[Assemblée nationale,] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Annexes.] 443 III. SUITE DU COMPTE RENDU Par 11. DE CESTIUE A SES COMMETTANTS De ses opinions dans les délibérations de V Assemblée nationale. Le 1er oetubre 1791. Sur le commerce des colonies, appliqué à celui de Saint-Domingue. Les colonies sont le débouché le plus assuré du commerce du royaume ; elles le deviendront tous les jours davantage ; leurs richesses augmentant, elles consommeront plus de productions des manufactures, plus de farine, plus de vin, plus de poisson salé. L’attention de l’administration doit donc tendre à chercher à les enrichir, pour que leur richesse reflue sur le commerce du royaume; à augmenter les cultures, et par là augmenter les revenus publics. Elle doit concilier, par des règlements sages, l’intérêt du commerce et celui du colon. Le gouvernement doit non seulement encouragement et protection à toutes les branches du commerce, mais plus encore à celles qui intéressent directement ses colonies, qui sont la source de sa richesse. En même temps, il doit pourvoir à ce que dans les moments de disette dans le royaume, de la source nécessaire aux colonies, ces colonies puissent cependant être pourvues. Ce moyen doit être établi par une grande liberté de commerce avec les 13 Etals-Unis; mais cette liberté doit être assujettie à des règles et à des impositions qui, pour les objets que pourrait fournir le commerce de France, fassent pencher la balance du côté du commerce national, lorsque la denrée sera assez abondante en France pour en être exportée pour les colonies. D’après ces principes incontestables, il faut entrer dans le détail des objets de commerce dont ont besoin les colonies, et les partager en trois classes : celle que la métropole doit fournir seule, celle que les Etats-Unis peuvent seuls fournir, et celle que les Etats-Unis et la métropole peuvent fournir en concurrence. Les premières sont les soieries, les toiles peintes, les toiles unies de coton et de fil, les draperies, les chapeaux, les gazes et les modes, les quincailleries, les bijouteries, l’argenterie, les instruments de culture, les vins, les eaux-de-vie et les nègres. Celles que les Etats peuvent seuls fournir sont les bois de construction et de maisons, les mâtures, les bestiaux et volailles vivantes, le maïs et l’avoine. Celles que les Américains peuvent fournir en concurrence avec la France, sont les farines, les viandes et poissons salés, le tabac, les cuirs préparés. U est très nécessaire que la liberté du commerce, donnée aux 13 Etats-Unis, soit étendue sur tous les ports principaux de la colonie, et qu’ils puissent y porter librement toutes espèces de marchandises, mais avec des impôts si forts, qu’ils n’en puissent porter aucune de la première classe; en mettre de très légers pour celle de la seconde, et de telle sorte pour celle de la troisième, qu’ils fassent pencher (vu le prix naturel de ces denrées dans les colonies) la balance pour le commerce de France, et que les Américains des Etats-Unis n’aient d’intérêt d’en porter (ainsi que je l’ai dit plus haut), que dans des instants de disette. Pour la production des colonies qui peuvent en être importées, il faut que la même règle soit observée. Elles sont de trois espèces. Les premières, celles dont les Etats-Unis peuvent se fournir directement de nos colonies; les secondes, celles qu’ils ne doivent point pouvoir en tirer; et les troisièmes, celles qu’il est indifférent qu’elles prennent ou à la métropole ou à la colonie. Cette première espèce est la mélasse et le rhum des raffineries des colonies, le commerce américain doit pouvoir les exporter avec de modiques impositions. Les secondes doivent être le sucre, le café, l’indigo, le coton et généralement toutes les denrées dont le commerce de France doit avoir l’importation dans le royaume; elles doivent être grevées d’impositions de telle nature, qu’il soit plus avantageux aux Américains de les venir chercher en France, que de les prendre dans les colonies. Et les troisièmes sont les objets de commerce portés dans les colonies par le commerce de France. Elles ne doivent être grevées à leur sortie que d’impositions très modiques. Si l’on ne fixait que quelques ports de la colo- ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Annexes.] 414 [Assemblée nationale.] nie pour les échanges avec les Américains, il en résulterait un grand mal pour toutes les parties de cette colonie qui seraient éloignées de ces ports. Il faut donner à Saint-Domingue un seul exemple pour faire sentir cette vérité, que l’on donne au commerce de l’Amérique rentrée du cap Français : c’est la partie du Port-au-Prince qui en est à 100 lieues, qui a le plus besoin de bois de bâtiments, puisque dans cette partie, à cause des tremblements de terre, l’on ne peut bâtir qu’en bois. Il est d’ailleurs de l’intérêt du gouvernement, de répandre la richesse également dans toutes les parties de cette vaste colonie. Trente navires doublés en cuivre, entretenus par le gouvernement, dont 15 toujours en croisière, suffiraient pour empêcher la fraude dans les colonies françaises, et seraient en même temps utiles aux intérêts du roi, et propres à lui former des marins : ces bâtiments serviraient utilement pendant la guerre. En établissant plusieurs villes de commerce dans la colonie, l’on rendrait toutes les parties également florissantes; on augmenterait la population des villes, et par conséquent lés consommateurs; ce qui ne pourrait tendre qu’à rendre le commerce du royaume plus florissant. Pour éviter les fraudes qui pourraient se faire entre les Français et les Américains, tant pour l’importation que pour l’exportation des denrées, il doit être établi une correspondance entre les douanes des ports de la colonie, et celles des ports de la métropole, et que les navires qui n’arrivent point chargés des effets mentionnés par leurs lettres ou qui arriveraient chargés de plus d’effets qu’elles n’en portent, soient tenus de payer l’imposition double ou triple, que paye cette denrée vendue à l’étranger. Le lundi, 14 septembre, l’Assemblée nationale devait reprendre le cours de ses délibérations, en déclarant le temps que durerait la suspension accordée au roi, par la sanction royale : cet ordre fut interrompu par une motion incidente, faite par M. Barnave, appuyée par le comte de Mirabeau, puis par une grande partie des membres des communes; cette motion tendait à demander au roi la sanction de l’arrêté du 4 août, avant de procéder à déterminer le temps que pourrait durer la suspension attribuée parla sanction. La discussion fut très vive, et après quelques heures de sa durée, il y fut proposé, par M. Le Chapelier, l’amendement de substituer à la demande de la sanction, la demande simi le de la promulgation des arrêtés, dont la rédaction fut commencée le 4 et finie le 11. M. Le Chapelier était président lorsqu’ils furent décrétés, et il rappela à l’Assemblée, qu’à cette époque ils avaient été sanctionnés par le roi, que par conséquent il ne leur manquait plus que la promulgation. De nouveaux débats recommenceraient dans cet instant. Il fut enfin décidé que l’on consulterait l’Assemblée, pour savoir s’il y avait lieu à délibérer pour interrompre l’ordre du jour : sur quoi, enfin, la question posée, l’Assemblée fut consultée; et la certitude