582 (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [4 septembto 1790.] de la liberté' désirent, annoncent et veulent fomenter, serait même à craindre et occasionnerait une guerre civile. Ces circonstances ne proviennent et ne peuvent provenir que, ou de la rareté de l’argent en espèces, ou de ce que les monopoleurs et les usuriers le tiennent enfoui dans leurs coffres pour le vendre avec usure, ou pour occasionner une contre-révolution; ils tiennent leur argent enfoui, puisque M. Necker atteste que, selon toutes les vraisemblances, il y a un numéraire réel de 2 milliards en France, quoiqu’on n’en voie presque point. Pour éviter tous ces événements, et même pour libérer l’Etat, en évitant de nouveaux emprunts, l’Assemblée nationale a décrété pour 400 millions d’assignats; le comité des finances en propose pour 1900 autres millions bien assurés, et en outre la fabrication de 24 millions de billon. Ces deux nouvelles propositions doivent opérer des avantages infinis, et même celui de consolider la Révolution et de la rendre inébranlable. Mais ces propositions seront encore sans aucun effet, contre les monopoleurs, si l’Assemblée nationale ne pare pointa leurs abus ordinaires. Pour y parer, il faut pouvoir se passer des monopoleurs, et l’on ne peut s’en passer qu’en fabriquant un numéraire en argent ou en papier, de façon que les monopoleurs ne puissent point en vendre à profit à l’étranger, et que l’on puisse convertir, d’un moment à l’autre, les billets considérables en de moindres, et les petites pièces ou billets, en monnaie de billon. Avant la refonte des louis d’or, les étrangers achetaient nos louis de 24 francs, et en donnaient jusqu’à trente sols de plus sur chacun ; ces espèces ne rentraient donc jamais en France. La refonte a empêché cette spéculation de l’étranger; il est à présumer que toute la refonte est restée en France, mais on ne voit point de louis d’or : ils sont donc enfouis par les capitalistes, usuriers, ou craintifs, à moins que M. de Calonne et sa femme n’en aient emporté une très grande partie en Angleterre. Si, en évitant les vices des opérations cakm-niennes sur les louis, il est fait une refonte des écus de 6 livres et tle 3 livres, en les mettant au même titre que celui des espèces des nations voisines ou éloignées, et en mettant la légende, Louis XVI, roi des Français, les possesseurs actuels des écus de 6 livres et de 3 livres les apporteront à la monnaie, soit parce qu’ils n’auront plus de cours en France, soit pour profiter d’une portion du bénéfice sur cette refonte ; ils ne pourraient plus faire de commerce des nouveaux écus avec l’étranger, les nouveaux resteraient donc en France. Pour engager les usuriers à se servir de leurs nouveaux écus dans le commerce,' au fieu de les enfouir, il faudrait encore qu’outre les 24 millions de billon à fabriquer en pièces de 5 sols et de 2 sols seulement, pour laisser le cours aux pièces de 18 deniers existantes, il serait peut-être encore à propos de diviser les assignats jusqu’à en faire des coupons de 12 et de 6 livres, ou de faire des billets-monnaie de cette espèce, si l’Assemblée nationale ne veut point faire des coupons d’assignats si modiques. Alors tout le numéraire en espèces et en papier resterait en France, où il est nécessaire; et il en résultera le plus grand avantage pour le commerce, même par la baisse du taux de l’intérêt des capitaux à emprunter. Pour diriger cette double opération, il faut consulter les citoyens très instruits dans cette partie délicate, pour éviter les abus et les fraudes. En ne payant à l’avenir, à Paris, toutes les rentes qu’en papier-monnaie et assignats de toutes espèces de valeur, les fugitifs n’enlèveraient plus notre numéraire en argent; ils seraient obligés de revenir en France, et les voyageurs dans les pays étrangers seraient les seuls gênés par la nécessité de prendre à Paris des lettres de crédits, ou des effets sur les pays où ils passeraient; en ce cas ils n’auraient queles frais d’échange à perdre; mais cette perte, faite par quelques particuliers qui ne voyagent très souvent que pour leurs plaisirs, n’est pas à mettre en balance avec l’intérêt général de tout le royaume qui a besoin de conserver tout son numéraire pour l’y faire circuler. Oüdet. QUATRIÈME ANNEXE A LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU 4 SEPTEMBRE 1790- Des inconvénients des assignats-monnaie, et des moyens de liquider la dette de l’Etat, par M. Le Roy. Ceux qui proposent de liquider la dette exigible de l’Etat avec 2 milliards de papier-monnaie, se flattent de faciliter l’acquisition des biens nationaux par cette prodigieuse augmentation de numéraire, et ils se dissimulent les effroyables inconvénients qu’elle entraîne à sa suite. Ceux qui sont frappés de ces inconvénients les font très bien sentir; mais ils ne nous disent pas comment soulager l’Etat de ses dettes, ni quel parti l’on peut tirer des biens appartenant à la nation. Montrons aux premiers que l’émission de deux milliards de papier-monnaie est absurde et funeste, et surtout qu’elle ne pourrait faciliter la vente que d’une très petite partie des biens nationaux. Tâchons de résoudre la difficulté que les seconds n’ont point résolue; et comme il est impossible de vendre en peu de temps la majeure partie des biens nationaux, faisons voir qu’heureusement cela n’est point nécessaire; et qu’avec du temps, de l’ordre, de la sagesse et de la patience, on peut, sans grever la nation, satisfaire les créanciers, liquider la dette, et tirer des domaines nationaux le parti le plus avantageux. Ce plan embrasse, ce me semble, la question dans toute son étendue, et divise naturellement ce petit ouvrage en deux parties, PREMIÈRE PARTIE § Idées simples sur V argent et le papier. La préférence donnée à l’or et à l’argent sur toutes les autres substances pour être le signe commun de toutes les valeurs, tient à ce que tous ces métaux ont eux-mêmes une valeur réelle sous-peu de volume, et à ce que leur durabilité et leur divisibilité les rendent éminemment propres â cet usage. Il est bien reconnu que leur valeur comme monnaie n’est point arbitraire. Sans cela, qui empêcherait de faire de la monnaie avec dubois, du cuir, des coquilles, du papier, ou toute autre substance? Si un Etat était [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [4 septembre 4790.] 