[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [30 novembre 1789.] 337 Corses qui, après avoir combattu pour la liberté, se sont expatriés, par l’effet et la suite de la conquête de leur île, et qui cependant ne sont coupables d’aucuns délits légaux , auront dès ce moment la faculté de rentrer dans leur pays pour y exercer tous les droits de citoyens français, et que le Roi sera supplié de donner, sans délai, tous les ordres nécessaires pour cet objet. » Ce projet de décret est vivement applaudi par la grande majorité de l’Assemblée. M. le prince de Poix. Si ce décret était rendu, il pourrait occasionner une révolte dans Pile, et ses anciens habitants, coupables envers la France, rapporteraient dans leur patrie le souvenir de leur défaite, et seraient bientôt tentés d’abuser de l’indulgence de la nation. Je propose de consulter le pouvoir exécutif avant de prendre un parti. M. Salicetli. C’est la province de Corse elle-même qui réclame ceux de ses anciens habitants qui ne sont pas chargés des crimes que la justice des lois doit punir; c’est elle qui redemande pour la France des citoyens français. M. Gaultier de Biauzat. Je demande la suppression des mots délits légaux comme étant une expression obscure et incohérente. M. le comte de Mirabeau. Toute objection ' est levée par ces mots : qui ne sont coupables d'aucuns délits légaux; car je ne pense pas que personne ici puisse regarder comme coupables envers la nation des citoyens dont le crime unique serait d’avoir défendu leurs foyers et leur liberté. J’ai dit des délits légaux, parce qu’il n’y a que les actes contraires aux lois protectrices de l’homme qui méritent d’être punis. Je ne conçois pas comment la liberté, quand elle est innocente de tous délits de ce genre, pourrait n’être pas sous votre sauvegarde. J’avoue, Messieurs, que ma première jeunesse a été souillée par une participation à la conquête de la Corse; mais je ne m’en crois que plus étroitement obligé à réparer envers ce peuple généreux ce que ma raison me représente comme une injustice. Une proclamation a prononcé la peine de mort contre les Corses qui ont défendu leurs foyers, et que l’amour de la liberté a fait fuir. Je vous le demande, serait-il de votre justice et de la bonté du Roi que cette proclamation les éloignât encore de leur pays, et punît de mort leur retour dans leur patrie? M. le vicomte de Mirabeau. Vous prétendez que l’expression de délits légaux est parfaitement claire : ce qui prouve qu’elle est obscure, c’est que vous êtes obligé d’en donner l’explication. M. de Bousuiard. Je demande la suppression de cette phrase : qui , après avoir combattu pour la défense de leur liberté, comme injurieuse à la nation et à la mémoire du feu Roi. ' M. Salicettl. Je ferai remarquer à l’Assemblée que la motion de M. le comte de Mirabeau répond à un article exprès du cahier de l’île de Corse. M. Barrère de lieiuac . 11 faut se hâter de décréter une motion aussi honorable que celle qui est proposée; il faut que Paoli lui-même apprenne à devenir Français; un. lel défenseur de ire Série, T. X. la liberté de son pays est digne d’une nation qui a secoué si courageusement ses fers. (L’Assemblée devient très-tumultueuse, une partie de la salle réclame l’ajournement, la majeure partie veut passer au vote.) M. Dupont (de Bigorré). Je demande que certains membres soient nommés dans le procès-verbal comme perturbateurs des délibérations de l’Assemblée. M. le comte de Mirabeau. On dirait, Messieurs, que le mot de liberté fait ici sur quelques hommes la même impression que l’eau sur les hydrophobes ..... Je persiste à demander que mon projet de décret soit mis aux voix; et, pour lever les scrupules de quelques personnes, je substitue à ces mots : délits légaux, ceux-ci : délits déterminés par la loi. M. de Montlosier. Si l’on adopte la motion, il faut en même temps ordonner la retraite des troupes qui sont en Corse , à moins qu’on ne veuille qu’elles soient massacrées. Je demande l’ajournement. M. le Président veut mettre la motion aux voix; plusieurs membres s’y opposent. Une grande partie de l’Assemblée