17 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 novembre 1789.] ner de la joie qu’à ses ennemis. Imitons plutôt la sage modération de nos pères : les affaiblissements et les scandales que le malheur des temps avait introduits dans le cloître, ne firent naître ni à l’Etat ni à l’Eglise, la pensée de supprimer ces pieux établissements : jamais on ne désespéra d’y faire revivre la régularité. Gomme on prenait, pour y réussir, les moyens naturels que les canons indiquent, le succès couronna toujours ces saintes entreprises. Qu’on suive aujourd’hui le même plan, qu’on emploie les mêmes moyens, qu’on travaille avec la même sincérité, avec le même zèle et la même persévérance à la réforme des ordres réguliers, et l’on y verra bientôt revivre la piété, le goût pour les études sérieuses, l’amour de la retraite, et les autres vertus analogues à leur état. Les religieux ainsi régénérés s’acquitteront généreusement envers la religion et la patrie. Si, ce qu’à Dieu ne plaise, le parti était pris, et que, sans égard pour les principes que l’on vient d’exposer, on fût décidé à supprimer la lus grande partie des corps religieux, il serait ien juste, ce semble, bien digne de sages législateurs d’excepter au moins de la proscription générale deux instituts. L’un serait voué sans partage à la prière, au silence, à la retraite, au travail des mains ; et, à ce titre, destiné à recueillir tous ceux qui n’ont ni goût ni attrait pour les occupations du siècle, mais qui ont un extrême besoin d’un asile pour mettre en sûreté leur innocence, ou pour pleurer la perte de ce trésor. L’autre institut serait spécialement consacré à former des ministres qui, de concert avec les pasteurs ordinaires, travailleraient à l’instruction des peuples, à l’administration des choses saintes. On ne peut, ce semble, se refuser à cette idée, s’il est vrai que l’on veuille sérieusement conserver la religion et son culte. Depuis bien des années, tous les diocèses du royaume éprouvent une affligeante disette de sujets. Les secours deviennent plus rares, à proportion de ce qu’ils sont plus nécessaires. Les séminaires sont mal remplis, les ordinations peu nombreuses, et pour comble de malheur, les premiers pasteurs très-gênés dans leur choix quand il s’agit de remplir des postes vacants. Ils se voient forcés, par la pénurie, d’y nommer des sujets qu’ils eussent repoussés dans les jours d’abondance. Il ne faut pas demander si cette disette ira toujours croissant, maintenant que les biens du clergé sont passés entre les mains de la nation, et que l’humiliation réelle ou prétendue d’être salarié par elle est placée comme un épouvantail à la porte du sanctuaire : elle en repoussera également et les hommes délicats et les hommes avides ; et pent-on douter que cette rareté de ministres ne porte un coup mortel à la religion et à son culte? Il n’y a pas d’autre moyen, pour en prévenir les suites malheureuses, que de laisser subsister un ordre religieux qui, par le titre essentiel de son état, et par sa première destination, soit voué à l’exercice du saint ministère ; un ordre qui , dès son origine ait été chargé de défendre la religion, de perpétuer de vive voix et par écrit l’enseignement de la saine doctrine dans les chaires chrétiennes, dans les écoles publiques, dans les missions de l’ancien et du nouveau monde, et qui ait constamment rempli le but de son fondateur et l’objet de sa vocation ; un ordre qui, à un grand zèle pour les fonctions saintes, joigne un désintéressement constaté par l’expérience de plusieurs siècles; un ordre qui n’ait 4W SÉRIE, T. X. jamais annoncé ni goût pour une vaine magnificence, ni attrait pour les richesses, qui ait toujours été éloigné par caractère eomme par devoir de tout ce qui a la moindre apparence d’intrigue; un ordre qui, avec la faveur des rois et tous les moyens capables de réveiller l’ambition et la cupidité, n’en soit pas devenu plus opulent, se soit renfermé dans les bornes de sa vocation, et ait laissé aux enfants du siècle le soin de discuter leurs intérêts et leurs affaires (1) ; un ordre, dont les membres accoutumés à porter le joug de l’pbéissance, à se contenter de peu, à mener une vie dure et laborieuse, aient vu sans regret et sans murmure le décret qui a mis leurs biens à la disposition de la nation : aucun d’eux n’avait du superflu quand leur corps jouissait de ses biens ; aucun d’eux ne manquera du nécessaire, parce qu’il les a perdus; ainsi, les mêmes causes qui éloigneront tant de sujets des séminaires, seront nulles pour écarter les novices d’un ordre ainsi organisé. Il pourra donc, s’il échappe à l’anathème universel, former des ministres dignes de la confiance des peuples, et offrir aux pasteurs un secours qui ne leur fut jamais plus nécessaire que dans ces jours de défection et de dépérissement. Le lecteur nous a sans doute prévenus ; il est peu nécessaire de lui dire que cet ordre pour lequel nous réclamons une exception, si l’on ne peut écarter la loi générale, est celui dont nous avons le bonheur d’être membres. F. Charles Grand-Jean, provincial des Dominicains de la province Saint-Louis , rue et maison Saint-Honoré; F. Joseph Faitot, prieur du collège des Dominicains , en V université de Paris , rue Saint-Jacques; F. Elie Christophe, prieur des Dominicains de la rue Saint-Honoré; F. Louis Breymand, prieur du noviciat général des Dominicains , rue du Bac. 2e ANNEXE. Rapport fait au nom de la section du comité d'a - griculture et de commerce , chargée par l'Assemblée nationale de l'examen de la réclamation des députés de Saint-Domingue, relative à l'an-provisionnement de l’île, par M. Gillet de la Jacqueminiére. PREMIÈRE PARTIE. A la fin du mois dernier, les administrateurs de Saint-Domingue, MM. le marquis du Chilleau et de Marbois, gouverneur et intendant, avaient lieu de craindre de voir se propager à la colonie la disette qui commençait dès lors à s’annoncer dans une partie de l’Europe. La prévoyance leur dicta l’ordonnance du 30 mars ; elle est, pour toutes ses dispositions, conforme à celles que les administrateurs étaient dans l’usage de rendre dans l’île en pareille conjoncture, en temps de paix. Cependant cette ordonnance ne remplit pas entièrement les vues du gouverneur, qui, en conséquence, se détermina à proposer à l’intendant celle que, sur son refus d’y concourir, il (1) La seule maison des Dominicains de la rue Saint-Jacques a fourni seize confesseurs de nos rois. Elle n’en atteste pas moins par la pauvreté de ses bâtiments et par la modicité de sa dotation le désintéressement, qui est le vrai caractère de l’ordre de Saint-Dominique. 2 18 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 novembre 1789.] rendit seul le 27 mai dernier, et qui a été cassée au Conseil d’Etat le 23 juillet. C’est contre cette cassation que les députés de Saint-Domingue ont élevé les plus vives réclamations, qui font le sujet de la discussion qui vous est soumise. Ces réclamations, Messieurs, sont contenues, soit aux motions faites à ce sujet dans l’Assem-blée, à différentes époques, par MM. Chevalier de Cocherel, comte de Regnaud, marquis de Gouy d’Arsy, soit aux différentes pièces qui toutes vous ont été adressées ou distribuées avec exactitude. C’est lors des premières réclamations des députés de l’île que vous avez décrété, Messieurs, la formation d’un comité d’agriculture et de commerce, qui choisirait dans son sein, mais parmi les personnes non intéressées au commerce des îles, un comité d’instruction préalable, composé de six membres, pour prendre connaissance et vous rendre compte de cette affaire. Vos intentions ont été remplies : six commissaires ont été nommés; toutes les pièces dont il vient d’être parlé leur ont été remises, et en outre, des arrêts, ordonnances, précis, observations, répliques, le tout sous différentes formes; et quelques-unes de ces pièces mêmes, fournies manuscrites, ont reçu quelques additions à l’impression. Voici, Messieurs, ce qui résulte de toutes ces pièces et motions, ou du moins ce qu’y allèguent et ce qu’en concluent les députés de Saint-Domingue : Que l’île a éprouvé et continue de ressentir la plus affreuse disette ; que les administrateurs actuels conviennent même que l’état ordinaire des choses, en avril, mai, juin, juillet, a été une cherté excessive ; Que 400,000 habitants de toute couleur, composant la population de l’île, y sont condamnés à la plus affreuse famine ; Que c’est l’esprit d’intérêt particulier seul qui a dicté l’opposition que le commerce a apportée à l’exécution de l’ordonnance du 27 mai, et qui a guidé les démarches que ses agents ont faites auprès du ministre pour obtenir sa cassation ; Que la nation n’a pas d’intérêt général à conserver le régime prohibitif, quant aux subsistances ; Que ce régime, que les députés de l’île attaqueront au fond quand il en sera temps, n’est, comme ils le démontreront alors, autre chose que le monopole commercial, et non le régime national, auquel il est directement opposé ; Que, contraire dans tous les temps au bien général, il se trouve bien plus odieux encore dans un moment où tout se régénère et saisit de nouvelles formes de liberté ; Que l’île était menacée d’une disette à l’époque de la première ordonnance commune des deux administrateurs, ainsi qu’il est aisé de s’en convaincre par sa lecture ; Que les ressources qu’elle a fournies ont été de peu de conséquence, comme on peut s’en assurer par les tableaux joints à la correspondance imprimée du marquis du Chilleau avec MM. de la Luzerne et de Marbois, dont le premier prouve qu’il n’avait été exporté par les différents capitaines de navire d’Europe, au Port-au-Prince, que 9,126 barils de farines étrangères pendant les six premiers mois de 1789, dont seulement 3,600 dans le trimestre d’avril ; et le second, qu’il n’avait été importé dans toute l’île pendant le même trimestre que 34,430 barils de farine, dont seulement 7,332 de farines françaises, et 27,098 de farines étrangères; d’où il résultait que l’ile avait manqué de pain pendant sept jours, ou qu’on avait été forcé à la triste nécessité de réduire les rations d’un quart pendant le dernier mois ; Qu’il résulte du premier état, que les commerçants français avaient laissé manquer l’île pendant cinq mois entiers des six premiers de l’année, puisque leur exportation des six premiers mois n’était que de 9,126 barils, pendant qu’à raison de 150,000 par an, elle devait être à peu près de 12,500 barils par mois, l’un dans l’autre ; Qu’à la fin de mai, le gouverneur avait cru devoir prendre des précautions plus efficaces, nécessitées par les conjonctures; qu’en effet, il était démontré que jusques à cette époque il ne s’était introduit dans l’île qu’une très-petite quantité de farine, que le prix du pain n’avait éprouvé qu’une diminution bien peu sensible, et qu’elle n’avait eu lieu que dans les trois villes principales; que le défaut d’importation, d’après le rapport des bâtiments étrangers, venait de ce que ces mêmes bâtiments ne pouvaient se remplir, avec des denrées coloniales, de la vente des farines qu’ils importaient; que de ce régime prohibitif avaient résulté deux effets absolument contraires à la colonie : le premier, de la laisser dépourvue du principal objet qui pouvait la faire subsister; le second, de la priver du peu de numéraire qu’elle pouvait posséder, à raison de ce que les étrangers n’ayant pas la liberté de former leurs chargements en toute espèce de denrées, emportaient en argent une grande partie de la valeur des farines importées; que ces maux exigeaient un remède prompt et efficace, et qu’on ne pouvait le trouver alors que dans une prorogation du délai de l’ordonnance du 30 mars, et dans la permission d’un échange de denrées ; Qu’il n’y avait pas eu un instant à perdre, et que ces considérations avaient déterminé le gouverneur à proposer à l’intendant l’ordonnance du 27 mai, que, sur son refus d’y concourir, le marquis du Chilleau avait cru devoir rendre seul ; Que le refus de l’intendant n’avait rien qui dût étonner ; qu’il est vendu au commerce, et partisan d’un système prohibitif et oppresseur; que cette opposition est criminelle; qu’il s’est rendu coupable d’insubordination, ce dont il sera accusé dans le temps, et méritera d’être puni ; Que cependant, grâce aux soins et à la fermeté du gouverneur, et surtout à son ordonnance du 17 mai, nie était pourvue en juillet; mais que son rappel ayant été prononcé, et son ordonnance cassée par un arrêt du conseil du Roi, fait dans le cabinet du ministre, que le Roi peut-être n’avait jamais lu, sur lequel il n’a pas été éclairé, et cet arrêt ayant été inséré dans les papiers publics et envoyé aux colonies avec une coupable célérité, les expéditions avaient dû cesser en fin de septembre , et que l’île devait être dans la plus affreuse disette, puisqu’aucun approvisionnement n’a pu sortir de France pour la colonie ; que les sirops, tafias et piastres sont épuisés, et que n’ayant pas la liberté de payer en denrées, qui sont actuellement la seule monnaie du pays, la permission d’acheter à toute autre condition, qui n’est pas au pouvoir des habitants de l’île, est illusoire et vaine ; Que les habitants de Saint-Domingue sont bien loin de chercher à relâcher les nœuds qui les unissent à la métropole; mais qu’il faut que des relations soient justes pour être longtemps durables; Que le pain est à Saint-Domingue , comme en France, d’une absolue nécessité; Qu’il faut indispensablement 150,000 barils de [12 novembre 1789.] 