient les représentants. A ces derniers seuls appartiendrait, non-seulement la délibération première, mais même l’entière rédaction de toute loi bursale, et cette force irrésistible, perpétuelle , toujours renaissante dans un Etat, ne serait jamais à d’autres qu’à la nation. Le sénat serait un tribunal suprême de justice, mais dans un seul cas. C’est devant lui que seraient poursuivis, c’est par lui que seraient jugés publiquement tous les agents supérieurs du pouvoir public accusés d’en avoir fait un usage contraire à la loi. La Chambre seule des représentants pourrait intenter l’accusation. Tout particulier, et même tout corps, ne pourrait que dénoncer aux représentants. Cet objet devait être indiqué; ce n’est pas le moment de se livrer à la discussion qu’il pourra entraîner (1). (1) On aura peine à croire que ce moyen d’établir la responsabilité des ministres, d’assurer tout à la fois la punition des mauvais et la sécurité des bons ; que ce moyen, qui n’est autre chose que l’impeachment porté par les communes par-devant la Chambre des pairs, ait pu fournir un prétexte pour comparer notre sénat avec le sénat, avec le conseil des dix, et môme avec les inquisiteurs d’Etat de Venise. On est honteux d’avoir à répondre à de pareilles absurdités ; mais ce cri a été répété ; vingt pamphlets ont saisi l’idée heureuse de cette comparaison brillante, et ont espéré la propager ; tous les citoyens ne peuvent pas être également instruits ; trop souvent des mots vides de sens ont gouverné le monde, il faut montrer au peuple à quel point on le trompe. Le sénat de Venise est composé de nobles qui, chargés du pouvoir exécutif dans ce sénat, exercent le pouvoir législatif dans le grand conseil, le pouvoir judiciaire dans les quaranties, ainsi que dans tous les autres tribunaux, et réunissent, par conséquent, tous les pouvoirs. Le conseil des dix, qui fait partie du sénat et du grand conseil, juge les procès criminels des nobles, les crimes de lèse-majesté publique, la conduite des commandants ; jette les accusés dans un cachot, ne leur permet les secours d’aucun conseil, les juge en secret et les condamne arbitrairement. Les inquisiteurs d’Etat sont au nombre de trois, deux sénateurs du conseil des dix, et un conseiller du doge. Ils exercent un pouvoir absolu sur la vie de tous les sujets vénitiens ; ne sont tenus de rendre aucun compte, dè communiquer avec .qui que ce soit, quand ils sont tous trois du même avis ; non-seulement jugent, mais font exécuter leurs jugements en secret, et, sur le rapport de deux espions, envoient noyer un malheureux à qui il sera échappé quelques paroles indiscrètes sur le gouvernement. Si l’on disait à un pair britannique, lorsqu’il vajuger solennellement un ministre prévaricateur, qu’il va remplir l’office d’un inquisiteur d’Etat de Venise; si l’on disait à un membre des communes, lorsqu’au nom de la nation il poursuit l’oppresseur de la nation qu’il fait le métier d’un espion de Venise, l’un et l'autre seraient un peu surpris. Citoyens, méfiez-vous de ceux qui vous trompent, et ne méconnaissez pas ceux qui vous restent fidèles. Vos vrais amis sont ceux qui tonnaient, il y a deux mois, pour votre liberté menacée ; qui, bravant toutes les vengeances ministérielles, défendaient le peuple et le trône des dangers et des pièges dont ils étaient entourés, et qui, aujourd’hui que tout est calme, que tout est pur dans la région du gouvernement, parlant un langage de paix, ne travaillant qu’à établir vos droits et remplir vos vœux, aiment mieux vous présenter dés espérances réelles que des craintes chimériquest et vous consoler par l’idée des biens que vous allez recueillir, que vous tourmenter encore par le souvenir des maux que vous avez soufferts. (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (31 août 1189.] La police intérieure de chaque Chambre lui appartiendrait privati ventent. Du reste, tout autre acte, tout acte de législation pourrait prendre naissance indifféremment dans l’une ou l’autre Chambre. Il ne faut pas que l’une des deux ait toujours sur l’autre l’avantage d’exercer une censure continuelle. Il ne faut point qu’une bonne loi meure, parce que l’idée en sera venue dans le sénat plutôt que parmi les représentants. Il faut qu’il existe entre les deux Chambres une noble émulation à qui servira le mieux l’Etat, et un respect