116 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE 53 BORDAS : Citoyens, les flatteurs, les ambitieux, les calculateurs sur la misère publique préparèrent tous les maux dont la nation française est encore abreuvée. Le luxe, les plaisirs, la prodigalité, la faveur, voilà la source de la ruine de nos finances. L’exemple que nous avons à vous en offrir dans cette discussion déchirera le voile du trafic scandaleux des brevets de retenue qui s’exerçoit entre le tyran et ses favoris. Un certain duc de Bouillon obtint, le 7 août 1717, un brevet de retenue de 300 000 liv. sur la charge de gouverneur et lieutenant-général du haut et bas pays d’Auvergne. Ce brevet n’est pas rapporté; il n’est connu que par la mention qui en est faite dans les pièces. On ignore conséquemment s’il s’est (sic) le fruit d’un versement fait au trésor public ou une simple faveur, ce qui est plus vraisemblable. Charles Godefroi, dit de la Tour-d’ Auvergne, fils du premier breve taire dont je viens de parler, obtint, le 25 août 1728, un brevet de retenue de la somme de 100 000 liv. sur la même charge dont il fut pourvu; « Et ce, est-il dit, en considération de ce qu’il auroit à payer à la mort du duc de Bouillon, son père, la somme de 300 000 liv. de retenue accordée à ce dernier ». Le même individu, Charles-Godefroi de la Tour d’Auvergne, surnommé dans la suite le prince de Bouillon, obtint encore, le 30 juin 1738, un second brevet de retenue de 50 000 liv. sur la même charge, à condition toutefois « qu’il ne pourroit recevoir ladite somme, ou en disposer, que préalablement il n’eût acquitté celle de 300 000 liv. portée au brevet de retenue accordé à son père ». Enfin Charles-Godefroi obtint, le 6 novembre 1745, un troisième brevet de retenue de 200 000 liv. sur la même charge encore, « pour lui faciliter, est-il dit, le moyen d’emprunter pareille somme dont il avoit besoin pour remplir plusieurs engagemens, par lui contractés pour le service du roi ». Ces 3 derniers brevets, montant à 350 000 liv., furent affectés dans le temps à nombre d’emprunts faits par Charles-Godefroi. Godefroi-Charles-Henri, dit prince de Tu-renne, fils de Charles-Godefroi et petit-fils du duc de Bouillon, obtint, au mois de novembre 1771, le gouvernement de la haute et basse Auvergne; il sollicita un brevet de rente et obtint un bon de 300 000 liv. On le prévint obligeamment que les appoin-temens de cette charge n’étoient que de 37 176 liv. et que les émolumens connus consistaient en un logement payé par la ville de Clermont 1 400 liv. Godefroi-Charles-Henry conserva, sans en faire usage, ses provisions et son bon jusqu’au 14 mai 1776, qu’il paya le droit de marc d’or dû à raison de sa charge. Le 1er juin suivant, il fut accordé des lettres de surannation, en vertu desquelles ses provisions furent enregistrées les 24 janvier et 18 mars 1777. Voilà la véritable époque où, à proprement parler, son titre a été connu. Ce n’est que de cette époque qu’il a été réellement pourvu et qu’il est entré en exercice. Godefroi-Charles-Henri obtint, le 9 novembre 1786, un brevet de retenue de 300 000 liv. dont il rapporte l’original, et aux termes duquel il devoit être remboursé de pareille somme par celui qui lui succèderoit dans ladite charge. Ce qu’il est bon de remarquer, citoyens, c’est que, dès le 19 octobre 1775, ce digne héritier des intrigues et des faveurs de la cour avoit commencé à affecter à ses dettes anciennes, et sans doute aussi à ses dettes présentes et futures, le brevet de retenue qui n’exista réellement pour lui qu’en 1786. La preuve en est écrite en marge du brevet lui-même. La copie de ce brevet fut enregistrée le 26 mars 1791 au comité des pensions; mais l’original n’en a été produit que le 29 floréal au bureau de la direction générale. Godefroi-Charles-Henri a payé quelques créanciers privilégiés de son père; il a éteint quelques hypothèques assises sur les brevets de retenue que son auteur avoit obtenus; il a affecté les droits des autres créanciers sur son propre brevet, qu’il n’avoit obtenu ni lors de ses promesses, ni lors de l’affectation. Dans cet état des choses, la nation doit-elle une indemnité pour le brevet de retenue de Godefroi-Charles-Henri ? Voilà la vraie et unique question que vous ayez à résoudre. Nous ne