[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 décembre 1789 ] 575 ter partout les leçons, les sentiments et les principes de l’Assemblée. M. Pinterel de Louverny, député de Château-Thierry, demande la permission de s’absenter pendant deux jours , pour des affaires très-iutéressantes. Cette permission lui est accordée. M. Malouet reprend sa motion de la précédente séance tendant à fixer des bornes à la juridiction des municipalités. Ce que je propose, dit-il, et ce que j’ai déjà proposé deux fois, tend à empêcher les grandes municipalités de prendre un empire sur les municipalités de moindre considération. (L’Assemblée se montre impatiente). L’orateur se hâte de lire deux articles portant : 1° qu’aucune municipalité n’aura, en administration, autorité ni juridiction sur une autre ; qu’elle ne pourra rendre ses arrêtés exécutoires ni les faire proclamer et afficher hors de son territoire ; 2° qu’il sera défendu à toutes les municipalités des villes capitales et principales et à toutes autres, de prononcer par statuts et règlements sur les détails de la haute police et d’administration générale, autrement qu’en exécution des décrets de l’Assemblée nationale sanc-;onnés par le Roi. M. Charles de Lameth. La disposition qui nous est proposée est inadmissible dans les circonstances actuelles. Si elle était admise, personne ne pourrait prévoir où s’arrêterait le désordre dans la capitale, car vous n’ignorez pas à combien de pouvoirs la municipalité de Paris a succédé et dans combien d’occasions elle a été obligée d’outrepasser les attributions qui lui sont confiées dans un autre ordre de choses. Si vous adoptiez la motion, vous mettriez la subsistance de la capitale entre les mains du premier intrigant venu. Voilà les motifs qui m’engagent à demander la question préalable. M. Defermon. Qu’avons-nous décrété sur les municipalités ? qu’elles seront chargées de la perception et du recouvrement des impôts. Vous décréterez plus tard quels statuts elles pourront faire relativement à la police ; mais le faire à présent serait exposer les campagnes aux plus grands désordres. Je demande que la motion soit ajournée jusqu’au moment où l’on s’occupera de l’organisation du pouvoir judiciaire. M. Dufraisse-Duchey. Les craintes des préopinants sont autant de chimères, tandis qu’il serait du plus grand danger que les grandes villes, profitant de l’influence que leur donne nécessairement leur population, s’arrogeassent une espèce d’empire surfes villes d’une faible importance. M. le vicomte de Alirabeau parait à la tribune. On demande la clôture de la discussion. Elle est prononcée. M. le vicomte de Alirabeau, s’écrie : On nous ferme la bouche dès que nous voulons décadré les provinces et les opprimés 1 M. le Président consulte l’Assemblée quidé-ide qu’il n’y a pas lieu à délibérer, quant à présent, sur la motion de M. Malouet. L’ordre du jour appelle la discussion de la motion de M. le comte de Mirabeau relative aux grades administratifs et aux conditions d’éligi - bilité. M. le Président rappelle que cette motion, faite dans la séance du 10 décembre au matiu , propose qu’il soit décrété que, pour être membre de l’Assemblée nationale, il faudra y avoir été député une fois, ou avoir rempli pendant deux ans, des fondions graduellement dans les municipalités , les districts et les départements, ou avoir occupé, durant trois ans, un office de judi-cature. M. Barrère de Vieuzac (1). Messieurs, quoique le premier soin des législateurs soit de se défier de l’éloquence, et d’examiner froidement ce qu’elle lui présente avec enthousiasme, je ne peux m’empêcher de rendre un hommage public aux grandes vues que M. de Mirabeau a développées hier dans cette même tribune. C’est une sublime pensée de mettre de la fraternité entre toutes les fonctions publiques. C’est une belle conception législative de jeter un voile d’honneur sur toutes les magistratures, de changer tous les emplois publicsien témoignage de vertu, défaire de ces dépôts, que la patrie confie à un citoyen, autant de titres pour parvenir aux fonctions les plus éminentes de la société. Il fallait surtout, en régénérant les municipalités, effacer les traces de cette espèce de flétrissure que l’orgueil, les préjugés , le despotisme des agents subalternes du pouvoir, et le fisc lui-méme, leur avaient imprimées depuis un siècle. 