580 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 février 1790 J à la sienne, et je parle aussi pour eux. Il ne s’est occupé que des chefs, de quelques maisons religieuses opulentes, qui, ayant fait vœu d’obéissance et de pauvreté, jouissent de toutes les douceurs de l’indépendance et de la richesse. Moi, je songerai aux individus. Le préopinant s’est livré à des calculs dans lesquels il a glissé beaucoup d’erreurs. Je ne m’arrêterai pas à cette nature de raisonnement. Il suffit que l’existence des moines soit incompatible avec les droits de l’homme, avec les besoins de la société, nuisible à la religion, et inutile à tous les autres objets auxquels on a voulu les consacrer.... (Les murmures d'une partie de la salle interrompent l’opinant.) Je crois n’avoir pas besoin de démontrer l’incompatibilité des ordres religieux avec les droits de l’homme : il est très certain qu’une profession qui prive des hommes des droits que vous avez reconnus est incompatible avec ces droits ..... (MM. l’abbé Maury, deJuigné, l’évêque de Nîmes, Dufraisse-Duchey, l’évêque d’Angoulême, etc., se livrent à des mouvements si impétueux que l’orateur ne peut continuer.) M. GoupHIeau. Si ces Messieurs ne veulent pas entendre la discussion, il faut délibérer. Un grand nombre de membres demandent à aller aux voix. — Le tumulte cesse. M. Barnave continue. Ma proposition est juste ; il suffit, pour le prouver, de rappeler ce premier article des droits de l’homme : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits... Les ordres religieux sont contraires à l’ordre public; soumis à des chefs indépendants, ils sont hors de la société, ils sont contraires à la société... Obligés à des devoirs que n’a pas prescrits la nature que la nature réprouve, ne sont-ils pas par la nature même conduits à les violer ? Le respect pour la religion n’est-il pas alors attaqué ? C’est un très grand mal politique. Quant à l’éducation politique, elle doit être faite par des hommes qui jouissent des droits du citoyen, qui les aiment pour les faire aimer ..... Tout homme qui ne peut subsister par son travail doit subsister par la société; ainsi les secours à donner aux pauvres, aux malades, sont des devoirs de la société ; des hommes étrangers à la société ne peuvent être chargés de remplir ces devoirs. Les ordres religieux sont donc incompatibles avec l’ordre social et le honneur public; vous devez les détruire sans restriction. M. de Lafare, évêque de Nancy (1). Messieurs, je ne m’arrêterai point à réfuter ici ce qui a été dit par le préopinant (M. Barnave). Les opinions religieuses qu’il professe peuvent excuser quelques assertions hardies qu’il s’est permises, mais qu’il n’a pas prouvées. U vous a présenté des déclamations vagues et des sophismes; je vais vous soumettre des calculs positifs : je les crois exacts, irréfragables. Si je me trompe, il sera facile de relever mes erreurs. La proposition sur laquelle la discussion a été fixée et qui consiste à savoir si les corps religieux doivent ou ne doivent pas être supprimés, atteint par ses conséquences tout le système religieux. La nécessité de mettre dans son véritable jour le danger d’exécuter la suppression proposée, me (1) Le Moniteur ne donne qu’un sommaire du dis-ceurs de M. de Lafare. force de tracer à vos yeux le tableau raccourci de la position actuelle du clergé : ce tableau exige des détails. Daignez, Messieurs, ne pas les suspendre; vous les jugerez dans leur ensemble, et j’ose croire que vous verrez bientôt combien ils sont nécessaires au développement des principes et à la maturité de votre décision : ils tendent à vous faire connaître s’il est convenable, s’il est utile pour la nation, de prononcer la suppression absolue des ordres religieux. Je suis bien loin de penser qu’on veuille porter aucune atteinte à la religion de nos pères ; mais il faut convenir que, si ce funeste projet eût été formé, il était difficile de travailler plus efficacement à son succès. Un monarque de ce siècle, justement célèbre (1), a consacré, dans ses ouvrages philosophiques, cette opinion trop certaine, que rien n’était plus capable d'affaiblir l'empire de la religion catholique que d’enlever aux églises leur patrimoine. Il aurait pu ajouter que de supprimer les ordres religieux. La marche, Messieurs, que vous avez suivie à l’égard du clergé n’était pas sans doute guidée