que le roi ne refuserait point la promulgation à des lois qu’il avait dit consentir, fit déclarer une grande majorité en faveur du désir de continuer l’ordre du jour, pour ne pas interrompre le travail d’une Constitution si désirée, et crue si nécessaire, à juste titre, de la part de nos commettants. La partie des votants, qui avait appuyé la motion, ne voulut point reconnaître la majorité, réclama les voix, ce qui causa une séance en pure perte de temps, puisqu’elle avait été livrée à une discussion qui est restée sans décret. L’après-dîner du même jour ne fut pas employée avec plus de succès, pour avancer vers le but que doit se proposer l’Assemblée nationale, et malheureusement cette discussion ne peut produire que l’effet fâcheux de persuader au peuple qu’il existait un parti voulant revenir des arrêtés prononcés, ce que je ne puis me persuader être l’intention de ceux qui doivent s’occuper de rétablir la paix et le calme dans un royaume qui jouissait de cet avantage, qui malheureusement lui est enlevé dans cet instant, que l’on peut appeler temps de calamités. Il avait été décrété dans la journée du 'samedi, que le roi serait supplié de promulguer et de sanctionner l’arrêté du 4. La soirée du 14 fut employée aux mêmes débats et aussi infructueusement. A la séance de la matinée du 15, l’on ne voulut point reprendre la discussion de la veille, mais continuer la Constitution, en s’occupant d’objets étrangers à la sanction royale : alors sur l’article de l’hérédité de la couronne, conçu en ces termes : « La personne du roi est déclarée inviolable et sacrée, la couronne de France reconnue indivisible et héréditaire dans la maison régnante de mâle en mâle , par ordre de primogéniture et de branche en branche de cette maison ; les femmes et leur descendance en sont exclues : » Je demandai qu’il fut ajouté la déclaration de l’inviolabilité de l’héritier présomptif après celle du roi, à moins, pour l’héritier présomptif seulement, qu’il n’ait été atteint et convaincu d’avoir voulu enfreindre, ou enfreint réellement, la loi sacrée de l’inviolabilité de la personne et de l’autorité du roi. On a refusé d’entendre le développement de cette motion, appuyée sur les raisons que je vais énoncer ci-après. Le roi peut un jour, dans l’âge de la caducité, voir la couronne, faute de postérité prête à tomber à des collatéraux ; et si jamais cet événement avait lieu, à combien d’intrigues et de factions une semblable position ne pourrait-elle pas donner lieu ! ne serait-il pas possible qu’un prince plus éloigné du trône que l’héritier présomptif, mais jouissant de plus de faveur populaire que lui, ne parvint à lui supposer des torts dont on lui ferait des crimes qui pourraient porter au supplice ce malheureux prince? Une famille étrangère au trône, mais ambitieuse, jouissant d’une grande faveur populaire, ne pourrait-elle pas en semblable position tenter et réussir à éteindre la race royale? Mais, dirait-on, cet événement à prévenir peut-il balancer les inconvénients qu’il pourrait y avoir à déclarer inviolable la personne de l’héritier présomptif? Cette objection, je crois l’avoir entendu prononcer au milieu des grands cris qui se sont élevés contre ma proposition : une voix a frappé mes oreilles de a s sons : Ce serait donner la possibilité à un fils, de faire la guerre à son père. D’abord l’exception annoncée dans la loi, dans le cas où l’héritier présomptif serait atteint et convaincu d’avoir voulu enfreindre la loi sacrée de l’inviolabilité de la personne du roi, n’est-elle pas la réponse à cette objection? D’ailleurs, est-ce se former une idée juste d’un gouvernement où tous prennent part à la législation, que de penser que dans un tel ordre de choses, avec un tel gouvernement une fois confirmé, on puisse parvenir à provoquer une guerre intestine. Au surplus, cette proposition ne présente point [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Annexes. 1 415 une idée neuve : les Anglais ont eu si peu de crainte d’un tel événement, qu’ils ont été plus loin : ils ont rendu le prince de Galles absolument indépendant du roi d’Angleterre. Il a une maison indépendante payée par la nation, il est censé appartenir à la nation, comme le roi lui-même ; l’on ne peut pas dire qu’il soit inviolable, puisque les rois, dans ce nébuleux climat, ne l’ont pas été eux-mêmes; mais comme les Anglais chôment le jour de la mort de Charles Ier comme celui de la mort d’un martyr, et qu’ils détestent cette action sanguinaire, je" ne doute pas qu’ils ne vissent du même œil l’action qui porterait atteinte à l’inviolabilité d’un prince de Galles. Je puis me tromper dans cette opinion, mais je la soumets au jugement de mes commettants et du public. Au surplus, en Angleterre, nulle loi ne règle ce principe ; et en France, il en existerait une qui en fixerait l’exception unique d’une manière précise. Je fis une dernière observation : elle portait sur ce que la déclaration des droits, n’ayant point été la déclaration des droits de l’homme qui veut entrer en société, mais plutôt de ceux d’un citoyen, d’une société organisée en monarchie, cette déclaration peut même plutôt être regardée comme celle des droits de la société d’abord, et secondairement seulement, de ceux des associés dans cette société appelée monarchie. Je demandais, d’après cette opinion, que l’on plaçât l’inviolabilité de la personne du roi dans la Déclaration des droits, ou qu’au moins l’on sortit de cette déclaration la responsabilité de tous les dépositaires et agents de la force publique, pour ne la placer que dans la législation; car la trouver dans la Déclaration des droits, c’est atténuer l’inviolabilité de la personne du roi, que l’on reconnaît par la Constitution, puisque ce qui est de principe dans tous les cœurs français depuis l’établissement de la monarchie, ne semble plus être qu’une concession donnée par la Constitution que nous établissons ; ce qui pourrait être présumé par nos descendants, un aveu de notre part d’un droit que nous leur reconnaissons d’abroger un jour cette loi. On doit tout craindre des passions humaines. Nos neveux peuvent se laisser entraîner à faire évanouir jusqu’à l’ombre de la puissance royale ; mais j’aurais désiré que la législature actuelle eût au moins consigné, par une disposition aussi sage que celle de placer l’inviolabilité de la personne des rois au rang des monuments où doivent se puiser à jamais les principes de la législation de la monarchie française, qu’elle n’avait donné aucun prétexte pour laisser croire qu’elle avait établi un si funeste principe. Cette opinion peut encore être un de ces rêves auxquels on me dit sujet; mais enfin, poussé par le désir de faire part de mes songes lorsque je les crois utiles au bien public, je cède au besoin d’énoncer encore celui-ci. La proposition que je comptais faire à cet égard était conçue en ces termes : « C’est dans, la personne du roi seul, mandataire de la nation, que réside la plénitude du pouvoir exécutif ; mais les agents commis par lui peuvent seuls être responsables de l’abus de ce pouvoir, la personne du roi étant déclarée inviolable. « Celle de l’héritier présomptif est déclarée inviolable de même, excepté seulement dans le cas où il aurait été convaincu d’avoir porté atteinte à l’autorité ou à la personne inviolable du roi. » Dans la suite de la