[Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [80 novembre 1790.) (Qette pétition est renvoyée aux comités ecclésiastique et de mendicité, les choses restant en état.) On introduit ensuite à Ici barre le procureur-syndic du district de Corbigny, et Je procureur de la commune du même lieu, mandés L’un et l’autre par décret du 23 septembre dernier. M. le Président leur explique le motif pour lequel ils ont été mandés, et les invite à exposer leurs raisons d’excuse. M. le procureur de la commune de Corbigny, Nous venons réclamer votre indulgence. En accueillant les témoignages de notre repentir, vous ferez le bonheur du district entier; vous faciliterez la vente de plus de 4 millions de biens ecclésiastiques. (Il s'élève des murmures.) Quelle que soit la résolution de l’Assemblée, nous nous y soumettrons dans le silence de la plus respectueuse obéissance. M. le procureur-syndic du district. Nous n’ajouterons rien au mémoire que nous avons déjà eu l’honneur de vous adresser pour obtenir votre indulgence. Lorsque vous avez décrété que le tribunal du district serait placé dans un autre lieu qu’à Corbigny, la majorité imposante de trente-sept municipalités sur quarante nous fit parvenir des réclamations et exigea que le tribunal fût placé à Corbigny. En n’acquiesçant pas à ce vœu, nous nous exposions à perdre la confiance publique. Nous crûmes pouvoir, sans manquer au respect que nous portons à la loi et aux législateurs, apporter des modifications dans l’exécution d’un décret de localité. Si nous avons protesté, c’est que nous n’avons pas bien compris le sens de ce mot; nous avons pensé que protestation ou réclamation contre un décret de localité étaient synonymes. Si nous nous sommes égarés, pardonnez-nous en faveur de notre zèle, de notre attachement à la Constitution, et de notre amour pour la loi. » M. le Président répond : « L’Assemblée nationale ne voit jamais qu’avec douleur les égarements du peuple; mais sa sollicitude est bien plus affectée, lorsqu’elle aperçoit les administrateurs ou les officiers de ce même peuple, s’écarter de la ligne tracée par la loi, pour diriger leur conduite : son vœu le plus cher est de ne pas rencontrer des coupables. Vous venez de présenter à l’Assemblée des raisons pour excuser les infractions à ses décrets dont vous êtes prévenus ; c'est dans cet esprit qu’elle les pèsera dans sa sagesse. » (Le procureur syndic et celui de la commune s’étant retirés, l’Assemblée nationale ordonne que leurs adresses seront renvoyées au comité de Constitution, pour en faire incessamment son rapport.) M. le Président donne le résultat des scrutins qui ont eu lieu dans les bureaux, à l’issue de la première séance de ce jour, pour la nomination de président et des secrétaires de l'Assemblée : M. Alexandre de Lameth est élu président, et MM. Salicelti, de Boutancourt et Castellanet, secrétaires. M. du Châtelet, député de Bar-le-Duc, demande et obtient un congé d’un mois. M. Gossin, au nom du comité de Constitution. Les pétitions successives et très éloignées les unes des autres que forment les départements, SB9 soit pour les établissements des juges de paix, soit pour ceux des tribunaux de commerce, ne. permettent pas de vous les présenter en masse’ Cependant il est très instant que la distribution de la justice se fasse dans le royaume, et chaque ville, chaque département presse votre comité de vous proposer des décrets qu’ils regardent comme très instants et ne pouvant se différer. Telle est, par exemple, la ville de Lyon, dont les citoyens actifs sont actuellement assemblés. L’assemblée administrative du département de Rhône-et-Loire, séant en cette ville, demande, ainsi que le district et la municipalité, la nomination de douze juges de paix pour la ville et ses trois faubourgs. La population de Lyon est de cent cinquante mille âmes indépendamment de ses trois faubourgs, qui sont très considérables, et tellement situés qu’il leur faut une justice séparée... Plusieurs autres villes demandent des tribunaux de commerce. Votre comité de Constitution s’est assuré, d’après les instructions qu’il a