par ce principe, mais le résultat n’est pas moins alarmant. Le rachat de la dîme a été décrété ; la rédaction postérieure de votre décret a porté son abô-lition. Bientôt a suivi la proposition de déclarer le patrimoine du clergé propriété nationale. Votre justice s’y refusait. On s’est borné à vous investir de la simple disposition des biens ecclésiastiques, d'après les instructions et sous la surveillance des provinces. Déjà le projet de la vente générale de tous les biens patrimoniaux des églises vous avait été présenté. Vous aviez paru le rejeter; mais, après avoir proscrit la lettre de ce projet, vous en avez adopté l’esprit par votre décret du 19 décembre; vous l’avez porté sans que les membres du clergé, inscrits pour la parole, eussent pu se faire entendre. Ici, Messieurs, la ruine des églises et du culte n’était que trop avancée. Jetez, pour un moment, vos regards en arrière, et faisant aujourd’hui ce qui devait être votre première opération, comparez la nécessité de la dépense du culte et des ministres avec la possibilité des ressources qui vous restent. Les plans les moins suspects d’exagération et de faveur pour le clergé demandent un fonds annuel de cent millions pour la dépense du culte. Ce fonds se trouvera-t-il, d’après le résultat de vos précédents décrets et des nouveaux qu’on vous propose? Cette connaissance devient indispensable, pour ne pas compromettre la disposition des biens ecclésiastiques que vous vous êtes réservée. Si la dîme restait abolie, il faudrait soustraire des revenus possibles du clergé. 70 , 000 , 000 liv. Pour la partie des droits féodaux supprimés sans indemnité 2,000,000 Pour la rente représentative de deux cents millions au moins de valeurs terrritoriales et improductives, qu’il faudra vendre pour compléter les quatre cents millions de propriétés ecclésiastiques que vous projetez de vendre ........... 10,000,000 Car vousne croirez pas qu’une (I) Frédéric II, roi de Prusse. [Assemblée nationale. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 février 1790.] 581 vente forcée de biens, regardés jusqu’ici comme inaliénables, puisse être faite à un denier plus favorable que le denier vingt, lorsque tant de propriétés particulières sont à vendre, et peuvent être acquises aimablement et sûrement. Pour les intérêts de la dette du clergé de France et de ses diocèses, au moins ........... 8,000,000 Pour les intérêts de la dette du clergé étranger et des établissements ecclésiastiques du royaume, au moins .......... 4,000,000 La soustraction à faire sur les revenus du clergé sera, dès ce moment, de .............. 94,000,000 liv. Or, les calculateurs les plus exagérés n’étendent pas au delà de cent-cinquante millions la possibilité des revenus ecclésiastiques ................... 150,000,000 Il ne restera donc plus que cinquante-six millions ....... 56,000,000 liv. C’est d’après ce tableau, que personne ne vous avait présenté, et qu’il vous était cependant si essentiel de connaître préalablement, que je vais aborder la question proposée. On vous propose, Messieurs, d’ouvrir les cloîtres, et de rendre au siècle tous les religieux de l’un et l’autre sexe, en fixant à chacun une pension graduée par l’âge dont la moyenne proportionnelle sera huit cents livres par tète. Ainsi la volonté de l’homme pourra rompre à son gré l’engagement qu’il aura volontairement et librement formé. La conséquence naturelle d’une pareille doctrine doit être d’annuler, selon son caprice, tout engagement religieux, civil et militaire. Cette assertion n’aurait pas besoin de développement, pour que l’on pût juger combien ses suites seraient antisociales ; mais il est de mon devoir de vous tracer rapidement les conséquences funestes d’une semblable proposition. Elle attaque, à la fois, la religion, la morale et la politique. En effet, Messieurs, n’est-ce pas s’élever contre la religion que de ne voir dans les vœuxmonasti-ques qu’un joug odieux, de le réprouver, de le briser et d’encourager, par une loi de l’Etat, cette même apostasie que jusqu’ici les lois ecclésiastiques et civiles avaient réprimée? La morale sera essentiellement attaquée , car l’effet inévitable de votre décision sera démultipliera la fois les désordres dans le siècle et dans les cloîtres, si vous en conservez. Dans le cloître, Messieurs, quelle règle, quelle subordination y laisserez-vous ? Plus