discussion, s’est élevée celle qui conduisait à prononcer si la branche de Bourbon, régnant actuellement en Espagne, n’était pas exclue de l’hérédité à la couronne de France par la renonciation de Philippe V. La discussion élevée sur un événement qui, peut-être, n’aura jamais lieu, parut à beaucoup de membres de l’Assemblée être au moins superflue à établir; mais comme la motion a longtemps été soutenue avant que l’opinant qui l’avait élevée consentît à la retirer, lorsqu’enfin il s’y est décidé, un opinant, soutenu de plusieurs, autres, s’est saisi de la motion qui a violemment agité l’Assemblée pendant deux jours consécutifs. Plusieurs raisons ont été données à l’appui de cette motion ; de très sages ont été alléguées pour l’abandonner : enfin, après de longs débats, on en est arrivé à un léger amendement proposé par M. Target, sur lequel il a été remis au lendemain à aller aux voix. La discussion de cet amendement conduisit à quelques chocs d’opinions, qui ont amené les questions que vous verrez jugées dans le procès-verbal, lorsque l’on a été aux voix pour savoir si l’on ferait l’appel de la question qui devait déterminer si l’unanimité avec laquelle l’article avait été reçu, porterait simplement sur les points de l’inviolabilité de la personne du roi, et de l’indivisibilité de la couronne de France, de l’hérédité des mâles à cette couronne, de l’exclusion des femmes. En séparant de ces principes, reconnus unanimement, les termes de la rédaction, qui n’avaient pas obtenu la même unanimité que cette série de principes, mon opinion a été de prononcer qu’il fallait aller à l’appel des voix, pour connaître si l’unanimité d’opinions qui s’était déclarée pour les principes que je viens d’énoncer, portait aussi sur les termes de la rédaction ; et comme j’ai pensé qu’avant tout, la liberté des opinions devait être le premier principe de toute institution législative, j ai voté qu’il fût fait un appel nominal pour connaître l’opinion de l’Assemblée sur la rédaction. Dans l’appel demandé pour la rédaction qui a obtenu la majorité et qui a immédiatement suivi, j’ai opiné pour l’adoption de la rédaction, quoique je sois loin de la croire parfaite, par la raison qu’une plus longue discussion n’aurait entraîné d’autre effet que celui d’une grande perte de temps qui serait mieux employé, sans doute, à s’occuper d’une Constitution si désirée et si nécessaire au royaume, pour ne remplir d’autre objet que celui de fournir des matières à quelques folliculaires, dont l’amour de l’argent et de la renommée n’a déjà que trop fait perdre de temps à l’Assemblée, par les débats au moins superflus dans lesquels ils l’ont entraînée. Après un si puissant motif, je me crois dispensé d’en énoncer d’autres : il en est cependant, si ce n’est d’aussi puissants, qu’au moins l’on peut dire devoir être d’un grand poids. Ces motifs sont le danger d’agiter une question dont la solution aurait dû être l’exclusion de l’hérédité à la couronne des branches de la maison de Bourbon régnante en Espagne et en Italie ; car je suppose qu’il existe un trop petit nombre de citoyens eu France qui pensent que nul autre ne puisse régner sur la France qu’un Français, pour ne pas croire que telle eût été l’opinion qu’aurait amenée la lin de la discussion. Mais, premièrement, nous n’avions nul pouvoir de la part de nos commettants pour résoudre cette question ; et ce pouvoir, quand nous l’aurions eu, je pense que la sagesse nous aurait prescrit de n’en pas user. Est-ce dans un instant où la France, dans une fermentation extrême, n’a qu’un seul allié, le roi d’Espagne, qu’il faut donner à ce monarque un prétexte pour s’éloigner de nous, peut-être même ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Annexes.) 41g [Assemblée nationale.] pour s’emparer de la plus belle colonie du monde? Je veux parler de Saint-Domingue. Peu de personnes dans l’Assemblée savent peut-être qu’il est une loi en Espagne qui accorde la liberté à tous les nègres qui peuvent compter à leur maître 250 piastres fortes. Si l’Espagne joignait à une loi promulguée à Saint-Domingue, dans la partie française, une autre loi qui permît à tous les habitants propriétaires dans cette colonie, le commerce libre avec toutes les nations, sans exiger aucun impôt, je demande si, dans ce moment, l’Espagne éprouverait une grande résistance de la part des habitants. Très impolitiquement, l’on a affecté des régiments à la garde spéciale de chacune de nos colonies; jamais rien ne peut démontrer d’une manière plus évidente le peu de prévoyance et la faiblesse des vues des administrateurs qui ont enfanté un semblable plan, et de l’imprudence de ceux qui l’ont perpétué : s’il est un moyen de nous faire perdre nos colonies un jour, c’est sans doute de continuer à le suivre, il faut que les régiments, dans nos colonies des Antilles, y soient renouvelés tous les 3 ans, et par tiers, et que dans l’Inde ils soient renouvelés tous les 4 ans, et par moitié. Cette méthode aurait le grand avantage d’apprendre à toutes les troupes que leur devoir est d’aller servir l’Etat dans tous les climats et toutes les parties du globe. Je développerai cette idée dans mon mémoire sur la constitution militaire. Un plan contraire n'avait pu être adopté, que parce qu’en effet, tout ministre était roi dans son département, tout commis, ministre dans son bureau, et qu’aucuns ne voulaient perdre de leurs droits. Je me. suis un peu écarté de mon sujet, mais cette digression était devenue nécessaire, pour vous faire connaître combien grande aurait pu être la facilité qu’aurait eue l’Espagne de nous enlever notre plus belle colonie, dont elle possède déjà plus des deux tiers : sa partie à la vérité est composée de très hautes montagnes couvertes de bois, dont les vallées sont des prairies naturelles qui nourrissent de nombreux troupeaux. Combien plus grandes auraient encore été les facilités de l’Espagne, si au même instant l’Angleterre avait attaqué nos colonies du Vent? et pouvait-on penser que cette puissance, nous voyant séparés de l’alliance de l’Espagne, n’aurait pas saisi cet instant favorable de se venger de l’injure qui restera longtemps gravée dans sa mémoire? Dans de tels embarras, quelles ressources seraient restées à la France? Pouvait-elle, dans les convulsions qui l’agitent, entreprendre contre l’Espagne une guerre de continent? Sans doute, dans une circonstance où la France, réunie sous un même régime, administrée par de sages lois, n’aura qu’une force exéculrice, ne présentera que ce colosse imposant de puissance, qui sera la confiance de ses alliés et la terreur de ses ennemis, la France alors n’aura rien à redouter des vains efforts de l’Espagne : aussi est-ce à une époque aussi heureuse que j’ai cru sage de remettre à prononcer sur une question dont la solution ne se présentera peut-être jamais; et si la France n’acquiert jamais cette forme et cette masse imposante de pouvoir que je désire lui voir; cette question, dis-je, ne se décidera que par la force des armes, que vainement l’Espagne (1) voudrait employer si notre Constitution prend de la stabilité, et que l’esprit public et l’amour de la patrie, cette flamme vive et pure qui vivifie tout, remplace cet égoïsme et cet esprit d’intrigue auxquels la corruption du siècle, les déprédations ministérielles ont fait prendre de si