458 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 juin 1790.] dette ; il a été imprimé un aperçu très étendu; rien n’appuie donc de semblables terreurs. M. de La Rochefoucauld. Je ne discuterai pas le plan de libération que vient de proposer M. l’abbé Maury. J’observerai seulement qu’il me araît difficile que les intérêts de 2 milliards de iens puissent éteindre 7 milliards de capitaux dans l’espace de dix ans... M. l’abbé Maury. Je n’ai pas dit cela ; j’ai parlé des rentes des Suisses et des Génevois. M. de Fa Rochefoucauld. J’observe seulement que dans tout le discours de M. l’abbé Maury il n’y a pas un mot de la question qu’il s’agit de traiter. Votre comité de liquidation a annoncé qu’il se concerterait avec le comité des finances sur les articles présentés par M. l’évêque d’Autun. Il vous propose aujourd’hui un décret qui le mette en état d’exécuter les ordres que vous lui avez donnés sur la vente des domaines nationaux aux particuliers. M. Fe Chapelier. Lorsqu’on vient ici chercher à répandre tant de craintes, tant d’inquiétudes, il vaudrait mieux dire tout bonnement qu’on voudrait que les biens nationaux ne fussent pas vendus, parce qu’on espère les reprendre. Je viens à l’objet réel de la délibération, et je rappelle seulement qu’un grand nombre de particuliers a envoyé des soumissions ; que ces particuliers ne veulent pas laisser leurs fonds morts, et qu’ils demandent si on recevra leurs offres. Il est impossible de ne pas leur répondre ; il faut donc aller aux voix sur l’article proposé. Cet article n’infiue pas sur les biens qui sont mis en vente. (On ferme la discussion.) M. de FoIIeville. Je demande qu’on fixe un délai très court pour déterminer quelles seront les valeurs admises. M. de Fa Rochefoucauld. J’adopte cette proposition ; mais je remarque qu’elle ne peut faire partie de l’article, et qu’elle doit former un décret particulier. M. Malouet. Je crois indispensable de décréter dès ce moment que les porteurs des créances exigibles et des assignats seront admis de préférence aux porteurs des créances constituées. Ces derniers ont pour gage les biens de toute la nation. (La proposition de M. Malouet est ajournée.) M. Martineau. J’ai proposé un amendement qui consiste à déterminer la nature des objets dont l’Assemblée entend ordonner la conservation. Je pense qu’il faut ajouter à l’article : « à l’exception des objets réservés au roi, et des forêts » . L’article est décrété, avec l’amendement de M. Martineau, à une grande majorité. Il est ainsi conçu : « L’Assemblée nationale, considérant que l’aliénation des domaines nationaux est le meilleur moyen d’éteindre une grande partie de la dette publique, d’animer l’agriculture et l’industrie, et de procurer l’accroissement de la masse générale des richesses, par la division de ces biens et propriétés particulières, toujours mieux administrées, et par les facilités qu’elle donne à beaucoup de citoyens de devenir propriétaires, a décrété et décrète ce qui suit : « Tous les domaines nationaux, autresque ceux dont la jouissance aura été réservée au roi, et les forêts sur lesquelles il sera statué par un décret particulier, pourront être aliénés en vertu du présent décret, et conformément à ses dispositions; l’Assemblée nationale réservant aux assignats-monnaie leur hypothèque spéciale. » M. le Président. Vous avez renvoyé à la séance de ce jour le rapport sur l'affaire de M. de Toulouse-Lautrec, arrêté à Toulouse. Le comité des recherches est prêt à être entendu et je donne la parole à son rapporteur. M. Voidel, rapporteur (1). Messieurs, le 17 de ce mois, le procureur du roi, en la sénéchaussée de Toulouse, informé par la rumeur publique, ainsi que le porte son réquisitoire, que des étrangers qui se tenaient, depuis quelque temps, tantôt à Toulouse, tantôtà la campagne, se donnaient en secret toutes sortes de mouvements