11 fallait engager tous les citoyens sans distinction à servir la patrie avec le même zèle, dans les magistratures les plus inférieures, pour mériter la préférence sur leurs concurrents. Il fallait enfin ouvrir le trésor de l’honneur, au lieu d’accorder à ces faits odieux de privilèges, des exemptions et de vaines prérogatives. C’est ainsi, Messieurs, qu’à Rome, par une allégorie admirable, on n’arrivait au temple de l’honneur qu’en passant par celui de la vertu. Mais, en adoptant ces grandes vues de législation, devons-nous adopter aussi l’application qu’en fait M. de Mirabeau? Devez-vous exiger rigoureusement cette marche expérimentale, et ces honneurs graduels? Devons-nous exclure, avec sévérité, des grands honneurs ceux qui n’auront pas parcouru toute l’échelle politique que l’auteur de la motion a élevée devant vous ? C’est ici que les doutes se présentent.... Je ne dirai pas que la motion de M. de Mirabeau détruit absolument vos décrets qui admettent des éligibles à l’Assemblée nationale, âgés de 25 ans, puisque, d’après son calcul, il faudra avoir 35 ans révolus pour y parvenir. Je ne dirai pas que cette motion fait revivre les trois degrés d’élection que vous avez sagement proscrits, dans l’idée de donner au peuple une influence plus directe, et un champ plus vaste à l’élection. Je ne dirai pas que la motion tend à faire administrer toutes les municipalilés par des jeunes gens âgés de 21 ans, tandis qu’il importe à la nation que des hommes mûrs soient chargés de ces fonctions importantes mêlées de justice, de police, d’administration et de pouvoir militaire; le bon sens de l’administration est bien différente du génie des lois. (1) L’opinion de M. Barrère de Vieuzac n’a pas été insérée au Moniteur. 576 [Assemblée nationale.} ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 décembre 1789.) Mais ce que je dirai, ce que je prouverai sans peine, c’est que la motion de M. de Mirabeau tend à resserrer le cercle des éligibles déjà si fort rétréci parvosdécrets;c’estqu’elle tend à concentrer les élections dans un plus petit nombre de citoyens qui auront eu assez de fortune pour s’occuper entièrement pendant dix années de l’administration publique. C’est en cela, Messieurs, que je découvre une véritable lésion des droits des citoyens , une brèche faite à la déclaration des droits, et des bornes mises au droit naturel de représentation. Loin de nous donc ces transitions administratives, ces espérances graduelles, dès qu’elles peuvent nuire au premier, au plus sacré de tous les droits! Parmi les autres inconvénients que produirait cette motion, si elle est admise telle qu’elle est rédigée, l’homme le moins susceptible de réflexion y aperçoit l’impossibilité, presque certaine, d’avoir, même dans dix ans, un nombre suffisant d’éligibles, pour que la confiance populaire ait la latitude qui lui est due, et qui lui est nécessaire. Qui d’entre vous n’est pas persuadé que les citoyens dignes d’administrer leur pays, ou de former ses lois, ne peuvent pas avoir été tous, dans quelle période de temps qu’on le suppose, membres des corps municipaux et administratifs, ce serait cependantune injustice manifeste de les exclure. Une pareille loi avait été proposée aux Américains par l’abbé de Mably, dans un de ses ouvrages. Voici ses paroles: « 11 voulait que chaque république se fît une loi de ne charger de ses pouvoirs, dans le congrès continental, que des citoyens qui auraient été employés dans le conseil, auquel il a confié la puissance exécutrice, et qui s’y seraient distingués par leur probité et leurs talents. Je voudrais, disait-il, que le plus grand honneur , auquel puisse aspirer un citoyen , fût d’être délégué au conseil de vos A mphictyons. » Quelques Américains ont réfuté l’abbé de Mably; ils ont craint, en adoptant une pareille loi, de