583 le maître de donner une valeur monétaire à une matière vile, il aurait bientôt payé ses dettes, ou plutôt il n’en contracterait jamais; il multiplierait à volonté ces signes de valeur. Mais tout le monde sent que ces signes seraient illusoires. Pourquoi ? parce qu’ils n’auraient aucune valeur par eux* mêmes. Le papier ne peut tenir lieu d’argent qu’autant qu’il est une promesse de l’échanger contre de l’argent, soit à vue, soit à un terme plus ou moins long. Le crédit de ce papier dépend de la confiance dans cette promesse. Or, la promesse d’une chose ne peut inspirer plus de confiance que la chose elle-même. Une lettre de change de cent louis sur le banquier le plus accrédité, ne peut valoir mieux que cent louis en nature ; et en général comme la promesse d’une chose n’est pas la chose elle-même, comme la possession actuelle est préférable à la plus grande probabilité d’avoir cette possession dans un temps donné, il s’ensuit que, généralement parlant, le papier ne doit pas inspirer tout à fait autant de contiance que l’argent. Cependant quand le papier n’est pas forcé, quand vous pouvez l’échanger à volonté contre de l’argent, il peut inspirer la même confiance, parce qu’il a sur l’argent l’avantage de ne pas embarrasser par le volume. Une feuille de papier peut valoir des millions. C’est ce qui donne tant de cours aux papiers de banque, aux lettres de change, aux billets à ordre. On ne les prend que volontairement et qu’autant qu’en a de confiance dans ceux sur lesquels on a tiré ces sortes de billets, ou qui les ont endossés. Mais dès que vous être forcé de recevoir ce papier, dès que la confiance n’est plus libre, elle s’affaiblit. C’est cette espèce de papier forcé, créé par legouvernement, qu’on appelle papier-monnaie. On ne peut citer aucun papier-monnaie qui n’ait plus ou moins perdu, à moins qu’on n’ait tâché de soutenir sa valeur par des moyens extraordinaires et que nous examinerons bientôt. Tant que la caisse d’escompte échangeait ses billets contre de l’argent, ils valaient de l’argent. Quand elle a cessé de faire cet échange et qu’on a forcé le public a les recevoir, ils ont perdu. § 2. Qu’il ne faut pas trop multiplier le papier-monnaie. Quand un Etat est obligé de créer du papier-monnaie, il doit prendre toutes les précautions nécessaires pour inspirer la confiance, soit en assurant des termes pour l’éteindre graduellement, soit par d’autres moyens, dont nous parlerons. Mais une des précautions les plus indispensables, est de ne pas en mettre en circulation une trop grande quantité relativement aux métaux monnayés. En effet, le papier-monnaie, je parle de celui qui est le plus accrédité, est le signe de l’argent, comme l’argent lui-même est le signe de toutes les valeurs ; et de même que pour une denrée quelconque on donne plus ou moi us d’or ou d’argent, de même pour obtenir une quantité quelconque de cet or et de cet argent, on donnera plus ou moins de papier. Ce qui fait le prix ou la valeur de toutes chose?, c’est la proportiou entre le besoin d’acheter et le besoin de vendre. Peu de vendeurs, peu de marchandises d’un côté et beaucoup d’acheteurs de l’autre rendent la marchandise chère et vice versa. Si vous avez deux milliards de métaux monnayés et 400 millions de papier-monnaie, et que ce papier perde déjà quelque chose, il est clair que vous ne pourrez pas doubler la quantité de ce papier sans qu’il perde davantage, la tripler sans qu’il perde plus encore; et la géométrie pourrait assigner une progression probable à ce discrédit et fixer un terme, passé lequel ce papier n’au* rait plus aucune valeur. Je craindrais bien que ce terme ne fût celui ou l’on mettrait en circulation forcée autant de papier qu’on a de numéraire eu métaux. Je voudrais que ceux qui sont si pressés de créer tout à coup pour deux milliards de papier dans un pays qui n’a plus que deux milliards de métaux monnayés voulussent bien, avant de se déterminer à une opération si périlleuse, attendre l’effet que produira sur les assignats leur augmentation successive jusqu’à 600 millions. Je voudrais qu’ils observassent 1a. progression de leur discrédit à mesure qu’ou en fera l’émission. S’ils jugent de l’avenir par le passé, n’avons-nous pas vu ce discrédit s’accroître à mesure qu’on en a plus jeté dans le public ? Et si 330 millions d’assignats perdent 6 à 7 0/0, n’est-il pas plus que probable que 600 millions perdront 12 à 15? Oseront-ils alors nous proposer d’en mettre en circulation une quantité égale à celle de notre numéraire métallique ? Leur imagination ne sera-t-elle pas effrayée de l’énorme discrédit d’une telle quantité de papier, et des maux affreux qui en seraient le fruit ? § 3. Digression sur l’achat de l'argent . Si l’émission du papier-monnaie tend à faire renchérir l’argent; si plus il y a d’acheteurs relativement aux vendeurs, plus la marchandise devient chère, il est clair que de maltraiter les propriétaires d’argent qui veulent bien l’échanger contre du papier, c’est rendre l’argent plus cher encore et plus rare. Que le peuple, qui sent plus qu’il ne raisonne, soit prévenu contre eux, je n’en suis pas étonné. Mais que des gens sensés adoptent ce