profondes racines. Sur la promulgation , demandée au roi, de l'arrêté du 4 août. La sanction de l’arrêté du 4 août ayant été demandée au roi par le Président, ainsi qu’il en avait reçu l’ordre de l’Assemblée, la réponse de Sa Majesté a annoncé des observations d’après lesquelles a été faite la motion d’en renvoyer le contenu aux différents comités chargés de la rédaction des lois dont l’arrêté du 4 n’était que le texte; après quoi, il fut proposé de continuer à se livrer au travail de la Constitution. Cette proposition fut appuyée, mais bientôt après, combattue avec force : il fut proposé de demander au roi la promulgation d’un arrêté préalablement nécessaire à l’établissement d’une bonne Constitution; plusieurs opinants soutinrent qu’elle ne pouvait être établie que sur la destruction de toute féodalité. La discussion s’étant prolongée, d’autres opinants ont prétendu qu’indépendamment de ce que le roi avait consenti ces lois le jour même où l’Asssemblée nationale lui en porta la rédaction, il ne pouvait se refuser à les promulguer, puisque ces lois contenaient un grand nombre de points constitutionnels. Il est certain que le roi les avait adoptées le jour où elles lui avaient été portées par l’Assemblée nationale en corps; qu’il ne s’agissait donc plus que d’une simple promulgation de la loi, et que, quelque justes que fussent plusieurs observations présentées par le roi, sur les arrêtés pris par l’Assemblée nationale du 4 au 11 août, il était cependant plusieurs de ces observations dont il était facile de faire uue solide réfutation : que ce n’était donc qu’une fausse mesure de la part des ministres, d’avoir déterminé le roi à donner ses observations motivées à cette époque ; que ces observations, même les plus justes, ne devaient pas être présentées au nom du roi, mais devaient être communiquées aux différents comités chargés de la rédaction des lois, qui devaient régir l’ordre et la forme des réachats à faire des divers droits supprimés avec le régime de la féodalité, dans la nuit du 4 au 5 août. Il fut énoncé par un opinant que l’influence de l’opinion du roi sur les délibérations de l’Assemblée, devait nécessairement avoir un trop grand poids pour qu’elle dût y être énoncée par les ministres; que cette méthode, en cas d’erreur de leur part, pouvait forcer l’Assemblée nationale à une contradiction à laquelle elle devait désirer n’avoir jamais à se livrer vis-à-vis du chef suprême de ia nation. (1) Je pense cependant, malgré mon observation faite plus haut, que nul ne doit régner sur la France, qu’un Français; que dans le cas d’extinction de toutes les branches, actuellement existantes en France, de la maison royale, il serait préférable de prendre un roi dans un pays étranger à la nation, lorsqu’il serait de la race royale, à s’élire un nouveau roi daus les maisons existantes en France, et cela afin d’éviter les intrigues des prétendants à la couronne, qui ne manqueraient pas d’exciter d’affreuses convulsions dans l’Etat, et dans le même principe qu’ont eu les Anglais de ohofisir, de préférence, leurs rois au dehors. lAssemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES, [Annexes.] 417 La discussion s’t st soutenue dans les mêmes principes; et après un assez long débat, il fut décidé, dans la séance du lendemain, que M. le président se retirerait devers le roi. L’Assemblée nationale avait décrété, dans le courant d’août, une loi concernant le commerce des grains, dont la sanction avait été refusée avec des observations données de la part du roi ; elles énonçaient que cette loi ne conte a t d’autres dispositions que celles des moyens emplovés depuis longtemps par Sa Majesté, relativement à ce commerce; mais cette énonciation de la part du ministre, et placée dans la bouche du roi, était une preuve évidente combien Sa Majesté était dans l’erreur sur les moyens précédée ment’ adoptés ; car l’Assemblée nationale interdisait toute espèce d’empêchement mis à la circulation des grains de province à province; l’administration, au contraire, n’avait brisé aucune des entraves mises par les Parlements, pour circonscrire la circulation des grains de leurs provinces dans leur ressort. L’Assemblée nationale interdisait toute espèce d’entraves mises à la libre vente des grains, faite par les propriétaires; le gouvernement, au contraire, voulait que ces grains ne fussent vendus que sur les marchés; et comment, à l’époque de la moisson et des cultures, pouvoir contraindre les cultivateurs à porter des grains sur les marchés? N’est-ce pas alors qu’il faut les laisser à leurs travaux, et s’abandonner aux spéculations des blatiers pour l’approvisionnement des marchés? Dans tous les décrets relatifs à la demande de la promulgation des arrêtés du 4 au 11 août, du renvoi aux comités, et sans examen, des observations proposées à l’Assemblée par le roi, de la demande instante de la promulgation de l’arrêté relatif aux subsistances, j’ai toujours opiné pour l’avis qui a prévalu par les raisons que je viens de donner. Le roi a enfin sanctionné les derniers arrêtés relatifs à ce commerce, dans lesquels j’ai vu à regret des lois qui ne peuvent être que provisoire s ; j’aurais donc préféré que l’Assemblée se contentât de décréter : Premièrement, que jamais la libre circulation des grains dans l’intérieur du royaume, ne. pourrait être interrompue; secondement, que jamais aucuns règlements ni ordonnances du pouvoir exécutif ne pourraient limiter la liberté du commerce intérieur de cette denrée; troisièmement, laisser pour ce moment au pouvoir exécutif la liberté d’en empêcher l’exportation, jusqu’à ce que l’Assemb ée puisse prononcer, sur ce point, une loi détinitive. Au lieu de s’en tenir à ce prononcé, l’Assemblée a décrété des lois provisoires sur ce commerce, auxquelles le roi a donné sa sanction; il a promis de même la publication de la suite des arrêtés pris dans la nuit du 4 au 15 août. C’est ce que le président de l’Assemblée nationale a été c hargé, de la part du roi, d’énoncer à l’Assemblée et, d’après cette énonciation, a été reprise la déïibér ation sur la durée de la suspension que le refus de la sanction royale pourrait donner aux lois auxquelles le roi croirait devoir la refuser. L’Assemblée ayant jugé qu’elle pouvait aller aux voix sur cette question, et qu’elle était suffisamment instruite nour n’avoir pas besoin de l’entendre discuter, la question posée, j’ai opiné pour que le roi ne puisse être contraint à accorder sa sanction qu’à la seconde législature qui présenterait de nouveau la loi, après celle qui 1M Série. T. XXXII. l’aurait proposée ; mon opinion, sur cet article de la législation, avait pour base les motifs suivants : Que l’Assemblée ayant décrété que nulle loi ne pourrait avoir vigueur si elle n’éiait revêtue de la sanction royale, cette conc ssio i faite de sa part au chef suprême de la nation, ne lui a été accordée que pour lui donner un moyen de surveiller la conservation des droits imprescriptibles des p uples et lui assurer une barrière à opposer aux entreprises ou aux erreurs du Corps législatif. L’effet des passions qui pourraient l’animer tient à la nature des hommes : elles peuvent entraîner un jour les représentants de la nation, et l’Assemblée a voulu en garantir les races futures. Cet acte, décrété dans la profondeur de sa sagesse, devait en recevoir le