borner à un trop petit nombre leurs éligibles au congrès ; ils ont pensé que tous les citoyens étaient également appelés à faire des lois, si la république les trouvait capables, quoiqu’ils n’eussent point exercé d’autres fonctions publiques. Quant à l’honneur , disaient ces zélés républicains , nous pensons qu’un citoyen est assez honoré par la place que la patrie lui confie, de quelque nature qu’elle soit, et que cet honneur est plus ou moins grand, suivant la manière plus ou moins distinguée dont il remplit ses devoirs ...... Laissons donc, Messieurs, aux peuples, laissons aux électeurs le soin et la liberté de reconnaître les services qu'on aura rendus, et ne craignons pas que le peuple, restitué dans ses droits et libre dans ses suffrages , ne distingue, avec autant de sagacité et de justice, les hommes dignes de sa confiance pour le corps législatif. Les municipalités, devenues électives, s’élèveront d’elles-mêraes au-dessus des préjugés absurdes, et des tyrannies de la vanité. Elles deviendront l’objet de toutes les ambitions nobles, de toutes les volontés pures, de toutes les vertus populaires. Mais si vous en faites un degré pour arriver à l’Assemblée nationale, vous les perdrez en voulant les honorer. Ce ne sont jamais les titres de ceux qui occupent les places qui les relèvent, mais la vertu et le mérite de ceux qui les exercent. La gradation expérimentale qu’on nous propose ressemblerait bientôt à ces grades dérisoires que les lois avaient prescrits pour encourager l’étude des lettres et des lois par l’aptitude à la possession des bénéfices, ou des offices de judicature; et les fonctions administratives ne seraient que de vains titres d’ambition et de vanité. Faut-il pour cela, Messieurs, abandonner le plan de M. de Mirabeau? faut-il rejeter sa motion ? Non, sans doute; les idées morales qu’elle renferme méritent d’être consacrées solennellement dans vos lois. Voici les motifs de l’usage qu’on en peut faire : Il faut distinguer le Corps législatif du corps administratif. Je ne parle, d’abord, que de l’éligibilité pour les Assemblées nationales. Déjà vous avez rejeté le tribut civique qu’on vous proposait comme un moyen d’éligibilité, et vous avez été aussi justes que politiques; la loi et la constitution auraient eu un caractère de fiscalité indigne d’elle et de vous. Vous avez décrété que la réception civique, et le serment patriotique ne dispenseront pas des autres conditions d’éligibilité; et ces moyens vous ont paru insuffisants pour obtenir une" pareille dispense. Mais aujourd’hui, Messieurs, jetez les yeux sur vos décrets concernant l’éligibilité; voyez à quel point vous avez borné la confiance des peuples, et affaibli ses espérances , qui sont son unique domaine ; voyez à quel petit nombre vous avez réduit ces éligibles. Voulez-vous resserrer encore le cercle ou l’étendue? Voulez-vous servir ou détruire la liberté publique? Eh bien, Messieurs, M. de Mirabeau vous propose évidemment de restreindre le cercle des éligibles; car il y aura bien moins d’hommes qui aient obtenu deux fois les suffrages publics pour les administrations et les municipalités, qu’il n’y en a dans ce moment d’éligibles à l'Assemblée nationale, d’après vos décrets. Je vous propose au contraire d’étendre ce cercle, et d’augmenter la latitude de la confiance publique. M. de Mirabeau inflige une sorte de peine par l’exclusion qu’il donne à ceux qui n’auront été ni du district, ni du département, ni de la municipalité. Et moi, Messieurs, je vous propose de donner un encouragement à ceux qui, n’ayant pas les autres conditions, auront été deux fois d’un district, municipalité ou administration. On vous propose d’éloigner le citoyen qui n’a pu être officier municipal ou administrateur. Je vous propose d’encourager le citoyen vertueux, éclairé, qui n’aura pas assez de fortune pour être imposé au marc d’argent. ün vous propose de faire une nouvelle condition d’éligibilité; et je vous propose d’en faire un titre de dispense. J’ajouterai même dans la classe des hommes qui pourraient aspirer à l’éligibilité sans avoir