se lève pour exprimer un vœu contraire à cette opposition. Les voix prises, il est décidé qu’on délibérera sur-le-champ. L’ajournement proposé est rejeté. Plusieurs membres prétendent n’avoir pas entendu poser la question de l’ajournement. Le président conjure l’Assemblée de laisser recommencer l’épreuve, par amour pour la paix. Cette seconde épreuve donne le même résultat. M. I�avie. Je demande que les Corses qui rentreront dans l’île soient tenus de prêter serment de fidélité. M. Salicetti. Leur retour seul prouvera leur fidélité et le nom de Français que vous leur avez donné, suffira pour l’assurer. La question préalable est demandée sur les amendements. Il est décidé qu’il n’y a pas lieu à délibérer à leur égard. M. de Montlosier, Je demande qu’il me soit au moins permis de présenter un amendement relatif au général Paoli; j’ai sur cet objet de grandes instructions. i On délibère sur la motion principale, et elle est adoptée à une grande majorité en ces termes : c L’Assemblée nationale décrète que les Corses qui , après avoir combattu pour la défense de leur liberté, se sont expatriés par l’effet et les suites de la conquête de l’île de Corse , et qui cependant ne sont coupables d’aucuns délits déterminés par la loi, ne puissent être troublés dans la faculté de rentrer dans leur pays, pour y exercer tous leurs droits de citoyens français, et que M. le président soit chargé de supplier Sa Majesté de donner, sans délai , tous les ordres convenables à ce sujet. » M. le Président donne lecture de deux lettres du garde des sceaux. La première, relative aux décrets de l’Assemblée nationale, annonce que Sa Majesté a sanctionné le décret relatif aux grains, l celui aux bénéfices, celui qui met les biens ecclê-22 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 338 [30 novembre 1789.] siastiques sous la sauvegarde des lois et enfin celui des bibliothèques des monastères. La seconde lettre porte que le Roi a donné sa sanction aux décrets qui accordent grâce au parlement de Metz. Sa Majesté a donné des ordres aux dépositaires de son autorité pour faire exécuter les décrets de l’Assemblée en particulier dans le diocèse de Tré-guier et la province du Cambrésis. Le décret concernant les vacances des cours a été enregistré purement et simplement par les parlements d’Aix, Bordeaux, Besançon, Douai, Grenoble, Metz, Nancy, Paris, Rouen, “Toulouse et les conseils souverains de Colmar etde Perpignan. La chambre des vacations du parlement de Pau a procédé le 19 à l’enregistrement du décret des vacances, des décrets du prêta intérêt, des vœuxreligieux et de la procédure criminelle. Le parlement de Dijon n’est rentré que le 26 novembre et on n’a pas de détails sur ses actes. Des lettres de jussion ont été envoyées au parlement de Rennes, qui n’a point procédé à l’enregistrement du décret des vacances. M. Dubois de Crancé. Je viens de recevoir un mémoire très pressé de la municipalité et du comité permanent de la ville de Rétbel qui démontre que, malgré les promesses réitérées des agents du pouvoir exécutif d’établir un cordon de troupes sur les frontières, ce cordon n’existe pas dans les endroits les plus exposés à la sortie des grains. Il existe des marchés très-importants dans des villages partie français et partie impériaux-, l’exportation se fait avec une effrayante activité ; le pays est déjà dévasté et la Champagne n’aura bientôt”pour exister d’autre ressource que de refluer sur l’île de France et sur la Brie. Je demande que le comité des recherches soit tenu de prendre cette affaire en considération et d’en faire demain le rapport à l’Assemblée en indiquant les mesures nouvelles qu’il aura concertées avec le ministère. L’affaire est renvoyée au comité des rapports. M. le Président. M. le comte de Saint-Priest est venu me faire part de la nécessité où se trouve Sa Majesté d’enployer les moyens du pouvoir exécutif pour obliger les villes de Vannes, de Buis et d’Auray à l’exécution du décret de l’Assemblée nationale concernant la libre circulation des grains dans l’intérieur du royaume. M. le comte de Chastenay de