d’attachement, plus d’obéissance pour les supérieurs ; le plus léger prétexte, le moindre sujet d’humeur fera déserter les cloîtres ; personne ne voudra obéir; personne ne pourra commander. A quel malheur n’allez-vous pas dévouer ces asiles, autrefois si paisibles ! Dans le siècle, combien de sujets de scandales n’allez-vous pas causer 1 Des passions, qui se réveilleront avec d’autant plus d’énergie qu’elles auront été comprimées plus longtemps, auront peut-être des explosions fâcheuses: l’inexpé-riense, l’ignorance du monde, l’isolement où se trouveront la plupart des individus, tout, jusqu’à la simplicité des premières mœurs, rendra les fautes plus faciles ; et cependant l’état saint qu’on aura quitté les aggravera aux yeux des hommes et la masse des désordres grossira avec les scandales. Quel moyen de régénération pour les mœurs publiques ! La politique elle-même ne serait pas respectée dans cette opération. Elle vous défend d’étendre sans besoin les charges de l’Etat, et par les pensions que vous serez forcés de donner, vous les étendrez au delà de vos moyens. La politique vous défend de troubler l’ordre social, et vous le troublerez en reportant au sein de leurs familles les citoyens sortis des cloîtres. Les droits de l’homme leur en auront ouvert les portes. Ces droits devront les suivre dans le siècle. L’ordre des successions changera donc avec eux et pour eux. Les clauses des contrats seront annulées ; je veux que dans votre sagesse vous croyez devoir restreindre ces droits ; aurez-vous la force de résister à la voix de la justice qui réclamera pour eux l’exercice entier de leurs premiers droits ? Si vous le faites, la renonciation à sa portion d’héritage faite par une religieuse rendue au monde, ou par un religieux qui neserait pas engagé dans les ordres sacrés, tiendrait-elle contre le cas d’un mariage légal dont il résulterait des héritiers naturels que la loi a toujours eu coutume de réintégrer ? Je ne parle pas des ministres, des haines, des querelles et des procès qui déchireraient le sein des familles, et que le législateur véritablement sage doit toujours prévoir et qu’il doit éloigner avec soin, quand il en a le pouvoir. Ou vous a proposé de donner à tous les religieux mendiants une pension égale à celle des religieux rentés. Il est juste de les doter, et cette proposition se présente sous un jour favorable. Mais la justice doit marcher avant la générosité, et le religieux renté a un droit incontestable à une pension proportionnée aux biens dont jouissait l’ordre dont il était membre. Ce principe de justice distributive a échappé au rapporteur de votre comité ecclésiastique. 11 vous a proposé de fixer à huit cents livres de pension chaque tête qui aura préféré de rester dans le cloître. Encore veut-il que sur cette pension, déjà si modique, soient prélevés les frais du culte et des réparations. Cette annonce a jeté la consternation dans tous les monastères de la capitale, et les autres dispositions du projet n’étaient pas faites pour dissiper cette première alarme. Le rapport ne s’explique pas sur le sort réservé aux religieuses. Mais du moment qu’elles ne recevront plus de novices, elles seront obligées de renoncer bientôt à la ressource des pensionnats, qui les aidaient à subsister ; dans leur triste position, une pension individuelle de huitcents livres n’aura rien d’exagéré. Votre intention, sans doute, est que l’inquiétude, dubesoin, n’assiège pas leurs derniers jours et qu’elles vivent heureuses. Le nombre des religieux des deux sexes, dans toute l’étendue du royaume, est au moins de cinquante-deux mille. En partant de ce nombre et de la fixation de huit cents livres pour chaque tête, la dépense sera d’environ quarante deux millions. L’Etat, Messieurs, pourrait-il supporter cette surcharge? acquitterait-il fidèlement cette dette sacrée, cette obligation qu’il aurait solennellement contractée ? S’il ne l’acquittait pas avec fidélité, si tant de malheureuses victimes de la spéculation financière, que l’Etat aurait faite sur leurs biens, étaient réduites à demander en vain leur 582 [Assemblée nationale. f ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 février 1790.1 paiement ..... jetées dans le monde, sans état, sans crédit, sans ressources ..... cette supposition fera frémir toute âme sensible; mais telle serait la perspective que votre opération