préjugé, c’est ce qui est inconcevable. Un homme qui a de l’argent est maître de son argent, on ne peut le forcer de le livrer. Lorsque l’argent gagne sur le papier, je soutiens que celui qui possède ce précieux métal, fait une chose licite en profitant de cet avantage. Il est de l’intérêt public, non seulement d’autoriser ce commerce, mais même de prendre sous la protection du gouvernement ceux qui le font. Loin de leur attacher une note d’infamie, il faut les encourager, les protéger, et punir sévèrement quiconque les maltraite et les insulte. Il ne faut pas surtout, en reconnaissant que ce commerce est nécessaire, parler avec mépris de ceux qui s’y livrent, comme on a fait il y a plusieurs mois dans un rapport très sensé d’ailleurs, fait à la municipalité de Paris; car ils feront payer à ceux qui ont besoin de leur argent le déshonneur dont vous voulez les couvrir. S’ils vendent en cachette et avec crainte, ils vendront plus cher, et moins de personnes s’exposeront à un commerce devenu infâme. Mais si ce commerce se fait ouvertement, le bénéfice attirera plusieurs vendeurs qui voudront le partager et la concurrence baissera le prix de l’argent. G’est à la suite d’une émeute contre les marchands d’argent que les assignats ont monté tout à coup, et ils ne sont pas redescendus au taux où ils étaient auparavant. Il faut donc garantir le peuple de ses propres fureurs, l’éclairer, le contenir. Un temps viendra, et ce temps n’est pas éloignés* où ceux qui le flattent deviendront aussi vils que l’étaient les flatteurs des rois. «84 (Assemblée natknaie.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [4 septembre 1790.] § 4. Que le papier-monnaie haussant le prix des denrées, et faisant disparaître l'argent , n'augmente point utilement la quantité du numéraire. Nous avons prouvé que plus il y a de papier-monnaie, plus il doit perdre contre l’argent. Donc chacun doit préférer l'argent; donc tout le papier tend à se répandre, tout l’argent à se resserrer. Indépendamment de cette considération, l’effet du papier en concurrence avec l’argent pour acheter toutes les choses de la vie, doit être de faire paraître ce dernier plus rare-, car il ne fait plus seul un office qu’il remplissait seul auparavant. De ce que le numéraire métallique se trouve accru d’une quantité plus ou moins grande de numéraire en papier, il suit encore que le prix de toutes choses doit augmenter. Car n’esl-il pas évident que si l'on avait moitié moins d’or et d’argent, ces métaux deviendraient plus précieux du double? On en donnerait moitié moins qu’aujourd’hui pour un achat quelconque; et de même si leur quantité était doublée, on en donnerait le double pour le même achat ; et ceci est confirmé par l’expérience. Toutes les denrées enchérissentannuellement dans les Etats commerçants de l’Europe, parce que l’or et l’argent de l’Amérique espagnole y affluent sans cesse. Tous les prix sont doublés depuis soixante ans. Quand vous introduisez dans la circulation du papier-monnaie, vous faites comme si vous y augmentiez le numéraire effectif. Donc toutes les denrées doivent renchérir. Si l’on manque de confiance en notre papier, il peut arriver que les denrées payées en argent ne renchérissent point, et diminuent même de prix, à cause de la rareté de ce métal; mais elles renchériront plus ou moins payées en papier, ce qui revient au même. Si donc vous joignez à deux milliards de métaux monnayés, deux milliards de papier-monnaie, vous ne serez pas plus riche avec vos quatre milliards en circulation. A la fin de l’année, tout le monde aura vécu bien ou mal, aura consommé plus ou moins, mais il ne lui restera pas plus de fonds disponibles qu’auparavant. Les capitaux que vous aurez remboursés en assignats, se fondront entre les mains de leurs possesseurs, et par l’augmentation forcée de leurs dépenses, et par le discrédit de ces mêmes assignats. Cependant le renchérissement des denrées fera disparaître insensiblement tout à fait l’argent. Les denrées ne peuvent renchérir sans que la main-d’œuvre ne renchérisse. Alors notre commerce ne peut soutenir ni chez l’étranger, ni chez nous-mêmes, la concurrence des autres nations. Elles nous épuisent donc de métaux précieux, car elles ne se payeront pas de notre papier. L’inquiétude, s’emparant de tous les esprits, porte les possesseurs de ces métaux à les cacher soigneusement, dans l’attente d’un temps plus tranquille. Tout le monde restreint ses dépenses, n’ayant à offrir en échange des besoins de la vie qu’un papier discrédité, que les marchands ne prennent qu’avec répugnance. Le Trésor public, ne recevant que du papier sans valeur, ne peut rendre que du papier sans valeur. La nécessité absolue dans laquelle il est de payer certaines dépenses en argent effectif, rend cet argent plus rare encore et plus cher. Tout augmentant de prix, il faut nécessairement augmenter les impôts à proportion que la misère publique augmente; les funestes effets de ce désordre universel sont incalculables, car le discrédit appelle le discrédit : c’est l’abîme qui invoque l’abîme, pour parler comme la Bible. Et cependant d’imprudents faiseurs de projets persuadent au peuple que l’émission de deux milliards d’assignats est salutaire, et ce peuple trompé ne se doute pas qu’il sera la première victime de cette violente et désastreuse opération. § 5. De la circulation. — Danger de l'émission des petits assignats. On a comparé la circulation de l’argent dans le corps politique, à la circulation du sang dans le corps humain, et jamais comparaison ne fut plus juste. Quoique devenue triviale à force d'avoir été employée, il ne sera pas inutile de la développer ; elle nous servira à mieux faire sentir le danger de l’émission des assignats-monnaie de petites sommes. Le