19 [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. farine par an , qu’il en faudrait 400,000 barils de plus pour adoucir le sort des nègres, dont 12,000 meurent annuellement de faim, à raison de ce que les productions du pays , dont ils vivent, ne peuvent résister qu’en partie, dans les plaines aux pluies , dans les montagnes aux sécheresses, et dans l’une et l’autre de ces positions aux ouragans, qui ravagent presque annuellement ces belles contrées ; Qu’on demande la liberté de recevoir des pays étrangers ce dont on ne peut se passer, et ce que la France ne peut évidemment fournir ; qu’elle ne peut avoir d’intérêt au monopole de quelques marchands des ports de mer; que peu lui importe que ceux-ci vendent plus cher aux planteurs, ce qu’ils auraient d’un autre côté à meilleur marché ; que ce bénéfice n’est que celui de quelques particuliers; que ce que les colons débourseraient annuellement de moins accroîtrait en augmentation de culture, et servirait à multiplier les forces exploitantes des planteurs ; Que la contrebande naît de la gêne; que quand on manque de denrées de première nécessité, aucuns des moyens qui peuvent en procurer ne sont illicites; qu’ainsi l’Etat perd les droits qu’on payerait si l’importation et l’exportation étaient permises, en acquittant les droits de traite ou d'entrée ; Qu’avec une surveillance bien ordonnée, on peut empêcher d’exporter plus qu’on ne le devrait faire pour acquitter les importations ; qu’on ne demande la permission des échanges que pour les objets de première nécessité, et pour subvenir à l’insuffisance, ou, pour mieux dire, à la nullité des moyens licites, qui consistaient, quand il en existait dans la colonie, en sirops, tafias et piastres ; Qu’on ne demande qu'un provisoire, et un provisoire pour six mois, ou seulement pour jusqu’à l’époque où la métropole pourra recommencer et soutenir des envois suffisants ; qu’on n’a pas, qu’on ne peut avoir l’intention de se soustraire aux relations avec la métropole, et à elle seule réservées, mais qu’on demande une exception à la loi ordinaire, dans un moment aussi critique qu’extraordinaire ; Que dans des circonstances moins désastreuses, en 1778, dans un instant où la crainte de la famine était le seul fléau de la colonie, des administrateurs éclairés, vertueux, MM. d’Argout et de Vêvre, avaient accordé la permission qu’on sollicite actuellement dans une position bien plus déterminante, puisque la disette n’est pas seulement prévue, mais réelle; qu’alors cette permission d’exportation s’était étendue à toutes les denrées coloniales, au lieu que dans cet instant on se restreint à la libre extraction des sucres et cafés, en réservant au commerce national les denrées les plus précieuses, celles dont la grande valeur dépend de leur emploi ; que cette facilité, contre laquelle le commerce n’avait pas réclamé à cette époque, ou bien contre laquelle il avait réclamé sans succès, s’était continuée pendant cinq ans entiers, sans que le commerce eût été ruiné par cette longue concurrence , comme il paraissait si fort craindre de l’être pour six mois seulement; qu’en vain il répondait que ce temps était un temps de guerre , que les trois grands ports étaient bloqués ; qu’on savait bien que l’on ne pouvait pas, en occupant seulement trois points, bloquer 250 lieues de côtes; que d’ailleurs nos flottes étaient alors en position et en mesure vis-à-vis des flottes anglaises, qui n’avaient pas pu conserver cette station toute la guerre; qu’alors la disette ne désolait pas la France, comme elle le fait encore à présent, même à la suite d’une récolte abondante; qu’alors il n’y avait pas de prohibition d’exportation, d’insurrection du peuple, qui s’était opposée et qui ne manquerait pas de s’opposer encore à tout enlèvement, quand bien même on voudrait en permettre, ou en ordonner, ce à quoi la prudence ne paraissait pas devoir déterminer l’Assemblée dans l'occurrence; qu’enfin à l’époque dont il vient d’être question, il pouvait arriver et arrivait effectivement dans nos îles de nombreux convois sous escorte ; Que l’opposition du commerce n’est donc nullement recevable; que les quatre moyens proposés par ses agents pour l’approvisionnement de la colonie ne sont pas plus admissibles ; que le premier (1) mettrait dans sa main une régie que, malgré le désintéressement prétendu du commerce, on ne pouvait lui confier, sans crainte de le voir chercher à faire dans les ténèbres un bénéfice quelconque, le seul but de ses opérations mercantiles ; qu’en effet, de quel avantage pourrait-il être pour la nation d’accepter une offre qui ne servirait qu'à faire payer aux colons la farine le double, le triple de ce que la leur vendraient les Américains, vu les frais d’armement, de chargement, de déchargement, d’avaries, de magasinage et d’assurance? qu’il est au surplus inutile de fatiguer les bâtiments du Roi à des courses et pour des destinations de ce genre ;, Que le second (2) ne servirait qu’à remplir le même but, et de plus à mettre le commerce à portée de vendre aux Etats-Unis une partie de ses cargaisons en fraude des droits dont elles sont exemptes à la destination des colonies, et par suite à augmenter encore le prix de ce qui lui resterait à vendre à l’arrivée de ses vaisseaux dans l’île ; qu’il en résulterait en outre une dépense de 450,000 livres pour l’Etat, pour l’acquit de primes que le commerce ne rougit pas de demander dans un instant où le Trésor est épuisé ; Que le troisième (3) n’est qu’illusoire : car quel capitaine américain, dont au surplus les vaisseaux sont très-petits et par conséquent de peu de charge, voudrait, pour 200,000 barils qu’il vient échanger contre du sucre et du café, prendre des lettres à 14 mois d’échéance ; que ce moyen serait difficile à faire agréer aux étrangers, ou qu’en l’admettant il ne servirait , à raison du retard, qu'à faire payer aux colons les denrées de première nécessité le double de leur valeur ; Que le quatrième (4) serait le moins déraison-(1) L’offre d’équiper à ses frais des flûtes du Roi, qui porteraient dans nos colonies des farines qu’elles iraient chercher aux Etats-Unis, et dont elles rapporteraient en France la valeur en denrées, pour le compte de la nation. (2) D’accorder une prime de 5 livres par baril aux navires marchands français, qui, destinés pour nos colonies, iraient d’abord toucher dans les ports des Etats-Unis, pour y prendre des farines qu’ils porteraient aux îles. (3) D’admettre les bâtiments étrangers dans les ports d’entrepôt où ils vendraient leurs farines, et où, si les denrées dont l’exploitation est permise ne leur convenaient pas, ou ne suffisaient pas à leur payement, ils recevraient, en retour, des lettres à un an de vue, sur Londres ou Paris, dont la colonie ferait les fonds à l’avance en Europe, et en denrées des îles . (4) Celui de chercher à engager le peuple des ports de mer à laisser faire librement l’exportation pour les îles. 20 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 novembre 1789.] nable, s’il était praticable; mais qu’on connaît l’insurrection générale du peuple, et son opposition à toute espèce d’enlèvement , de quelque peu d’importance qu’il soit, quelque prochaine que puisse être sa destination ; combien ne serait-elle pas plus à craindre, et peut-être plus légitime, s’il était question de faire sortir de France une quantité de farine qui lui paraîtrait considérable, et dont il feindrait de méconnaître la destination pour justifier sa conduite! qu’on sait à quoi s’en tenir, particulièrement pour les environs de Bordeaux, qui fournissent ordinairement seuls les trois quarts de l’approvisionnement de l’île ; qu’il serait bien difficile de faire entendre au peuple le calcul fait par le commerce, et dont on ne nie pas l’exactitude; que les 150,000 barils de farine nécessaires pour la subsistance annuelle de l’île ne font pas un jour et demi de la consommation de tout le royaume; mais qu’au reste il vient encore à l’appui du raisonnement fait par les colons, que pour un objet si modique, la métropole n’a pas grand intérêt de maintenir, surtout provisoirement, le commerce exclusif des farines avec les colonies; Qu’il résulte de tout ce qui vient de vous être rapporté : Qu’au 27 mai, on avait lieu de craindre à Saint-Domingue une disette qu’on y éprouve dans cet instant au plus haut point ; Qu’on convient que la farine y était excessivement chère à l’époque des dernières lettres écrites et reçues de l’île ; Qu’il est évident que la France ne peut en fournir dans ce moment ; Qu’elle ne le pouvait pas davantage au moment où l’ordonnance rendue au 27 mai a été cassée ; Qu’elle l’a été sans examen, sans raison, sans motif ; Que l’Assemblée nationale ne peut se dispenser de rétablir provisoirement, et pour six mois, à compter du jour de la publication dans l’île, l’ordonnance du 27 mai ; Qu’elle doit rendre garant et responsable des effets de la révocation de cette ordonnance un ministre qui, au mépris des besoins de la colonie et des représentations de ses députés, a pris sur lui de faire casser au conseil du Roi une ordonnance que les administrateurs des lieux ont droit de rendre provisoirement quand le cas l’exige ; et que cette responsabilité est d’autant plus fondée, que le ministre convient que ce n’est que sur les lieux qu’on peut connaître la nature, l’étendue et l’urgence des besoins de la colonie. Telles sont, Messieurs, les conclusions que les députés de Saint-Domingue ont tirées des considérations qu’ils vous ont présentées, et dont je viens d’avoir l’honneur de vous soumettre l’extrait : vous avez pu voir qu’en se contentant d’effleurer la question quant à ce qui regarde le fond, ils se sont restreints à traiter le provisoire, et c’est sous ce point de vue seulement qu’ils ont cherché à démontrer la justice, l’indispensable nécessité de le leur accorder. Nous allons passer maintenant à la défense des députés des manufactures et du commerce de France, qui ont demandé et à qui vous avez accordé d’être entendus sur cette importante question. Il* PARTIE. Le commerce de France a adopté un plan de défense dans lequel, pour répondre aux différentes demandes et allégations des députés de la colonie, il s’est trouvé souvent obligé d’entamer la question au fond ; sa réponse porte donc et sur le fond et sur le provisoire : d’où il résulte qu’elle est nécessairement plus étendue que la demande des députés de la colonie. Mais l’instant de traiter cette grande question dans tous ses rapports n’est pas encore arrivé. Vos moments sont précieux; je ne vous rendrai donc compte des motifs allégués sur le fond, qu’autant qu’ils tiennent essentiellement au provisoire. La défense du commerce commence par ces deux propositions : 1° Il n’est pas vrai que la fourniture des farines françaises à Saint-Domingue soit et ait été insuffisante, ni qu’elle soit cause que 10 à 12,000 nègres meurent de faim tous les ans ; 2° En supposant que cette disette ait lieu, elle ne frappe que sur les habitants blancs. 