pour provoquer une insurrection, et compromettre de la manière la plus dangereuse, tant la nouvelle Constitution que la tranquillité publique qui en dépend essentiellement, et qu’ils portaient leurs menées, jusqu’à capter, par des offres d’argent, les esprits de la plupart des légionnaires, pour renforcer le parti qu’ils se flattaient déjà d’avoir à leur solde, dans la vue de s’opposer, à main armée, à la fédération qui devait avoir lieu à Toulouse, le 4 du mois prochain, et, par ce moyen, ramener les choses à l’état où elles étaient avant la nouvelle Constitution : le procureur du roi rendit plainte de ces faits et requit l’information par devant la municipalité de Toulouse. Le même jour, 17, l’information fut permise ; trois témoins assignés et entendus. De ces trois témoins, deux (le sieur Guitard, chasseur de la légion de Saint-Pierre, et Jean-Marc Clément, grenadier de la légion de la Daurade) déposèrent uniformément que s’étant rendus ce jouç-là même au château de Blagnac, chez le sieur Dutrey, Clément demanda à être introduit dans l’appartement de M. de Lautrec, sous les ordres duquel il avait servi dans le régiment de Condé, dragons, dont M. de Lautrec était alors colonel ; que tous deux furent parfaitement bien accueillis ; que la conversation s’étant engagée sur l'état des légions toulousaines, et sur la fédération projetée le 4 juillet. M. de Lautrec leur avait dit à cette occasion qu’elle était ruineuse pour le peuple réduit à la mendicité par l’enlèvement des biens du clergé et la suppression des privilèges de la noblesse, qui seuls pouvaient le faire vivre ; qu’en conséquence, il fallait empêcher cette fédération ; que M. Douziech, général de la garde nationale de Toulouse était un drôle; que si l’on voulait le nommer lui, sieur de Lautrec, il irait habiter Toulouse et renoncerait au voyage de Barèges. Guitard lui ayant dit qu’il l’avait vu à Montauban où il avait eu du désagrément, à cause du sieur de La Force avec lequel il était, M. de Lautrec répondit qu’il s’était en effet trouvé à Montauban, dans le momentdes troubles qui ont désolé cette ville ; mais qu’il y était resté très peu de temps, à cause des désagré-(1) Nous empruntons ce rapport au Journal le Point du jour (t. II, p. 228), qui l’a reproduit d’une façon plus exacte que le Moniteur. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [25 juin 1790.] 450 ments qu’avait essuyés le sieur de La Force. La conversation ayant continué sur le même sujet, M. de Lautrec pria Guitard et Clément de lui procurer 200 hommes de bonne volonté, et qui eussent servi, en leur disant qu’ils seraient bien payés. Il leur montra alors un grand filet rempli de louis ; il les leur offrit, et tous deux refusèrent. M. de Lautrec leur dit alors, qu’avec le secours des 200 hommes qu’il leur demandait, et d’autres qu’il avait déjà et qu’on soldait, il ferait 800 hommes à la tête desquels il croyait pouvoir empêcher la fédération et ramener les choses à leur état primitif ; que la noblesse et le clergé feraient vivre alors ceux qui prendraient leur parti. M. de Lautrec, pour les persuader, leur montra une lettre qu’il disait avoir reçue du sieur Vetatis, sergent de grenadiers, de la seconde légion de Saint-Barthélemi, exalta beaucoup le mérite de ce légionnaire, et les sieurs Jean Du-barri et De Blanc de Pontoise, qu’il leur dit être les meilleurs citoyens et les meilleurs catholiques: il leur observa cependant que le sieur Du barri craignait sa légion dont il n’était pas sûr ; mais que la seconde de Saint-Barthélemi allait au mieux; qu’on pourrait s’incorporer dans celle-ci malgré la municipalité ; et qu’il accepterait volontiers le commandement offert par cette troupe. Guitard et Clément disent avoir aperçu, pendant la conversation, un particulier d’une taille fort élevée, jeune, maigre, cheveux et sourcils blonds, vêtu d’une lévite et