sang sort du cœur, parcourt les grosses artères, qui se subdivisent, se ramifient en d’autres plus petites jusqu’auxquelles il parvient, et d'où. il passe dans de petites veines, qui se réunissant, forment des veines plus grosses, lesquelles le reportent au cœur. De même l’argent sort du Trésor public, ou de celui des riches, des principaux propritéaires. Il va se partageant, se subdivisant à l’infini, jusque dans les mains des ouvriers, des journaliers, qui le portent en petites sommes à ceux qui leur fournissent les besoins de la vie ; et de proche en proche, les fermiers, les marchands, les fabricants, l’accumulent pour le porter ensuite aux propriétaires, aux capitalistes, aux percepteurs d’impôts, chargés de le verser dans le Trésor public, etc. C’est ainsi que des premières classes de la société aux dernières, l’argent , par une circulation non interrompue, descend sans cesse pour remonter saus cesse. Cependant le corps humain est fait avec un tel artifice, qu’il n’est pas rigoureusement nécessaire que tout le sang en parcoure toute l’étendue jusqu’aux dernières extrémités. Il se trouve des branches de communication qui, pour une partie du sang, abrègent cette circulation. Sans cela, lorsque ce sang ne pourrait que difficilement couler dans certaines parties trop pressées par les positions que le corps humain peut prendre, la circulation serait arrêtée. Mais il n’en faut pas moins que la majeure partie parvienne jusqu’aux extrémités, pour leur porier la chaleur et la vie. De môme, dans le corps politique, il n’est pas nécessaire rigoureusement que tout l’argent passe jusqu’aux dernières classes du peuple, et dans le fait cela n’est pas ainsi. La facilité des mouvements du commerce exige souvent que le numéraire passe immédiatement d’un homme plus ou moins riche, à l’autre, sans descendre dans les dernières classes. Mais il n’en est pas moins vrai que la plus grande partie de cet argent descend tôt ou tard jusqu’à elles pour les vivifier. Lorsque vous n’avez qu’une quantité bornée de papier-monnaie, il peut être destiné, sans inconvénient, à des transactions, à des soldes, qui ne l’étendent pas jusqu’aux classes inférieures. Mais si vous en avez trop, il faudra bien que le torrent de la circulation le dirige vers elles. Que feront-elles de vos billets ? Elles seront forcées de les échanger contre de l’argent. Donc les marchands d’argent leur feront d’autant plus la loi, donc votre papier se décréditera d’autant plus ; et quand vous aurez pour 2 milliards d’un tel papier, comme il tendra presque en totalité à descendre aux dernières artères du corps politique, et qu’il ne le pourra pas, il y aura engorgement, gangrène et mort. Pour remédier à cet inconvénient, on a ima- (Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [i septembre 1790.) 585 giné de faire du papier-monnaie de petites sommes, comme de 50, 24 et même 10 et 6 livres, afin de le mettre à portée des classes moins aisées et les délivrer de l’embarras de chercher de l’argent. Il est évident que c’est un excellent moyen de le faire tout à fait disparaître, et par conséquent de décréditer totalement le papier. Rappelons-nous les causes qui ont fait préférer les métaux précieux pour servir de monnaie : 1° Us ont une valeur réelle. Quand il ont tout à fait disparu, le papier qu’on y substitue n’a plus que sa valeur propre qui n’est rien. Tout le monde le sent bientôt ; tout le monde veut s’en défaire, personne ne veut en recevoir; si donc il doit perdre énormément, il ne perdra pas moins divisé en petites sommes. De plus nous verrons bientôt qu’on peut soutenir la valeur du papier en lui attachant un intérêt ; mais comme on ne peut attacher un intérêt à de petites sommes, les assignats de cette espèce devront perdre encore davantage. 2° Les métaux précieux sont durables et divisibles. Vous donnez bien à votre papier la divisibilité ; mais vous ne lui donnez pas la durabilité, la consistance physique. Plus vous aurez de petits billets, plus leur circulation sera rapide. Dans un pays peuplé de 25 millions d’hommes actifs et industrieux, cette rapidité de la circulation sera telle, que le défaut de durabilité sera un inconvénient physique très sensible. Un billet de 10 ou même de 24 livres peut, en moins d’une semaine, passer en tant de mains, qu’il devient absolument hors d’état de servir. Il n’est pas même utile d’observer qu’il se détériorera plutôt dansles mains du peuple. 'Plus vous aurez de papier-monnaie, plus il faudra que, relativement aux billets de plus fortes sommes, les billets de petites sommes que vous créerez soient nombreux. Quelle énorme quantité de billets de 10 et de 24 livres ne serez-vous donc pas forcé de créer, si vous avez pour deux milliards de papier circulant par toute la France ? Aurez-vous dans tous les bourgs, dans toutes les villes, des hommes de confiance pour en donner à chaque instant de nouveaux en lace de ceux qu’on rebutera comme détériorés? ue de dépenses! que de gêne! mais surtout uel sujet perpétuel de querelles, de murmures, ’insurrections, dans un peuple, pour qui la liberté n’est dans ces premiers moments que le désir funeste de se venger d’une longue oppression par la licence 1 De plus, ne craindrez-vous point les abus de confiance et les contrefaçons mêmes grossières dont il est si aisé de rendre victimes des paysans simples et ignorants ? Enfin plus vous multiplierez le3 petits billets, Îilus vous donnerez d’avantage au riche contre e pauvre; car le riche payera le pauvre en billets, le pauvre sera obligé de les échanger, et la perte qu’ils doivent éprouver retombera immédiatement sur lui. G’est donc un grand malheur que l’émission de billets de petites sommes,, mais c’est une conséquence nécessaire d’un autre grand mal, l’émission