pourrait faire entrevoir aux personnes les moins prévoyantes. Et, Messieurs, n’avons-nous pas, en ce moment sous nos veux un triste exemple fait également pour intéresser et pour éclairer nos cœurs? Qu’arrive-t-il aujourd’hui aux membres dispersés de cette société célèbre consacrée à l’éducation publique, à qui la France a peut-être dû la plupart de ses grands hommes, et la gloire des derniers siècles? Il leur arrive, Messieurs, ce qui arrivera à ces milliers de nouveaux pensionnaires que vous voulez donner à J’Etat. Leur pension, et quelle pension encore 1 une pension honteuse, avilisante et barbare, de quatre cents livres, qui ne leurestpas payée!— Ces vieillards, semblables aux débris de ces beaux édifices de l’antiquité, que l’on admire et que le goût consulte encore dans leur état de ruine, ces vieillards, les ornements, les soutiens et les modèles des diocèses qui les ont recueillis (le mien, Messieurs, a le bonheur d’être de ce nombre), ces vieillards attendent plusieurs termes échus de cette pension si insuffisante, et, sans les secours de la charité, obligée de leur cacher la main qu’elle leur tend, ils périraient de besoin, de faim et de misère ; et cependant la suppression de l’ordre des jésuites avait laissé à l'Etat des biens beaucoup plus que suffisants pour leur faire un meilleur sort, et surtout pour leur payer avec exactitude celui qui leur était fait. Revenons, Messieurs, à notre calcul. La dépense de l’Etat pour ses nouveaux pensionnaires serait donc d’environ quarante-deux millions...., ......... ... ........ 42,000,000 1. Cette partie de dépense, calculée avec la déduction ci-dessus rapportée, de quatre-vingt-quatorze millions, ci. . ......... ... 94,000,000 Donne un résultat de ..... 136,000,000 Mais il faut ajouter les impositions nationales, les contributions communes et locales, les reconstructions et réparations des fermes et bâtiments d’exploitation, l’acquittement des fondations (car vous voudrez qu’elles s’acquittent), pour le tout, un quart au moins du revenu total. Ce quart, soustraction faite du produit des dîmes, supposées abolies, de la partie des droits féodaux, supprimés sans rachat, et de la portion des domaines ecclésiastiques vendus, sera d’environ quatorze millions ........ ..... 14,000,000 La totalité de l’emploi prévu des revenus ecclésiastiques sera donc déjà de .................. 150,000,000 Déjà, Messieurs, la dépense égale la possibilité du revenu ecclésiastique ; rien n’est encore attribué à l’entretien du culte et des ministres; votre comité cependant vous avait encore préalablement présenté de nouveaux projets. Solon lui, c’est à la nation d’administrer les biens ecclésiastiques. L’argument invincible dont il appuie cette assertion, il le tire de l’avantage de ne point embarrasser par des soins temporels le ministre des autels. Cette vue est sûrement très morale : mais il y aurait, ce me semble, plus de justesse à dire que c’est à celui à qui la jouissance d’un bien quelconque a été donnée de veiller à sa conservation et de l’administrer. L’expérience et les principes combattent d’ailleurs victorieusement cette proposition de votre comité. L’expérience, Messieurs, démontre suffisamment que tous les biens appartenant aux communes, soit des villes, soit des villages, sont mal et très mal administrés; cependant c’est la nation, soit de la ville, soit du village, qui administre ou afferme à vil prix. Les paiements sont inexacts, les demandes en indemnité fréquentes et fréquemment accordées ; des insolvabilités continuelles, soit de la part des fermiers, soit de la part des comptables ; en un mot, il n’est guère d’administration de cette espèce où pareilles causes n’enlèvent pas, dans le cours de dix années, la valeur au moins d’une année de revenus. La nouvelle constitution aura bien de la peine à changer, à cet égard, les choses dans les campagnes. Là seront vos administrateurs locaux ; mais quels seront-ils? Dans la plupart des villages, ce sera une municipalité composée de trois personnes, suivant l’organisation que vous avez décrétée : ces trois personnes renouvelleront les baux, vendront les bois, percevront les revenus et auront le dépôt de ces mêmes titres, que souvent il leur sera si essentiel et presque toujours si facile de supprimer. Dans une communauté peu nombreuse tout le monde est lié de parenté, d’amitié et