11 était difficile que la sensibilité des députés du commerce de France ne fût pas profondément affectée de l’inculpation grave qu’on fait à leurs commettants, d’un horrible monopole qui, pour un intérêt particulier, condamnerait actuellement aux horreurs de la famine 400,000 hommes, et dévouerait annuellement à la mort 12,000 des instruments du luxe de] l’Europe, u’on vous a peints, au nombre de plus de 60,000, n’obtenant pas pour prix de l’abandon absolu de leur existence, les moyens indispensables de la soutenir. Le commerce a senti l’effet que cette peinture pourrait faire sur les représentants d’une nation douce et compatissante; et en vous présentant un tableau rapide de la colonie de Saint-Domingue, il a cherché à diminuer l’exagération des affections douloureuses que les planteurs ont fait naître dans votre âme, sur le sort d’infortunés en faveur desquels ils ont essayé de soulever votre indignation contre ce qu’ils ont appelé l’insensible cupidité du commerce. De cette population de 400,000 hommes, le commerce avance (et il en appelle sur cette allégation au témoignage de tous ceux qui connais-naissent le régime des îles, ou même de tout colon impartial) qu’il y en a 360,000 qui ne consomment de pain, ni par besoin, ni même par goût, si ce n’est en état de maladie ou de convalescence ; et il soutient, toujours en invoquant le même témoignage, que les vivres du pays consistant dans le manioc , la patate , l’igname, la racine de chou caraïbe, la banane, toutes productions dont la récolte ne manque jamais dans tous les quartiers et à la fois , quels que soient les contrariétés des saisons ou le ravage des ouragans, suffisent sans peine, avec les riz, la farine de maïs, les pois, les légumes de toute espèce, dont la libre importation est toujours permise, pour assurer la subsistance saine et préférée des noirs et gens de couleur, c’est-à-dire des 9/10 des habitants de l’île. C’est à la suite de cet exposé que le commerce vous présente, en réponse à l’allégation des députés de la colonie, d’une mortalité forcément annuelle de 12,000 noirs, causée par le défaut de subsistances, un recensement des morts et des naissances des noirs dans l’île pendant les deux années 1786 et 1787 (l’état de 1788 n’est pas encore formé) d’où il résulte qu’en 1786, sur 333,000 nègres, il y a eu 4,217 naissances et 5,067 morts ; en 1787, sur 364,000 nègres, 3,556 naissances et 6,116 morts; qu’en 1786 les mortalités surpassèrent les naissances seulement de 1,850, et en 1787 de 2,560; et cet excédant 21 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 novembre 1789.] de perte d’une année sur l’autre, vient de ce qu’en 1787 il y eut 30,000 nègres importés d’Afrique, et que la mortalité est plus considérable sur des nègres non acclimatés; d’où il résulte enfin, qu’en deux ans la colonie n’a perdu réellement, en sus des naissances, sur un nombre commun de 348,000 nègres, que 2,350 nègres, c’est-à-dire à peu près 1/130. 11 vous paraîtra comme à nous heureux, Messieurs, qu’un tableau de mortalité puisse devenir un sujet de consolation. Mais il ne suffit pas au commerce de vous avoir tranquillisés sur l'existence, ainsi que sur les subsistances des 9/10 de l’île ; il n’a pas perdu de vue qu’il vous doit compte de sa conduite, de ses envois, de ses efforts pour l’approvisionnement de 40,000 individus blancs, ou gens de couleur, et des nègres malades et convalescents ; et voici quelles sont à ce sujet, et les réponses qu’il fait aux reproches qu’on lui a adressés, et les preuves qu’il apporte à l’appui de ses allégations. Il faut tout au plus, d’après le calcul que présente le commerce, pour subvenir à ces besoins ou à ces goûts, 93,000 barils de farine, année commune; mais depuis cinq ans il en a été im-orté dans l’île, des ports de France seulement, 50,000 barils ; ce qui donne une année commune de 150,000 barils; du moins tel est le résultat de l’importation de l’année commune, faite sur cinq années, de 1784 à 1788 : reste donc annuellement 57,000 barils, au delà des besoins réels de la colonie, qui servent, soit aux caboteurs, soit à la contrebande avec les Espagnols habitants de l’île, soit enfin à former les magasins des spéculateurs, qui ne peuvent être ni nombreux ni considérables dans un pays où la farine n’est pas longtemps de garde; inconvénient qui éloigne toute idée d’accaparement soutenu. Et ce n’est pas toujours à bénéfice que le commerce se défait de cette denrée; ses agents offrent de prouver que souvent la farine a été moins chère a Saint-Domingue qu’à Bordeaux même ; alors le commerçant a perdu sans se plaindre, il n’a point demandé de dédommagement ; pourquoi donc, dit-il, se récrier contre des bénéfices momentanés qui ne font que le couvrir des désavantages de spéculations souvent contrariées oumêmeruinées? Et cependant, pour prouver que ces bénéfices ne sont pas aussi exorbitants qu’on le suppose, le commerce présente un tableau du prix des farines dans l’île en 1788, mois par mois, d’où il résulte que le prix commun a été de 4 sols 7 deniers 1/2 la livre, pendant toute l’année. Le tableau de 1787 donne à peu près le même résultat ; et le commerce observe, quant au salaire des ouvriers, que dans nos îles les journées sont payées le quadruple de ce qu’on les paye en France; ce qui met les gens de peine bien à même de supporter la plus-value de la denrée de première nécessité. Mais ces motifs, qui tiennent autant au fond qu’au provisoire de la question, il faut les abandonner pour l’instant, et passer à ceux relatifs à la situation actuelle. Le commerce ne se croirait pas à l’abri des reproches, s’il ne démontrait pas que, malgré les événements imprévus qui ont généralement dérangé cette année l’ordre ordinaire des choses, l’île a dû recevoir et a réellement reçu une quantité de farine suffisante à sa consommation. Ici les députés du commerce se trouvent absolument en contradiction avec les députés de l’île. Ceux-ci ont argumenté, pour prouver la disette dont ils se plaignent, de deux états fournis par M. le marquis du Chilleau. Vous vous rappelez, Messieurs, que l’un présente l’importation comparative faite au Port-au-Prince dans les six premiers mois des années 1788 et 1789; l’autre le tableau des farines, soit françaises, soit étrangères importées dans huit ports d’amirauté, du 1er janvier au 1er juillet de cette année, ensemble la quantité restante en magasin, à l’époque des procès-verbaux dont ces états sont censés le résultat : d’où il suit, du premier, que dans les six premiers mois de 1788, le Port-au-Prince avait reçu 36,770 barils de farine ; tandis qu’en 1789, il n’a reçu que 9,126 barils pendant le même temps ; du second, que pendant les trois mois d'avril à juillet, il n’avait été importé dans tous les ports de l’île, que 34,480 barils de farine, dont 7,332 seulement de française ; enfin, qu’il ne restait en magasin, à l’époque des procès-verbaux, que 4,918 barils de farine en totalité. Le commerce répond que, de ces deux états, l’un est inutile et ne prouve rien, l’autre est imparfait et ne prouve pas davantage; que le premier, celui des importations comparatives de 1788 à 1789, faites au Port-au-Prince, en le supposant exact, ne prouverait rien dans la question ; que de ce que le Port-au-Prince n’aurait pas reçu dans les six premiers mois de 1789, une quantité de farines françaises égale à celle qui y a été importée pendant le même temps en 1788, on ne peut pas conclureque la différence des importations françaises dans toute l’île a été de plus de 27,000 barils de moins en 1789 qu’en 1788, mais seulement qu’elle a été telle au Port-au-Prince; que le Port-au-Prince n’est pas l’entrepôt général de la colonie, et que, pour prouver que celle-ci n’a pas été suffisamment approvisionnée, il faudrait démontrer cette allégation par le tableau des importations faites dans tous les ports de l’île, dont au surplus les autres ports ont reçu en excédant le déficit qui se trouve sur la fourniture du Port-au-Prince, ainsi qu’il va être prouvé; enfin, qu’il est contre toute logique de vouloir tirer d’un fait particulier et isolé une conséquence générale; que le second tableau est inexact; que la preuve de cette inexactitude résulte de l’état joint à la lettre en date du 28 août des deux administrateurs actuels de la colonie, MM. de Peynier et de Marbois, lequel prouve que, pendant les quatre mois d’avril, mai, juin et juillet, l’importation dans l’île a été de 54,348 barils, dont 24,677 de farines françaises et 29,671 d’étrangères; et que pendant les trois mois d’avril, mai et juin, les mêmes dont l’état de M. du Chilleau présente le tableau, l’importation a été dans l’île de 43,297 barils, dont 17,934 de farines françaises et 25,363 d’étrangères ; ce qui est bien différent de 34,430 barils, dont 7,332 de farines françaises et 27,098 d’étrangères, dont les députés parient, d’après M. du Chilleau : d’où le commerce conclut que, bien loin d’avoir manqué de 3,070 barils, l’île a eu un excédant de provision de 5,797 barils. Cependant, le commerce ne prétend pas que, dans l’occurrence actuelle, ce qu’on a pu importer à Saint-Domingue, ce qui pourrait lui être encore adressé de France, doive tranquilliser votre humanité sur l’approvisionnement de l’île : il est loin de blâmer les précautions conjointement prises par les administrateurs, et les motifs qui les ont déterminés à l’ordonnance du 30 mars dernier; ses députés en reconnaissent la sagesse, ils en consentent la maintenue et l’exécution ; ils vont au devant de votre juste sollicitude pour l’assurance de l’approvisionnement de l’îte; et c’est pour y concourir, autant qu'il est en eux, 24 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 novembre 1789.] qu’ils vous proposent les quatre moyens déjà rapportés dans la demande des députés de i’île, et combattus par ceux-ci. Les députés du commerce, contre ces réponses, disent encore à l’appui de leurs propositions : sur la première (1), que, malgré les imputations calomnieuses des députés de l’île , on peut se fier à la bonne foi et à la loyauté du commerce français, qui a fait plus d’une fois ses preuves de désintéressement et de zèle dans les opérations qui lui ont été confiées par le gouvernement ; que des bâtiments du Roi seraient moins fatigués à faire des courses du genre de celles auxquelles il propose de les employer, qu’à rester immobiles dans les ports, où ils se gâtent, et finissent par pourrir ; qu’en acceptant cette proposition, elle ne nécessiterait pas moins par le commerce une mise hors, une avance sans intérêt de plusieurs millions, et que cette offre est certainement désintéressée et honnête ; Sur la seconde, qu’ils renonceront volontiers à la prime dont la demande était d’abord contenue dans leur proposition, mais qu’elle n’avait été faite que pour l’intérêt même des colons ; qu’on n’ignore pas qu’une prime est un avantage, non pour le vendeur, mais bien pour l’acheteur, puisque celui-ci paye moins la denrée de toute la quotité de la prime; qu’il est au surplus très-aisé de prendre des précautions contre la fraude qu’on leur suppose l’intention de faire aux Etats-Unis; Sur la troisième, que ce moyen a été plus d’une fois employé, et qu’il est très-probable que les Américains, qui doivent à l’Angleterre, accepteraient volontiers cette manière de s’acquitter ; que le délai de quatorze mois n’est ni inconnu ni inusité à qui traite avec les planteurs de nos îles, qui sont loin de tout payer comptant; Sur la quatrième, qu’ils sentent toute la difficulté de son exécution; mais cependant, qu’il est probable qu’une nation juste et généreuse