rempli les conditions prescrites, ceux qui auront exercé, pendant quatre années, cette magistrature aussi morale que politique, aussi religieuse que civique, qui maintient les peuples dans la fidélité aux lois, qui secourt les indigents, et console les malheureux. Tournez donc, Messieurs, des regards favorables vers les moyens d’encourager le civisme, au lieu de l’atténuer et de le refroidir. C’est l’opinion qui dirige les hommes. C’est la majesté des récompenses publiques qui commande tous les sacrifices, tous les travaux utiles. Dans une nation chez laquelle l’amour de la patrie vient 577 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 décembre 1789.] s’identifier à l'honneur, vous pouvez attacher les citoyens à toutes les fonctions importantes de la société. C’est ici la cause de la nation que je défends; car elle n’a pas d’autre moyen de récompenser les différents services publics et de s’acquitter envers ceux qui les font, que de dispenser les bons citoyens et les hommes éclairés, des conditions que la fortune a imposées, ou que M. de Mirabeau vous a proposées : c’est pour elle-même que la nation agit lorsqu’elle encourage ainsi à la servir. Je propose l’article suivant: Tous les citoyens français qui auront réuni deux fois les suffrages du peuple, comme membres de quelqu’une des assemblées administratives de département, de district ou de municipalité, ou qui auront rempli, pendant quatre années au moins, une place de magistrature, civile ou religieuse, seront dispensés des autres conditions de l’éligibilité pour l’Assemblée nationale; et ceux qui auront été une seule fois membres des municipalités, seront dispensés des autres conditions d’éligibilité pour les assemblées administratives de département et de district. M. Verchère de Reffye. Quelque intéressante que soit la motion, elle est moins pressante que beaucoup d’autres objets de constitution. Je demande qu’elle soit ajournée, et qu’on s’occupe en ce moment de la constitution militaire. M. le comte de Clermont-Tonnerre. Quoique l’exécution de la motion soit éloignée, les effets en seront prochains; il est important qu’elle soit promptement prise en considération. M. Rœderer. Une des raisons sur lesquelles M. de Mirabeau fonde sa motion est de rendre honorables à tous les citoyens les premières fonctions de la société. Beaucoup de gens, faits pour remplir les places des municipalités, les dédaigneront, si elles sont isolées des autres emplois publics. En en faisant des échelons pour les emplois supérieurs, ils s’empresseront sur-le-champ de les occuper, quoique J’effet de la motion ne doive avoir lieu qu’en 1797. Je pense en conséquence qu’elle ne doit pas être ajournée. Elle est susceptible de beaucoup d’amendements; mais, après avoir fait le départ du bien et du mal qu’elle renferme, elle pourra être décrétée. Je propose de la discuter sur-le-champ. M. Duport (1). Messieurs, s’il s’agissait de lutter de talents avec ceux qui ont parlé avant moi, je serais effrayé sans doute; mais heureusement il s’agit de raison, et l’on sait que le talent et la raison ne sont pas toujours d’accord. La question que vous avez à décider est celle-ci : Vouions-nous recommencer noire constitution? — au lieu de l’Assemblée nationale, établir un Sénat ? — au lieu de créer un gouvernement pour les peuples, sacrifier les peuples au gouvernement? On vous a dit qu’il fallait rendre plus intéressantes et plus recherchées les fonctions des assemblées d’administration et de municipalité. On vous a dit encore qu’il fallait amener aux législatures des hommes capables et éclairés dans l’administration. Ces vues sont désirables, mais il ne faut pas sans doute y sacrifier notre liberté. (2) L’opinion de M. Duport n’a pas été insérée au Moniteur. lre Sérié, T. X. D’abord pour les appuyer, l’on vous a cité, et bien gratuitement à mou avis, l’exemple des Romains. Chez ce peuple, toutes les fonctions, tous les honneurs étaient graduellement conférés aux citoyens. L’on commençait par les fonctions municipales, ensuite celle de trésorier, de juge, enfin de général