d’intérêt; ce mode d’administration serait-il sage ? n’entraînerait-il pas les iDconvénients les plus graves ? L’arrière-but du plan proposé serait peut-être de confier à des régisseurs généraux cette immense manutention. Ce parti, Messieurs, serait diamétralement contraire à la liberté nationale que vous voulez établir : les provinces souffriraient-elles que les agents avides d’une régie étrangère vinssent fondre sur leurs campagnes, forcer tous les baux, rendre toutes leurs clauses de rigueur, multiplier les contraintes, ruiner les laboureurs, épuiser les terres, tyranniser les villages, étendre partout la véritable et la plus odieuse aristocratie et élever sur la ruine, le sang et les débris du malheureux, l’excès et le scandale de leurs fortunes. A tous ces maux, ajoutez les frais énormes inséparables d’une régie ; elle absorberait au moins le dixième du produit ; le dixième des cinquante-six millions environ qui resteraient à régir, après les déductions ci-dessus établies, serait de cinq à six millions, 5,000,000. Ce n’est pas tout. On proposait d’assigner aux pauvres le quart du revenu total. En conséquence, dans chaque lieu, le quart du produit des biens ecclésiastiques devrait être versé dans une caisse des pauvres, dont la direction serait, exclusivement au pasteur, confiée au triumvirat municipal. Dans ce plan, qui renferme des vues louables à beaucoup d’égards, ce serait encore, après la déduction faite, sur la masse totale, d’un dixième pour les frais de régie, un prélèvement à faire d’environ onze millions, 11,000,000. La récapitulation de toutes ces dépenses, préalables à l’entretien du culte et des ministres , donnerait une somme de 166,000,000, c’est-à-dire que ces dépenses secondaires excéderaient de seize millions la possibilité reconnue des revenus du clergé. Ce calcul méritait sans doute de fixer l’attention de votre comité et de l’Assemblée. On dira peut-être qu’on pourra vendre pour [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 février 1T90-] 583 quatre cents millions de valeurs mortes, comme maisons et emplacements appartenant à l’Eglise, et qu’en conséquence il faut soustraire du calcul les dix millions de rente,, représentatifs de valeur de deux cents millions de biens territoriaux et productifs. Je n’estime pas, à beaucoup près, qu’il puisse être vendu pour une pareille somme de valeurs mortes ; mais en l’admettant, la dépense, provisoirement déterminée par vos décrets, déborderait encore de six millions la possibilité des revenus du clergé, avant qu’il eût été rien attribué à l’entretien du culte et des ministres. Voilà pourtant, Messieurs, où vous mènent ces motions isolées, étendues ou divisées avec art, qui se pressent et se précipitent sans cesse avec une incroyable rapidité. Encore quelques décrets, et il ne restera plus rien de ces vastes possessions qui naguères excitaient l’envie, mais dont bientôt la déplorable dilapidation fera pitié. Dans cette triste subversion, qui pourvoira à l'entretien du culte ? Je vous laisse à juger, Messieurs, quel sera, pour la religion de nos pères, l’effet de la réaction inévitable ; et, sans l’avoir prévu, sans l’avoir voulu, vous aurez la douleur éternelle d’avoir été les instruments et les agents de sa ruine. Que diront les provinces, en voyant aboutir à ce terme la disposition des biens ecclésiastiques , que vous vous étiez attribuée pour agir, disiez-vous, d’après leurs instructions et sous leur surveillance ? Que répondrons-nous aux vertueux citoyens qui nous ont envoyés, lorsque, sur leurs foyers, devenus nos maîtres et nos juges à leur tour, ils nous demanderont le compte que nous leur devons ? Que diront-ils, lorsqu’ils auront vu les fondations de leurs pères dissipées, la religion ébranlée, les autels et les ministres dépouillés, les cloîtres ouverts et profanés, les biens de l’Eglise mis à l’encan, la subsistance des pauvres compromise, les campagnes frappées de stérilité par la suppression de ces établissements religieux qui leur donnaient la vie, en entretenant le travail et la circulation? Prévenons, Messieurs, prévenons des plaintes légitimes et des maux irréparables. Arrêtez l’im-pétuosité de vos décrets; éclairez vos consciences avant qu’on les entraîne. Le plan de votre comité n’a point de base ; il n’a calculé ni la nécessité des dépenses, ni la possibilité des ressources. La gloire