pantalon d’étoffe grise; ils soupçonnent que c’était le sieur de La Force ; et ce particulier se retira dès qu’il s’aperçut qu’il fixait leurs regards. Votre comité a l’honneur de vous observer que Clément, différent en ce seul point de Guitard, expose qu’ils imaginèrent que ce particulier était le duc d’Aumont. Le sieur Guéry, marchand épicier, dépose gue le 16 au soir, un particulier, qu’on lui dit être M. de Lautrec, s’étant arrêté devant sa maison, pour attendre une voiture qui devait venir le prendre, il lui avait proposé d’entrer dans sa boutique, pour attendre plus commodément :que ce particulier lia conversation avec lui, au sujet de quelques soldats de la légion de la Dalbade qui passèrent en ce moment. M. de Lautrec ayant demandé de quelle légion ils étaient, le sieur Guéry le lui dit, et M. de Lautrec lui demanda, d’un ton de dérision, si ce n’était pas la légion Carotte. Le sieur Guéry ayant répondu aux questions successives deM. de Lautrec qu’ils étaient de la légion de la Dalbade et qu’elle était composée de 2,000 hommes, au nombre desquels il. y en avait 1,700 sur qui l’on pouvait compter, M. de Lautrec témoigna la plus grande surprise. Ge dernier ayant demandé le nom du général et ayant appris que c'était M. Douricels, il ajouta que l’on aurait dû choisir un ancien militaire, tel que M. de Gambon. Sur ces faits, exactement copiés de l’information, le procureur du roi requit de la municipalité un décret de prise de corps contre M. de Lautrec. Ge décret fut lancé le 17 au soir. Le 18 au matin, un détachement de la garde nationale se porta à une certaine distance du château de Blagnac, et M. de Lautrec s’était déjà rendu prisonnier, lorsque le décret lui fut notifié ; il fut de là transféré dans les prisons de Toulouse, où il fut écroué. La municipalité avait remis l’interrogatoire au lendemain 19, mais M.de Lautrec ayant demandé qu’il fût fait sans retard, on y procéda le jour mânriQ L’accusé, sous la réserve de ses droits, privilèges et exceptions, tant au fond, qu’en sa qualité de député à l’Assemblée nationale, répondant aux interpellations qui lui furent faites, déclara qu’il était arrivé de Castres, le jeudi 10 de ce mois, à sept heures du soir, au château de Blagnac ; qu’il s’était retiré de l’Assemblée nationale, tant pour raison de santé que pour affaires, en vertu d’un congé daté du 15 mars; que pendant son séjour à Blagnac, il était venu deux fois à Toulouse, pour faire visite à la dame d’Avessens et aux sieurs de Boisfranc, de Montgasin, d’Escouloubre et du Barrv ; qu’il dîna chez ce dernier ; que dans son voyage, il s’était fait porter à la place du Pont-Neuf, pour y attendre la voiture du sieur Dutrey, qui devait venir l’y trouver ; que, sur l’invitation d’un marchand épicier, il était entré dans sa boutique pour y attendre plus commodément. Ici, sauf le ton de dérision, qu’il n’avoue pas, en parlant de la légion de la Dalbade, il rapporte les faits tels exactement que vous les avez entendus dans la déposition du sieur Guéry. Pour ne rien omettre, Messieurs, de tout ce qui peut tendre à la justification de M. de Lautrec, je vais avoir l’honneur de vous lire la suite de l’interrogatoire. {On lit cette pièce.) M. de Lautrec, comme vous venez de le voir, ayant demandé le nom de son dénonciateur, le procureur du roi lui fit notifier, le même jour, la déclaration que je vais avoir l’honneur de vous lire. {Le rapporteur lit cette pièce.) M. de Lautrec ayant également réclamé, dans l’interrogatoire, sa qualité de membre de l’Assemblée nationale, la municipalité, par respect pour le caractère de l’accusé, crut devoir suspendre l’exécution , et vous fit , Messieurs, l’adresse que voici : « Monsieur le Président, notre zèle pour le maintien de la tranquillité publique nous a obligé de faire informer sur la plainte du procureur du roi, à raison de mouvements secrets qu’on