d’armée. C’est ainsi qu’en alliant toutes les fonctions publiques, on les soumettait toutes à un même esprit ; au Jieu que divisées dans nos gouvernements modernes , elle ont fait naître, dans les corps, des esprits et des principes différents. Cette gradualité des fonctions, qui tend à fortifier l’unité dans le gouvernement, est essentiellement utile dans l’ordre du pouvoir exécutif, mais elle est absurde et nuisible dans l’ordre de la législation. Lorsque des hommes exercent seuls ou en petit nombre des fonctions publiques, lorsque ces fonctions leurs confèrent un grand pouvoir, alors la liberté publique veut qu’on les environne de près de l’opinion, qu’on accumule autour d’eux les motifs de bien user de leur pouvoir, qu’on prenne dans leur intérêt même un garant de leur bonne conduite, en un mot qu’on mette leur intérêt d’accord avec leur conscience. Mais l’Assemblée nationale n’est point cela. Ce n’est point un sénat comme à Rome; ce n’est point un tribunal, ni une assemblée purement administrative, comme on voudrait la faire envisager : c’est une réunion de citoyens, dont le but est de censurer, contenir et diriger tous les pouvoirs. Elle n’en exerce proprement aucun, parce qu’elle les renferme tous. C’est le foyer de tous les principes, de la raison et de la justice qui vivifie, anime et rectifie toutes les parties de l’ordre social. Il est tellement hors de propos, à mon sens, d’exiger que l’on ait été membre des assemblées administratives, pour devenir membre de la législature, qu’il serait facile de prouver que l'opinion contraire est vraie. Je voudrais que tous les membres de la législature eussent l’expérience de tous les pouvoirs, non pour les avoir exercés, car ils seraient portés à les étendre, mais pour y avoir été soumis, parce qu’ils seraient portés à les restreindre. L’Assemblée nationale a pour unique objet d’exprimer la volonté du peuple, et non la volonté de ceux qui le gouvernent; et pour cela il est nécessaire que le peuple rentre souvent, pleinement et sans restriction dans son droit de choisir ses représentants. C’est d’abord la seule manière de le consulter d’après notre constitution; et d’ailleurs, une réunion d’administrateurs et de juges peut-elle présenter l’idée d’une assemblée qui ne doit ni administrer, ni juger, ni gouverner, mais contenir et réprimer ceux qui jugent, qui administrent, qui gouvernent. Il existe d’autres inconvénients encore à la motion . La nature semblait entièrement d’accord avec nos idées. Elle a réparti entre les hommes des talents divers. Elle les a surtout séparés en deux classes bien distinctes : ceux qui se plaisent aux détails, qui dévorent les difficultés, et que le travail le plus long ne rebute point; et les hommes pins paresseux peut-être, mais plus méditatifs, plus propres par conséquent à généraliser leurs idées, et à voir l’ensemble des affaires; les premiers semblent appelés à exercer des fonctions administratives, les seconds sont plus propres à devenir membres des législatures. La fortune les différencie également. Il est beaucoup d’hommes estimables qui seraient détournés de 37 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 décembre 1789. { 578 se présenter pour l’Assemblée nationale, par l’obligation de passer huit ans dans les assemblées administratives, ou l’impossibilité de le faire. On vous a prouvé que le décret présenté tendait à reculer à 35 ans au moins l’âge où l’on pourrait devenir membre de la législature. L’on vous invite en cela à contrarier la nature des choses. Il faut sans doute de la maturité pour les assemblées législatives; mais j’ose le dire, qu’il en faut davantage pour administrer. C’est là surtout où la sagesse de l’esprit est recommandable, et que la hardiesse des pensées et des vues si naturelles à la jeunesse, est presque inutile. On voit avec plaisir quelques jeunes gens dans une assemblée nombreuse. Un maire de 21 ans est presque ridicule. Enfin, Messieurs, vous remarquerez sans doute que l’on cherche à reproduire ici ce système funeste que vous avez rejeté avec une généreuse unanimité, celui qui