418 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. cet égard, dans la même classe : et si la nation pouvait enlever également et par la même raison aux individus. De l’exactitude des principes suit celle des conséquences. La loi ne peut pas tout ôter aux corps quoiqu’elle leur ait tout donné, parce que les opérations de la loi sont stables et permanentes. En admettant un corps, en lui donnant la participation aux droits civils, la loi lui donne un être qui lui devient propre, qui a ses caractères et ses attributs. Elle ne peut pas les anéantir arbitrairement, parce que l’idée de loi et l’idée d’arbitraire sont deux idées inconciliables. Je ne dirai pas que la destruction d’un corps est un homicide, parce que l’étymologie du mot homicide ne permet pas que l’on en fasse cette application; mais je dirai qu’il y a la même injustice à priver sans cause juste un corps de son existence et de ses droits civils, qu’il y a à priver un individu de sa vie ou de ses droits sans une cause juste. Encore une fois, de quoi s’agit-il ? De la propriété non des ministres ecclésiastiques, mais des établissements ecclésiastiques. De quoi les établissements ecclésiastiques sont-ils coupables , pour les priver de leurs propriétés? où est le titre d’accusation formé contre eux? où sont les actes de l’instruction? où est le jugement qui les dévoue à la mort? Vous avez défendu d’acquérir, donc vous pouvez, dites-vous, défendre de posséder. N’y a-t-il donc aucune différence entre ôter ce qui fournit la subsistance et ne pas permettre de s’enrichir? m’enlever ce que je tiens, ou mettre des bornes à ma cupidité? Défendre d’acquérir est une loi de police; ôter est un acte de violence. Mais cette opération sera utile à l’Etat; elle le sera aux corps eux-mêmes. L’opération sera utile à l’Etat, mais sera-t-elle juste? Je ne crois pas que nous en soyons encore venus à un point de corruption tel que nous nous permettions de dire ouvertement que l’utile et le juste sont des expressions synonymes. On prétend que l’opération sera utile à l’Etat, parce qu’il lui est avantageux de multiplier les propriétés particulières qui animent l’industrie. Mais peut-il n’exister dans le royaume que des propriétaires ? ne faut-il pas qu’il y ait des terres à donner à ferme? n’est-il pas avantageux qu’il existe de grands propriétaires en état d’aider, dans le besoin, les gens de campagne de leur argent et de leurs avances. L’opération sera utile aux corps mêmes qu’elle ramènera à leurs devoirs, en leur ôtant tous les embarras que les richesses entraînent, en éloignant toutes les tentations que les richesses excitent. Alors donc les corps seront de la plus grande utilité possible ; mais pour être d’une utilité quelconque il faut exister : et qui serait assez témé - raire pour assurer que les corps et les établissements ecclésiastiques survivront seulement vingt années à la privation de leurs fonds ? Des particuliers de très-bonne foi, sans doute, leur donnent en développant leur opinion, les assurances les plus positives. La dette du culte et de la subsistance des ministres sera, disent-ils, une créance privilégiée, la première acquittée sur les caisses provinciales. On a promis de payer d’avance, d’abord tous les trois mois, ensuite tous les mois. Voilà de belles paroles ; mais le gage, où sera-t-il, quand les biens ecclésiastiques seront vendus et dispersés ? Est-il donc indifférent d’être créancier de l’Etat ou propriétaire de fonds ? Non, [13 octobre 1789.] personne ne le juge égal ; pas même M. l’évêque d’Autun, puisqu’il suppose dans sa motion que les créanciers de l’Etat abandonneront leurs contrats au denier 20 pour acquérir les terres au denier 30. Il vaut donc mieux tenir des fonds qu’une rente assignée sur l’Etat. Si cela est, laissez les fonds à ceux que vous regardez au moins comme créanciers privilégiés : les ecclésiastiques ; et ne les leur enlevez pas pour les donner à des créanciers secondaires, ceux qui ont fait des affaires d’argent avec l’Etat. Le préjudice que l’enlèvement des fonds causera aux établissements ecclésiastiques est évident : l’avantage de ramener à leur devoir ceux qui les desservent serait grand sans doute ; mais ne peut-il donc résulter que de l’enlèvement des fonds ? Quoi! il n’y a ni précaution sage, ni loi rigoureuse, ni surveillance attentive qui soient capables de ramener les ecclésiastiques à leur devoir. Il n’est pas permis de juger d’une manière si odieuse des hommes et