connoissons de règle pour la liquidation des brevets de retenue que le décret du 24 novembre 1790, décret qui, dans l’article II, a consacré un grand principe, le seul juste, le seul équitable puisqu’il n’admet au remboursement que les brevets dont le montant a été, antérieurement, ou versé au trésor public, ou employé aux dépenses de l’Etat. Je le demande, Godefroi-Charles-Henri invo-queroit-il en sa faveur la disposition de cet article ? Mais examinons son titre, examinons ceux de ses auteurs; ils n’ont tous que la même source : bien plus, nous devons les regarder comme héréditaires dans cette famille; car, dans un intervalle de 54 ans, le père, le fils et le petit-fils ont successivement obtenu 5 brevets de retenue, sans comter un bon particulier. Tous ces brevets, citoyens, n’ont de principe que dans la bassesse et le pillage des brevetai-res, dans la faveur et la prodigalité du tyran. En remontant au premier, on ne voit nul versement fait au trésor public. En examinant les autres, on les trouve entachés du même vice; et si l’on se fixe plus particulièrement sur l’un d’eux, sur celui de 200 000 liv., où la vérité est moins ombragée, on le trouve accordé en 1745 à Charles-Godefroi, pour lui faciliter les moyens de se faire des créanciers, de s’ouvrir des emprunts. Eh ! d’après une semblable déclaration, jugez donc du crédit que méritent auprès de vous de pareils titres ! Il est vrai, citoyens, que le brevet de retenue de 300 000 liv. accordé en 1786 à Godefroi-Charles-Henri, porte qu’il seroit remboursé de pareille somme par celui qui lui succèderoit dans sa charge. Et peut-être à cet égard se croiroit-on en droit de nous opposer l’article III de la loi du SÉANCE DU 28 THERMIDOR AN II (15 AOÛT 1794) - N° 53 117 24 novembrel790. En rapporter les termes, c’est détruire les avantages qu’on pourroit s’en être promis. « Et néanmoins, dit cet article, ceux qui auront été pourvus d’offices ou emplois sous la double condition d’acquitter à leurs prédécesseurs le montant d’un brevet de retenue et d’en être remboursés à leur tour par leurs successeurs, recevront, par forme d’indemnité, l’exact montant de la somme comprise dans leur brevet de retenue, qui l’étoit déjà dans celui de leur prédécesseur immédiat. » Ainsi donc, pour prétendre à l’indemnité, deux conditions sont requises par la même loi. L’une et l’autre doivent se rencontrer dans les provisions des deux derniers pourvus : obligation de rembourser au prédécesseur; droit au remboursement de la part du successeur. Or l’une et l’autre de ces deux conditions manque à chacun des brevets soumis à votre examen. Ceux des 25 août 1728 et 30 juin 1738 ne laissent à Charles-Godefroi aucun espoir de remboursement de la part de son successeur. Celui du 6 novembre 1745 ne fait aucune mention de paiement à faire, de remboursement à obtenir : il en est de même du bon accordé au mois de novembre 1771; et finalement le dernier brevet de retenue n’impose aucune obligation de rembourser le prédécesseur. L’on diroit en vain que quelques-uns des brevets chargeant les brevetaires de rembourser leurs auteurs, et celui du 9 novembre 1786 assurant le droit de prétendre à un remboursement de la part du successeur à la place, l’on ajouteroit en vain que Godefroi-Charles-Henri s’étant soumis au paiement des dettes de son père, les ayant même acquittées, dès lors le voeu de la loi se trouve parfaitement rempli. Car d’un côté le crime se montre là où l’on veut étendre ou limiter la loi; tout est sacramentel en elle; l’altérer, c’est la détruire : or ici elle a voulu que la double condition exigée se trouvât réunie sur la même tête; elle a voulu la voir consignée dans les mêmes provisions; et par cela même elle a interdit, elle a écarté la faculté de faire ressortir de différentes provisions la double condition qui, selon elle, doit nécessairement résider dans le même acte. De l’autre côté, il ne suffit pas au fils d’avoir payé les dettes de son père, dettes qui lui sont devenues personnelles par la seule qualité de fils, et conséquemment héritier, pour en réclamer le remboursement de la nation. Le fils non chargé par son propre brevet de ce paiement ne saurait dire qu’il a été pourvu sous la double condition exigée par la loi. La loi ! Eh ! en seroit-il de plus