faisait à Toulouse et dans les environs, pour exciter des troubles dont les suites auraient pu devenir funestes : les informations ont chargé M. le comte de Lautrec; nous ignorions qu’il eut l’honneur d’être membre de l’auguste Assemblée que vous présidez. Nous l’avons, en conséquence, décrété, et ce n’est que lors de son interrogatoire qu’il a déclaré sa qualité en nous exhibant un congé du mois de mars; après l’avoir interrogé, nous avons reconnu que notre ministère prenait fin. Il restera désormais sous la sauvegarde de la loi et à la disposition de l’Assemblée nationale, dont nous attendons les ordres pour le renvoyer au tribunal qu’elle daignera nous indiquer. La nature du délit dont il est prévenu vous sera connue par l’extrait de l’ancienne procédure que nous avons l’honneur de vous envoyer. Veuillez, Monsieur le Président, nous instruire le plus tôt possible de la résolution qui sera prise sur ce point, à laquelle nous nous empresserons de nous conformer. Le traitement qui est fait au prisonnier répond, autant qu’il est en nous, à la dignité de sa personne. Gomme membre de l’Assemblée de la nation, il est dans un appartement de l’hôtel de ville, gardé nuit et jour par un piquet de nos légions patriotiques, entre les mains desquelles il s’est lui-même constitué prisonnier , et qui l’ont conduit, sans tumulte, à la maison commune. « Nous sommes, etc. « Signé : Bertrand aîné, officier municipal, d*A-dhémar, Malpel, Bragoure, Raimond Lucaritcas-taing, Pcarol, Bellomaire, Vignoltes, Boubée, officiers municipaux. » 460 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [25 juin 1790. 1 M.de Lautrec y en joignit une autre que je vais avoir l’honneur de vous lire : « Monsieur le Président, il m’arrive un malheur bien imprévu; j’étais en chemin pour me rendre à Barèges. J’ai été pour passer trois jours à Blagnac, chez M. Dutrey. Les débordements de la Garonne et les orages coutinuels m’y ont fait rester, persuadé que ces pluies étaient de la neigea Barèges, et que la qualité des eaux était moins bonne lorsqu’il pleuvait. J’ai donc resté huit jours à Blaguac, et j’avais fait demander mercredi des chevaux au maître de poste, pour partir vendredi matin. J’ai été dîner deux fois à Toulouse, pendant mon séjour. « Je suis fermement persuadé que je n’y ai vu personne de suspect dans les trois ou quatre visites que j’ai faites dans mes deux voyages. J’ai donné dans mon interrogatoire le nom des maisons où j’ai été. Je n’ai parlé à personne dans les rues, j’ai pour témoins de ce que j’avance mes porteurs. Il n'y a pas, je crois, un légionnaire dans pas une des maisons où j’ai été. Il en est venu deux à Blagnac, dont un a été dragon dans le régiment de Gondé, dont j’ai été colonel ; et l’autre m’a dit avoir servi dans le régiment de Gondé, infanterie. Je n’ai pas d’abord reconnu celui qui a servi dans mon ancien régiment ; il m’a dit son nom, et j’ai cru m’en rappeler. J’ai causé avec eux, à peu près une demi-heure ; nous eûmes deux témoins une partie du temps; cependant ces malheureux ont déposé que je leur avais dit que je soldais 600 hommes et que je voudrais en avoir encore 200, le tout de la milice nationale� de Toulouse. Il est bon de vous observer que je n’ai pas parlé à d’autres légionnaires. Cependant, sur les dépositions de ces deux malheureux, on a cherché à m’arrêter. Le lendemain de mon entrevue avec eux, on investit à deux ou trois cents pas la maison de M. Dutrey, qui envoya prier le commandant de se donner la peine devenir, ce qu’il fit avec un autre colonel: M. Dutrey se promenait dans sa cour où ces messieurs le joignirent ; je sortis, je les vis ensemble et je fus au devant d’eux . « Je demandai au colonel si c’était moi qu’ils cherchaient, étant seul étranger dans le château. Le colonel me répondit que oui, je me constituai dès ce moment-là son prisonnier , d’après le décret qu’il