sceau, et sms doute l’Assemblée devait décréter que le roi, chargé d’exercer cette sanciion au nom de son peuple, pourrait avec confiance se livrer à l’excès de son amour pour lui, sans avoir la crainte de voir dégrader la majesté dii trône que ses ancêt es ont occupé avec gloire pendant tant de siècles. Je votai donc que ce soit à la troisième législature seulement qu’il devienne obligatoire pour le roi de sanctionner la loi dont il aurait cru nécessaire de suspendre l’effet, afin que, dans le cas où ses conseils l’auraient abusé sur les véritables intérêts de son peuple, en le déterminant à refuser à une législature la sanction d’une loi, il puisse, éclairé par la demande itérative de la même loi par une seconde législature, l’accorder à sa présentation, et prouver par là à ses peuples, qu’en la refusant il n’avait d’autre objet que de ton u I ter leurs véritables intentions : cette preuve, de la modération et de la sagesse de l’Assemblée, qui mettra le roi dans la possibilité de sanctionner la loi sans y être forcé par la demande d’une seconde législature, ne pourra qu’ajouter à l’opinion que l’univers prendra des moiifs qui dirigent ses décrets, de la stabilité qu’elle veut leur assurer, et du bonheur qu’elle prépare à la France. Sur la continuation de l'impôt des gabelles. Dans la séance de l’après-midi du 21, a été décrétée la continuation de J’impôt de la gabelle réduit à 6 sols Dour toutes les provinces; mais j’ai regardé ce décret, quoique provisoire, comme vicieux, puisqu’il sera difficile de faire payer désormais cet impôt, et qu’il eût été préférable de le remplacer, car, quand même lu gabelle serait i ayée à ce taux, il se trouverait encore un grand déficit produit par la diminution du prix auquel elle vient d’être fixée ; c’est ce qu’avaient prononcé avec justesse nombre d’opi-nants ; ce qui m’a décidé à voter contre l’impôt qui a été accordé. J’avais proposé à M. Emmery, codéputé de la province, d’écrire et de mettre sur le bureau plusieurs amendements, tels que celui-ci : que les provinces de salines qui reçoivent du sel en neige, et qui n’a pas le degré de force du sel cristallisé, ou ne soient tenues de payer le set qu’un tiers de moins que les autres provinces, ou que le sel qui leur serait livré soit cristallisé comme celui que l’on vend aux Suisses. M. Emmery m’avait proposé, ayant dans son cahier le vœu de la suppression drS salines exprimé par nos commettants, de demander que la province fût approvisionnée en sel marin ; mais 27 418 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. {Annexes.] comment former cette demande avec quelque espoir de succès, lorsque le transport du sel marin contenait quatre fois plus que la fabrication du sel cristallisé des salines. 11 n’est pas douteux que dans toute hypothèse, soit que la gabelle soit conservée, soi: que le sel devienne marchand, que la demande de nos commettants ne peut être accueillie; car, si la gabelle est conservée, le produit de l’impôt serait extrêmement diminué par cette disposition, et si la gabelle est supprimée, le pays payerait le sel trois fois plus cher après la suppression des-salines, qu’il ne le payerait si elles étaient conservées; car le sel de salines fabriqué, le bois payé, les dépenses acquittées, ne revient aux fermiers généraux qu’entie 7 ou 8 deniers la livre, et la seule dépense de transport du sel gris, prix commun payé dans la province, leur reviendrait à plus de 2 sols 1/2 la livre. La demande formée par les provinces des Evêchés, Lorraine et Barrois, pour obtenir du sel de meilleure qualité pour leurs commettants, ayant été ajournée, j’ai pensé que le seul moyen pour les faire jouir sans retard de cette justice, était de s’adresser de suite au pouvoir exécutif, pour en obtenir les ordres relatifs à cette disposition, parce qu’en effet elle était de son ressort. Ayant communiqué ma pensée aux députés de deux provinces, ils se sont déterminés à adresser au ministre des finances la lettre suivante : « Versailles, ce 24 septembre 1789. « Monsieur, « Nous avons l’honneur de vous prévenir que les représentants de la province des Trois-Evêchés et de celle de Lorraine et Barrois n’ont pu se dispenser d’observer à l’Assemblée nationale, lorsqu’elle a dé rété, d’après le rapport de son comité des finances, fait de concert avec vous, Monsieur, que désormais le sel ne serait payé qu’à raison de 6 sols, dans toutes les provinces du royaume, dans lesquelles il était à plus haut prix avant celte époque ; que dans le nouvel établissement, qui procurait un grand allégement d’impositions à une grande partie du royaume, non seulement ces provinces, dont les bois étaient consommés pour l’alimentation des salines, ne recevaient aucun allégement, mais même qu’elles seraient extrêmement grevées par les reprises multipliées pour fait de contrebande, à laquelle elles seraient invitées par la facilité de se procurer des sels à plus bas prix, dans tous les pays qui l’environnent. L’Assemblée, sur ces réclamations, ainsi que sur celles qui suivent, a prononcéun ajournement; les habitants de ces provinces seraient d’autant plus tentés de se livrer à cette fraude, qu’ils pourraient, avec justesse, être plus maltraités que les provinces qui ci-devant étaient soumises à la grande gabelle. Une observation sur ce point n’a point été faite parle comité, et ne s’est point présentée à vous, Monsieur, au milieu des grandes affaires qui vous occupant ; mais il est de notre devoir, nous qui représentons ces provinces, de vous faire cette observation. « Les provinces de grandes gabelles, qui ne payeront le sel que 6 sois, recevront pour ce prix du sel gris ; la province des Evêchés et celle de Lorraine seront donc très lésées, si, pour le même prix, elles ne reço vent que du sel blanc en neige, que tout le monde sait contenir un tiers moins de parties salines, sous un même poids, que le sel cristallisé. « Nous avons donc l’honneur de vous prier avec instance de donner des ordres à MM. les fermiers généraux de pourvoir les greniers à sel de ces deux provinces, ou en sel gris, ou en sel cristallisé, de même que celui qui se fabrique dans les salines, pour certaines ventes étrangères (lu vente aux Suisses), et que pour le sel en neige qui resterait ou dans les salines ou dans les magasins, il ne soit vendu que sur le pied de 20 livres le quintal, poids de marc; nous croyons de notre devoir de vous prévenir que, sans cette justice, que nous réclamons pour ces provinces (réclamation dont nous serons forcés de les instruire), nous ne pourrions espérer de voir l’ordre se rétablir dans cette partie de perception des revenus publics. « Il est de votre sagesse, Monsieur, de prendre une aussi solide raison en grande considération, de la présenter au conseil du roi, avec cette justice qui vous caractérise, et d’obtenir de Sa Majesté les ordres nécessaires pour faire exécuter les changements dans la qualité ou la vente des sels, q e nous avons l’honneur de vous demander. « Nous attendons votre réponse pour en instruire nos commettants; nous ne leur ferons part de notre démarche qu’à cette époque, et nous les exhortons à ne donner aucune atteinte aux revenus publics, et à répondre par cette conduite à la justice qui leur aura été rendue. « Nous avons l’honneur d’être, avec respect, Monsieur, vos très humbles, etc... « Signé