du barreau ne suffit pas pour procurer cette immensité de connaissances de détails dont le régime ecclésiastique est enveloppé. Ordonnez à ceux dont la vie est consacrée à les connaître, et qui ont fait une étude particulière de les méditer ; ordonnez-leur de vous présenter des projets possibles, et dont la combinaison sache toujours allier la nécessité avec la justice. Le moment est venu de ramener la sécurité dans tous les esprits : c’est lorsque les fondations d’un grand édifice viennent dmtre posées qu’il faut surtout éviter les ébranlements. Un honorable membre vous l’a dit sagement : « Il est d’une nation qui se régénère, de ne jamais s’écarter des lois de la justice. Ce qui est juste est encore politique. Il faut que la Révolution mécontente le moins de citoyens possible. » Oui, Messieurs, la sécurité générale doit être, si je peux m’exprimer ainsi, la clef de voûte de notre constitution; seule, elle assurera mieux sa solidité que la force des légions armées et l’appareil menaçant de la guerre. Et quelles circonstances en firent jamais plus impérieusement la loi que celles où la France se trouve aujourd’hui ? Chaque jour voit crouler autour de nous quelque appui du système financier de l’Etat. Le crédit public est anéanti; la confiance a disparu; le numéraire s’est caché; la circulation est interrompue et les affaires publiques vont toujours se détériorant. Ce malheur, Messieurs, est sans doute inséparable d’une grande révolution, où la machine politique est agitée en tout sens et avec tant de violence ; mais il ne faut pas s’y tromper, il est encore plus l’ouvrage de cet ébranlement convulsif et presque continu qu’ont éprouvé à la fois toutes les propriétés. Si ce n’est pas toujours les propriétés physiques, ce sont du moins les propriétés morales du citoyen, son état, ses goûts, son libre arbitre qui sont attaqués par des motions violentes et trop souvent irréfléchies. Ah ! Messieurs, c’est assez de ruines ; sortons, sortons enfin du milieu de tant de décombres amoncelées: ce n’est pas par de nouveaux malheurs que nos finances se rétabliront, que les créanciers de l’Etat, cette classe de citoyens si nombreuse et peut-être si alarmée, pourront être payés ! Renonçons à tous ces remèdes empiriques dont l'annonce fastueuse semble promettre la vie, mais dont l’effet inévitable est de donner la mort. Ce n’est pas d’évacuer les cloîtres, c’est de remplir le Trésor public qu’il faut s’occuper, et s’occuper sans délai. Hâtons-nous d’organiser le nouveau système de finance, d’établir le niveau des dépenses, d’y proportionner les recettes, de régler la masse des contributions publiques, d’aàsurer la perception dans les provinces, et de rétablir l’ordre partout, par une autorité centrale et constitutionnelle ; voilà, Messieurs, notre devoir, notre devoir pressant, le plus pressant de tous. Le temps ne manquera point aux réformes à faire sur le temporel du clergé : car il faut qu’il en soit fait; mais bientôt peut-être le temps manquera pour remédier aux dangers imminents et à la catastrophe terrible de nos finances. Empêchons, empêchons du moins que jamais on puisse accuser d'un semblable malheur la marche incohérente de nos travaux. Pour me résumer, je pense que, conformément au décret du 2 novembre, il ne peut être rien statué sur la suppression des corps religieux que d’après les instructions des provinces; que rien, à cet égard, ne doit être exécuté que sous leur surveillance; et que la loi suprême du salut de l’Etat exige que l’Assemblée s’occupe sans délai, et dès ce moment, du rapport et de la plus prompte organisation possible du nouveau système de finances, seul remède aux maux incalculables qui menacent la fortune publique. Une partie de la salle applaudit et demande l’impression de ce discours. — L’Assembée décide qu’il n’y a pas lieu à délibérer. On propose de fermer la discussion. MM. de Cazalès et d’Eprémesnil s’y opposent, et réclament l’exécution du règlement qui veut qu’une motion importante soit discutée pendant trois jours. M. le Président consulte l’Assemblée, qui renvoie à demain, samedi, la suite delà discussion. Elle décide, en même temps quelle ne se séparera pas demain sans avoir porté un décret sur la première question conçue en ces termes : Les ordres religieux seront-ils abolis? Y aura-t-il des exceptions ? M. le marquis d’Estourmel, député du Cam-