ridicule, de plus absurde que celle qui chargerait la nation de payer au fils les rapines du père, de lui rembourser des dépenses scandaleuses qui ont insulté à tous ceux qui l’ont entouré, par cette seule raison qu’en profitant d’une faveur criminelle en soi, criminelle dans son objet comme dans sa source, le fils a promis de payer telle somme à son père, ou pour son père ? Seroit-ce sous le règne des vertus qu’on récompenserait des abus subversifs de toute morale ? Seroit-ce sous le règne de l’égalité que l’on récompenserait encore les dilapidations, les prodigalités du père, et, avec les mêmes vices, les intrigues personnelles du fils ? Loin de nous cette idée contre-révolutionnaire ! Que la loi soit immuable, comme les principes qui en sont la base ! Que les faveurs, accordées autrefois au rang, à la fortune, au crédit et au pouvoir, disparaissent; proscrivons toutes celles que l’habitude des crimes avoit elle seule pu introduire. S’il vous falloit de nouveaux motifs, citoyens, pour justifier l’avis de votre comité, qui tend à rejeter l’injuste réclamation de Godefroi-Charles-Henri, nous les puiserions encore dans la loi, nous les puiserions dans son propre brevet. Celle-ci suppose, exige même un versement fait au trésor public; celui-là porte avec lui un caractère de réprobation. Sa majesté, y est-il dit, lui a accordé et fait don. Tels sont les termes dans lesquels est conçu le titre qui sert de base à la demande en indemnité. Ce titre, en opposition avec les principes, en opposition avec la loi, ce titre qui ne prouve rien que l’abus de pouvoir et la turpitude du tyran et de ses favoris, on a osé le produire à la liquidation ! On a osé s’en faire un titre de créance sur la nation ! Quelle impudeur ! J’ajouterai, citoyens, que l’article V de la loi du 24 septembre [sic pour novembre] 1790 semble fait pour l’hypothèse dans laquelle se trouve Godefroi-Charles-Henri. Il n’a été rien déboursé par sa famille pour obtenir les diffé-rens brevets de retenue qui s’y sont perpétués pendant un si grand nombre d’années. Le dernier titulaire n’a été chargé d’aucun remboursement envers son prédécesseur; toute stipulation même de paiement à faire à son père eût été dérisoire. Chacun des brevets, à partir du premier jusques au dernier, n’offre qu’un pur don. Le porteur du dernier est le petit-fils, et conséquemment l’héritier, légataire, ou donataire médiat du premier brevetaire. Enfin le dernier brevet n’a été obtenu qu’à un intervalle de temps après les provisions, et sans rapport immédiat auxdites provisions, puisque celles-ci remontent en 1776, dans le temps que le dernier brevet ne fut accordé qu’en 1786. Ainsi donc, et d’après cet article, il ne saurait y avoir lieu à aucune indemnité. Du reste, vous vous rappellerez, citoyens, que l’original du brevet en question n’a été produit que le 29 floréal. Or, cette remise serait toujours tardive, et la déchéance serait encourue, puisque, par la loi du 9 brumaire, le terme fatal pour cette production étoit expressément fixé au 12 nivôse. Ce serait une absurdité de prétendre que la loi du 7 pluviôse a pu introduire le réclamant en erreur; car d’un côté le délai utile pour la remise étoit expiré un mois avant cette dernière loi; et, de l’autre, cette même loi encore ne peut s’appliquer qu’aux militaires qui avoient eu et qui avoient alors un service effectif, et certes, à cette époque, un ci-devant duc n’étoit pas dans ce cas. Enfin, citoyens, il me reste à prévenir et à combattre à l’avance les observations que pourraient faire naître les intérêts des créanciers de l’un de ces hommes qui, plus ils avoient de revenus, plus ils contractoient de dettes, et plus ils étoient à charge à l’Etat, parce qu’ils ap- 118 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE prochoient de plus près la source d’où découloit pour eux la pluie d’or qui étoit la sueur et le sang du peuple. Je dirai donc à leur égard : 1° que leur situation n’est pas à beaucoup près aussi intéressante qu’elle pourroit le paraître au premier coup d’œil. Ce sont les premiers vampires du trésor public. Sans eux, nous eussions eu moins de fortunes à soutenir, à rétablir, moins de faveurs sollicitées, et par conséquent, moins de faveurs accordées. 