comme la nation française ne voudra pas, en conservant le régime qui existe depuis si longtemps pour les îles (régime, pour le dire en passant, beaucoup plus doux qu’aucun de ceux des puissances européennes avec leurs colonies), ne voudra pas, disent-ils, ne pas assurer la subsistance de ses frères des îles ; que l’opposition aux chargements qui pourraient avoir lieu dans l’intérieur du royaume ne se réalisera sûrement pas dans les ports de mer habités par des Français, perpétuellement témoins de ces sortes d'enlèvements, qui tous, indépendamment de l’intérêt national et commun, ont encore un intérêt particulier, par l’emploi et l’occupation que leur procure d’une manière ou d’autre, l’armement de vaisseaux pour les îles, à ce que ce commerce soit conservé dans sa totalité à la métropole ; que les chargements pour les îles se continuent dans les ports et particulièrement à Bordeaux ; que les pays accoutumés à faire cette fourniture, sollicitent, avec instance, d’être autorisés et soutenus pour la continuer; que plusieurs demandes de ce genre ont été ou vont être adressées à l’Assemblée nationale; que Montauban, pays qui fournit les belles farines de minot, a déjà fait remettre au comité d’agriculture et de commerce un mémoire à ce sujet; qu’on peut d’autant plus se permettre d’accueillir ces différentes réclamations, qu’il n’est pas question d’une extraction qui puisse inquiéter la France, puisqu’il ne s’agit que de la quantité qu’elle consomme en un jour et demi ; que les farines particulièrement destinées au commerce des îles, sont tirées principalement des environs de Bordeaux, c’est-à-dire de pays éloignés de deux cents lieues de la capitale, à laquelle on ne pourrait faire parvenir ces approvisionnements, même avec des frais qui doubleraient la valeur de la denrée ; pays qui n’ont eux-mêmes d’autre ressource pour subsister et entretenir leurs manufactures, que la vente et la conversion de leurs blés en farine, dans les beaux établissements de Moissac et autres de ce genre; Que cependant, quelle que soit la justice de maintenir la liberté de cette extraction, particulièrement conservée par les décrets de l’Assemblée relatifs aux subsistances, les députés du commerce attendent sa décision pour la continuité de l’emploi de ce moyen, ou pour la préférence de ceux qu’elle croira devoir adopter dans sa sagesse, pour assurer la subsistance des colonies, à la conservation et à l’accroissement desquelles aucun corps n’a, dans l’Etat, plus d’intérêt que le commerce, auquel elles doivent beaucoup de millions ; que, relativement à la cherté excessive dont se plaignent les députés de Saint-Domingue, ceux du commerce doivent dire que le prix de 120 livres ou 130 livres n’est pas un prix excessif aux colonies dans un moment de disette ; qu’il est malheureusement relatif à celui auquel, malgré une récolte très-abontante, on paye actuellement le pain en France ; qu’aux îles comme ailleurs, la rareté est le fruit de l’inquiétude, dont on voit l’effet sans pouvoir en assigner la cause ; que dans les temps malheureux, sans doute, les habitants blancs payent le pain cher, mais que l’aisance dont ils jouissent les met bien au-dessus de cette dépense passagère ; qu’ils ont au moins pour ressource dernière les vivres du pays, qui ne manquent jamais, et qui, sans être aussi agréables pour les blancs que ceux de l’Europe, sont néanmoins bons et sains ; que ce n’est pas aux îles, mais dans nos pays, que la disette est vraiment à craindre et exerce d’affreux ravages ; que là, tous ont une subsistance assurée, les noirs et gens de couleur, à leur goût, et presque pour rien, en denrées du pays, les riches des unes et des autres, avec plus ou moins d’argent, suivant les circonstances ; mais qu’ici le cultivateur, le manouvrier peut mourir de faim et de misère, quand le pain lui manque ou que son prix est au-dessus de ses modiques facultés; qu’il serait sans doute satisfaisant pour la métropole d’avoir à fournir à un taux modéré des denrées à ses colonies, mais qu’enfm l’essentiel n’est pas tant que des colons très-riches ou au moins très-aisés aient des farines à meilleur marché ou même à prix égal à celui de France, mais bien qu’ils en aient: et ils en ont, et n’en manqueront pas ; qu’au 24 août, il y en avait au Gap seulement environ 10,000 barils, ainsi qu’il est prouvé par la lettre de M. Coutard, maréchal de camp, commandant en second de l’île, datée du 24 août, et produite; qu’il vient d’en être expédié de nos ports, et particulièrement de Bordeaux, plus de 6,000 barils pour le compte du commerce, indépendamment de ce qu’il en faut 'pour lès troupes; que ces expéditions se renouvellent chaque jour dans la proportion permisé ' par-la loi; qu’il est constant, tant par les papiers publics, que par des lettres particulières produites, qu’aux Etats-Unis la farine ne valait au 23 juillet que 27 livres 10 sols le baril ; que l’espérance de la récolte était au delà de tout ce (1) Voy. lre partie, p. 19. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 novembre 1789.] 23 u’on avait vu depuis longues années, et qu’on evait compter que le baril baisserait à 23 livres; que sans contredit on payerait un peu plus cher en sirops, tafias et piastres qu’en denrées, mais qu’il n’en résulterait pas défaut de denrées, mais seulement une légère augmentation dans le prix, avec certitude d’en avoir; que les colons, achetant la farine un peu plus cher, vendraient aussi leurs denrées dans la même proportion aux négociants français, qui, ne pouvant y porter des farines de France en suffisante quantité, mais cependant se dispenser d’aller y prendre des denrées coloniales, y recevraient la loi, puisqu’ils ne pourraient pas raisonnablement revenir des îles en lest, et sans rapporter des retours dont la métropole ne peut se passer et qu’il importe au commerce d’y verser continuellement; que partout où est le besoin, là aussi se porte l’industrie commerciale ; que, quoiqu’il y ait toujours eu des lois prohibitives, cela n’a pas empêché les étrangers d’importer en contrebande dans les colonies ou d’en exporter les denrées à l’extraction, à l’importation desquelles les circonstances momentanées attachaient un bénéfice; que les colons n’annoncent que trop combien ils connaissent ces moyens de fraude et avec combien peu de scrupule ils en font usage ; que l’Assemblée nationale ne sera pas toujours séante; qu’on ne pouvait se dissimuler que la permission que l’on sollicitait d’elle, une fois accordée, deviendrait d’une part difficile à révoquer même par elle, et que sûrement dans l’intervalle de ses sessions, aucune autorité n’aurait le droit ni la volonté d’en suspendre l’effet ; de l’autre, qu’elle préjugerait défavorablement sur la question principale que l’un et l’autre parti étaient déterminés à porter à l’Assemblée dans le cours de la session actuelle ; qu’il était impossible, à raison de la multiplicité et de l’obscurité des lieux de débarquement, d’établir une surveillance qui pût parer aux abus, surtout si on ouvrait d’autres lieux d’entrepôt que les trois grands ports ; que l’exportation permise des sucres et cafés entraînerait, malgré toutes les précautions possibles, celle de denrées bien plus précieuses encore, par exemple des cotons, des indigos, qui prenaient dans nos manufactures et dans nos ateliers , par l’emploi et la main-d’œuvre, une valeur 6 fois, 10 fois . plus grande que celle delà denrée en nature; que le commerce, déjà réduit à une position bien défavorable par des traités désavantageux, faits contre son avis avec quelques puissances étrangères et encore plus mal exécutés, verrait s’évanouir la dernière et la seule ressource qui n’eût point encore été enlevée à son activité et à son industrie ; qu’il se conformera individuellement avec respect à la décision que l’Assemblée nationale croira devoir prononcer, mais que ses agents réunis ne peuvent lui dissimuler, et qu’ils doivent lui dire , avec tout le courage que la vérité inspire, que si, franchissant du premier pas ce grand intervalle qu’a toujours respecté l’ancien fouvernement, elle allait arrêter le débouché e nos manufactures, priver la métropole du bénéfice du transport de ses denrées, porter la main sur la propriété publique (et quelle propriété, que celle du manouvrier et du pauvre 1 ) en ôtant au peuple l’objet de son travail, son seul patrimoine, ce décret frapperait de léthargie et de mort les manufactures et les ports du royaume; que le contre-coup s’en ferait bientôt ressentir d’un bout de la France à l’autre, et qu’après avoir si longtemps désiré un nouvel ordre de choses et tourné ses dernières espérances vers les auteurs de la liberté, le fruit de tant d’attente et de vœux si ardents, serait pour toute la France, et en particulier pour tous les malheureux, dont ils défendent la cause, la misère, le découragement et le désespoir. Ici, les députés du commerce ne se dissimulent pas la force de l’induction que les députés de l’île veulent tirer en faveur de l’ordonnance du marquis du Chilleau, du 27 mai, de la conduite qu’ont tenue en 1778 deux administrateurs aussi intelligents qu’intègres, MM. d’Argoutet de Yêvre, et ils avouent qu’il leur serait plus difficile d’y répondre si les circonstances étaient les mêmes; mais quelle différence entre les époques qu’on veut rapprocher! s’écrient les députés du commerce; peut-on ainsi confondre le temps de guerre avec le temps de paix, les périls avec la sûreté? ne sait-on pas que cette liberté est une conséquence indispensable d’une déclaration de guerre; qu’en 1755 la même permission avait été donnée pour le même motif; qu’en 1778, au commencement de la guerre, le premier convoi parti pour nos îles, avait été tout entier enlevé ; qu’alors les trois grands ports étaient bloqués par des escadres anglaises; qu’on ne pouvait entrer dans l’île que par les petits ports ou points de la côte; que, quoi qu’en disent les députés de l’île, ils ne peuvent pas ignorer que les abords sont infiniment dangereux, et pour ainsi dire, impraticables, quand des escadres ennemies occupent la pointe, c’est-à-dire sont au vent de File, à laquelle rien ne peut arriver que de ce côté ; que, quoique dans plusieurs circonstances nos flottes se soient honorablement montrées vis-à-vis des escadres ennemies dans la dernière guerre, il n’en est pas moins vrai qu’elles n’ont pas toujours eu l’avantage; que des corsaires ennemis infestaient ces parages; qu’il est de notoriété qu’un seul d’entre eux, perpétuellement stationné dans les eaux de l’île, a fait pendant la guerre quatorze cents prises, presque sous le canon et à la vue des ports de l’île; enfin, que les motifs de cette liberté illimitée et prolongée pendant tout le cours de la guerre, dont les députés de l’île veulent tirer une conséquence si favorable à leur demande dans la circonstance actuelle, étaient bien plus encore de leur procurer le débit de leurs denrées, entassées dans leurs magasins, et réduites à vil prix, qu’un approvisionnement de farine dont ils n’ont jamais manqué, même dans ce temps ? Les députés du commerce et des manufactures de France finissent par protester qu’ils sont loin de se croire chargés de plaider, au tribunal de la nation, la cause du Roi et des ministres de Sa Majesté; leur respect pour l’Assemblée nationale leur interdit toutes réflexions ; ils savent qu’il n’appartient qu’à elle de maintenir des actes conformes à la législation jusqu’à présent existante, constamment observée pour les colonies, et qui n’ont eu pour but que de préserver le commerce national, c’est-à-dire la propriété de 26 millions d’hommes, des atteintes que lui aurait infailliblement portées l’ordonnance de M. le marquis du Chilleau, si elle n’avait pas été cassée, et iis attendent de la justice de l’Assemblée nationale qu’elle n’ordonnera pas l’exécution de dispositions qui seraient entièrement subversives des lois commerciales du royaume. Pour quoi et tout ce que dessus, les députés des manufactures et du commerce de France concluent qu’il n’y a pas lieu à délibérer. 