de deux milliards de papier-monnaie. Vous ne pouvez éviter le premier qu’en évitant le secoud; nouvelle raison ajoutée à tant d’autres contre cette immensité désastreuse du numéraire fictif. § 6. D’un intérêt attaché au papier-monnaie. Nous avons dit (§1.) qu’on peut soutenir la valeur du papier par des moyens extraordinaires. Un de ces moyens, c’est d’y attacher un intérêt. Mais pour que ce moyen réussisse dans les circonstances les plus favorables, il faut deux choses: La première que vous ne créiez qu’une quantité de papier borné, relativement à votre numéraire réel ; car nous avons vu (§ 2.) qu’une trop grande quantité relative de papier-monnaie l’avilissait. La seconde, que vous fixiez un terme pour le remboursement du papier-monnaie. Car nous avons également vu (§ 1.) que le papier ne peut tenir lieu d'argent qu' autant qu'il est une promesse de l'échanger contre de l'argent. Ges deux conditions remplies, on peut stimuler la confiance par l’avidité, en attachant un intérêt au papier-monnaie. Gomme l’argent gardé ne porte aucun profit, l’intérêt attaché à ce papier lui donne sur l’argent un avantage qui peut le faire valoir autant ou même plus que lui. On en a l’exemple en Espagne; ses billets d’Etat portent 3 0/0 d’intérêt, et gagnent actuellement l/20/0.0nlescréa dans des temps difficiles et pour les besoins de la dernière guerre. Ils perdirent alors jusqu’à 22 0/0. Ils ont gagné depuis, parce que l’Espagne s’est trouvée dans un étal prospère et tranquille. Le gouvernement en a créé pour 120 millions, somme qu’on estime à peu près égale au huitième du numéraire en argent. Il devait en rembourser un vingtième tous les ans sur le roduit des douanes. Mais comme le crédit des illets se soutient, il ne se presse pas d’effectuer cette promesse. La prudence l’y obligerait s’ils commençaient à perdre. Enfin les moindres billets d’Etat d’Espagne sont de 1,200 livres. Le peuple n’est pas forcé de les recevoir. Ils ne servent que pour les marchés de 1,200 livres ou de plus fortes sommes. Si nous comparons nos assignats-monnaie, tels qu’ils sont maintenant aux billets d’Etat d’Espagne, nous découvrirons aisément plusieurs raisons pour qu’ils aient moins de crédit. 1° Nous ne sommes pas dans un temps tranquille. 2° L’Etat ne s’est point engagé à les rembourser à un terme fixe, car nous verrons bientôt que l’hypothèque qu’il leur a assignée sur les domaines nationaux ne suffit pas. 3° Enfin nous en avons (aujourd’hui 4 septembre) pour 340 raillions, ce qui fait le sixième de ce que le malheur des temps nous a laissé de numéraire, Si donc nous portons nos assignats jusqu’à 6 ou 700 millions, comme nous y serons forcés, quelque parti qu’on prenne d'ailleurs pour la liquidation des dettes, alors, indépendamment des autres causes de discrédit, ils seront à nos métaux comme trois est à dix, ou près du tiers. Us perdront donc beaucoup davantage. Que sera-ce donc si on les porte à 2 milliards? Et croit-on qu’un intérêt de 3 0/0 pût les soutenir contre une telle proportion du papier à l’argent? G’est parce que l'Espagne n’a que le huitième de son numéraire en billets d’Etat, qu’elle peut les faire d’assez forte somme comme de 1,200 livres et dispenser les dernières classes du peuple de l’obligation de les recevoir. Il suit de là que si nous étions dans un temps tranquille, si nous possédions les deux milliards et demi d’argent qui doivent former notre numéraire, nous pourrions avoir pour 300 millions d’assignats semblables aux billets d’Etat d’Espagne, sans que la circulation en fût embarrassée ; et comme ils ne porteraient qu’un modique intérêt de 586 [Assemblée nationale.} ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [4 septembre 1790.] 3 0/0 ce serait la ressource la moins onéreuse que l’Etat pût employer. Oa pourrait n’en pias faire de sommes inférieures à 100 pistoles, et quelques-uns même pourraient être de 3 à 5,000 livres, ils ne serviraient que pour des payements un peu considérables, et ne descendraient point jusqu’au peuple. Et même dans la nécessité fâcheuse où nous allons nous trouver de les porter jusqu’à 600 millions, il faut, si l’on ne veut pas que l’argent disparaisse tout à fait, éviter d’en faire une trop grande quantité de petites sommes. Moins on aura de billets de 200 et 300 livres, plus l’argent reparaîtra ; ceux qui se plaignent de la rareté de l’argent, et qui veulent y suppléer par de petits billets, tournent le dos à leur objet. § 7. D'une hypothèque assignée au papier-monnaie. Quand on ne peut pas fixer un terme pour rembourser le papier-monnaie, on peut lui donner pour hypothèque des terres qu’on vendra, et avec le produit de ces ventes éteindre le papier. C’est ce que les Américains septentrionaux ont voulu faire, et ce moyen n’a pu l’accréditer parmi eux. En vain of iraient-ils au plus bas prix un terrain immense, et l’avantage d’un gouvernement libre à tous les malheureux de l’Europe opprimée, cette perspective n’a pu soutenir le crédit de leurs billets, parce qu’elle était trop vague et trop éloignée. On veut faire actuellement la même chose en France, et j’ose prédire que ce ne sera pas avec plus de succès. D’abord on ne peut se flatter que chaque créancier achètera des biens-fonds, et nous montrerons bientôt que la plupart ne le pourront pas. Si on avait prétendu les y forcer, il valait autant leur en donner en payement sans l’intermédiaire de ce papier. On a senti qu’une telle opération était tyrannique et impraticable, et l’on veut laisser chaque créancier remboursé en assignats, maître d’en acheter des biens-fonds, ou d’en faire tout autre usage. Il suit de là que la vente de ces biens a pour chaque porteur d’assignat quelque chose de vague et d’indéfini, et qui lui est personnellement étranger. Il