prises, que ces tribunaux n’étaient nullement nécessaires ni à Riom, ni à Clermont-Ferrand, ni même dans d’autres villes ; mais il a été obligé de se conformer à votre décret, d’après lequel la demande de l’administration de département suffit pour autoriser la formation de ces établissements. Nous vous proposons donc les décrets suivants : « L’Assemblée nationale, après avoir entendu le rapport du comité de Constitution sur les pétitions des directoires des départements de Rhône-et-Loire, d’Indre-et-Loire, de la Somme et du Puy-de-Iiôme, décrète ce qui suit : « 1° Il sera établi douze juges de paix dans la ville de Lyon et ses faubourgs, savoir: neuf dans l’intérieur de ladite ville, qui auront pour ressort de leurs juridictions le territoire déterminé et fixé par les limites tracées au plan arrêté par le directoire du département le 13 de ce mois. « Les trois autres seront nommés pour les faubourgs de la Guillolière, de Vaisse et de la Croix-Rousse. -< 2° Il sera nommé deux juges de paix dans la ville de Tours, dont les ressorts auront pour limites celles déterminées par le département d’Indre-et-Loire. « 3° Il sera établi des tribunaux de commerce dans les villes d’Amiens, Abbeville, Clermont-Ferrand, Riom et Ambert. « 4° Les juridictions consulaires, actuellement existantes dans celles desdites villes où elles étaient établies, continueront leurs fonctions, �nonobstant tous usages contraires, jusqu’à l’ins-' lallation des juges qui seront élus conformément aux décrets. « 5° Les nouveaux juges seront installés et prêteront serment en la forme établie par l’article 7 du décret sur l’organisation de l’ordre judiciaire. (Adopté.) M. le Président . U Assemblée passe à son ordre du jour qui est la suite de la discussion sur l'affaire d'Avignon. M. Stanislas de Clermont-Tonnerre (1). Messieurs, je parle, à regret, dans Une question que je ne vois agiter de nouveau, qu’en m’affligeant de la perte du temps que sa discussion enlève à nos véritables travaux, et de l’injure que l’on fait à votre vertu, en vous proposant de délibérer sur une injustice. — En vain a-t-on retourné de diverses manières, placé sous des (1) Le discours de H. de Clermont-Tonnerre est incomplet au Moniteur. 560 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [20 novembre 1790.] jours différents, entouré de circonstances nouvelles, le projet de réunir à la France Avignon, cette contrée que tant de maux désolent aujourd’hui. On n’a pas tellement obscurci la question, qu’elle ne se réduise à un seul point, qu’elle ne puisse être résolue par ce seul mot : Voulez-vous être injustes ? oui ou non. Je pourrais sans doute vous démontrer qu’en accordant aux défenseurs du système contraire l’exactitude de toutes leurs données si inexactes, il serait encore facile d’établir que si les Avi-gnonais ont le droit de se donner à nous, il n’est pas d’une saine politique de les recevoir. Toutes les considérations se présentent en foule : mais je ne vous ferai pas l’injure de parler politique, lorsqu’il s’agit de justice. Je parcourrai, en peu de mots, le système développé, avec autant d’ordre que d’énergie, par M. Pétion. L’ordre a une multitude d’avantages; mais dans une cause où l’on n’a pas constamment raison, l’ordre, plaçant chaque moyen dans son vrai jour, fait découvrir avec plus de facilité ceux dont la faiblesse est réelle. M. Pétion a posé deux hypothèses : il a examiné la question sous le point de vue du droit positif; il l’a soumise ensuite aux principes tirés du droit naturel. Je le suivrai dans cette division. Deux choses établissent le droit du prince, dans l’ancien système politique : le titre, la possession. Le titre du pape est vicieux; sa possession est précaire. Je sais que l’on ne peut pas et que l’on ne doit pas vendre les peuples, si l’on consulte les principes éternels de la justice, de la raison; mais il n’en est pas moins vrai que les princes (1) se sont jusqu’ici cédé des provinces, d’après des conventions mutuelles ; que ces conventions, du moment où elles ont été ratiliées par le serment des provinces cédées, ont été regardées comme