91 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 novembre 1789.1 III* PARTIE. Vous venez d’entendre, Messieurs, le rapport des moyens des députés de Saint-Domingue, et des agents des manufactures et du commerce de France. Les uns et les autres ont été imprimés, et vous ont été distribués avec une attention qui vous a mis à portée d’étudier sur les pièces mêmes, la valeur réciproque des prétentions des deux parties, et de vous convaincre de l’exactitude de l’extrait que je viens d’avoir l’honneur de vous lire. Dans toute autre circonstance, il ne nous resterait qu’à vous présenter les réflexions que les motifs allégués de part et d’autre nous ont fait naître, et à soumettre à votre sagesse le résultat de notre avis ; mais il ne vous a pas échappé , Messieurs , que par la manière dont cette affaire a été amenée à votre tribunal, une tierce partie s’y trouve intéressée, et même compromise, puisqu’elle y est dénoncée. Vous entendez que je veux parler d’un des agents du pouvoir exécutif, du ministre de la marine, M. le comte de la Luzerne. Indépendamment de la dénonciation de la part des députés de Saint-Domingue , dont sa conduite se trouve l’objet, son intervention, les éclaircissements qu’il pouvait procurer ont été réclamés par chacune des deux parties. Le comité l’a jugée juste, nécessaire, indispensable, et je ne crois pas avoir besoin de vous développer les motifs qui l’ont déterminé à communiquer avec le ministre sur la question qui vous est soumise. Instruit de l’intention du comité, M. de la Luzerne lui a fait parvenir les éclaircissements dont nous vous demandons la permission de vous faire lecture. Ils n’ont point été livrés à l’impression, et il ne serait pas juste que cette délicatesse privât M. de la Luzerne de vous présenter ses motifs, ceux du conseil, enfin sa justification particulière dans tout leur jour. La connaissance entière de ces éclaircissements nous a paru devoir être pour vous, Messieurs, d’une importance extrême, et nous avons pensé qu’elle pourrait essentiellement contribuer à vous mettre à portée de rendre sur la réclamation des députés de Saint-Domingue un jugement éclairé et digne de l’importance de l’affaire dont vous vous occupez dans ce moment. Un simple extrait n’aurait pas rempli ces vues , et nous-mêmes n’aurions pas satisfait à notre devoir, si, en nous livrant au désir de ménager des moments dont nous connaissons la valeur, nous avions acheté cette économie de temps au prix de votre instruction (1). Ces éclaircissements ont été suivis, Messieurs, de la part de M. le comte de la Luzerne, de réflexions sur les deux états ou tableaux fournis par M. le marquis du Ghilleau, en date du 7 septembre; j’ai eu l’honneur de vous rendre compte de ces états, des inductions qui ont été tirées, des moyens par lesquels elles ont été combattues. Je vais avoir l’honneur de vous faire également lecture des observations du ministre sur ces états. Elles sont courtes et intéressantes (2). Depuis, M. de la Luzerne a remis copie d’une lettre des deux administrateurs actuels de l’île, MM. le comte de Peynier et de Marbois, en date du 28 août; je vais vous en faire lecture (3). A cette lettre est joint l'état y annoncé, d’où il résulte que, pendant les quatre mois d’avril, mai, juin et juillet, l’importation, dans l’île, des farines, tant françaises qu’étrangères, a été de la quantité annoncée de 54,348 barils (1). Enfin, au moment où nous étions prêts à vous faire ce rapport, le ministre de la marine nous a écrit la lettre que nous allons encore vous lire. Elle n’a rien changé à la détermination à laquelle votre comité s’était arrêté avant sa réception (2). Il nous semble superflu , Messieurs , de vous extraire des pièces dont vous venez d’entendre la lecture; elle vous a misa même d’apprécier l’avis auquel s’est déterminé le comité, dans le résultat que j’aurai l’honneur de vous soumettre en son nom, relativement à ce qui, dans la demande de MM. les députés de Saint-Domingue, a rapport à la conduite du ministre. C’est dans cet instant, Messieurs, que nous sentons plus que jamais l’importance des fonctions dont la confiance de votre comité nous a honorés. Car il ne faut pas se le dissimuler, le parti pour lequel l’Assemblée nationale croira devoir se déterminer dans la grande question qui lui est soumise, quoique seulement provisoire, est cependant fait pour influer, d’une manière peut-être décisive, et sur la perpétuité des rapports des colonies avec la métropole, et sur le sort d’une grande partie des manufactures et du commerce de France. En effet il s’agit, d’un côté, de maintenir ou de renverser le régime sous lequel les premières ont été administrées depuis qu’elles sont réunies à la France, de conserver ou d’intervertir le système commercial, et les liaisons combinées d’après les intérêts réciproques des colonies et de la métropole; enfin, de statuer au provisoire sur une branche d’une des relations de commerceront tous les objets réunis produisent, dans les ports de la métropole, un retour annuel de 230 à 240 millions, et dans lesquels i’île de Saint-Domingue est seule pour 140 millions. De l’autre, les députés de la plus florissante de nos colonies, dont toutes les autres suivront probablement le sort, demandent, au nom de leurs commettants, la permission de se procurer par des échanges, c’est-à-dire par un des premiers moyens que la nature ait mis à la disposition de l’homme, des subsistances qui leur sont indispensables, et que cette facilité leur procurerait plus aisément et à meilleur marché ; ils vous conjurent de les débarrasser, du moins provisoirement, des entraves dans lesquelles le commerce prétend les retenir; et ils demandent cet affranchissement au nom de cette liberté qui vient de naître parmi nous, mais dont ils craindraient sûrement que le cri ne retentît trop fort au milieu de ces brillantes habitations qui doivent toute leur valeur à l’entier asservissement de ceux dont le travail en fait la prospérité et la richesse. Ainsi, par une de ces contrariétés morales si frappantes, mais cependant si communes, ce que le commerce appelle l’abus, et les colons l’usage de la liberté, est réclamé par ceux dont toute la fortune repose sur le maintien de l’esclavage. Il est infiniment délicat d’avoir à proposer et à prendre un parti entre deux intérêts qui se montrent si opposés, mais cependant il est impossible de ne pas se déterminer , et les circonstances démontrent chaque jour de plus en plus la nécessité d’une prompte décision. Dans une telle (1) Voy. pièces justificatives, n° 1. (2) Voy. pièces justificatives, a° 2. (3) Voy. pièces justificatives, a0 3. (1) Voy. pièces justificatives, n° 4. (2) Voy. pièces justificatives, a9 5. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 novembre 17S9-] 2o situation, nous allons vous présenter avec la plus exacte intégrité, avec l’impartialité la plus scrupuleuse, les considérations qui nous ont décidés, et qui nous paraissent devoir vous déterminer à adopter le parti que nous vous proposerons. Elles sont le fruit des plus mûres réflexions, de l’examen le plus approfondi, des éclaircissements et instructions que nous n’avons cessé de chercher à recueillir, soit auprès des personnes instruites dans cette matière, soit auprès des parties intéressées , dans les conférences multipliées que nous avons eues avec elles à ce sujet, soit enfin dans l’étude des principes et des décrets de cette auguste Assemblée. La première, la seule question qui est soumise à votre jugement, et qui pouvait l’être, Messieurs, c’est de savoir, non pas si leur île a été chèrement ou à bon marché approvisionnée, mais si elle l’a réellement été dans une proportion suffisante. Car on s’est plaint de disette, de famine, et ce n’est que subsidiairement que les réclamations se sont étendues jusque sur le prix de la denrée. Cependant, c’est sous le premier point de vue seulement que la réclamation pouvait être fondée, qu’elle pouvait intéresser votre humanité, détourner votre sensibilité de la position dans laquelle la France entière se trouvait et se trouve encore dans quelques provinces, malgré l’abondance de la récolte. Car les planteurs de nos îles, accoutumés à payer un peu cher, même dans un temps ordinaire, les farines qu’elles reçoivent de la métropole, ne se seraient pas plaints, ne se seraient pas flattés du moins de vous voir vous occuper de leur réclamation, si elle n’avait porté que sur une augmentation, quelle qu’elle fût, dans le prix d’une denrée qu’on ne pouvait alors se procurer en France, même au poids de l’or, en suffisante quantité. Nous sommes loin de penser qu’ils aient eu l’intention de profiter de la circonstance fâcheuse dans laquelle l’Etat se trouvait à cette époque, pour se soustraire en partie aux conditions jusqu’ici invariables du traité qui les unit à la métropole. Nous rendons justice à la pureté de leurs intentions et de leurs vues. Nous convenons que la position de la France, les défenses d’exportation momentanément prononcées, même pour nos îles, par quelques-unes des cours souveraines dans le ressort desquelles se font en grande partie les exportations qui sont destinées à leur approvisionnement, ont pu, ou dû même éveiller leur active sollicitude, sur la subsistance de leurs compatriotes ; les nouvelles qu’ils ont pu recevoir, les renseignements qui leur ont été fournis, tout a concouru à entretenir et à augmenter leurs inquiétudes sur l’existence de leurs commettants, et ils ont fait ce que chacun de nous aurait cru devoir faire dans une pareille circonstance. Mais des nouvelles moins fâcheuses, des états plus exacts, ont fourni à votre comité des motifs de tranquillité sur l’approvisionnement de l’île, à l’époque même qui avait si fort inquiété ses députés, et nous nous trouvons heureux d’avoir à présenter à votre humanité des données plus rassurantes. Vous n’avez pas perdu de vue, Messieurs, que la demande des députés de l’île ne s’élève provisoirement qu’à 150,000 barils par an, ce qui fait 12,500 barils par mois-Or, il résulte de l’état joint à la lettre des deux administrateurs de l’île, en date du 28 août, qu’il est entré dans ses ports pendant les 4 mois d’avril, mai, juin et juillet, 54,348 barils de farine tant françaises qu’étrangères ; d’où on peut conclure qu’au delà de la fourniture jugée nécessaire de 12,500 barils par mois, il y a eu un excédant de 4,348 barils. Si à cet excédant vous joignez le montant des expéditions qui ont été faites, seulement dans nos ports, depuis cette époque, et qui était de 7,400 barils au commencement de septembre, vous demeurerez convaincus que si l’état le plus constant des choses a été une cherté excessive (et par là on entend de 120 à 140 livres le baril de 180 livres pesant, ce qui n’est pas tout à fait le double de la valeur ordinaire), du moins l’île a été approvisionnée en quantité suffisante, jus-ques et au delà de l’époque à laquelle les députés de l’île ont craint et annoncé la disette comme extrême. A la vérité cet état ne cadre point avec celui de M. du Ghilleau ; mais, pour se déterminer en faveur de celui envoyé conjointement par les deux administrateurs, votre comité a pensé que les raisons par lesquelles le commerce a combattu l’exactitude des états fournis par M. du Ghilleau étaient sans réplique; et il a été convaincu que celui qui se trouvait joint à la lettre commune des deux administrateurs actuels, et d’une date postérieure, comportait avec lui des probabilités bien plus fortes que les premiers, fournis par l’ancien administrateur seul. Une considération est encore venue à l’appui de ces motifs, et elle a paru déterminante à votre comité en faveur de l’exactitude de l’état envoyé par MM. de Peynier et de Marbois : c’est qu’il résulte de l’extrait des déclarations faites, dans les ports du royaume, des exportations pour Saint-Domingue, que, pendant les mêmes 4 mois, il en a été déclaré à cette destination 24,446 barils, quantité bien approchante de celle de 24,677, annoncée par l’état des