m’assurait être lancé contre moi, et je lui dis que je lui donnais ma parole d'honneur que je ne me sauverais pas. Je fus fort libre pendant trois heures que nous restâmes encore au château : MM. les colonels s’en allant à leur trempe, n’ayant aucune espèce de reproches à me faire, je ne pensai pas un seul instant à me sauver. « On m'a conduit à la maison commune de Toulouse, où l’on me signifia le décret lancé contre moi ; l’on me lut les dépositions des deux hommes, j’avoue que je fus indigné de faussetés aussi atroces ; enfin ils disent que je leur montrai un filet plein d’or, et que je le leur mis dans la main en les engageant à chercher ces 200 hommes. Il me sera aisé de prouver par ma conduite que je suis ennemi de toute contre-révolution ; que j’ai habité la campagne où je n’ai pas vu du tout de monde; j’ai évité de recevoir la noblesse du pays, pour qu’on ne pût jeter aucun soupçon sur ma manière de vivre. Je demanderai qu’on fasse ouïr nombre d’habitants de Blagnac, pour qu’ils disent s’ils m’ont vu parler à personne, et si j’en suis sorti plus de deux fois que je suis allé à Toulouse et dont je suis toujours revenu de bonne heure. Je demanderai aussi que les légionnaires de Toulouse soient ouïs, pour savoir si je leur ai parié ou fait parler et si j’ai donné de l’argent à quelqu’un ; j’aurais cru que les bonnes raisons ae mon interrogatoire et la notoriété des faits auraient pu engager la municipalité à connaître du fait de mon élargissement, pour qu’en exécution du congé que j’ai obtenu de l’Assemblée nationale, je pusse aller prendre les eaux de Barèges. J’aurais offert de me présenter quand on l’aurait ordonné, et j’aurais donné caution bonne et valable à ce sujet. MM. les officiers municipaux ont pensé qu’ils ne doivent pas le prendre sur eux. « Je m’adresse donc à vous, Monsieur le Président, pour solliciter les bontés et la justice de l’Assemblée nationale; j’en attends l’effet avec confiance. « J’ai l’honneur d’être, Monsieur le Président, « Votre très humble et très, etc. « Signé : le comte de Toulouse-Lautrec. » Si vous aviez à juger, Messieurs, continue le rapporteur, comme tribunal, l’accusation portée contre M. de Lautrec, il faudrait, sans doute, examiner, dans l’état actuel delà procédure, si, malgré la déclaration du procureur du roi, qui n’avait rendu plainte que sur la rumeur publique, la conformité des faits contenus dans cette plainte, avec les dépositions des sieurs Guitard et Clément, ne peut pas les faire présumer des dénonciateurs; si la considération du court séjour de M. de Lautrec au château de Blagnac, et ses visites rares à Toulouse ne rendent pas invraisemblable le projet d’une conspiration; si, enfin, la démarche des sieurs Guitard et Clément, auprès de M. de Lautrec, sans motif apparent, ne répandent pas de grands nuages sur la vérité des faits par eux avancés dans l’information; vous auriez à examiner aussi si les vraisemblances, les probabilités qui militent en faveur de l’accusé, enfin son désaveu formel des faits les plus concluants peuvent et, jusqu’à quel point, balancer le témoignage uniforme des deux témoins non encore reprochés jusque-là, dignes de foi, et qui, d’après les lois existantes, complètent la preuve des faits imputés à l’accusé. Mais votre comité a pensé, Messieurs, que cette discussion vous était étrangère. Votre pouvoir, quelque grand qu’il soit, se réduit à faire les lois, à en déterminer le sens; leur application appartient essentiellement aux juges. Ainsi, quelque intérêt que présente cette affaire, et par la nature du délit, et par le genre des preuves, et par le caractère auguste de l’accusé, il vous convient de tracer la route ; le juge seul peut la parcourir. Les faits justificatifs de l’accusé, ses moyens de récusation, sont pour lui des voies légales" d'établir son innocence : c’est la loi et non le législateur qui