réciproque entretenu par l’idée qu’elles sont destinées à se juger tour à tour. L’acte passé dans une Chambre serait porté à l’autre ; après le consentement des deux, il serait présenté à la sanction royale. Il faudrait la réunion des trois volontés pour en faire une loi; sans l’accord des deux Chambres, l’acte ne serait pas même annoncé au Roi; sans la sanction du Roi, l’accord des deux Chambres n’aurait rien produit. Mais la sanction du Roi sera-t-elle le seul acte d’autorité législative qu’il puisse exercer? Sera-1- elle le seul genre de concours qu’il puisse avoir dans la formation des lois? Cette question a encore divisé de bons esprits et de bons citoyens. Nous nous sommes décidés pour l’affirmative. En vain les partisans de l’opinion contraire di-sent-t-ils que le Roi doit pouvoir alternativement ou sanctionner une loi qui sera présentée par la nation, ou proposer une loi qui sera consentie par la nation ; que ce qui importe, c’est qu’une seule volonté ne suffise pas pour régler le destin d’un peuple entier: que celui qui, revêtu du pouvoir exécutif, qui, chargé du gouvernement, embrasse toutes les parties du grand ensemble, est celui qui doit incomparablement le mieux connaître quelles lois sont nécessaires et quelles lois sont abusives. Des motifs bien plus puissants nous ont déterminés dans le partage que nous avons fait de l’autorité législative ' Qu’est-ce que la loi ? l’expression de la volonté Citoyens et représentants, armons-nous contre toutes ces insinuations perfides, contre toutes ces méfiances funestes par lesquelles on veut nous troubler et nous diviser. Instruisons-nous par l’histoire des autres peuples. C’étaient les mêmes ressorts que faisaient jouer en Angleterre, il y a un siècle et demi, ceux qui la rendirent si malheureuse à cette époque. C’était aussi par la terreur qu’ils cherchaient sans cesse à soulever le peuple et à dominer le parlement. Un jour, c’était une armée de Français qui devait descendre en Angleterre; le lendemain, c’était une armée espagnole; un autre jour, on devait faire sauter la cité; on avait miné jusqu’à la Tamise. Elaient-ce les bons citoyens, étaient-ce les véritables amis de la liberté qui tourmentaient ainsi le peuple innocent et malheureux? Non, sans doute. Les véritables amis du peuple et de la liberté étaient ceux qui avaient fait supprimer la Chambre étoilée, qui avaient fait annuler la taxe des vaisseaux, qui avaient obtenu la pétition des droits et la triennalité des parlements, et qui avaient senti que. là devait se borner la liberté légitime. Les autres étaient ceux qui s'honoraient alors, et que l’histoire a flétris depuis des noms d 'indépendants, d 'agitateurs, de niveleurs , qui avaient plutôt soif de la domination pour eux, que de la liberté des concitoyens; qui, ne pouvant exister que par le trouble, sacrifiaient à leur ambition, peuple, roi, parlement, et qui, après n’avoir cessé d’invoquer la grande Charte, finirent par la fouler aux pieds avec plus de mépris qu’elle n’en avait jamais essuyé auparavant. (Cette note appartient évidemment à M. de Lally lui-même.) m 1 générale. Elle doit donc naître au milieu des représentants de tous. Celui qui a conçu le projet d’une loi, qui en a rédigé tous [es articles, peut avoir une idée que personne ne pénètre, peut tendre un piège si bien couvert qu’aucun œil ne l’aperçoive. La nation pourrait tomber dans les embûches d’un ministre ambitieux et perfide. Nous savons bien que le gouvernement aura toujours un instrument, un organe; mais l’obligation d’en chercher, la peine qu’il aura quelquefois à en trouver, seront toujours des difficultés de plus et des chances de moins pour lui. Tous ses projets d’ailleurs seront discutés alors avec liberté, avec égalité, avec impartialité. Au lieu de cela, faites tomber une loi directement du trône au milieu de l’Assemblée nationale : tantôt elle sera débattue avecréserve, ce qui sera un mal, car les délibérations doivent être libres, tantôt elle sera critiquée sans ménagements, ce qui sera un autre mal, car la majesté royale ne doit pas être compromise. Si le gouvernenement a une fois l’initiative, il l’aura toujours. Instruit plus promptement de ce qui se passe dans tout l’empire, il aura toujours une loi prête pour le moment; le peuple s’accoutumera à la recevoir de lui ; il changera le sentiment de sa puissance