des concitoyens; et les maximes de l’équité naturelle ne permettent pas de se porter à des extrémités qui donnent la mort, avant d’avoir tenté de guérir des maux qui sont fort grands, mais qui ne sont pas incurables. De là je conclus que, quand on admettrait les principes de M, Thouret, il n’y aurait pas lieu de les appliquer en ce moment : parce qu’il n’y a pas cause suffisante pour prononcer contre les établissements ecclésiastiques la peine de là privation de leurs biens. Celui, dit-on, qui peut ôter l’être, peut, à plus forte raison, priver des biens. Non, on envoie un coupable à la mort; mais quand il n’a pas mérité de perdre la vie on ne le prive pas de ses droits. Supprimer tous les établissements ecclésiastiques serait un abus de pouvoir : ce serait un autre abus de les priver de leurs fonds; leur assignât-on, en remplacement, des rentes qui ne vaudront jamais leurs fonds, réformez, mais ne détruisez pas. L’acte de justice que vous avez fait, en donnant la vie à un corps, n’est pas un titre capable de couvrir l’injustice que vous feriez en lui ôtant, sans cause, ou l’existence ou les droits qui y sont attachés. M. l’abbé de Rastiguac. Depuis trois semaines je m’occupe à examiner les titres du clergé ; j’ai combattu les différentes objections pour et contre; j’ai examiné les droits sur lesquels se fonde leur propriété. Je suis même entré dans le détail des observations politiques applicables à cet objet ; et si l’Assemblée me le permet, je ferai imprimer, et je remettrai mardi prochain, à chaque député, un exemplaire de mon travail. Je demande donc que la question qui nous occupe soit ajournée à cette époque. M. l’abbé Dillon. Les biens-fonds et les dîmes ont été donnés au clergé par le peuple et repris par lui dans des circonstances pressantes. Les mêmes circonstances reparaissant, la même chose doit arriver. La nation a pu les reprendre, elle le peut encore. Une faut pas examiner si nous sommes propriétaires ou non , il faut seulement reconnaître que notre devoir serait de renoncer à cette propriété, quand même elle serait établie. On doit remettre à un bienfaiteur ce qu’on a obtenu de sa générosité, quand ce bienfaiteur lui-même est dans une telle position qu’il ne peut exister sans la remise de son bienfait. M. le Président interrompt la discussion pour annoncer une lettre de M. le garde des sceaux portant : 449 (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (13 octobre 1789.] «>■ Que le Roi a sanctionné le décret concernant l’intérét de l’argent et celui qui règle plusieurs points importants sur la procédure criminelle ; « Qu’il va faire expédier ces deux lois, les faire sceller tout de suite et qu’il les enverra demain à l’Assemblée nationale.» M. le garde des sceaux a visité lui-même le Châtelet pour accélérer la préparation des locaux, et les adapter aux nouvelles formes, spécialement à l’admission du public. U annonce également qu’il a ressenti une vraie satisfaction en entrant dans la chambre de la question, en pensant que, grâce au zèle et à l’humanité de l’Assemblée nationale, elle n’aura plus lieu. Il ajoute finalement que le Roi a pareillement sanctionné le décret de l’impôt patriotique. M. le Président donne lecture d’une lettre par laquelle M. de Cassini offre, comme don patriotique, un exemplaire de la carte générale de la France en 180 feuilles et un exemplaire de la carte réduite en 18 feuilles. On applaudit au dévouement de ce citoyen et on l’autorise à assister à la séance. MM. Dccrétot, le comte Destutt de Tracy, le duc de Mortemart, de Talleyrand-Périgord, archevêque de Reims, demandent et obtiennent des passeports ; les trois premiers pour une absence de quelques jours, et le dernier pour cause de maladie. M. le marquis de Saint-Afaixant, député de la Haute-Marne , déclare que sa santé J’oblige à donner sa démission : en conséquence, M. le Président est autorisé à lui délivrer un passe-port. La discussion est reprise sur les biens ecclésiastiques. M. l’abbé d’Eymar (1). Messieurs, il est donc vrai que le patriotisme a son ivresse aussi, comme les autres passions; mais tel est l’avantage de celle-là qu’elle prend son origine dans la source la plus respectable, l’intention, et qu’à ce titre des éloges lui sont dus : il faut donc prodiguer à l’intention le tribut mérité; mais ne partageons ni l’illusion qui en est la suite, ni l’erreur injuste dans laquelle elle précipite: posons des principes, discutons-les de sang-froid; établissons