de tous les députés des deux provinces . » Le 22, l’on a repris la discussion des articles de la Constitution, et sur la demande de M. Le Chapelier de diviser l’article qui constate qu’une loi faite par l’Assemblée natio taie, pour avoir force de loi, doit avoir la sanction royale; j’avais demandé la parole pour énoncer à l’Assemblée que la proposition faite par le préopinant de diviser cet article devait donner une haute opinion de sa persévérance et de sa fidélité à suivre ses principes et à se conformer aux vœux de ses commettants ; qu’un semblable exemple, en fixant sur lui l’admiration de l’Assemblee, devenait pour elle une loi de l’imiter, en lui prouvant un attachement égal à ses précédents décret, absolument opposés aux principes du préopinant; que de ces réflexions je concluais que M. le Président reprît la délibération dont le cours avait été interrompu au moment de faire opiner l’Assemblée sur la contre-partie delà proposition; mais l’Assemblée ayant désiré d’aller aux voix, je n’ai conservé la parole que pour faire cesser la discussion et déterminer à aller aux voix, ce qui, effectivement, a réussi selon mes vœux, en arrêiant la discussion. Je n’ai cependant pas voulu perdre une occasion de rendre hommage à la persévérance de M. Le Chapelier. Sur la proposition de M. Necker faite à l'Assemblée nationale le 24 septembre. Le premier ministre des finances s’étant rendu à l’Assemblée nationale, il lut une longue leçon qu’il donnait à l’Assemblée dans des termes qu'il eût été possible, à des hommes moins dociles, de trouver peu convenables; elle attribue à cette Assemblée le peu de succès de ses emprunts. Les représentants d’une nation prévenus moins favorablement pour le premier ministre auraient peut- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Annexes.] 449 être pu lui en démontrer une autre cause, que, tout naturellement, l’on aurait puisée dans le discrédit où est tombée la Caisse d’escompte. Je ne répéterai pas ce que j’ai dit du système de ses opérations dans mon opinion sur l’impossibilité de continuer les emprunts. 11 est vrai que, pour dédommager l’Assemblée, l’on trouve dans son discours un éloge de lui-même, où l’emphase et l’hyperbole sont employées avec succès : un grand nombre d’assistants en étaient au point de n’en pas croire leurs oreilles. Entre ce blâme et cette louange, il avait fait entendre à l’Assemblée une suite d’économies et de retranchements qu’il est nécessaire d’accroître beaucoup encore, des moyens en spéculation, d’amélioration dans les recettes, supposés possibles : il terminait ses propositions par un appel du quart du revenu de toutes les propriétés, payable dans 18 mois. A ces moyens, vous verrez que le premier ministre a accolé l’idée négligemment jetée d’associer l’Etat au sort de la Caisse d’escompte, qui, depuis plus d’un an, fait des payements si lents, qu'on peut les dire suspendus ; j’avouerai que, pour cette idée, j’espère li voir abandonner par le premier ministre lui-même. Sans doute, la nation doit avoir une caisse; mais je doute qu’il soit de son intérêt de s’associer dans cette création à une compagnie d’escompte, en état de suspension de payement; au moins cette liée ne présente-t-elle pas une spéculation qui puisse être avantageuse dans ses effets, ni qui réponde à la grandeur de l'opinion qu’a de lui-même le ministre qui la propose. Je pense que si le premier ministre des finances’, au début de l’Assemblée nationale, avait eu un plan de Constitution à proposer, fondé sur des moyens dictés par la j ustice qu’avaient à réclamer les communes; que si, franchement, il eût déterminé le roi à faire des sacrifices que la nation était en droit de réclamer; que si, enfin, il eût offert une Charte qui aurait aplani tant d’obstacles; que si, à la suite de cette concession, il eût présenté un pAn d’administration de finance, de réforme d’abus, tel qu’aurait pu le faire espérer l’opinion que la nation avait prise de lui, alors l’Europe et l’uni vers entier lui auraient, sans doute, évité le soin de se louer lui-même. Mais pouvait-on attendre cette régénération, un plan de gouvernement combiné avec justesse, de ces idées en finances marquées au sceau du génie, de l’administrateur qui a dissipé plus de 30 millions pour tirer du grain de l’étranger de quoi nourrir le royaume moins de trois jours, pendant qu’en donnant au blé une libre circulation dans le royaume, en en fermant l’exportation, il s’eu serait trouvé, pour le nourrir, plus de 15 jours de plus, parle niveau qu’aurait pris cette denrée; de celui qui a établi un système de finances fondé sur l’emprunt, en ne montrant que 3 ans après ses moyens pour faire face aux intérêts; qui, par conséquent, n’a pu rendre les conditions de ces emprunts que très onéreuses; qui, au lieu de laisser partir des convois de France pour alimenter les armées de cette puissance répandue sur la surface du glube, a préféré de faire faire la dépense du service de ses armées par des lettres de change, qui, au bout de quelques mois, ont forcé à des sacrifices d’un tiers de leur valeur. Elles couvraient la surface du globe, à l’époque de la paix en 1780, et les Anglais qui les ont retirées par le commerce à cette époque, où elles étaient au dernier degré d’avilissement, ont acquis par elles les moyens de rétablir leurs finances. Mais un tel système devait être établi pour retarder les impôts qui seraient devenus nécessaires. Des impôts qui auraient fait monter le prix des denrées dans le royaume, par leur exportation pour l’approvisionnemeut de nos armées, y auraient laissé le numéraire, et nous n’aurions pas aujourd’hui des plaies d’une immense profondeur à guérir. A ce tableau vrai, on pourrait ajouter que c’est à ces emprunts multipliés que l’on doit l’accroissement inouï du jeu de l’agiotage. Voilà comment auraient répondu les représentants d’une nation moins favorablement prévenus pour les opérations du premier ministre des finances; ils auraient pu même ajouter qu’il était temps de ne plus proposer à la nation des plans où se rencontrent aussi peu d’idées arrêtées, de moyens décisifs, remplacés par des moyens dont l’effet est de jeter la défiance entre les différentes classes de citoyens, les provinces, la capitale et l’Assemblée nationale : personne n’est plus convaincu que moi que telle ne peut être l’intention du premier ministre, mais un représentant de la nation doit la mettre en garde contre un aussi funeste effet. L’Assemblée, au contraire, n’a pu sans applaudissements entendre ce qui lui était annoncé : ces applaudissements ont retenti de toutes parts; mais qu’il me soit permis de lui observer que son décret du 25 septembre, relativement aux impositions de 1790, n’est pas d’accord, avec ces applaudissements. La première chose qu’ait faite l’Assemblée a été de décréter, contradictoirement aux vœux du premier ministre, que, pour cette année 1790, le rôle additionnel des ci-devant privilégiés ne serait point en augmentation : ce qui lui donnera le moyen de dire que c’est à cette contradiction que l’on doit attribuer le discrédit des effets publics et l’exportation nombreuse du numéraire, par la vente de ces effets faite parles étrangers. J’avoue que je vois quelquefois avec douleur cette indécision dans les opinions; elle pourrait nuire infiniment au crédit que mérite cependant