légitimes dans les principes de ce qu’on appelle le droit positif. Ce système est fondé sur l’opinion qui fait regarder les princes comme les représentants du peuple, et le consentement tacite de celui-ci, comme l’expression de sa volonté. Ce n’est point ce système que nous avons à discuter, mais c’est la cession de la reine Jeanne (2) que nous avons (1) Par le mot prince, je désigne le gouvernement, quel qu’il soit, le monarque, le sénat. (2) Jean Villani, auleur florentin, qui a écrit une chronique, depuis la tour de Babel jusqu’en 1348, est le plus ancien auteur qui accuse la reine Jeanne de la mort de son mari; les autres historiens, qui attestent le même fait, lui sont postérieurs et ne parlent que d’après lui. On connaît généralement l’extrême crédulité de Jean Villani, et il n’y a point d’écrivain judicieux qui adopte son témoignage sans examen. Cet historien fonde son accusation contre la reine Jeanne sur le témoignage d’un gentilhomme de Hongrie, attaché au prince André, mari de cette princesse. Quelle confiance peut-on avoir au récit d’un Hongrois, imbu des préjugés de sa nation contre la reine de Naples? Les autres raisons, sur lesquelles les historiens fondent leurs accusations, ne sont pas plus solides. Ils prétendent que cette princesse avait des liaisons riminelles, non seulement avec le prince Louis de l’a-ente, mais encore avec plusieurs courtisans, et qu’elle se défit de son époux afin do se livrer sans contrainte à ses penchants criminels. Mais est-il vraisemblable qu’une princesse qui, jusqu’au moment de son mariage, et du vivant du roi Robert, avait montré tant de vertu et donné de si belles espérances, se dépouillât, en moins de deux ans, de tous les sentiments d’honneur pour prendre le caractère d’une infâme Messaline ? D’ailleurs, est-il si facile à une reine de passer de l’amour à un assassinat? On trouve bien de ces femmes hardies qui, pour goûter sans crainte les douceurs de à examiner dans ce système : on l’attaque par plusieurs arguments; on prétend que l’absolution du pape fut le salaire de la vente; que Jeanne l’amour, livrent à un amant passionné la tète de leur époux. Mais qu’une princesse, d’un caractère doux comme était la reine Jeanne, abandonnée à plusieurs amants, comme ils le prétendent, conspire contre les jours d’un prince qui n’avait montré jusqu’alors ni le courage, ni la volonté de contrarier ses passions, c’est ce qu’on aura de la peine à persuader. On ne s’expose pas à perdre un trône et sa vie pour s’abandonner avec éclat à des penchants criminels, tandis qu’on peut s’y livrer sans danger, sous le voile du mystère. Si, pour satisfaire son extrême sensibilité, il fallait à Jeanne plus d’un objet, le prince André était peut-être l’homme qui lui convenait davantage, parce qu’il était incapable de mettre un frein à l’inconstance et à la légèreté de ses désirs. Ces historiens ajoutent qu’elle craignait que son mari ne s’emparât du gouvernement. Mais croient-ils que la fille d’un roi, l’idole de ses sujets, qui était devenue elle-même l’objet de leur amour par la réunion des qualités les plus propres à la faire aimer, bienfaisante, amie des lettres et des arts, protectrice des lois, maîtresse des esprits par la supériorité du sien, des cœurs par sa grâce et sa beauté, n’aurait pas su conserver sur ce prince, qu’elle avait tiré du second rang pour le placer à côté d’elle sur le trône, l’ascendant que les talents donnent à une femme aimable sur un caractère faible ? D’ailleurs, observons qu’on n’a aucune preuve que la reine Jeanne ait trempé dans l’assassinat; qu’aucun témoin ne déposa contre elle, aucun coupable ne la chargea dans les tourments de la question. Le roi de Hongrie, si obstiné à la poursuivre, ne put alléguer que des soupçons. Un auleur contemporain, Jean de Bansæno, non seulement n’accuse point la reine, mais encore il fait entendre qu’elle n’eut aucune part à l’assassinat. Le roi, suivant cet auteur, étant sorti de sa chambre, malgré la reine, un des traîtres, nommé Géofroi, qui avait appelé le roi, et qui était subtilement entré dans sa chambre, en avait fermé la