deux administrateurs. Ce rapport entre des relevés faits à Saint-Domingue d’une part, dans nos ports d’une autre part, et non combinés entre eux, a paru à votre comité porter jusqu’à l’évidence les assertions du commerce et du ministre, sur les quantités de farines françaises importées dans l’île pendant l’espace d*e temps dont il est question. Quant aux farines étrangères annoncées dans l’état, et formant avec celles de France le total de 54,348 barils, nous n’avons eu aucun moyen possible de faire la vérification de cette quantité; mais la véracité démontrée de partie de l’état, relativement aux farines françaises, nous a paru une bien forte présomption de son exactitude en ce qui concerne les farines étrangères. Ainsi, il nous a semblé prouvé queM. du Ghilleau avait été induit en erreur pour les états qu’il a fournis, que celui de MM. de Peynier et de Marbois était parfaitement exact; d’où il résulte que pendant les mois d’avril, mai, juin et juillet, l’île a été suffisamment approvisionnée de farines, qu’il y en avait même à cette époque un excédant, qui, avec les envois faits depuis par la métropole seule, a dû suffire à l’approvisionnement du mois suivant. Nous pensons, Messieurs, que ces détails vous auront pleinement rassurés sur la subsistance de cette précieuse colonie, à l’époque pour laquelle on avait conçu et cherché à vous inspirer de si justes inquiétudes. En effet, c’était beaucoup, c’était tout alors, que d’avoir du pain pour de l’argent, et l’île n’en a pas manqué. Mais ses députés se plaignent qu’il était excessivement cher. Sans doute, il est fâcheux de payer à un prix excessif une denrée de première nécessité; mais ce qui est un malheur capital quand il est ressenti par ceux qui peuvent à peine fournir à leur subsistance rigoureuse 26 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 novembre 1789.] dans des temps où le pain n’a qu’une valeur ordinaire, n’est plus qu’une atteinte bien légère portée à la superfluité dans la fortune de l’homme opulent, ou très-aisé, pour lequel cet excédant de dépense n’est que d’une conséquence, pour ainsi dire, insensible. Or, telle est la position de tous ceux qui font ou font faire journellement usage de pain dans nos colonies : ainsi ils vous paraîtront probablement peu fondés à se plaindre d’une augmentation momentanée de dépense nécessitée par la disette générale. Voyons pourtant si elle a été aussi considérable que vous l’ont peinte les députés de Saint-Domingue, si elle se trouve même dans une proportion relative à l’augmenta ¬ tion que nous avons éprouvée, que nous éprouvons encore en France. Nous ne le pensons pas, et MM. les députés de Saint-Domingue en conviendront avec nous; car c’est à eux-mêmes que nous devons le calcul que nous allons vous présenter. Ils disent, dans leur réponse succincte au mémoire des commerçants des ports de mer (1), que dans les temps de meilleur marché, le pain coûte dans l’île, d’après le tarif prescrit par les ordonnances, 10 sols la livre, argent des îles, ce qui fait, argent de France, 7 sols 6 deniers ; et, qu’actuellement que le baril vaut 150 livres et au delà, il coûte 1 sol l’once, c’est-à-dire, 10 sols 8 deniers, toujours argent de France. Or, il résulte de cette allégation que, malgré les contrariétés de toute espèce qu’on a éprouvées à faire l’approvisionnement de l’île, le pain n’a cependant augmenté que d’un quart en sus de la valeur ordinaire; tandis que dans la métropole, à portée des secours, des ressources, des efforts de tout genre, il a plus que doublé. Penserez-vous à présent, Messieurs, que cette augmentation momentanée dans le prix ait été aussi considérable et soit aussi ruineuse pour la colonie, qu’on vous l’a représentée ? et si l’on veut s’arrêter un moment sur l’assertion du commerce et du ministre, que les ventes faites aux colons sont toujours à crédit et à long terme, que ce défaut de payement influe beaucoup sur la quotité du prix, dans un pays où l’argent produit aisément un revenu plus considérable qu’en France, et que tout coûterait infiniment moins à qui solderait comptant, on y trouvera peut-être la vraie, la seule raison de l’excédant du prix des. denrées, et de leur valeur relative de l’île à la métropole. Après les détails dans lesquels nous venons d’entrer, et malgré les résultats qu’ils présentent, nous sommes cependant bien éloignés, Messieurs, de penser, avec les députés des manufactures et du commerce de France, qu’il n’y a pas lieu à délibérer. Loin de nous, ah! loin de nous à jamais, Messieurs, la froide apathie, la coupable indifférence de ceux que des probabilités pourraient rassurer suffisamment sur l’existence de leurs semblables, de leurs frères. Nous sommes convaincus, au contraire, que jamais question ne vous fut présentée, qui méritât, de votre part, une plus mûre et plus sérieuse délibération; car les motifs de tranquillité sur la situation passée, n’existent pas dans la même certitude pour l’avenir. Nous voilà donc enfin arrivés au terme où il faut vous proposer de statuer sur la demande des députés de Saint-Domingue. Avant de vous soumettre le décret que nous aurons, dans l’instant, l’honneur de vous présenter, il nous paraît nécessaire d’établir les principes suivants, qui, d’après (1) Pag© 18. tout ce qui a été dit dans ce rapport, ne nous semblent pas avoir besoin de développements ultérieurs : le décretn’en sera que la conséquence. Le premier point, incontesté comme incontestable, c’est qu’il faut que l’île soit approvisionnée, et qu’elle le soit sûrement. Le second, c'est que cet approvisionnement soit fait, tant qu’il n’y aura pas d’inconvénient, de préférence par le commerce national ; d’où il suit qu’il est à souhaiter, mais qu’il n’est pas indispensable et qu’on ne peut exiger que cet approvisionnement ait lieu à meilleur marché, ni même à un prix égal à celui de la métropole. Le troisième, c’est qu’il est évident que la libre importation dans l’île par le commerce étranger, et le payement en retour, en toutes denrées des colonies, n’a pas produit, pendant le temps qu’il a eu lieu, l’effet que paraissent en attendre pour la suite les députés de l’île, celui d’une plus abondante fourniture, et d’une modération dans le prix des farines. L’induction de cette conséquence résulte encore, Messieurs, et du tableau des importations fourni par les deux administrateurs actuels, et du prix auquel les farines se sont vendues dans l’île, en juin, juillet et août, d’après les lettres adressées au ministre, au commerce, aux députés de l’île. Vous vous rappelez, Messieurs, que c’est au 27 mai qu’a été rendue l’ordonnance du marquis du Ghilleau, dont les députés réclament que vous confirmiez les dispositions. C’est donc tout au plus dans le mois de juillet qu’on a pu se ressentir de ses effets. Eh bien! Messieurs, il résulte de ce même tableau que je viens de vous citer, qu’en juillet, dans les temps où on pouvait importer et exporter librement par les dix ports d’amirauté toute espèce de denrées, il n’a été introduit dans l’île que 4,308 barils de farines étrangères pendant qu’en mai, il en avait été importé 11,778 ; en juin 10,399, toujours seulement d’étrangères. Il est aussi prouvé que c’est en juillet et août que les farines ont été le plus chères, en août surtout, où l’arrêt de cassation de l’ordonnance du marquis du Chilleau n’avait encore pu être connu ni aux îles ni à l’Amérique, mais où on avait eu alors le temps de profiter, pour les spéculations sur la fourniture, de facilités et d’avantages que ne présentait point, que n’a jamais présenté le commerce des autres nations, dont aucune ne pouvait rivaliser avec l’île sur la préférence pour les approvisionnements. Les avantages et les ressources d’une ordonnance dont on vous a si fort vanté la sagesse ne nous ont pas paru démontrés d’après ces résultats, et votre comité ne pense pas devoir vous engager à faire droit à la demande des députés de File. En effet, il a considéré que s’il est de votre devoir d’assurer invariablement la subsistance de colonies dont les relations avec la métropole, calculées dans des rapports aussi étendus que les bénéfices communs qui en sont les résultats, sont également avantageuses aux îles et à ce royaume, il n’est pas moins de votre justice de conserver à la nation ses avantages et ses bénéfices commerciaux, qui font la base de la prospérité de ses arts, de ses manufactures, et le principe de l’occupation de tous ceux qui y sont employés, dont le travail est le seul patrimoine ; Que l’ordonnance du marquis du Ghilleau, en date du 27 mai, dont les députés de l’île de Saint-Domingue sollicitent provisoirement le rétablissement, indépendamment de ce qu’elle ne lui paraît point avoir été nécessitée par les circon- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 novembre 1789. stances, n’a pas été justifiée par le succès, ce qui même n’aurait pu faire excuser l’atteinte qu’une partie de ses dispositions portait aux lois commerciales du royaume, et dont le commerce national ne manquerait pas de ressentir les funestes effets, par l’annihilation ou du moins le ralentissement du travail dans tous les ports et maoufactures du royaume; Que, si le régime auquel les colonies ont été soumises jusqu’à cette époque comporte des inconvénients ou des abus, il trouvera sa réformation dans la régénération générale à laquelle elles auront l’avantage de participer avec toutes le provinces françaises, et dont elles ont déjà ressenti les heureux effets par l’admission de leurs députés à l’Assemblée nationale ; mais que votre prudence doit vous interdire d’autoriser, même provisoirement, un système qui, sans être dicté impérieusement par les circonstances, n’en deviendrait pas moins subversif de tous les anciens principes d’administration, par lesquels il est indispensable que toutes les provinces françaises continuent d’être régies, jusqu’à ce que l’Assemblée nationale ait adopté et fixé les bases générales et uniformes de la constitution ; et que le maintien, comme la conséquence de ces principes, a nécessité la conduite du ministre et dicté l’arrêt de cassation du 23 juillet; Que si, en supprimant votre comité des subsistances, vous avez annoncé l’intention de ne vous livrer à aucun des détails particuliers de cette branche d’administration, vous ne pouvez, sans déroger à vos principes, vous occuper de ceux dans lesquels vous jetterait la demande provisoire des députés de Saint-Domingue ; mais que vous avez, dans vos décrets généraux, relatifs à cet objet important de la sûreté, de la tranquillité et de l’existence publiques, statué d’une manière spéciale sur l’approvisionnement des colonies, et mis autant qu’il était en vous le pouvoir exécutif à même d’y pourvoir, en maintenant l’exécution des dispositions qui y sont relatives; enfin, que tout ce qu’on peut solliciter de vous, et ce qu’on a droit d’attendre de votre justice, c’est de l’autoriser en outre à employer, par lui ou par ses agents, les moyens que les circonstances pourraient nécessiter, moyens qu’il serait injuste et dangereux de mettre les habitants de l’île dans la nécessité de venir réclamer à dix-huit cents lieues de leur domicile, et qui d’ailleurs , ne pouvant tirer leur efficacité que de la célérité avec laquelle ils doivent être employés dans l’occasion, cesseraient aussi d’être justes, s’ils étaient jamais prolongés au delà du besoin qui en aurait nécessité l’usage. Voici en conséquence, Messieurs, le décret que nous vous proposons : L’Assemblée nationale renvoie les députés de Saint-Domingue au pouvoir exécutif, pour qu’en maintenant l’exécution des décrets de l’Assemblée relatifs aux subsistances et particulièrement aux dispositions qui peuvent concourir à l’approvisionnement des colonies, il tienne la main à ce qu’il ne soit apporté aucune opposition aux envois qui pourraient leur être destinés de la métropole ; Que le pouvoir exécutif demeure en outre autorisé à prendre par lui, ou par les agents, sur le lieu, toutes les mesures nécessaires et qu’il croirait les plus