en un sentiment de sujétion et de dépendance. Une époque viendra ou le ministère mêlera les pièges avec les bienfaits, et où la nation perdra sa liberté pour avoir abandonné son droit. Nous n’avons donc pas hésité à penser que l’initiative, la proposition, la discussion, la rédaction delà loi doivent appartenir aux deux Chambres, et la sanction seule au Roi. Il y a plus; nous n’avons envisagé jusqu’ici la prérogative royale que sous ses rapports d’utilité publique; mais en la considérant même sous le rapport de celui qui en est revêtu, et en rendant cet hommage aux vertus du prince qui nous gouverne, de nous permettre une seule pensée dont il soit personnellement l’objet, quand l’intérêt de la nation réclame toutes nos facultés, nous aimons à nous dire que s’il compare le dernier état des choses avec celui que nous proposons d’établir, il doit trouver sa prérogative infiniment rehaussée, loin d’être descendue. Certes, c’est un plus noble emploi, c’est une plus grande destinée pour un homme, d’apposer par sa volonté particulière le sceau de la loi à la volonté générale, que de soumettre des projets de loi aux éternelles discussions, aux critiques amères et aux refus dédaigneux de treize corporations isolées qui en étaient venues au point d’attribuer à leur consentement la vertu législative et qui discutaient lasanction de l'enregistrement. Enfin s’élève une dernière et importante question. Cette sanction qui sera le partage du Roi dans le pouvoir législatif sera-t-elle indispensablement nécessaire à la loi? Courra-t-il la refuser? Aura-t-il une négative, un veto? Le sénat en aura-t-il un? ce veto sera-t-il illimité ou suspensif ? Cette question devant être l’objet d’un travail particulier, nous nous bornerons à poser ici des principes généraux. Après l’examen le plus approfondi, il a paru à la pluralité d’entre nous, que demander si le Roi aurait un veto illimité , c’était demander s’il aurait une sanction. S’il doit arriver un terme où l’Assemblée nationale pourra se passer de la sanction royale, cette sanction n’existe pas; le Roi n’est pas portion du Corps législatif. [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [31 août 1789.] 522 Si la sanction n’existe pas, si le Roi n’a pas de veto illimité, s’il n’est pas portion du Corps législatif, alors il n’y a pas moyen de sauver la prérogative royale; il n’y a pas d’obstacle insurmontable aux entreprises de la puissance législative sur la puissance exécutrice, à l’invasion, à la confusion des pouvoirs, par conséquent au renversement de la Constitution et à l’oppression du peuple (1). Une fois les lois bursales remises à la disposition des représentants du peuple, une fois la Constitution fixée, que pourra-t-on craindre du veto illimité que cette constitution aura donné au Roi. Une nouvelle loi sera proposée : ou elle sera avantageuse à la prérogative royale, ou elle lui sera indifférente, ou elle lui sera nuisible. Si avantageuse, le Roi ira au devant. Si indifférente, le Roi n’aura aucun intérêt à l’empêcher : il aura un intérêt contraire; les mauvais rois eux-mêmes désirent que de bonnes lois fassent fleurir leur royaume. Si nuisible, alors non-seulement il estbon, mais il est nécessaire que le Roi puisse l’empêcher, qu’il puisse conserver la Constitution dans laquelle sa prérogative royale aura été calculée, non pour l’avantage du "monarque, mais pour celui des sujets. Que si le Roi faisait usage de sa négative dans les deux premiers cas, s’il frappait duoelo une loi indifférente ou avantageuse à sa prérogative, certes, il faudrait que cette loi fût bien mauvaise, pour qu’il aimât mieux compromettre son repos et sacrifier son intérêt que de la laisser passer. Alors, plus que jamais, il faudrait admettre, ce ne serait pas assez, il faudrait bénir le veto qui empêcherait une telle loi d’exister. Ou ne conçoit pas davantage quelles craintes porrraient inspirer le veto du Sénat. Sa résistance aura toujours pour but ou de défendre les représentants de la nation contre les entreprises du trône, ou de défendre la conservation de ses propres privilèges : dans tous ces cas, il maintiendra la Constitution. Quelle serait l’existence du Sénat? de quelle considération jouirait-il? quelle influence aurait-il? comment pourrait-il briser, détourner le choc entre les représentants et le Roi? enfin, quelle