porte, et présentait la pointe de l’épée à la reine, qui, ayant entendu du bruit lorsque le roi se débattait, voulait aller à son secours, et criait : Ouvre-moi, ouvre-moi ! avre me avre me ! II ajoute que les témoins avouèrent qu’elle était innocente. Enfin, le pape lui-même, ayant examiné dans un consistoire les accusations intentées contre Jeanne, ne trouva que des soupçons et des indices vagues sur lesquels il ne crut pas devoir la condamner. Car si les raisons que cette reine apporta pour se justifier n’avaient pas été convaincantes, pourquoi les ambassadeurs hongrois, si prévenus contre elle et si intéressés à la faire condamner, n’auraient-ils pas allégué les preuves de son crime? Tout cé qu’on lui reprocha, ce fut d’avoir manifesté contre son époux une haine que les assassins crurent servir en ôtant la vie à ce malheureux prince. Voilà, en effet, le secret de cet infâme complot qui le fit périr. Les favoris de Jeanne, qui savaient qu’elle n’aurait jamais la force de les punir, soit à cause de l'ascendant qu’ils avaient sur son esprit, soit parce qu’elle ne pouvait souffrir son mari à cause de son humeur et de ses manières grossières, crurent favoriser son antipathie et satisfaire leur ambition, en faisant mourir ce malheureux prince sans qu’elle fut instruite du complot. Sur le prix de la vente d'Avignon , Les historiens prétendent que les quatre-vingt -.mille florins ne furent jamais comptés ; cependant la reine assure, dans le contrat de vente, les avoir réellement reçus, et M. l’abbé Papon en a retrouvé la quittance liree des registres de la maison d’Anjou, conservés aux archives de la Recca, à Naples. 11 en fait mention dans le tome III, page 182, à la note, et en rapporte une partie parmi les preuves, charte 44. (Extrait de l’Histoire de Provence , de M. Papin, tome III, pages 160 et 176. jAssemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. était grevée de substitution ; qu’elle a depuis révoqué l’aliénation; l’on examine si les quatre-vingt mille florins donnés, outre la prétendue absolution, ont été payés ou non; enfin, soutenant qu’Avignon était du comté de Provence, on assure que la reine Jeanne n’a pas pu l’en détacher. De ces faits, on conclut que le titre du pape sur Avignon est évidemment non recevable. Je réponds : 1° que l’absolution ne fut pas le salaire de la vente, puisque l’absolution n’a été donnée que trois ans (1) après, c’est-à-dire en 1351; 2° Que Jeanne n’était pas grevée de substitution, puisqu’elle finissait en la personne de Robert, successeur de Charles II, comte de Provence, et aïeul de la reine Jeanne; 3° Que les quatre-vingt mille florins ont été payés, puisque l’acte en fait mention, et que la reine y dit en propres termes : « Nous , reine ven-<■ deresse, reconnaissons publiquement et avouons avons l’original, qu’elle vend de son plein gré, sans avoir été ni contrainte ni séduite, sponte èi non coacta, non seducta; qu’elle reçoit la somme convenue, non pas, comme on l’â dit en arrérages d’une cense, puisqu’on ne lui délivre aucune quittance dans le contrat; non pas en forme d’équivalent, par l’absolution d'un crime qu’elle n’avait point commis : absolution qui ne lui fut accordée d'ailleurs que trois ans après la Vénte d’Avignon, en 1351, lorsqu’elle eut publiquement confondu ses calomniateurs; lorsque après aVoir plaidé elle-même sa cause, en présence de tout le consistoire, avec la plus touchante éloquence, contradictoirement avec les ambassadeurs hongrois, ses implacables dénonciateurs, elle eut fermé la bouche à la calomnie. Non, ce ne fut pas ainsi qu’on lui paya la ville d’Avignon, mais en espèces sonnantes, qui lui furent comptées par l’évêque de Saint-Pons, au nom du souverain pontife (1). (1) Quos quidem octoglnta Etrille ilorauos auri, nos [Assét'tibléë nUionale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (20 Üdvetfibfc HW.] Tant que l’histoire de Provence a été livrée à des compilateurs tels qu’Honoré Bouche et César Nostradamus, on pouvait être excusable en répétant cette vieille calomnie qui faisait d’une absolution lé prix d’une souveraineté; mais il