I�enty. Il est bien temps de commencer l’ordre du jour et de nous occuper de l’organisation des municipalités, car ce sont elles qui doivent parer à tous ces maux qu’on vient de nous signaler. M. le Président. M. le garde des sceaux me transmet une lettre adressée au Roi par le grand maître de l’ordre de Malte, en me priant d’en donner connaissance à l’Assemblée. Un de MM. les secrétaires donne lecture de cette lettre, qui est ainsi conçue : « Sire, si jamais un ordre â répondu avec confiance à la protection dont Votre Majesté l’a constamment honoré, c’est dans ce moment où j’apprends que l’Assemblée nationale, en interprétant, le 11 août, le 3e article de ses arrêtés de la nuit du 4 au 5, vient de porter le coup le plus funeste à notre existence, par la suppression de nos dîmes, qui forment dans le royaume la plus grande partie des revenus de nos commanderies. « Je dois, Sire, à mon ordre, à toutes les nations qui le composent, je me dois à moi-même de réclamer contre cet arrêté. « C’est en effet, Sire, le premier exemple peut-être d’une décision prononcée, je ne dis pas contre un ordre dont la souveraineté est reconnue dans toute l’Europe, mais contre le plus simple particulier, sans l’avoir entendu. a L’Assemblée nationale n’a pu s’écarter de cette justice rigoureuse qu’en nous confondant avec le clergé, sans considérer que, par l’objet de notre institution et par la nature de nos services, nous ne pouvions lui être assimilés sous aucun rapport. « C’est une vérité, Sire, dont il eût été facile de fournir la preuve à cette Assemblée, si elle eût témoigné le moindre désir de l’approfondir avant de prononcer sur notre sort. « Elle aurait appris en même temps que mon ordre, dévoué par état au service de toute la chrétienté, mais bien plus particulièrement à Votre Majesté et à la nation, n’avait jamais laissé échapper aucune occasion de manifester son zèle, et qu’il avait été assez heureux dans plusieurs circonstances que Votre Majesté n’ignore point, et même dans ce moment-ci, pour rendre au commerce et à la navigation du royaume les services les plus essentiels. « Je ne dois pas, Sire, abuser des bontés et des moments précieux de Votre Majesté; mais je la supplie de permettre que mon ambassadeur lui remettant ma lettre prenne un instant favorable pour mettre sous ses yeux toutes les conséquences fâcheuses qui résulteraient pour mon ordre de l’arrêté de l’Assemblée nationale, s’il pouvait subsister. « 11 aura l’honneur de vous exposer, Sire, la profonde douleur dans laquelle l’exécution de cet arrêté nous plongerait, par l’impossibilité absolue où il nous mettrait non-seulement de continuer nos services reconnus utiles et nécessaires au royaume, mais de nous maintenir même dans une île” qui, par sa position et les dépenses prodigieuses que nous y avons faites, doit être considérée comme une frontière de la France, un asile assuré en tout temps à tous les navigateurs, et dont les avantages qu’elle lui procure sont bien supérieurs à celui que l’Assemblée nationale a pu entrevoir dans ce qu’elle nous enlevait. « Ce sont, Sire, ces puissants motifs qui me font espérer que Votre Majesté, ayant égard aux justes représentations que j’ai l’honneur de lui faire, au nom de tout mon ordre, et à tout ce que mon ambassadeur aura celui de lui exposer, daignera interposer sa puissante protection pour qne l’arrêté dont je me plains n’ait aucune suite. « Je suis, etc. » M. Cornus. La réponse à cette lettre est simple. Je demande, dès à présent, la suppression de tous les établissements de l’ordre de Malte en France et l’ajournement de la question. M. le Président. L’ordre du jour appelle la suite de la discussion sur l’organisation des municipalités. M. Target, au nom du comité de constitution, donne lecture des articles proposés par le comité. Plusieurs amendements sont proposés ; la question préalable est invoquée et admise sur ceux qui portent sur le fond. Quelques autres, relatifs à la rédaction, sont adoptés. L’article 41, qui a pour objet les fonctions propres au pouvoir municipal, donne lieu à une plus longue discussion.