ne voit point de terme fixe où les assignats pourront être éteints ou remboursés par le gouvernement. Or, un papier dont on ne peut prévoir le remboursement ou l’extinction dans un temps donné, ne peut inspirer de confiance. Encore faudrait-il au moins que la valeur des biens à vendre fut connue, afin d’y proportionner la quantité d’assignats. Mais on parle d’en jeter pour deux milliards dans le public, et l’on n’a point encore de notions précises sur la valeur de ces biens. Les déclarations des bénéficiers et des municipalités les portent, dit-on, jusqu’à ce moment à plus de deux milliards. Mais des personnes instruites observent qu’en distrayant de cette somme la valeur des forêts que l’Etat se réserve, et qui fout uue partie extrêmement considérable des biens possédés ci-devant par la couronne et par le clergé, les droits féodaux non-rrachetables et les droits rechetables qui se perdront, on ne peut répondre que ces biens excèdent 12 ou 1,500 millions. Or, quelle confiance peut-on avoir dans un papier-monnaie dont la somme peut excéder la valeur de l’hypothèque qui lui est assignée? La seule incertitude à cet égard n’est-elle pas une cause de discrédit? J’ai dit que le plus graud nombre des porteurs d’assignats ne seraient pas dans le cas d’acheter des biens-fonds ecclésiastiques; si cela est, comme je vais tâcher de le faire sentir, comment peut-ou se flatter que ces biens seront promptement vendus? Les créanciers de l’Etat sont ou étrangers ou nationaux. A l’égard des étrangers, il ne faut pas se flatter qu’ils se pressent beaucoup d’acquérir des biens-fonds en France dans l’état de crise où nous nous trouvons, et lorsque tant de Français quittent leur patrie. A l’égard des Français mêmes, il faut retrancher du nombre des acquéreurs, tous les entrepreneurs et fournisseurs d’ouvrage, lesquels doivent eux-mêmes à des marchands, à des manufacturiers, et ceux-ci à leurs ouvriers. Tous ces gens-là ont besoin d’argent pour salarier ces ouvriers et alimenter leur commerce. Ils ne prendront pas de vos terres. Les autres créanciers sont pour la plupart ou des propriétaires de charges de magistrature ou de finance, ou des gens d’affaires, régisseurs ou employés, qui ont donné des fonds d’avance ou des cautionnements. Quelques-uns des créanciers de la première espèce, et presque tous ceux de la seconde, ont eux-mêmes d’autres créanciers. Les financiers, les faiseurs de service tiraient l’argent de tous les petits capitalistes et leur eu faisaient la rente. Ainsi, cette partie des créances de l’Etat sera subdivisée en une infinité de mains. Ou peut dire la même chose des emprunts, loteries et autres effets publics. Cela posé, peut-on se flatter que tous ces petits capitalistes achètent des biens-fonds? Le pourront-ils ? Distinguons ceux qui habitent les provinces, et ceux qui habitent la capitale. Ceux des provinces sont, sans contredit, les moins nombreux. Sans les charges de magistrature et de finance et les cautionnements, on ne les compterait point parmi les créanciers de l’Etat. J’estime que la dette publique envers eux peut monter de 5 à 600 millions ; ils pourraient bien acquérir pour 5 à 600 millions de biens nationaux ? Mais voici quelques considérations qui feront rabattre beaucoup de cette espérance. 1° La plupart d’entre eux ont déjà des propriétés plus ou moins grevées de rentes foncières et autres droits déclarés rachetables par les décrets de l’Assemblée nationale. N’est-il pas naturel de penser qu’ils préféreront d’affranchir leurs possessions à eu acquérir de nouvelles ? En second lieu, les biens nationaux auront pour concurrents tous les biens particuliers qui sont et seront à vendre, et les propriétaires de ceux-ci seront obligés d’en baisser le prix dans la même proportion que le sera celui des biens nationaux. Ainsi cette concurrence fera tort, et à ces propriétaires et à l’Etat, et sûrement n’accéi-lérera pas les ventes. D’après ces considérations, on ne peut se flatter d’uue acquisition prompte des biens nationaux par les créanciers de l’Etat habitant des provinces, et ce sera beaucoup s’ils eu achètent pour 100 millions dans l’espace de deux à trois ans. Quant à ceux de Paris, créanciers à eux seuls de l’Etat pour plus d’uu 'milliard de dettes exigibles, je ne doute pas que les biens nationaux situés à une distance médiocre de la capitale, ne se vendent promptement et avantageusement. Mais pous ceux de ces biens qui sont au fond des provinces, exigerez-vous des petits capitalistes qu’ils renoncent à leurs familles, à leurs habitudes, qu’ils fassent des voyages dispendieux pour enchérir sur des biens à vendre qui ne leur [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [4 septembre 1790.] 5S7 seront peut-être pas adjugés, et qu'ils consument ainsi en faux-frais une partie du capital qui leur aura été remboursé ? Il est donc bien probable que le quart des biens nationaux sera vendu tout au plus dans les deux on trois premières années, et que la vente du reste se fera avec une lenteur extrême. Car nous avons vu(§ III) que les assignats-monnaie se fondront entre les mains de leurs possesseurs, par le discrédit du papier et par la cherté des denrées ; que chacun cherchant à s’en défaire, ils s'éparpilleront en une infinité de mains; qu’avec quatre milliards ds numéraire, dont deux en papier, la nation ne serait pas plus riche qu’avec deux milliards en argent. Donc au bout de deux ou trois ans ou n’a ira guère plus de capitaux disponibles qu’on n’en avait avant la Création des assignats. Donc on n’aura pas de quoi acheter vos biens. Donc l’émission subite de deux milliards d’assignats ne remplit pas votre objet. Donc le discrédit du papier s’en augmentera, puisqu’on ne verra point de terme à son extinction. Eh ! comment en verrait-on, lorsque l’Assemblée nationale a décrété de donner aux acquéreurs douze années pour payer le prix de leur acquisition ? Je suis loin de blâmer l’esprit de cette disposition, à laquelle on pourrait apporter quelques modifications utiles; mais il n’en est pas moins vrai qu’il résulte de toutes ces considérations, que l’hypothèque des biens nationaux ne suffît point pour assurer le crédit des assignats. § VIII. Objections et réflexions. J’ai montré, ce me semble, avec évidence tous les inconvénients d’une émission trop forte de papier-monnaie, et j’ai prouvé surtout qu’il ne remplirait pas le principal objet qu’on se proposerait en le créant, celui d’accélérer la vente de la totalité des biens nationaux. Mais on veut justifier cette imprudente mesure par l’impérieuse loi de la nécessité. On dit que le peuple ne pourrait pas payer l’augmentation d’impôts nécessaire pour acquitter les arrérages de la dette exigible. Nous discuterons dans la seconde partie la solidité de cette objection en elle-même. Contentons-nous de faire ici deux réponses générales : 1° Si j’ai prouvé que l’émission de deux milliards d’assignats renchérirait toutes les denrées, qu’elle forcerait d’augmenter tous les impôts en même tempsqu’elle causerait dans toute la France une affreuse misère, ilest bien évident qu’uneaugmenta-tiondecontribution, payée proportionnellement par l’universahté des citoyens, est préférable à cette opération. Supposons, par exemple, que l’émission de deux milliards d’assignats ne renchérit l’argent que de 20 0/0, et sans doute elle le renchérira beaucoup davantage ; il est clair que toutes les denrées renchériront d’un cinquième. Le Trésor public sera obligé d’augmenter d’un cinquième le prix de presque tout ce qu’il paye. Il seraobligé de se procurer à un cinquième de perte l’argent indispensable pour certains payements. Si donc il reçoit en papier 500 millions il perdra près de 100 millions, et n’est-ce pas la nation qui fera cette perte? Ne faudra-t-il pas augmenter les impôts a proportion? Or, nous prouverons dans la seconde partie de cet ouvrage qu’une telle augmentation d’impôts, à beaucoup près, n’est pas nécessaire pour satisfaire aux justes droits des créanciers, si Fou ne crée point de papier-mounaie. En second lieu, est-ce en ruinant tous les créanciers de l’Etat que l’Assemblée nationale tiendra la promesse qu’elle leur a faite , quand elle a mis leurs créances sous la sauvegarde de l’honneur et de la loyauté française? Faut-il qu’ils payent seuls l’impôt qu’on refuse de mettre sur la nation? Est-ce là être juste? Et que penser de ceux qui, après avoir osé faire une telle proposition à des législateurs, disent pour toute réponse aux objections : Sauve qui peut? Qui pourrait de sang-froid entendre avancer que cette opération augmentera le nombre des amis de la Révolution ? Que l’intérêt personnel excitera chaque porteur à en soutenir te crédit? Eh quoi? les mauvaises mesures peuvent-elles attacher au gouvernement? Quand Law, quand l’abbé Terray ruinaient la France, il fallait donc s’attacher à leurs opérations par la raison qu’elles étaient désastreuses? Ah! qu’on doit avoir peu de confiance dans les amis de la Révolution qui, tout en disant : « il faut que je la soutienne, car sans cela je perds ma fortune, » chercheront d’une main tremblante à se défaire d’un papier peu sûr, et qui, ne pouvant s’en procurer la défaite sans une perte énorme, se rendront compte avec désespoir de la ruine où l’Assemblée nationale les aura précipités. Et quelles seront ces malheureuses victimes ? Ce ne seront point les seuls créanciers de l’Etat; ce sera la France entière. Deux milliards d’assignats-monnaie semés dans toutes les provinces, dans toutes les fortunes, seront un poison funeste qui se répandra Partout et dont personne n’évitera les atteintes. es journalistes ont osé faire un crime à M. Dupont d’avoir écrit que le prix du pain renchéri* rait alors horriblement pour le peuple. Eh ! cela peut-il être autrement? Est-on mauvais citoyen pour semer des craintes fondées, et pour montrer le précipice avant qu’on y soit tombé ? Les mauvais citoyens sont ceux qui fascinent les yeux du peuple. Que des gens d’une réputation équivoque , avides ou perdus de dettes, espèrent de tirer parti du désordre où l’émission subite de deux milliards d’assignats va jeter la France, et de faire une fortune rapide aux dépens des dupes ; qu’ils accaparent déjà des effets publics, cela peut être. Mais le public se laissera-t-il mener par des spéculateurs intéressés, et qui mentent à leur propre conscience? Verrons-nous se renouveler le temps du système de Law? Et faudra-t-il que nous vérifiions cette parole de Fonlenelle : « que les sottises des pères sont perdues pour les enfants ? » La Révolution ne compte déjà que trop d’en Demis par la rigueur des réformes qu’elle a rendues nécessaires dans la noblesse, le clergé, la magistrature et les finances. Que sera-ce quand la France entière se verra forcée de regretter l’ancien ordre de choses? Quand la crise où nous sommes, et qui ne pèse déjà que trop sur les peuples des villes, par la stagnation du commerce, et l’esprit d’oisiveté qu’elle a répandue dans les classes inférieures; quand, dis-je, cette crise se prolongera pendant une longue suite d’années? Quoi ! la Révolution trouvera des amis quand tout le inonde sera ruiné, quand toutes les fortunes seront bouleversées, quand tout l’argent aura disparu, quand le. commerce et l’agriculture seront anéantis, quand enfin l’Assemblée nationale, je le dis avec force et avec douleur, sera devenue l’objet de la haine publique? Ahl que M. de Mirabeau lui donne un funeste conseil, et qu’il serait déplorable qu’elle fût séduite par sou éloquence dans une matière