2° Les créanciers de Godefroi-Charles-Henri ne sauroient mériter la plus légère considération. Ceux que son père lui a laissés n’ont jamais pu concevoir aucun espoir de recours sur son brevet de retenue; car vous n’aurez pas perdu de vue qu’il lui fut accordé pour lui faciliter des emprunts. Ce brevet ne fut qu’une simple lettre de crédit, lettre que les prêteurs ont pu et dû se faire représenter, lettre qui n’a pu lier le gouvernement envers eux, et qui ne leur a jamais offert ni privilège, ni hypothèque. 3° Les créanciers personnels de Godefroi-Charles-Henri ne sont pas dans une position plus favorable : ils n’étoufferont jamais le principe que la cause précéda toujours et accompagne nécessairement l’effet; et cependant ici ils voudraient supposer l’effet avant la cause, car vous vous souviendrez sans doute que, dès le mois d’octobre 1775, Godefroi-Charles-Henri avoit affecté à ses créanciers son brevet qu’il n’obtint qu’en 1786. Mais à qui s’est-on flatté de persuader que ces hommes toujours avides, ayent assis leur fortune sur une faveur abusive, sur une faveur non existante, sur une faveur éloignée, sur une faveur incertaine ? Quel homme aurait pu mettre quelque confiance, et quel homme pourroit conserver quelque respect pour une hypothèque sans objet, ou dont l’objet étoit immoral ? Vous connoissez maintenant, citoyens, l’avis de votre comité. Voici le projet de décret qu’il m’a chargé de vous proposer (1) : Un autre membre [BORDAS] se présente au nom du comité de liquidation; et, sur son rapport, la Convention nationale décrète ce qui suit : La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son comité de liquidation sur la demande de 300 000 liv. portées au brevet de retenue accordé, le 9 novembre 1736, à Godefroy-Charles-Henri de Bouillon, dit prince de Turenne, Décrète qu’il n’y a pas lieu à remboursement ni indemnité. Le présent décret ne sera pas imprimé; ils sera inséré au bulletin (2). (1) C 311, pl. 1229, p. 22. (2) P.V. , XLIII, 239. Rapport de Bordas. Décret n° 10 147. J. Mont., n° 108; J.S. -Culottes , n° 548; Débats, n° 694, 490; J. Perlet, n° 693; J. Fr. , n° 690; Ann. R. F. , n° 256; Audit, nat. , n° 691. 54 Un membre [SALLENGROS}, au nom du comité des secours publics, fait 3 rapports, à la suite desquels la Convention nationale rend successivement les décrets suivans : La Convention nationale, après avoir entendu son comité des secours publics sur la pétition de la citoyenne Marie Gielken, veuve du citoyen Michel Hainly, ci-devant sergent-major du 2 e bataillon du 77 e régiment d’infanterie mort au service de la patrie après 22 ans de service, Décrète que la trésorerie nationale fera passer, sans délai, au conseil général de la commune de Belfort la somme de 500 liv., secours provisoire qu’il demeure chargé de remettre à la citoyenne veuve Hainly, ci-devant sergent-major du 2 e bataillon du 77 e régiment d’infanterie; Renvoie la pétition et les pièces y jointes au comité de liquidation, pour déterminer les secours et la pension auxquels cette veuve et son enfant peuvent avoir droit (1). 55 La Convention nationale, après avoir entendu [SALLENGROS, au nom de] son comité des secours publics, Décrète que la trésorerie nationale fera passer, sans délai, à l’agent national du district de Grasse, département du Var, la somme de 600 liv. de secours provisoire qu’il demeure chargé de remettre à la citoyenne Madeleine Brunet, domiciliée dans la commune de Grasse, veuve Léonard Villevalleix, mort capitaine au 51 e régiment d’infanterie, par suite des fatigues qu’il a supportées pendant 24 ans ou environ de service militaire; Renvoie la pétition de la citoyenne Villevalleix, avec les pièces y jointes, au comité de liquidation pour déterminer la pension à laquelle elle peut avoir droit (2). 56 La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de [SALLENGROS au nom de] son comité des secours publics sur la pétition du citoyen Hippolyte Bergue, âgé de 25 ans, né à Maubeuge, ci-devant brigadier au 2 e régiment de chasseurs à cheval, à l’appui de laquelle il joint un certificat des officiers de santé en chef des hôpitaux ambulans et hospices militaires de Dole, un (1) P.V., XLIII, 239-240. Rapport de Sallengros. Décret n° 10 409. M.U., XLII, 478. (2) P.V., XLIII, 240. Rapport de Sallengros. Décret n° 10 408.