l’Assemblée nationale, malgré la confidence publique qui lui a été faite (1). Moi qui suis plus attaché à mon pays, à l’Assemblée, au roi, qu’à cet homme vraiment extraordinaire, j’emploie l’usage constamment suivi, dans tout Je cours de ma carrière, de ne m’écarter jamais des règles du devoir que m’impose ma place dans l’ordre social pour faire une observation à l’Assemblée nationale : ou il faut que cette Assemblée, marchant d’après des principes, secoue le joug que lui impose le premier mi-ni-tre, en mettant en évidence la vérité, et son opinion sur ces plans, en y substituant des moyens plus décisifs; ou que la nation se prosterne devant l’idole et attende en silence ses oracles. Sur l’arrêté pris d’après la situation actuelle des finances. Dans la séance du 26, il a été rendu compte à l’Assemblée nationale, par un des messieurs du comité des finances, de la situation de celles du royaume, dont le résultat, pour l’avenir, donne le 1 lus grand espoir de voir arriver l’époque de l’allégement des charges publiques, mais présente (par le résumé fait du mémoire du premier ministre des finances sur la situatios actuelle du (1) Mémoire lu par M. Necker le 24 septembre .H91 420 ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Annexes. J [Assemblée nationale.] royaume, placé sous les yeux de l’Assemblée dans la séance du 24) un tableau effrayant de l'état de banqueroute dans lequel pourrait être la France si l’Assemblée nationale ne prenait sans hésiter un parti. Le comité des finances n’avait aucun plan arrêté pour parer à un si désastreux événement ; il n’a donc vu de moyens que celui d’adopter les propositions du premier ministre des finances faites dans la séance du 24, sur lesquelles les 12 personnes choisies dans le comité, pour examiner ce mémoire, n’avaient certainement pas eu le temps même de réfléchir ; j’avais écouté ce mémoire avec toute l’attention dont je suis susceptible , et d’après les allégations qu’il contenait, je ne fus nullement étonné des conclusions du comité, puisque, le nouvel emprunt ayant manqué, il était avoué par le premier ministre des finances que le mois d’octobre allait commencer avec 4 millions seulement dans le Trésor public, qui ne seraient augmentés que par des recouvrements très incertains, vu l’état de détresse de tous les agents du fisc, état produit par les difficultés qu’éprouvent les recouvrements des revenus publics dans les provinces et dans la capitale, l’interruption momentanée du produit des gabelles occasionnée par la contrebande, le versement forcé de plus de 50 millions de numéiaire, dans toutes les places de commerce de l'Europe, pour l’acquittement des grains achetés en pays étranger et le solde du change, enfin la cessation de toute circulation, suite de la défiance. D’après un semblable tableau, 'trouvant le Trésor public sans fonds, la Caisse d’escompte énervée, l’éiat des finances au point de croire qu’il serait nécessaire d’envoyer la vaisselle du roi à la Monnaie pour se procurer du numéraire; au moment de voir les capitalistes de P. ris sans payement, h s troupes et la marine sans solde, qui pouvait, dans un tel moment, proposer un plan qui n’eût point été celui de l’homme dont la probité et l’exactitude de principes sont reconnues à juste titre dans l’univers, et lui ont acquis cette immense popularité et cette confiance contre laquelle rien ne peut lutter? Il était donc indispensable, sous peine de produire la destruction du royaume, de souscrire au plan proposé par le premier ministre des finances, de décréter l’appel du quart des revenus, et l’on ne peut lui présenter que des réflexions dont lui-même il sera l’arbitre. Je vais donc en risquer quelques-unes, car tout citoyen doit humblement ses idées, dans un moment de crise, à celui qui tient le gouvernail des affaires. Le premier ministre des finances fait pressentir que l’on pourrait accréditer la Caisse d’escompte sous le nom de Laisse ou Banque nationale, et par là la rendre utile au crédit public. Dans la crise où se trouve cette caisse, à mes yeux, elle ne pourrait produire aucun effet avantageux qu’en y versant les fonds rentrés dans le Trésor public, les échangeant contre des billets, et lui faisant recommencer ses payements. On pourrait même, eu la déterminant à établir des dépôts dans les provinces où ces billets seraient escomptés, rendre par elle un mouvement irès rapide à la circulation ; alors son crédit une fois consolidé, elle pourrait faire des prêts à la nation à un beaucoup moindre intérêt, qui amènerait nécessairement une grande diminution dans la créance publique ; Sans doute, cette spéculation remplirait cet objet et y réunirait celui d’être une source de fortunes immenses pour les actionnaires; mais ce serait le système d’emprunt ramené sous une forme moins onéreuse, à la vérité, mais qui n’en existerait pas moins. Il n’aurait qu’un inconvénient de plus : ce serait de réduire la nation à l’impossibilité de le détruire jamais, et il aurait encore le grand désavantage de ne laisser aucun moyen de faire participer aux charges publiques, ni payer d’impositions aux capitalistes qui auraient leurs fonds dans cet établissement. Pourquoi donc le premier ministre, qui plus que personne doit è re convaincu de l’évidence de cette vérité, ne ferait-il pas tourner le succès d’un semblable établissement au profit do la nation, au lieu d’en accroître la foi tune des banquiers ? Serait-ce la difficulté de se procurer les fonds nécessaires à accréditer les billets de la caisse que l’on établirait pour la nation? Il me semble que cette raison serait peu solide; car, d’une part, la Caisse d’escompte n’a pas aujourd’hui plus de 30 millions de numéraire à ajouter à celui qui lui sera fourni par le Trésor public; ses 30 millions doivent faire face aux effets qu’elle a en circulation pour les opérations auxquelles elle s’est livrée, et le crédit de ces 30 millions peut être remplacé avec succès par l’annonce faite d’avance de la ventedes domaines, les dîm< secclésiastiquesetdes biens-fonds appartenant aux maisons religieuses supprimées, où l’on trouverait l’emploi de ces bilf ts. D’ailleurs, comment être embarrassé d’ac-crédiier la circulation de ces billets, quand on peut se servir, pour les faire escompter dans la province et dans la capitale, de 10 millions de fonds que l’on dit être dans les caisses des consignations, dont on pourrait payer 3 0/0 d’intérêt au profit des eommunautés auxquelles ils appartiennent, y ajouier les fonds des caisses des régiments, dont il leur serait payé l’intérêt de même ; y joindre le numéraire que produira la fonîe de la vaisselle, celle de l’argenterie des églises, que le clergé avait offerte à la séance du 26, avec ce patriotisme dont il n’a cessé de donner des preuves depuis la réunion de l’Assemblée. Il ne s’est réservé que l’argenterie nécessaire à la décence du culte. D’après ces réflexions, la nation ne doit-elle pas attendre de cei ui auquel elle s’est abandonnée, que, préférant la fortune de l’Etat à celle des banquiers, il ne perdra pas une si grande occasion, la seule peut-être qui existera, ce former avec avantage une banque nationale? Ce sera reut-êire en effet le seul instant qui se rencontrera, où le crédit de la Caisse d’escompte ne pourra pas éteindre le crédit d’un établissement naissant; il empêche déjà le crédit des banquiers des différentes places du royaume d’avoir la force dont il serait susceptible; et une fois la nation créancière de la Caisse d’escompte, au point où elle le deviendrait, comment pourrait-elle former une caisse qui pût lutter contre le crédit de celle qui existe aujourd’hui? Le premier ministre des finances pèsera sûrement ces considérations avant d’élever une si grande fortune aux actionnaires de la Caisse d'escompte. Avec une Assemblée nationale toujours existante, une caisse appartenant à la nation ne peut avoir aucun dauger ; la séparation qui vient d’être proposée par le comité des finances, des fonds attribués aux départements et de ceux affectés aux payem mts de la créance publique, et encore de ceux relatifs aux dépenses qui forment les charges des provinces, rendrait cet établissement plus immuable, et en éloignerait tous les inconvé- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [ Annexes .] 