536 [Assemblée naiioiiale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [3 avril 1790.! PREMIÈRE ANNEXE à la séance de V Assemblée nationale duS avril 1790. Réponse de M. Duval d’ESsprémesnil à la déclaration faite par M. le duc de Prasiin, relativement à la compagnie des bides (i). J’achevais d’écrire le précis de mon opinion sur le privilège de la compagnie des Indes, quand plusieurs de mes amis vinrent m’avertir qu’il était question dans le 94e numéro du Journal de Paris, d’une assertion de M. le duc de Prasiin, contraire à la mienne, au sujet des intrigues qui préparèrent la suspension du privilège de la compagnie en 1769. J’avais parlé le vendredi; M. le duc de Prasiin a porté la parole le samedi 3 à l’ouverture de la séance. J’étais absent, j’ignorais qu’il m’eût contredit. C’est le Journal de Paris qui me l’apprend. « M. le duc de Prasiin a assuré, dit le journal, que dans la guerre qui s’est terminée en 1763, cette compagnie avait fait des pertes si considérables, qu’elle était dans une détresse si grande, qu’elle adressait supplications sur supplications au gouvernement pour qu’il se chargeât du paiement de ses dettes et que les actionnaires eux-mêmes sollicitèrent l’abolition de la compagnie. » « J’atteste, a dit M. le duc de Prasiin, que les preuves de ces vérités sont consignées dans les bureaux de la marine et que l’Assemblée nationale est sûre de les y trouver. » Ainsi s’est exprimé M. le duc de Prasiin. J’ose dire qu’il s’est trompé. J’ignore si l’administration de la compagnie a jamais sollicité l’abolition du privilège ; je n’étais ni syndic, ni directeur, j’étais député des actionnaires, "mais j’atteste à mon tour que jamais les députés ni l’assemblée générale des actionnaires n’ont sollicité l’abolition de la compagnie, à moins qu’on ne traite de sollicitation la remise forcée du privilège à laquelle nous contraignirent le despotique arrêt de 1769, et l’opiniâtreté du ministère dans ses mesures. Ceci demande quelques détails. Le fatal arrêt de 1769, tenu secret jusqu’à sa publication, vint tomber au milieu de nous comme un coup de tonnerre. Nous jetâmes les hauts cris. M. Ristean, directeur de la compagnie, avait composé un mémoire qui démontrait premièrement que le privilège était nécessaire; secondement que le commerce de la compagnie était toujours possible. Il nous fit lecture de ce mémoire dans une assemblée générale des syndics, directeurs et députés. Nous l’approuvâmes. Il fut porté à M. le duc de Prasiin, lors ministre de la marine. Nous lui demandâmes la permission de le faire imprimer. Cette permission nous fut constamment refusée. De son côté le parlement fit des remontrances : elles ne furent pas écoutées, et ce fut après une longue suite d’inutiles efforts et de plaintes infructueuses que l’assemblée générale des actionnaires, perdant courage, remit son privilège au roi contre mon avis. La séance fut à peine levée que la pl upar t des acti onnaires, pénétrés de reg ret , vinrent m’entourer dans la salle même et me demandèrent s’il n’était pas possible de reprendre ses places et de revenir sur la délibération. Je répondis que le coup était porté, et je sortis en gémissant de l’avenir funeste préparé à nos établissements en Asie. L’événement n’a que trop (1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur, justifié mes craintes. Nous voilà dans cette partie 1 du monde sans possessions, sans crédit, sans honneur. Oh ! combien les cœurs vraiment français ont de peines à dévorer! Il faut encore que j’instruise le public de quelques faits qui le mettront à portée de juger si c’est à tort que j’ai dénoncé les attaques livrées à la compagnie des Indes, en 1769, comme les faits d’une intrigue profonde. Au moment où la conversion de la compagnie des Indes en caisse d’escompte fut sur le point d’être proposée, M. de Sartine, lors lieutenant de police (j’étais avocat du roi au Châtelet) me pria très instamment et très ouvertement, au nom des deux ministres MM. les ducs de Choiseul et de Prasiin, de ne pas m opposer à ce projet. Je répondis à M. de Sartine que cela m’était impossible et je lui en dis les raisons. La députation des actionnaires n’était pas encore nommée. On devait aller au scrutin par listes. Mon nom était sur 41 listes à la disposition d’un agent du ministère, lequel agent m’en avait fait la confidence, espérant me séduire. Il se trouva qu’au moment de l’élection les 41 suffrages