des faits réels et prouvés, et vouons-nous surtout à dire la vérité. S’il était démontré que les biens ecclésiastiques n’appartien uent point au clergé, et que la nation en est propriétaire, on nous aurait ravi, on nous ravirait encore une grande satisfaction, attachée à tous les sacrifices faits, et à faire, puisque l’abandon de ce qui n’est point à nous ne saurait être appelé un sacrifice. J’observerai seulementque dans les circonstances où on s’est attendu avec raison à nous voir concourir au bien général de la patrie, où nous avons librement et volontairement au milieu des assemblées élémentaires, prononcé des renonciations qui nous ont mérité le cri et l’expression de la reconnaissance, il n’était pas dans la pensée des Français alors de croire que notre bonne volonté et notre zèle fussent illusoires, et qu’ils eussent à s’appliquer sur des possessions et sur des propriétés dont il fut libre à la nation de dépouiller cette portion de citoyens qui, si elle n’avait pas sa subsistance (1) Le Moniteur ne donne qu’une analyse du discours de M. l’abbé d’Eymar. assignée sur des biens ecclésiastiques, aurait nécessairement à la réclamer sur la masse patrimoniale des autres biens. J’observerai que telle que puisse être la source des dotations de toutes les églises du royaume, tels qu’en aient été jusqu’à ce jour le partage et la division, l’un et i’autre ont eu lieu sous l’empire des lois existantes, qu’il a même été créé un code particulier, consenti, avoué de la nation, pouf régler les différents que cette administration étendue devait nécessairement occasionner dans les variations de son régime, et des tribunaux pour les juger. Mais enfin le temps est venu, dit-on, de déclarer et de consacrer en maxime que la nation étant l’unique et la vraie propriétaire des biens ecclésiastiques, elle peut en disposer à son gré. Il est donc temps aussi, Messieurs, et vous devez nous le permettre, d’interroger votre raison avec toute la franchise de la vérité, et d’éclairer votre justice au flambeau de cette même raison : nous ne nous persuaderons jamais que des motifs aussi puissants, aussi sacrés, soient nuis ou d’un poids indifférent aux yeux de nos concitoyens représentants, ainsi que nous, de la nation française : je leur demande attention et justice, leur urbanité me répond de l’une, et leur équitable droiture doit m’assurer l’autre. Je le répète, Messieurs, c’est avec des principes que je veux défendre notre cause, c’est avec des principes que je crois la faire trioihpher : il est indispensable de n’en pas marquer la série, parce que cette liaison sert de réponse aux conséquences qui n’en dérivent nas. Qu’est-ce que la propriété? C’est la relation morale et politique des hommes, aux choses qui leur appartiennent personnellement, c’est proprement la source de la propriété ; mais la pro-priété est véritablement la possession d’une chose en propre et exclusivement : ainsi l’acte fondamental de la propriété est la possession ; et ce qui la caractérise essentiellement, c’est le droit d’exclure tout autre de la possession du même objet. Une possession commune et indivise forme une copropriété par exclusion de toüs ceux qui sont étrangers à la communauté et à l’indivision. Dans l’origine et suivant les principes du droit naturel, le premier titre de propriété est la possession d’où naît le droit de premier occupant. Avant la formation des sociétés, tout homme sans doute a eu droit de s’emparer des terres et des productions que la nature a mises sous sa main : lorsqu’il s’en est emparé, il les a regardées et les a défendues comme son propre bien contre tout agresseur qui aurait voulu lès lui ravir par violence ou par la loi du plus fort, le premier de tous les despotismes : le propriétaire v oppose la résistance à l’oppression. De là l’état de guerre qui n’a pu cesser parmi les hommes isolés, comme aujourd’hui encore entre les nations séparées, que par des transactions et des traités de paix. Mais l’exécution de ces traités est toujours trop mal assurée, lorsqu’ils ne sont pas revêtus d’une garantie commune, pourvue d’une force supérieure à celle des parties. C’est pour sortir de cet état de guerre, et pour obtenir cette garantie tutélaire que les hommes dispersés se sont réunis en société, et qu’ils ont formé un corps de nation ou un état composé de plusieurs familles régies par le même gouvernement. La forme de ce gouvernement convenue par tous les membres du corps de la nation, est ce