doit prononcer. M. de Lautrec est membre de cette Assemblée. M. de Lautrec est accusé d’un délit grave. De ces deux faits naissent ces deux questions : Jusqu’où s’étend l’inviolabilité d’un représentant de la nation ? Quel tribunal doit le poursuivre et le juger? La brièveté du temps n’a pas permis à votre comité de vous présenter, sur la première de ces questions, les développements dont elle est susceptible; il aura seulement l’honneur de vous observer que si l’empire des circonstances, l’intérêt social même ont sagement fait établir, que, libres de tous soins, dégagés de toutes craintes, les élus du peuple, les législateurs d’un grand empire, pourraient, sous la protection spéciale et 461 (Assemblée nationale.l ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [25 juin 1790.] immédiate de la nation qui les a honorés de sa confiance, se livrer à toute l’activité de leur zèle, à toute l’énergie de leur patriotisme : que si cette nation les a couverts de l’inviolabilité comme d’une égide redoutable, contre les sourdes manœuvres de l’injustice et de la vengeance des méchants, elle leur a aussi imposé des devoirs sacrés ; elle leur a dit : je me repose sur vous du soin de mon bonheur et de ma gloire, reposez-vous sur moi du soin de votre sûreté : distinguez-vous des autres citoyens par un respect plus plofond pour les lois, comme je vous distingue par une surveillance attentive pour votre conservation. C’est à ce prix, c’est à ce prix seul que vous serez dignes d’une telle faveur; mais si, oubliant vos engagements, vous employez contre moi les armes que je vous ai données pour me défendre, je ne vous regarde plus que comme des perfides et des traîtres, et je vous retire mes bienfaits; je vous livre à toutes les vengeances des lois que vous avez méprisées. Enfants ingrats et coupables, vous ne méritez plus que ma colère. C’est à vous, Messieurs, qui êtes chargés d’exprimer la volonté nationale, qu’il appartient de prononcer ce jugement; il ne déclare pas l’accusé coupable, il ne le punit pas, il lui reste encore, pour se justifier, toutes les ressources de la loi ; il le rend à sa conscience avec son innocence ou ses forfaits. C’est des crimes des hommes et non des atteintes de la loi que la nation doit garantir ses mandataires. Enfin, Messieurs, quel tribunal doit poursuivre et juger M. de Lautrec ? Un décret très récent semblait, à cet égard, tracer à votre comité la marche qu’il avait à suivre. Mais la différence très remarquable des circonstances en mérite une dans son opinion. Ici il y a accusation légale, procédure commencée, décret lancé, là il n’y a rien de tout cela. Dans l’affaire présente, d’une part, la facilité pour les juges de suivre les informations et d’acquérir la preuve du délit, s’il existe ; de l’autre, la facilité pour l’accusé d’établir la preuve des faits justificatifs. L’intérêt de la nation, celui de l’accusé, tout semble vous faire une loi de confier à la municipalité de Toulouse la suite de l'instruction. Quant au jugement, votre comité a cru qu’il ne convenait pas de diviser l’attribution que vous avez précédemment faite au Châtelet, du jugement des crimes de lèse-uation. Ainsi, d’accord avec tous vos décrets, dans cette chaîne d’événements, fruits trop ordinaires des révolutioüs, vous confieriez l’instruction du procès aux juges qui l’ont commencé? Vous en réserverez le jugement à la cour nationale provisoire que vous avez établie. Votre comité a donc l’honneur de vous proposer le projet de décret suivant : « L’Assemblée nationale décrète que M. de Lautrec, légalement prévenu d’un délit, ne doit pas jouir de la garantie de l’inviolabilité, charge son président de se retirer par devers le roi, pour le supplier d’ordonner que l’information commencée par la municipalité de Toulouse sera par elle continuée jusqu’à jugement définitif exclusivement ; pour le tout