421 nients qui auraient pu s’y trouver sous un autre régime. Il est clair que désormais le Trésor royal ne recevra que les fonds qui seront affectés aux dépenses des départements, et que le Trésor public, très distinct de celui dont les agents du pouvoir exécutif répondront, recevra le reste des fonds publics; que cette dernière caisse appartiendra à la nation. Quel crédit pourra donc ê�re plus so ide que celui qu’assurera le cautionnement de la nation? Et peut-elle sacrifier la source des richesses qui en peuvent naître pour elle, à la fortune de ceux qui se sont enrichis dans les opérations du système de fiscalité et d’emprunt qui nous a conduits dans la cris-actuelle? Cette caisse nationale pourrait se livrer à trois espèces d’opérations. Elle aurait un emprunt toujours existant à 4 0/0, dont 3 1/2 0/0 perpétuel-, sans retenue, et 1/2 0/0 en une action viagère et tontinière; ces actions tontinières seraient par classe de 25 personnes. Elle aurait une autre nature d’emnrunt, toujours ouvert de même en res-criptions de 12 usances, dont l’intérêt serait payé eu dedans, au prêteur, à 1/4 et 1/24 par u ance. La troisième nature d’emprunt serait de recevoir une somme donnée pendant quinze années, sans aucun intérêt, et de oonner en intérêt viager une somme égale à la totalité de celle versée dans la caisse, en payements toujours égaux et exacts pendant les quinze années, à l’expiration de la seizième. Les opérations de virement auxquelles la banque se livrerait, seraient des prêts à 6 0/0 pendant trente années, à l’expiration desquelles l’intérêt et le capital seraient éteints, acquittés : ces prêts ne se feraient que sur des hypothèques d’immeubles de plus grande valeur que les sommes de ces prêts, et à peu près dans la proportion des fonds que la banque aurait vu verser dans ses caisses excédant les emprunts qui lui auraient été nécessaires pour changer la nature et l’intérêt de la dette nationale et de la créance fondée; l’escompte des lettres de change à un tiers plus un vingt-quatrième par usance, lorsqu’elles seraient présentées et accepiées par des maisons de commerce du royaume, dont la solidité serait reconnue; et enfin le payement des rentes des capitaux placés, dont, pendant quinze années, les prêteurs n’auraient point touché d’intérêts. Pour les prêts faits sur hypothèque, la créance publique aurait toujours un privilège acquis. Je suis certain, Messieurs, de la manière dont vous accueillerez les sacrifices qu’ont impérieusement commandés les circonstances; votre patriotisme m’en assure, et ce vœu de votre part était énoncé dant le mandat que j’ai reçu des prévôtés royales de Sarrebourg et Phalsbourg. C’est au salut de la patrie que vous faites un si grand sacrifice, et dès lors, je ne doute point qu’il ne soit effectué-avec transport. Sur les grandes divisions du royaume , proposées par le comité de Constitution. Le comité de Constitution a proposé de diviser le royaume en 80 portions à peu près égales pour leur surface, sans avoir égard aux limites des provinces, ni à l’amalgame qui pouvait en résulter dans la même division, où peut-être en effet il se rencontrera un assemblage de communautés qui appartenaient ci-devant à quatre provinces. Cette opération, qui détruit des opinions, des préjugés auxquels nos pères tenaient depuis tant de siècles, n’a permis de trouver, dans le premier moment, chez un grand nombre des individu-qui composent l’Assemblée, que ce sentiment de résistance si naturel à ceux dont on veut détruire dans un instant tous les préjugés. Les e-prits ont aussi été frappés de l’énorme multiplicité d’assemblées que produirait cette division. Moi-même je ne me suis point défendu de celte sensation au premier instant où l’on m’a présenté ces idées. Réfléchissant cependant à l’empire du préjugé chez une nation aussi instruite qu’est la nation française; que plus ce préjugé s’est conservé malgré l’extension des connaissances, le développement des idées fortes, qui n’ont pu déraciner un vice destructeur de tout esprit public, qu’il est si important de propager, plus aussi il fallait appliquer un remède efficace à un aussi grand mal. J’ai toujours été persuadé que ces préjugés avaient été la source de toutes les erreurs de la précédente administration; que s’il était un moyeu de le faire disparaître, et faire enlin de la nation française un grand peuple animé du même esprit, c’était, sans doute, cette fusion proposée. L’on dira peut-être qu’il serait à désirer qu’un si grand changement pût ne s’opér r que dans un moment calme; mais est-ce l’état ae calme qui convient aux grands changements? Saos doute, il est celui du bonheur; mais la fermentation le prépare; et si tous se pénètrent du même esprit, elle l'assurera d’une manière durable Il est certain que de petites divisions opposeront moins de résistance au pouvoir exécutif chargé de leur commander, de les diriger; au pouvoir législatif chargé de les surveiller, de les réprimer. Gomment produire cet effet sur de grandes divisions, sur des provinces animées d’esprits divers, dont le choc ne pourrait manquer d’amener la destruction du corps politique. A tant de raisons si fortes, et dont je me suis pénétré, se joignent celles de l’intérêt de la province dont je suis député : étendue par cantons de quelques lieues de largeur dans les anciennes divisions de la province de Lorraine, elle a toutes ses parties luttant d’intérêt avec les diverses provinces dont elle est entourée. Quant à la province de Lorraine, je ne crois pas pour elle d’un moindre avantage de consentir à cette division; je lui observe que le traité de Vienne ne peut y mettre obstacle, car aucune partie de la province de Lorraine ne deviendra portion d’une autre province ni n’en prendra le régime ; d’ailleurs, avec quel avantage nerépon-drait-on pas à une pareille allégation faite par l’empereur, en lui mettant sous les yeux le tableau des changements opérés en Toscane par le grand duc; province donnée en contre-échange, qui devait conserver son régime do même que la Lorraine. Je mets mes premières idées sous les yeux de mes commettants; je dirigerai mon opinion d’après les motifs qui pourraient être donnés, et qui détermineraient, ou modifications, ou changements à ce premier aperçu, que je soumets d’ailleurs à mes commettants, dont j’appelle à grands cris les lumières pour m’éclairer dan-une délibération aussi épineuse.