qui u’admet que la justesse des raisonnements et l'exactitude 588 (Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (S septembre 1790.: des calculs! il atteste la patrie qu’il n’a rien dissimulé du danger qu’elle court, et moi j’atteste cette même patrie qu’il va la perdre sans ressource. Je le rends garant et responsable envers elle des suites de l’inique et violente opération qu’il ose proposer ; lui de qui L’éloquence versatile, échauffée par une tête ardente, préconise aujourd’hui ce qu’il désapprouvait autrefois de la manière la plus énergique ; qui nous offre comme une mesure sage ce qu’il appelait l’orgie de l’autorité en délire, et qui enfin veut porter d’une main homicide le fer et le feu dans une plaie que la sagesse, la patience et le temps seuls peuvent fermer. ASSEMBLÉE NATIONALE. PRÉSIDENCE DE M. DE JESSÉ. Séance du dimanche 5 septembre 1790 (1). La séance est ouverte à onze heures du matin. M. Anthoine, secrétaire , donne lecture du procès-verbal de la séance d’hier au matin. M. Le Couteulx de Canteleu demande la permission de lire une pétition des administrateurs composant le directoire du département de la Seine-Inférieure , du directoire du district de Rouen, du conseil général de la commune et de la chambre de commerce de la même ville, relativement aux assignats. (Voy. ce document annexé à la séance de ce jour, p. 599). M. Regnauld (de Saint-Jean-d' Angêly). Ce mémoire n’est pas le seul qui vous parviendra. Nous perdrions un temps précieux à en entendre la lecture et les membres absents seraient dans l’ignorance des motifs qu’on fait valoir pour et contre les asssignats. Je vous propose le décret suivant qui me semble de nature à sauvegarder tous les intérêts : « L’Assemblée ordonne l’impression de tous les mémoires relatifs aux assignats qui viendront des départements et le renvoi de tous les autres au comité des finances qui en rendra compte incessamment. » (Ce décret est adopté.) M. Prngnon. Il vous a été fait lecture d’une adresse du département de la Meurtbe, pour vous prier d’attribuer au tribunal de Nancy le jugement en dernier ressort de ceux que je m’abstiendrai de qualifier. Le conseil général de la commune de Nancy adhère formellement à cette adresse ; je vais vous donner lecture de sa délibération : Extrait des registres des délibérations du conseil général de la commune de Nancy. Séance du jeudi 2 septembre. « Cejpurd’hui 2 septembre 1790, le conseil général de la commune, profondément affligé de toutes les scènes d’horreurs dont cette ville a été le théâtre depuis plusieurs jours, et notamment (1) Cette séance est incomplète au Moniteur. le 31 août dernier; considérant que la punition des criminels est le seul moyen d’effrayer les coupables et de prévenir de semblables désordres ; que les braves et fidèles citoyens, ainsi que les militaires qui se sont dévoués au maintien de la loi et ont exposé leur vie pour la faire respecter, ont droit d’attendre, de la sévérité de la justice, la vengeance de assassinats commis sur leurs frères ; que le nombre des accusés étant déjà très considérable, il est important de procéder avec la plus grande célérité ; que trop de lenteur pourrait occasionner une fermentation funeste, en laissant soupçonner qu’on néglige la cause des défenseurs de la patrie; que déjà les troupes qui ont remplacé la garnison rebelle réclament l’exécution des lois et l’exemple prompt d’une sévérité qui puisse à l’avenir contenir les ennemis du bien public ; que d’après la communication que le conseil général de la commune a prise de l’arrêté du directoire du district, il ne lui reste, en employant tous les moyens qui l’ont dicté, qu’à adhérer à tout ce qu’il renferme : « Après avoir oui le substitut du procureur de la commune, le conseil général a arrêté d’adhérer à l’adresse faite à l’Assemblée nationale de la part du directoire du département et de celui du district ; en conséquence, de la supplier d’attribuer au bailliage de Nancy toute cour et juridiction pour juger en dernier ressort et sans appel, tous les prévenus des crimes et attentats commis dans la journée du 31 août dernier dans cette ville, circonstances et dépendances, et ce d’après les informations et procédures que ledit bailliage a déjà faites et fera à la suite : l’autoriser pareillement à faire exécuter les criminels convaincus et jugés, sans attendre la conviction de leurs complices et adhérents. » Signé j: PoiRSON, président , et MICHEL, secrétaire. » M. Prngnon reprend. L’idiome le plus riche devient indigent, lorsqu’il s’agit de qualifier ceux qui ont tiré par les fenêtres sur la garde nationale, qui venait défendre ses frères et ses amis. Ils sont de mon pays, et je suis le premier à invoquer contre eux la* sévérité des lois. M. Duport. Il y a du danger à ce que les juges, au milieu des passions qui les animent, exercent un jugement souverain. Au lieu de rétablir la paix, ce serait peut-être une manière certaine d’aigrir les esprits. Il faut éloigner les juges des attentats commis : c’est alors qu’ils jugeront avec impartialité. Je suis donc d’avis que ce jugement ne doit point être attribué au tribunal de Nancy, et je pense que les commissaires, dont vous avez décrété l’envoi, doivent être entendus sur cette question. M. Démeunler. La proposition de M. Pru-gnon me paraît prématurée ; je demande qu’elle soit ajournée et que l’on continue l’information commencée. (Cette proposition est adoptée.) M. Le Couteulx de Canteleu demande l’ajournement à dimanche prochain de la discussion de son rapport sur la comptabilité des collecteurs et premiers percepteurs des contributions. Cet ajournement est prononcé. M. Pellerin, député de Nantes , donne sa démission et présente, pour le remplacer, M. Mau-passant, son suppléant.