me furent enlevés, et la chose était si claire, que j’en riais avec mes voisins. Toutes les fois que vous entendrez appeler ces six noms, leur disais-je, mon nom ne sera pas sur la liste; ce qui se vérifia exactement. Mais voici bien mieux. Je ne laissai pas que d’obtenir quelque succès à l’assemblée générale des actionnaires. J’en parle sans prétention et par nécessité. En peu de phrases, et presque par la simple lecture d’un projet de délibération que j’avais rédigé, je renversai tellement celui de conversion en caisse d’escompte, qu’il fut rejeté à la pluralité de 300 voix et plus, contre 20 ou 25. Qu’arriva-t-il ? Le ministère feignit de craindre quelque succès du même genre au Parlement. Deux mois après, je me présentai à M. le chancelier de Maupeou, pour le prier de m’obtenir du roi des provisions de conseiller en cette cour, qui se qualifiait souveraine, comme dit M. Thou-ret. M. le chancelier me déclara qu’il n’en ferait rien ; il m’objecta la compagnie et me renvoya à M. de Choiseul. Je lui déclarai à mon tour que je m’adresserais toujours au ministre de la magistrature, jamais à d’autres. C’était une fort belle phrase ; mais le fait est que je n’ai pu être conseiller au Parlement qu’en 1775 : j’avais promis d’attendre. Enfin, immédiatement après la suspension du privilège, ce furent des partisans du privilège, des partisans du projet de conversion qui , pour leur commerce particulier, obtinrent gratuitement du département de la marine des vaisseaux tout gréés, ce qui leur valut des profits considérables, quelïgnorance ou l’intérêt attribuent à la liberté du commerce. Je l’ai dit dans mon opinion ; j’oubliais dans mon précis ; je ne dois donc pas négliger cette vérité bonne à deux fins. En effet, on peut juger tout à la fois par elle et des motifs de la suspension et des profits de la liberté. Je me rappelle une autre circonstance qui sûrement ne paraîtra pas indifférente aux esprits attentifs. Il était convenable que le projet de conversion de la compagnie des Indes en caissed’es-compte fût lu à la députation des actionnaires avant d’être porté à l’assemblée générale. On le sentait , mais on différa cette lecture jusqu’à la veille |de l’assemblée. Enfin on se détermina. La députation fut rassemblée. Les ministres s’étaient flattés apparemment que la présence du commis- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (3 avril 1790.] 537 saire du roi n’y serait pas inutile. M. Boutin vint s’asseoir au milieu de nous. L’auteur du projet se mit en devoir de commencer la lecture. Je l’arrêtai. Je demandai à M. Boutin s’il comptait rester. Sur sa réponse affirmative, je lui représentai qu’il n’en avait pas le droit ; que son titre lui donnait une place à la direction, non à la députation ; et je le suppliai de se retirer. M. Boutin s’y refusa ; la lecture du projet fut tentée de nouveau. Alors j’assurai M. Boutin qu’il me serait impossible d’opiner devant lui et que j’allais me retirer moi-même en laissant sur le bureau une protestation que j’avais rédigée durant ce colloque. Je la lus. J’ose dire qu’elle était courte, mais énergique. M. Boutin en fut touché. Il se rendit à mes raisons et se retira. Livrés à nous-mêmes, la lecture du projet fut reprise. On fut aux voix: Les amis de ce projet se regardèrent. Le compte n’était pas difficile. Nous étions sept. Ils se virent trois contre quatre. Le croira-t-on ? Ces Messieurs se levèrent et quittèrent la séance, sans en donner aucun motif. Je les laissai sortir, mais je les suivis et les joignis dans levestibule.il était rempli d’actionnaires et d’officiers de la compagnie. Ce fut alors qu’élevant la voix, j’observai à ces Messieurs que la députation ayant été régulièrement convoquée, ils n’étaient pas en droit de rompre la séance par une retraite sans motifs, et je les priai de déclarer qu’ils n’entendaient pas, par leur absence, frapper cette séance de nullité. La déclaration me fut faite sans difficulté par l’un d’entre eux, au nom de tous les trois. Tranquille sur ce point, je rentrai dans la salle de la députation ; nous délibérâmes et nous conclûmes à porter le lendemain à l’assemblée générale un projet d’arrêté qui ne laissât, comme je l’ai déjà dit, au projet de conversion que 20 ou 25 suffrages; encore ces suffrages étaient-ils presque tous d’étrangers. A présent je laisse au lecteur équitable à décider si la réunion de toutes les circonstances que je viens d’exposer