établit trois degrés dans l’élection. Mais pourquoi s’arrêter plus longtemps à réfuter un projet aussi impossible que dangereux. Permettez-moi, Messieurs, de mettre sous vos yeux ce calcul qui, je pense, terminera la question. On vous propose de décréter que dans huit ou dix ans il n’y ait d’éligibles, que ceux qui auront été deux fois membres d’administration provinciale, de municipalité, ou qui auront exercé quelque office de judicature. En supposant 80 départements et 6 districts, par département, cela fait en tout 108 membres employés dans les fonctions administratives. Au bout de deux années ils seront renouvelés par moitié, et ne pourront être réélus qu’au bout de deux autres années ; de sorte qu’en supposant que ceux qui ont été des premières assemblées soient tous encore des secondes, supposition bien favorable, au bout de huit années il n’y aura encore d’éligibles, dans chaque département que 108 individus, et au bout de dix années 162. Ajoutez à ce nombre quelques juges, car on ne peut pas vouloir les élire tous, 40 par exemple, cela fera 148 ; restent les municipalités. Assurément un maire de village peut être un excellent représentant de la nation ; mais qu’il n’ait celte qualité uniquement que parce qu’il est maire de village, cela paraît difficile à concevoir : resterait encore à savoir s’il peut, ou s’il veut être membre de la législature. A cela, je sais bien la réponse que l’on veut faire : on veut que les hommes riches soient engagés à prendre les places de municipalités, par l’espoir d’être membres de l’Assemblée nationale. Mais cela même est un inconvénient; on choisira les hommes moins pour la place qui est vacante, que pour celle qu’ils devront un jour obtenir; les places seront demandées par des motifs d’ambition et peut-être d’intrigue ; et jusqu’à ce que le patriotisme ait tout agrandi, tout anobli, ou plutôt tout mis à sa place, les emplois de municipalités seront abandonnés à des hommes qui n’auront pas la connaissance, la patience ou le zèle nécessaires pour les biens remplir. Je mets cependant qu’avec les municipalités des villes cela puisse faire en tout 500 hommes éligibles environ dans huit ou dix ans. Gela posé, voici mon calcul : Le comité a supposé le nombre des citoyens actifs, être à peu près le sixième des habitants. Cela donne 50,000 habitants par département; réduisons-les à 30,000, alors le nombre des nouveaux éligibles est aux citoyens actifs, comme un à 60; ou, ce qui est la même chose, il exclut les 59 soixantièmes de la France de l’éligibilité. Cette proportion restera toujours à peu près la même, à cause des morts et de ceux qui ne seront pas réélus. Voilà un grand inconvénient, mais ce n’est rien encore. L’on se souvient que les conditions pour être membre des assembléesadministra-tives ne seront pas les mêmes que pour l’Assemblée nationale, qu’il faut pour celles-ci payer un marc d’argent, et seulement la valeur de dix journées de travail pour les assemblées de département. D’après cela, ceux qui auraient rempli des places d’administration ou de municipalité, ne pouvant pas payer un marc d’argent, il pourrait arriver, et il arriverait souvent, qu’il n’y aurait d’éligible que le nombre juste qu’il faudrait élire ; c’est-à-dire que s’il y a 9 à élire, il n’y aurait que 9 environ d’éligibles : alors, comme vous voyez, Messieurs, il n’y a plus d’élection. Bien plus encore, il pourrait se faire que dans plusieurs départements il n’y eût personne d’éligible, ce qui serait une funeste plaisanterie. Dans tous les cas, il est étonnant, j’ose le dire, qu’un homme qui a toujours paru défendre la liberté, oublie que c’est le droit de choisir dans un grand nombre de concurrents, qui assure au peuple une bonne représentation. C’est alors qu’il s’établit entre les candidats une utile concurrence et une émulation de générosité et de bonne conduite pour mériter de fixer les regards du peuple. G’est alors seulement que les hommes riches et puissants sont intéressés à le bien traiter, à être bons, humains et justes; et n’est-ce pas pour le peuple que la révolution s’est