efficaces, suivant les différentes circonstances, pour, en ménageant autant qu’il sera possible les intérêts du commerce national, assurer invariablement l’approvisionnement de l’île ; Que sur le surplus des demandes des députés de l’île, et en particulier sur les plaintes par eux faites de l’administration du ministre de la marine dans cette occasion, et en ce qui concerne la colonie, elle déclare qu’il n’v a lieu à délibérer. Ce rapport de la section des six du comité d’agriculture et de commerce, a été soumis à ce comité complet, dans son assemblée du 5 de ce mois et il l’a adopté à l’unanimité. Cette approbation justifie les expressions « votre comité » employées quelquefois dans ce rapport. N° I. ECLAIRCISSEMENTS Sur la demande de MM. les députés de Saint-Domingue. MM. les députés de Saint-Domingue ont adressé, le 30 juillet dernier, au ministre de la marine, plusieurs demandes relatives à cette colonie. Elles ont été mises le 9 août sous les yeux du Roi et de son conseil. Ils y désiraient spécialement /’ introduction , pendant deux ans , des farines par Vé tranger dans tous les ports d’amirauté , attendu la disette des blés dans l’intérieur du royaume , et la défense d’en porter dans les colonies. Le Roi et son conseil n’ont pas cru devoir statuer sur cet objet : 1° Parce qu’en cas de disette, il est, pour subvenir aux besoins des colonies, d’autres moyens légaux, usités, plus prompts, et dont l’expérience a prouvé l’efficacité ; 2° Parce que l’admission des navires étrangers dans dix des ports de Saint-Domingue, en favorisant la contrebande, porterait un préjudice considérable au droit dont jouit depuis longtemps le commerce national, et intéresserait essentiellement les rapports de la colonie avec la métropole. La distance qui nous sépare des îles Sous-le-Vent, le peu de connaissance qu’ont des lois coloniales et du régime de nos possessions éloignées,- beaucoup de personnes, d’ailleurs très-éclairées, exigent que j’entre dans quelques détails sur ces deux considérations qui ont arrêté le conseil de Sa Majesté. Plusieurs denrées et divers comestibles peuvent être licitement apportées à Saint-Domingue dans les trois ports d’entrepôt (le Gap, le Port-au-Prince et les Gayes) par les navires venant de l’étranger ; les colons n’ont droit de lui payer ce qu’ils ont acheté de lui, qu’en argent ou en marchandises importées de la métropole, ou par la vente de leurs sirops et tafias. L’introduction des farines et du porc salé a été réservée au commerce national, et fait partie du privilège exclusif dont il jouit ; il a seul, d’ailleurs, le droit de vendre aux colons toutes les marchandises dont l’importation n’est pas expressément permise à l’étranger ; et quant à l’exportation (si l’on excepte les sirops et tafias), toutes les productions coloniales doivent lui être livrées, et reversées par lui dans les ports de la métropole. Des fléaux imprévus, et la disette qu’ils occasionnent, ont néanmoins plus d’une fois forcé le gouvernement à permettre que les bâtiments étrangers introduisissent dans les ports d’entrepôt plusieurs denrées de première nécessité, et spé- 28 [Assemblée nationale. J ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 novembre 1789.] cialement les espèces de subsistances que les bâtiments français ont habituellement seuls le privilège d’y importer. Mais jamais une telle permission n’est émanée du Roi ; jamais on ne la lui a demandée. Il serait funeste aux colons eux-mêmes, d’être obligés de venir solliciter dans une autre partie de l’univers, le remède qu’exigent des maux urgents. Il leur importe que le pouvoir d’appeler les secours indispensables réside au sein de la colonie même ; les lois y ont pourvu. Le gouverneur général et l’intendant ont droit de rendre conjointement, sur cet objet, des ordonnances provisoires, et d’autoriser les bâtiments étrangers à verser dans les ports d’entrepôt des farines ou d’autres denrées que la circonstance rend nécessaires. Ce n’est assurément que sur les lieux qu’on peut connaître la nature et l’étendue des besoins d’une colonie. MM. les députés de Saint-Domingue semblent en avoir eux-mêmes fourni l’exemple, et avoir démontré la vérité de cette réflexion : car, en sollicitant le 30 juillet une innovation aussi importante, ils n’ont invoqué aucune circonstance locale, ils n’ont présenté au conseil du Roi aucune preuve, je dirai même aucune pièce tendant à faire croire que les farines fussent à cette époque rares à Saint-Domingue, ou que la sécheresse et le peu d’abondance des vivres du pays dussent rendre la consommation de ce genre de comestible plus considérable. Ce déficit de preuves ne doit point étonner. Il est évident qu’on ne peut jamais constater l’état actuel d’un pays dont on est séparé par 1,500 lieues de distance. Le roi a donc dû laisser à cet égard, comme il a été pratiqué de tout temps, les administrateurs user de leurs pouvoirs légaux, pour autoriser provisoirement l’introduction des farines étrangères dans les ports d’entrepôt, si le besoin le requérait, et s’en reposer d’ailleurs sur leur humanité et sur leur vigilance. Il convient de faire observer, relativement à ces ports d’entrepôt, la forme très-singulière des possessions qu’ont acquises les Français dans l’île Saint-Domingue. La lisière que nous cultivons est telle, qu’il se trouve peu d’habitations (si l’on en excepte le petit quartier de Mirebalais), éloignées de plus de 5 ou 6 lieues du rivage ; les mers sont presque toujours belles entre les tropiques ; le cabotage porte facilement les subsistances partout où le besoin les appelle ; et l’expérience a prouvé qu’aucune famine n’est véritablement à craindre dans la colonie, lorsque les trois ports d’entrepôt, séparés à peu près par d’égales distances, se trouvent approvisionnés. Cette considération rendait peu nécessaire ou au moins peu urgente la permission demandée au Roi par MM. les députés de Saint-Domingue, d’ouvrir à l’étranger les dix ports d’amirauté, et d’être autorisés, pour solder l’achat des farines ui leur seront apportées, à faire passer chez ’autres nations toutes les productions de la colonie. Une telle faculté entraînerait d’ailleurs des conséquences de la plus haute importance, et priverait aussitôt le commerce national de presque tous les avantages qui lui ont été accordés. Il est en effet aisé de prévoir qu’on ne pourrait établir dans une aussi grande quantité de lieux une surveillance assez exacte (1 ), pour prévenir (1) Quelles que soient la vigilanee et l’honnêteté des administrateurs, il se fait beaucoup de contrebande les fraudes du commerce interlope, et empêcher le versement des marchandises manufacturées par les nations rivales de notre industrie. Un exposé rapide, mais exact du commerce de la métropole, avec Saint-Domingue pendant l’an ¬ née 1787 (car les états de 1788 ne sont pas encore parvenus) fera sentir combien influerait sur les bénéfices habituels de la France l’innovation demandée au conseil du Roi, et qu’on lui proposait même d’établir sans preuve, sans examen, sans avoir appelé et écouté les parties intéressées à s’y opposer. Il a été importé, en la dernière année, des ports du royaume dans ceux de Saint-Domingue, des denrées valant 51,803,000 livres ; la traite des nègres par le commerce national y a produit aux armateurs français 41,912,000 livres; et les retours des denrées de cette île dans les ports de la métropole ont été évalués à 139,753,000 livres. Il n’est point fait évaluation dans ce calcul des droits de fret et de commission, de l’avantage qu’a retiré la navigation française de 500 navires à peu près expédiés en 1787 pour Saint-Domingue, de la quantité de matelots qui ont dû leur subsistance à l’étendue et à l’activité de ce commerce, des avantages qui en résultent pour les manufactures établies dans nos diverses provinces, du numéraire que fait affluer dans le royaume la revente à l’étranger de l’excédant considérable en denrées coloniales que nous ne pouvons nous-mêmes consommer. C’est à l’Assemblée nationale à peser dans sa sagesse les réflexions importantes que peut occasionner ce court résumé : je resterai impartial et muet sur le fond d’une aussi grande question. Mon intention n’est point de discuter s’il conviendra de maintenir, de restreindre ou d’abroger les droits dont a joui jusqu’à ce jour le commerce national : je me borne à les exposer et à en constater les résultats. Mais si ces résultats prouvent qu'un objet aussi intéressant, soit pour la métropole, soit pour ses possessions éloignées, mérite toute l’attention de l’Assemblée nationale, s’il a été facile de prévoir qu’elle s’en occuperait tôt ou tard, le conseil du Roi n’a-t-il pas dû lui en réserver la connaissance et renvoyer à se pourvoir devant elle MM. les députés de Saint-Domingue ? C’est à quoi il s’est borné (1) ; on présentait au Roi un genre dans les trois ports d’entrepôt mêmes. Plusieurs surveillances différentes y sont néanmoins établies; celle de l’amirauté peut être regardée comme très-inefficace ; les recherches des commis de l’entrepôt font un >peu plus d’effet ; mais ce qui réprime le plus la fraude, est la visite que fait faire, dès qu’il y a soupçon, un bâtiment de la marine royale, qui garde toujours chaque port d’entrepôt : on ne pourrait en stationner un dans chacun des dix ports d’amirauté, sans des dépenses considérables, sans établir à Saint-Domingue une escadre plus que triple de celle qui se tient habituellement dans ces parages. Ouvrir les ports d’amirauté aux farines importées par des navires venant de l’étranger, c’est les ouvrir â toutes les productions des autres pays, et à toutes les marchandises qui s’y manufacturent. (1) Extrait de la lettre du ministre aux députés de Saint-Domingue, en date du 11 août 1789, où il leur annonce les décisions du Conseil d’Etat, tenu le 9 du même mois sur leur demande. « Vous avez sollicité l’introduction pendant deux ans des farines de traite étrangère dans tous les ports d’amirauté, attendu la disette des blés dans l’intérieur du royaume, et la défense d’en faire passer de nos ports aux colonies. « Cette question a été décidée absolument par les [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 novembre 1789.] de demande sur lequel il n’avait jamais été d’usage qu’il fut statué en Europe. C’était au moment où une récolte abondante commençait à entrer dans les greniers de la France, qu’on proposait l’introduction des farines étrangères à Saint-Domingue ; on sollicitait à une telle époque, et sous prétexte d’une disette future, l’admission pendant deux ans entiers des navires de toutes les nations dans tous les ports d’amirauté de la plus riche de nos colonies. Cette courte discussion doit suffire pour établir les principes et assigner les motifs qui ont déterminé le conseil de Sa Majesté : mais on peut désirer encore quelques éclaircissements ultérieurs sur les faits dont je n’ai point parlé jusqu’ici ; je vais les énoncer succinctement, et suis prêt à produire toutes les lettres ou pièces nécessaires à l’appui de mes assertions. On a dû sentir combien il importe que les moyens d’obvier aux maux urgents, que le pouvoir de prévenir ou de réparer les effets des fléaux trop communs dans nos possessions éloignées, résident au milieu d’elles. Ce pouvoir provisoire a été confié aux administrateurs par les lois coloniales, et par leurs instructions ; il est indispensable qu’ils en restent dépositaires jusqu’à ce qu’il y soit suppléé. J’ai donc, avant tout, à examiner comment ils l’ont exercé depuis le commencement de cette année, et à exposer les mesures qui ont été prises par eux pour prévenir la disette dans nos colonies. L’introduction des farines étrangères est autorisée à Saint-Domingue depuis le 1er avril, et la permission accordée doit finir au 1** octobre prochain. Le gouverneur général et l’intendant de la Martinique y ont ouvert le port d’entrepôt depuis le 11 mai jusqu’au 15 octobre. Les administrateurs de la Guadeloupe ont annoncé qu’ils seraient bientôt obligés de suivre l’exemple