2 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [3 janvier 1791.1 L’ordre du jour est la suite de la discussion du 'projet de décret sur les jurés. M. le Président. La parole est à M. Sancy sur la disposition du projet portant qu’il y aura un tribunal de justice civile par district et un tribunal de justice criminelle par département. M. Sancy. Quand j’ai lu la disposition de l’article qui vous est proposé, quand j’en ai eu médité l’esprit, j’ai tremblé pour les conséquences fâcheuses qui en résulteraient, et j’ai vu que son exécution était pour ainsi dire impossible. Je ne donnerai qu’un aperçu très rapide des objections sans nombre qui s’élèvent contre l’article proposé, et j’espère en peu de mots vous en faire sentir tous les dangers. — Je dis d’abord que cet article tel qu’il est présenté est en opposition avec un de vos décrets fondamentaux sur l’ordre judiciaire ; je dis qu’il blesse le caractère principal de la justice criminelle, qu’il entraîne après lui des frais énormes qui grèveraient l’Etat en général, et tous les individus en particulier. Reprenons chacune de ces trois dispositions : 1° L’article est en opposition avec vos propres décrets, puisque vous avez directement et énergiquement prononcé que les juges seraient sédentaires, et que dans le système du comité vous feriez revivre l’ambulance que vous avez sagement proscrite ; et sans doute l’on ne me dira pas que lorsque vous avez décrété le principe vraiment constitutionnel, l’on n’entendait parler que de la justice civile ; une pareille subtilité ne serait pas digne, et j’ose dire ne ferait pas honneur à votre comité. Mais si vous adoptiez cet article, je prétends que tous les juges de district répandus sur les différents points de l’Empire, pourraient vous accuser justement de les avoir trompés, et il n’est aucun d’eux qui se soit attendu, en acceptant des places dans les nouveaux tribunaux, d’être assujettis de temps à autre à des déplacements longs et pénibles qui ne s’accommoderaient peut-être pas, ni avec leur âge, ni avec leur fortune ; et ne serait-il pas à craindre qu’un très grand nombre ne renonçât à des fonctions dont ils n’auraient pu calculer l’étendue? Je dis en second lieu que la disposition de cet article blesse le caractère principal de la justice en matière criminelle, qui est la promptitude dans l’exécution. Et considérez, Messieurs, les longueurs interminables des procédures, si l’on n’établissait qu’un tribunal criminel par département ; jetez vos regards sur cet amas de prévenus entassés et languissauts dans les maisons de justice; écoulez l’innocence qui réclame votre humanité, et le coupable qui ne demande enfin qu’à être jugé. Eh bien ! Messieurs, dans le système proposé, la justice ne se rendrait, pour ainsi dire, point, et l’impunité du crime enhardirait le crime. Eh ! comment en effet espérer une justice prompte, quand l’expérience nous apprend que pour peu qu’une procédure soit chargée, que du moment qu’il y a un grand nombre de témoins à entendre, il est impossible de les tous réunir au même instant, au même jour. Obligés de venir au loin dans le lieu où est établi le tribunal criminel, les uns se trouvent absents au moment où le juré de jugement est assemblé, les autres sont empêchés pour cause de maladie, ou autres motifs. Certes, je ne crois pas cependant que le juré puisse jamais prononcer tant qu’il reste quelques témoins à entendre, dont les uns peuvent venir à la décharge du prévenu, les autres établir la conviction du crime ; des années peuvent s’écouler quelquefois sans qu’un accusé puisse être jugé. Si je voulais donner plus d’étendue à ces réflexions, je vous dirais que, malgré l’activité des jurés, le zèle des juges, leurs fonctions excéderaient la mesure de leurs forces. Dans le ci-devant bailliage où j’exerçais les fonctions de juge, plus de soixante ou quatre-vingts procédures criminelles se présentaient à juger dans le cours d’une année, et malgré l’activité des juges, l’on ne pouvait suffire à l’expédition de ce nombre d’affaires. Eh bien, Messieurs, ce bailliage ne fait guère aujourd’hui que le quart du département, et conséquemment il y aura par année au moins trois cents affaires criminelles de portées devant le tribunal qu’on vous propose d’établir, et je laisse à vos réflexions de juger si le quart seulement de ces affaires serait expédié dans le cours d’une année. L’humanité s’afflige de ces observations, et je passe à une autre. Je dis, en troisième lieu, que le système proposé serait désastreux par les frais qu’il entraînerait, et qui surchargeraient tout à la fois l’Etat et les individus. — L’Etat d’abord, puisqu’il faudrait faire des taxes en proportion du déplacement des témoins; et certes, Messieurs, quand il faudra que la plupart d’entre eux se rendent des extrémités du ressort du tribunal au chef-lieu de son établissement, qu’ils y séjournent très longtemps, puisqu’il faudra qu’ils attendent la décision de l'affaire, calculez l’énormité des dépenses qui vont pesersur le Trésor public. Pour les individus, quel impôt et quelle surcharge ! Je ne pense pas, Messieurs, qu’il entre dans vos vues de salarier vos jurés, autrement la dépense serait effrayante. Considérez cependant des citoyens, des pères de famille, souvent peu commodes, obligés chaque année à quitter leurs foyers, à abandonner leurs propres affaires pour aller remplir les fonctions grévantes qu’on leur a imposées. Et plus le chef-lieu du tribunal sera éloigné, plus les déplacements seront grands, et plus aussi les frais et les dépenses seront onéreuses. Et, je ne crains pas de le dire, souvent celte dépense extraordinaire, cette surcharge excéderont l’imposition principale de l’individu obligé de remplir les fonctions de juré. Une foule d’autres objections aussi décisives se présentent en foule contre l’article proposé, mais ce que j’ai dit me paraît suffisant pour le faire rejeter. Mais, Messieurs, toutes les objections s’évanouissent ou deviennent sans force, en déclarant que chaque tribunal de district sera tribunal criminel, et vous y trouvez les plus grands avantages : 1° Vos juges restent sédentaires, et vous ne contrevenez point à vos décrets. La justiceest prompte, commode et facile, puisque vous devisez en plusieurs tribunaux des fonctions qui, concentrées en un seul, ne peuvent s’exercer, ou du moins qu’avec une extrême lenteur. Le précieux avantage de l’économie auquel nous devons si fortement nous attacher, est encore une suite du changement que je propose. D’abord le déplacement des jurés étant moins grand, la dépense sera moindre, le déplacement des témoins étant moins considérable : économie de temps et d’argent. Vous épargnerez encore la dépense qui serait la suite nécessaire de quatre-vingt-trois présidents du tribunal qu’il faudrait établir par chaque tribunal criminel, de quatre-vingt-trois accusateurs publics, et quatre-vingt-trois greffiers attachés à ces tribunaux. Et certes, une économie aussi forte n’est point à négliger.