prouve de la bonne foi ou de l’intrigue. Au surplus les intrigues du ministère ne sont pas toujours celles du ministre. Je suis fort éloigné d’imputer à feu M. le duc de Praslin les opérations de 1769. Nous savons tous que ce ministre écoutait volontiers M. le duc de Choi-seul ; et M. le duc de Ghoiseul, trop confiant quelquefois dans sa pénétration personnelle, n’était lui-même que l’instrument d’un petit nombre de personnes très déliées, qui le gouvernaient sans qu’il s’en doutât, malgré tout son esprit : ce fut (pour en donner un autre exemple) cette confiance de M. le duc de Ghoiseul dans sa pénétration, qui le porta, quoique averti, à proposer au feu roi M. de Meaupeou pour chancelier. Je finis par une réflexion qui malheureusement n’est pas propre à consoler les actionnaires, mais qui peut, du moins, rassurer les citoyens. Le décret qui déclare le commerce libre au delà du cap de Bonne-Espérance n’est pas constitutionnel. Mais, le fût-il, l’Assemblée nationale n’étant ni ne pouvant être une Convention, une autre législature éclairée par l’expérience, pourra rétablir les vrais principes du commerce de l’Inde. Je le désire. Trop heureuse la nation, si des erreurs sur le commerce étaient les seules qu’elle eût à réparer ! DEUXIÈME ANNEXE à la séance de V Assemblée nationale du 3 avril{l%. Considérations sur les manufactures de mousseline et de [calicot dans la Grande-Bretagne faisant suite à l'opinion de M. Lecouteulx deCanteleu dans la discussion du privilège de la compagnie des Indes (1). L’attention du gouvernement Britannique n’a jamais été dirigée vers aucun objet d’une importance plus majeure que celui dont nous allons traiter, relativement au commerce intérieur. Gette importance, ainsi que la considération des intérêts divers qui sont compromis, ne peuvent manquer de faire impression sur tous ceux qui sont à portée de juger des intérêts politiques, commerciaux et territoriaux de la Grande-Bretagne. L’on a toujours regardé la manufacture de coton, comme très étendue. Cependant il est impossible de concevoir l’immensité de ce commerce, les avantages nationaux qui résultent de cette combinaison d’un travail de bras, avec ces machines ingénieuses qui sont portées au plus haut degré de perfection, parce que, le progrès en a été rapide au delà de ce qu’on peut imaginer. Gette nouvelle branche d’industrie s’est développée tout à coup et a donné un essort inconnu jusqu’alors à l’activité de la nation. Il n’y a pas plus de vingt ans que le commerce de coton de la Grande-Bretagne ne rendait pas au delà de 200,000 livres sterling, tant pour les matériaux que par la main-d’œuvre ; et à cette époque avant que les moulins à eau et à bras fussent connus, le simple rouet n’employait pas au delà de cinq mille fuseaux à filer la faine de colon (2). A présent on peut compter près de deux millions et le rapportées matériaux ou vréspassent sept millions sterling. Même en 1781, la laine de coton qui restait dans les ateliers, déduction faite des exportations, n’allait qu'à cinq millions de livres pesant. En 1774, il en restait onze millions. C’est alors que l’expiration du privilège exclusif du chevalier Richard Arkwright a étendu la connaissance de la filature des chaînes et des jennys pour celles des trames, au point qu’il y a dans la Grande-Bretagne 143 moulins à eau et plus de vingt mille machines à bras. Tous ces moulins, machines, constructions, bâtiments nécessaires, qui ont au moins coûté un million sterling, peuvent filer annuellement plus d’un million pesant de coton valant plus (1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur. (2) Les ateliers pour le coton font autant de fil de coton que produirait le labeur réuni d’un million d’individus, d’après l’ancien système de la filature avec de simples rouets. Les machines qui vont par eau donnent un fil très tors, qui n’est bon que pour la chaîne; le fil de trame se file sur les machines à bras ou jennys; et il est à remarquer que vers les temps de l’invention des machines à eau, on a aussi découvert les moyens de multiplier les pouvoirs du simple rouet, depuis 5 jusqu’à 80 fuseaux, donnant autant de fils (tels sont les jennys d’a présenl). Ce jenny est mis en œuvre par un seul homme, aidé d’une femme pour préparer le coton, et d’un petit garçon ou d’une petite fille pour attacher les fils qui cassent, et qui donnent à cette manufacture une facilité à peine inconcevable.