faite? qu’ont gagné les hommes riches et puissants dans cet échange d’un despotisme utile contre une gênante liberté, que le bonheur d’avoir contribué à celui des autres hommes ? M. de Mirabeau, à la vérité vous assure, qu’il ne restreint pas la confiance des électeurs, que seulement il lui donne une base. Quel abus de l’éloquence 1 et qu’elle serait un funeste présent, si elle pouvait ainsi transformer le faux en vrai, donner à l’injustice les couleurs de l’humanité et de la raison ! Je vais retracer sous vos yeux la liste de ceux qui ne seraient point éligibles : i° Ceux que vos décrets ont exclus ; 2° ceux qui voyageraient pour s’instruire ou pour puiser des connaissances comparatives sur les lois et les mœurs ; 3° tous les armateurs et presque tous les négociants; 4° presque tous les militaires et autres employés à la chose publique; 5° tous ceux qui seraient malades ou absents, au moment de l’élection, à la première ou seconde assemblée administrative. Ceux qui auraient changé de domicile et n’auraient pas eu le temps de l’acquérir. On ne voit pas quel a pu être l’objet de la destruction des ordres, lorsqu’on produit une pareille idée. Eh! Messieurs, cessons d’insulter le peuple et les électeurs, en les regardant toujours comme incapables de choisir leurs défenseurs. Toute la raison humaine n’est pas renfermée dans cette enceinte : faisons une constitution et des lois, mais gardons-nous de porter atteinte au seul droit que la nation s’est réservé, le seul qu’elle paisse exercer par elle-même, celui d’élection. Nous rien avons pas le droit. Faut-il donc plus de lumières pour faire de simples lois que pour créer une constitution? Nos constituants n’ont pas exigé de nous que nous ayons rempli aucune place ; et nous qui leur devons l’honneur de siéger ici, qui tenons d’eux notre pouvoir, nous les exclurions du droit d’être éligibles ! Je demande si telle est leur volonté? [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [1S décembre 1789.] 57© Un autre honorable membre voyant que cette motion ne pouvait avoir lieu que dans huit ou dix ans, a demandé qu’elle fût ajournée à la première Convention nationale, que peut-être vous jugerez à propos de fixer à ce temps. Pour moi, qui pense que ce qui est absurde aujourd’hui, le sera dans dix ans, je crois que nous n’avons pas le droit d’ajourner à un temps où nous n’existerons plus; je propose très-clairement la question préalable. M. le duc de la Rochefoucauld. La question demande à être profondément discutée; mais elle n’est pas aussi pressante que beaucoup d’autres. Le travail de vos commissaires sur la constitution militaire est suspendu par l’incertitude des principes que vous adopterez pour le mode du recrutement de l’armée. M. le vicomte de Mirabeau. Quel est le bon citoyen qui doit avoir besoin de l’espoir d’une place supérieure pour occuper celle où il peut être utile à sa patrie ? Ce bon citoyen serait un intrigant. La motion tend à faire de toutes les élections des foyers d’intrigue. M. le comte de llirabeau (1). Lorsque, avec une facilité que j’ai admirée autant qu’il était en moi, j’ai vu monter à la tribune pour attaquer, en improvisant, une motion que j’avais la conscience d’avoir longtemps méditée, et qu’appuyait l’opinion de Rousseau, c’est-à-dire de l’homme qui a le plus réfléchi sur les choses humaines, je n’aurais eu qu’à me répéter pour y répondre. Je fus appelé plusieurs fois par un de vos comités, auquel j’ai l’honneur d’appartenir, et je vous demandai d’ajourner la discussion pour que je pusse répondre à M. Barnave. Lorsque cet opinant termina son opinion, en proposant l’ajournement pour 1797, je crus que ce n’était qu’une agréable raillerie ; en effet, c’est la première fois qu’on a voulu empêcher les législateurs d’étendre leurs vues dans l’avenir... On l’a déjà observé : faire une constitution, c’est travailler pour le temps, c’est prévoir, c’est déterminer de loin les moeurs, les opinions, les habitudes. Si la loi que je vous propose est comme la clef de la voûte sociale, si elle unit toutes les parties dans un lien