donné par l’île voisine. Le Roi a approuvé, quant au fond, toutes les ordonnances rendues à cet effet par les administrateurs, parce qu’eux seuls peuvent véritablement être bons juges du besoin présent des colonies ; et qu’ils ont plus que qui que ce soit les moyens d’en prévoir les besoins futurs. On leur a même annoncé qu’ils ne devaient pas hésiter à prolonger l’effet des permissions accordées, si les circonstances leur paraissaient le requérir. De pareilles dépêches ont été adressées dans nos colonies occidentales. Mais quelques administrateurs ayant excédé l’étendue de leurs pouvoirs, soit en ouvrant à l’étranger les ports d’amirauté et en lui accordant l’achat des productions coloniales , soit en mêmes principes que la précédente. Une permission aussi longue, l’ouverture aux étrangers d’une aussi grande quantité de ports, changerait absolument les rapports de la métropole avec la colonie : c’est à l’Assemblée nationale qu’il convient que vous adressiez une telle demande. « Quant aux facilités provisoires à accorder pour un espace de temps plus ou moins long, en cas de guerre, de disette ou a’aulres fléaux, les administrateurs ont le pouvoir, et sont dans l’usage de promulguer les règlements nécessaires. Il serait contre l’intérêt de la colonie même qu’elle fût dans les cas urgents, obligée de recourir au Roi ; elle aurait éprouvé de grands malheurs avant qu’il eût été possible d’y apporter remède; et la faculté de lui procurer des secours urgents et indispensables doit résider dans des administrateurs qui n’en soient pas séparés par une aussi grande distance. » diminuant les droits qu’il doit payer pour l’introduction de la morue et du poisson salé, droits qui favorisent et assurent la vente de la morue de pêche nationale , le Roi, en confirmant le reste de l’ordonnance, a cassé, par des arrêts du conseil, ces dispositions vicieuses, ou a enjoint aux administrateurs de les réformer eux-mêmes. Les faits dont il me reste à parler exigeront que je discute brièvement deux points, sur lesquels je me permettrai d’exposer mon opinion privée et de présenter des considérations qui m’ont frappé. 1° Le 12 mars de cette année, j’ai écrit aux chambres de commerce des trois villes maritimes (Bordeaux, Nantes et le Havre), qui importent le plus de farines dans les colonies françaises, et je leur ai renouvelé récemment encore mes instances, pour les déterminer à faire connaître d’avance aux administrateurs de chaque colonie, les envois de farines qui doivent y être faits dans les mois suivants. Je crois que les négociants qui répugnent à donner connaissance de leurs spéculations sur cet objet de première nécessité entendent mal leurs véritables intérêts. Ce n’est pas moins pour leur propre avantage que pour celui des colonies qu’on les a invités à annoncer la quantité de fa-riqes qui doit y passer. Le commerce risque, par son silence, que les administrateurs obligés avant tout de pourvoir à la subsistance des colons, et ignorant quels secours doivent leur parvenir, ouvrent subitement les ports d’entrepôt ; alors l’introduction de la farine étrangère, et la concurrence de la farine nationale, qui arrive inopinément, faisant baisser rapidement le prix de - cette denrée, doit occasionner aux commerçants français eux-mêmes, des pertes considérables; pertes qu’ils n’auraient point éprouvées si la colonie eût été prévenue des envois qui devaient y être faits. 2° 11 sort annuellement beaucoup plus de farines pour nos colonies, du port de Bordeaux seul, que de tous les autres ports du royaume pris ensemble. Le parlement de cette ville a défendu l’exportation de cette denrée, par un arrêt en date du 30 avril. Les circonstances et la terreur du peuple ne permettaient pas que le conseil du Roi cassât cet arrêt. J’écrivis au magistrat qui présidait le parlement de Guyenne, et je pressai la chambre de commerce de demander, de son côté, la sortie des farines et biscuit destinés, soit pour l’approvisionnement des colonies, soit pour la subsistance des marins qui y sont stationnés. Il est de mon devoir de représenter qu’aussi longtemps qu’on laissera au commerce national le droit d’importer seul ces comestibles dans les colonies françaises, il convient, quelle que soit la disette dans l’intérieur du royaume, de permettre qu’elles en tirent ce qui est nécessaire à leurs besoins, de défendre au moins qu’elles en soient, subitement privées. La quantité qu’elles demandent annuellement, est très-peu considérable, eu égard à leur population, même en y comprenant les esclaves. Elle n’est presque rien relativement à la consommation du royaume. Il est certain que, pendant les cinq années 1784, 1785, 1786, 1787 et 1788, il n’a été importé licitement dans nos colonies occidentales que les farines nationales. Il est également certain qu’en 1787, cette importation, quoique beaucoup plus forte que dans aucune des quatre autres années, n’a monté cependant qu’à 270,441 barils, contenant chacun 180 livres. G’est évaluer fort bas la quantité de 30 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 novembre 1789.] farine nécessaire pour la nourriture d’un homme adulte en France, que de la fixer à 450 livres (1) par an. Le royaume, obligé d’alimenter environ 25 millions d’habitants, s’apercevra-t-il, même dans un moment de disette, qu’il fournit de plus, par delà les mers, à des Français, une masse de farine si modique, qu’elle ne suffirait pas, en Europe, à la consommation de 95,000 humains ? On peut penser à cet égard autrement que moi ; mais, quelle que soit la règle qu’on établira, il est juste, il est politique d’en rendre l’exécution tellement certaine qu’aucun événement n’y puisse faire porter atteinte. Des possessions aussi éloignées de tous les pays où croît le blé sont fondées à demander qu’on les garantisse du péril de se voir subitement enlever les moyens de subsistance qu’on leur aura assignés. La métropole, si elle n’assure pas l’extraction toujours libre des farines nationales à ses colonies, leur donne droit d’obtenir l’admission constante des farines étrangères, au moins dans leurs ports d’entrepôt, quoiqu’il soit vrai que ces dernières, par leur bas prix, en excluront aussitôt les farines de France, quoique la faculté d’acheter ce genre d’approvisionnement à l’étranger, doive entraîner, par la suite, celle de lui donner en payement quelques productions coloniales. Tels sont les éclaircissements que j’ai à donner sur tout ce qui m’est connu, c’est-à-dire : 1° sur la demande que m’ont adressée MM. les députés de Saint-Domingue le 30 juillet; sur la décision rendue par le Roi en son conseil le 9 août, et sur les motifs qui l’ont déterminée ; 2° sur les mesures prises par les administrateurs de chaque colonie pour y prévenir la disette; 3° sur ma correspondance avec eux et avec les chambres de commerce du royaume. Je ne puis prévoir si d’autres renseignements seront désirés, ignorant encore quels moyens MM. les députés emploieront pour appuyer la demande qu’ils ont faite à l’Assemblée nationale, et quelles seront les objections du commerce de France. (1) D’après cette supposition, un adulte ne consommerait journellement que 25 onces 2/3 de pain à peu près. La chaleur du climat, le goût qu’ont dans nos possessions éloignées les hommes (même de race européenne) pour les vivres du pays, rendraient à leur égard cette fixation trop forte. On évalue communément la consommation d’un colon à deux barils de farine par an ; d’où il résulte qu’un peu plus de 21 onces de pain par jour lui suffisent. Prenant pour exemple la plus florissante de nos colonies, il convient d’observer que 24,000 blancs de tout âge, de tout sexe, ne peuvent pas consommer annuellement, à Saint-Domingue, plus de 48,000 barils de farine. Certe colonie en reçoit, année commune, 150,000 à peu près ; si l’on en retranche encore 10,000 environ, destinés à la subsistance des troupes coloniales et des équipages des bâtiments du Roi, il en reste 92,000. Telle est la quantité de farines qui entrent dans la nourriture soit des affranchis et de leur race, soit des esclaves, qui préfèrent néanmoins ce qu’on appelle vivres du pays : patates, manioc, ignames, 'bananes et autres fruits. Ils consomment aussi le riz, le maïs et farine de maïs, denrées qui peuvent se conserver plus longtemps que les fruits succulents et les racines. L’étranger est autorisé à importer tous ces objets, et introduit spécialement dans la colonie du riz et du maïs, soit en grain, soit en farine, quoiqu’on y cultive en beaucoup d’endroits avec succès l’une et l’autre plante. Je n’ai pas cru superflu de donner ces détails sur la manière dont est alimentée une vaste possession absolument différente des provinces du royaume, et dont les productions ne ressemblent nullement à celles de nos climats. On doit néanmoins présumer que l’une des parties intéressées, et peut-être toutes deux voudront qu’il soit discuté à quel prix les farines ont été vendues dans nos colonies, et spécialement à Saint-Domingue, depuis le mois de janvier dernier ; qu’on vérifie ce qu’elles y coûtaient à l’époque la plus récente, la valeur de la denrée étant l’un des indices les plus certains de son abondance ou de sa rareté. Il paraît que depuis le commencement de l’année, le prix de la farine à Saint-Domingue n’a été ni bas ni excessif. La cherté ne m’en a été annoncée par aucune des lettres que j’ai reçues de la colonie ; aucun des particuliers qui en sont revenus, et que j’ai consultés, ne m’a porté plainte à cet égard. A la preuve assez forte qui résulte de ce silence universel, se joint le témoignage des gazettes. Il ne m’en est point (jusqu’à ce jour, 14 septembre) parvenu de postérieures à celles du Gap, en date du 27 juin dernier; elles attestent qu’à cette époque, le prix de la plus belle farine y était de 66 livres 13 sols 8 deniers, argent de France , et le prix moyen de la farine commune de 40 livres le baril; ce qui fixe la valeur d’une livre de farine de la première espèce à 7 sols 4 deniers 41/40 et de la seconde à 4 sols 5 deniers 1/3: ces deux farines sont de pur froment. On n’en importe point d’autres dans les colonies; mais on désigne par farine commune celle qu’introduisent les Américains, et qui se conserve moins longtemps que la farine de minot, connue aussi sous le nom de farine de Moissac. On suppute communément qu’une livre de farine convertie en pain, fournit une livre et demie de cet aliment. Il est dû foi aux gazettes sur la valeur qu’elles assignent aux denrées importées dans la colonie; je veux dire qu’on peut être certain gue jamais elles n'indiquent un prix inférieur à celui du commerce; car la notice de la valeur momentanée qu’a chacune de ces denrées, est fournie aux rédacteurs de la gazette par les commerçants, c’est-à-dire, par les vendeurs. Us ont un intérêt évident et constant à persuader au public acheteur, qu’on a droit de lui vendre plus cher tous ses besoins. Pendant que j’étais gouverneur général de Saint-Domingue, les administrateurs ont eu quelquefois des reproches à faire et aux négociants et aux journalistes sur des exagérations de ce genre; le prix commun du commerce est d’ailleurs fixé par les ventes aux colons qui achètent presque toujours à crédit et ne payent qu’à longs termes : ce délai de payement influe beaucoup sur la quotité du prix, surtout dans un pays où les fonds produisent aisément un revenu plus considérable qu’en France. Tout coûterait infiniment moins à qui solderait en argent comptant ; et c’est peut-être le prix qu’on exigerait de lui dans cette supposition, qui doit être regardé comme le prix réel de la denrée. J’ai cru devoir présenter ces dernières considérations, parce qu’elles dérivent d’usages locaux qu’on connaît peu en France, et qu’elles fournissent un moyen aisé de vérification. On peut en effet appeler les gazettes américaines à témoin, et être sûr qu’elles sont rarement infidèles, mais que jamais la valeur des denrées venues de la métropole ou de l’étranger n’y est déprimée. Versailles, ce 14 septembre 1789. La Luzerne.