être ensuite envoyé au Châtelet. » (Ce projet de décret est mis à la discussion.) M. d’Ambly {ci-devant marquis). Je ne m’attendais pas à être obligé de justifier un ancien ami, avec lequel j’ai servi pendant cinquante ans, qui a donné des preuves de loyauté en toutes occasions , et qui est incapable de sourdes menées. Par qui est-il accusé ? par deux hommes qui viennent le chercher dans un château; et c’est pour cela qu’on arrête un député, un vieux militaire qui a quinze blessures sur le corps! Comment peut-on croire que M. de Lautrec, qui est militaire, puisse aller offrir de l'argent? En a-t-il d’abord? M. de Lautrec offre de l’argent à deux hommes qu’il ne connaît pas ; il leur fait des confidences : cela tombe-t-il sous le bon sens ? Un écolier de dix-huit ans se comporterait -il ainsi? Un vieux militaire ne peut vouloir tenter un projet de contre-révolution, ce qui est impossible, et je ne sais même pas comment on peut le soupçonner dans une Assemblée pleine de lumières comme celle-ci. Il n’en connaît qu’un qu’il croit reconnaître, et il lui tient une conversation fort longue. Vous connaissez Lautrec : il n’est pas long dans ses discours. S’il arrivait un courrier extraordinaire, qui nous annonce que M. de Lautrec est à la tête de quinze cents gentilshommes ou autres, je dirais : oui, cela se peut. Mais des menées sourdes. . . Lautrec !. . cela n’est pas possible. Je n’ai plus qu’un mot à dire : quand Lautrec est parti, il vous a dit « : Soyez tranquilles ; je vais chez moi, et vous pouvez être sûrs que je dirais du bien même du côté gauche. « Souvenez-vous de cela ; Lautrec est infirme, vous le savez tous; il ne peut pas marcher : il va aux eaux; il en a besoin. Je vous le demande, je la demande cette grâce, de tout mon cœur ; qu’il aille aux eaux, et je me constitue prisonnier. (Ce discours est à chaque phrase interrompu par les applaudissements universels de l’Assemblée.) M. de La Rochefoucauld {ci-devant duc de Liancourt ). Deux témoins s’accordent pour dire que M. de Lautrec a proposé de l’argent à des légionnaires pour opérer une révolution. Des dépositions uniformes ont pu produire quelque effet ; mais si l’on considère que M. de Lautrec a passé deux mois à Castres, dans un moment où les ennemis de la Révolution cherchaient à y attirer des troubles ; qu’il n’a point été accusé, et qu?au contraire, dans les lettres de la municipalité, il a toujours été parlé de lui avec éloge; que retiré dans une de ses terres, il n’a voulu communiquer avec aucune des personnes que la Révolution pouvait avoir affligées, parce qu’il pensait qu’ün député devait s’éloigner de tous les lieux où il pourrait entendre quelques allégations contre la Constitution et l’Assemblée nationale ; si l’on considère que de Rlagnac il ne s’est rendu que deux fois à Toulouse ; que les deux témoins sont allés d’eux-mêmes dans le château ; que le procureur du roi déclare qu’il n’y a aucun dénonciateur, et qu’il n’a rendu plainte que sur le bruit public, tandis que, dès le même jour, les témoins arrivant de Blagnac sont entendus, il est bien plus naturel de croire que M. de Lautrec est la victime d’un complot tramé contre lui. Quand M. de Lautrec, comme l’a dit le respectable préopinant, a assuré qu’il ne dirait rien contre l’Assemblée; quand il m’a fait l’honneur de m’écrire qu’il regardait comme un fou quiconque tenterait une contre-révolution, on ne peut douter de son innocence. On a dit, avec raison, que l’inviolabilité n’a pas pour objet de soustraire un député à la loi, mais à tout acte de violence, à tout complot, à toute intrigue. Si un député se retire chez lui, on lui suscite deux faux témoins, qui sont faciles à trouver, pour le faire arrêter et pour l’éloigner longtemps de son poste. Sans doute, le plus beau moment d’un innocent est celui où il est accusé; mais vous ne pouvez pas laisser la disposition