commun, vous ne devez point différer de la consacrer, quoique son exécution soit nécessairement retardée. Ne croyez pas même qu’elle demeure comme une pierre d’attente ; elle influera dès à présent, et sur ceux qui se destinent aux affaires publiques, qui ne dédaigneront pas les fonctions municipales, et sur les électeurs, qui conféreront avec plus de choix des places plus recherchées, et sur les administrations elles-mêmes que l’on envisagera comme un état d’épreuve. On embarrasserait beaucoup l’orateur qui vient de parler avant moi en lui demandant si, lorsqu’il servait dans le premier grade, où il portait les armes avecdistinction,il n’aspirait pas à celui dont il est honoré maintenant? Je ne sais pour quels êtres il peut être vrai que l’émulation soit la même chose que l’intrigue; je ne sais dans quelle race d’hommes le désir de faire le bien est l’unique désir; cette perfection n’est pas faite pour notre terre. Je ne crois pas qu’il soit de la sagesse et de la (1) Le discours de M. le comte de Mirabeau est incomplet au Moniteur. justice de l’Assemblée d’empêcher de répondre à des objections qui seront oubliées si l’on ajourne. Si l’ajournement est à époque fixe, je ne me permettrai pas un murmure; mais s’il est indéfini, je dirai qu’on traite avec une indécence véritablement indigne de vous, une loi que l’autorité du premier génie de notre siècle a consacrée, et que ses ennemis mêmes reconnaissaient comme infiniment morale. Pour jouir du bénéfice de l’ordre du jour, je demande à répondre. Si je le fais d’une manière péremptoire, vous jugerez; si la questionne vous paraît pas assez éclaircie, vous discuterez, ou vous ajournerez. (On demande vivement à aller aux voix.) M. le Président met aux voix l’ajournement à jour fixe proposé par M. le comte de Clermont-Tonnerre. Il est rejeté. L’ajournement indéfini est ensuite prononcé. M. de Ménonville de Villiers demande et obtient la parole pour une motion additionnelle au décret sur les municipalités. Il propose un projet de décret en 15 articles sur la manière dont les communes doivent délibérer, sur l’administration de leurs biens et sur d’autres objets qui y sont relatifs. L’Assemblée décide que la motion sera simplement déposée sur le bureau et qu’avant de la mettre en discussion elle sera renvoyée au comité de constitution pour, au préalable, avoir son avis. M. le Président. L’ordre du jour appelle la discussion du travail du comité militaire. M. le dnc de Liancourt, député de Clermont en Beauvoisis (1). La formation de l’armée est, dans toute espèce de gouvernement, un des points essentiels de la constitution; c’est celui qui en lie les différentes branches et qui assure la solidité de toutes. En vain des législateurs sages composeraient-ils, de l’expérience de tous les siècles, de la connaissance des mœurs de leurs pays, la constitution la plus heureuse, la plus libre, celle qui promettrait le plus d’avantages aux sujets de l’empire : si l’armée n’est pas constituée de manière à maintenir son indépendance politique, à repousser avec succès les tentatives des puissances rivales, cette heureuse constitution, troublée par les guerres, livrée aux inquiétudes et aux alarmes, sera bientôt en proie à la jalouse ambition des Etats voisins : si la constitution de l’armée ne donne pas les moyens de faire au dedans du royaume respecter et suivre les lois, cette heureuse constitution ne sera bientôt qu’une déplorable et dangereuse anarchie; enfin, si la constitution de cette armée dont le soin, les détails, Indisposition doivent être entièrement dans les mains du Roi, est telle cependant qu’elle lui laisse les moyens de l’employer contre les lois, de la faire servir contre les droits et la liberté du peuple qu’elle doit défendre, l’heureuse constitution du royaume, tôt ou tard renversée, sera remplacée par un despotisme plus ou moins absolu, quand des circonstances favorables serviront les projets d’un monarque moins citoyen, moins doué que LOUIS XVI, de loyauté et de patriotisme. (1) Le Moniteur ne donne qu’une analyse du discours de M. le duc de Liancourt.