balance, quelle union espérer entre les deux Chambres, si elles n’ont pas l’une sur l’autre un veto illimité ? En deux mots, si l’on ôte au Roi la veto illimité, à plus forte raison l’ôtera-t-on au Sénat : voilà donc la Chambre des représentants puissance unique et sans bornes. Si, en laissant au Roi le veto illimité , on l’ôte au Sénat, voilà donc le Roi et la Chambre des représentants exposés perpétuellement à être aux prises. Que, dans les constitutions américaines, les gouverneurs respectifs des treize Etats n’aient qu’un veto suspensif, cela peut être adapté à leur position : ces gouverneurs sont passagers; ils ont, l’un dans l’autre, environ deux cent trente mille hommes à gouverner ; leur prérogative n’a pas besoin d’être maintenue avec une grande rigueur; ils ont autant de défenseurs de cette prérogative qu’il y a de citoyens qui espèrent bientôt (1) Si la puissance exécutrice n’a pas le droit d’arrêter les entreprises du Corps législatif, celui-ci sera despotique ; car, comme il pourra se donner tout le pouvoir qu’il peut imaginer, il anéantira toutes les autres puissances. Montesquieu, Esprit des Lois, liv. II, chap. 6. leur succéder dans leur emploi. Mais qu’on parte de là pour croire que ce même veto suffit à un monarque héréditaire, à un Roi qui a vingt-six millions de sujets à gouverner, dont la prérogative est perpétuellement enviée et a besoin de l'exercice le plus actif, c’est ce qui cause toujours un nouvel étonnement. 11 serait possible de prouver qu’en dernière analyse, mettre en question si le veto du Roi sera suspensif ou illimité, c’est mettre en question si l’on n’aura pas de roi; or, la volonté de fa nation est qu’il y ait un Roi, et la liberté de la nation a besoin d’un Roi, a besoin de la prérogative du Roi, a besoin de la sanction du Roi; enfin, nous ne craindrons pas de répéter, en finissant, ce que M. le comte de Mirabeau a dit avec l’énergie qui le caractérise, qu’ii vaudrait mieux vivre à Constantinople qu’en France, si l’on pouvait y faire des lois sans la sanction royale. Résumons. Parmi les différentes questions que nous avons parcourues, il en est plusieurs sur lesquelles nous avons laissé la décision incertaine, non pas que nous n’ayons aussi un ; opinion formée à cet égard, mais parce que cette opinion pouvait rencontrer des difficultés qui ne sont pas encore suffisamment éclaircies. Nous écartons pour l’instant toutes ces questions secondaires; nous nous bornons à résumer les questions principales sur lesquelles notre sentiment a été entièrement prononcé, et nous tenons pour principes certains : 1° Que le Corps législatif doit être composé de trois parties : du Roi, d’un Sénat, et des représentants de la nation ; 2° Que ce doit être le droit et le devoir du Roi de convoquer le Corps législatif aux époques fixées par la Constitution; qu’il peut le proroger, et même le dissoudre, pourvu qu’à l’instant il en convoque un autre; 3° Que toute délibération pour les subsides doit prendre naissance dans la Chambre des représentants sur la demande du Roi ; qu’à eux seuls doit appartenir le droit de dresser l’acte qui les accordera, et que le Sénat ne doit pouvoir que consentir ou rejeter cet acte purement et simplement; 4° Que le Sénat doit être seul juge des agents supérieurs du pouvoir public, accusés d’en avoir fait un usage contraire à la loi; que la Chambre des représentants doit être seule accusatrice; et que l’accusation, le procès et le jugement doivent être publics; 5° Que chaque Chambre doit juger privalive-ment ce qui concernera sa police et ses droits particuliers; 6° Que tout autre objet, que tout acte de législation doit être commun aux deux Chambres; qu’il peut prendre naissance indistinctement dans l’une ou dans l’autre, et que s’il passe dans l’une, il doit être porté à l’autre; 7° Que la sanction royale est nécessaire pour la formation de la loi; 8° Que l’initiative, c’est-à-dire la proposition et la rédaction des lois, doit appartenir exclusivement aux deux Chambres, et la sanction seule au Roi ; 9° Qu’aucune loi ne peut être présentée à la sanction royale sans avoir été consentie par les deux Chambres ; 10° Que les deux Chambres doivent avoir la négative ou le veto d’une sur l’autre, et que le Roi doit l’avoir sur les deux. M. Mouiller succède à M. le comte de Lallv-Tollendal et fait le rapport suivant qui contient