n’est plus permis à un publiciste, qui se respecte lui-même, de venir nous débiter de pareilles fables historiques, depuis que M. l’abbé Papon à écrit, de nos jours, son excellente histoire de Provence. Cet exact et lumineux historien a trouvé, dans les archives de Naples, la quittance originale de la vente d’Avignon; et il l’a insérée en entier dans les notes de son troisième volume, page 60, article XLIV. C’est dans ces lettres patentes en bonne forme, que l’on voit portée, en compte de finance, la représentation numéraire de cette prétendue absolution. Un an après la vente d’Avignon, Louis de Tarente et la reine Jeanne, son épouse, de retour à Naples, apurent et approuvent, sans l’intervention du pape, le 25 juillet 1349, les comptes de Nicolas Acciaioli, leur trésorier, grand sénéchal de Sicile; ils lui donnent quittancé des quatre-vingts mille florins d’or, qu’il avait reçus du souverain pontife pour la vente d’Avignon. Ces lettres patentes font une mention détaillée de l’emploi de l’argent, et du nom des personnes auxquelles il a été compté, pour les dépenses ordinaires de l’Etat. Après une réponse si péremptoire, sera-t-il enfin permis d’espérer que ce conte absurde d’une absolution donnée en échange d’Avignon, ne reparaîtra jamais dans aucun libelle d’avocat? La reine Jeanne de Naples n’acheta donc pas son absolution; elle fit mieux relie prouva son innocence. Certes, au moment où elle vend Avignon, elle est bien plus occupée de ses finances que de sa gloire. Elle est autorisée dans le contrat de vente, par la présence et le consentement de sou mari Louis de Tarente; et elle a pour conseil, dans cette aliénation, Nicolas Acciaioli, son ministre, et le plus fameux jurisconsulte du quatorzième siècle, Jean de LucqUes. Cinq mois après la vente, les deux époux la ratifient solennellement. L'empereur Charles IV, leur suzerain, ne se contente pas de sanctionner l’aliénation, il y ajoute, en faveür du saint-siège, la cession de tous ses droits sur la ville d’Avignon, par un diplôme daté de Gorlitz, le premier novembre 1348. Le contrat de vente d’Avignon était le 12 juin de la même année. Jeanne révoqua, dans la suite, toutes les aliénations qu’elle avait faites; mais elle ne réclama jamais la ville d’Avignon. Son mari, son suzerain, approuve la vente, et les princes de la maison de Duras et de la maison d’Anjou, qui se disputèrent si longtemps son héritage, par ia voie des armes, n’élevèrent jamais la moindre prétention légale, hi pour s’opposer à la Vente, ni pour revendiquer Avignon. L’esprit de chicane à épuisé, dès longtemps, ses plue subtiles Combinaisons, pour découvrir des nullités dans ce contrat. Toutes les arguties que M. Bouche s’approprie modestement, comme des decouvertes de son génie, ont été confondues avec tant d’évidence, qu’aucune critique dû troisième ordre ne se permettrait plus de les répéter aujourd’hui. un a prétendu que la reine Jeanne était mineure lorsqu’elle souscrivit le contrat de vente dicta regina venditrix, rôcdgnoscimus publieè, et ia veritate légitima confitemur nos habuisse et récépissé lenario, per manum, R. P. in Ghristo Domino Stepbani ei gratiâ episcopi SanGti Pontiij in boni et electâ pecuniâ nmnerata. d’Avignon. Cette objection cfu’âUCüU publiciste n’avait imaginée avant M. de Monclar, et qu’on ne cesse de reproduire aujourd’hui, ne mérité pas même une réfutation sérieuse. C’est à nos adversaires à prouver cette minorité, et il est bien évident qu’il leur est impossible d’eü fournir aucune preuve; car, ni vous* ni moi, ni personne au monde nous ne savons, avec précision j l’année de la naissance de Jeanne de Napies. Jamais ce mystère historique n’a pu être éclat-ci. L’acte de baptême de cette princesse n’existe nulle part: il a disparu par une inexplicable fatalité, et aucun historien, pas même Bayle, n’a encore osé en iixer la date. Je pourrais me borner à cette réponse. Celui qui attaque doit tout prouver. Un fait dénué de preuves ne saurait avoir aucune autorité légale. Mais si nous ne connaissons pas, avec certitude, l’époque précise de la naissance de la reine Jeanne, toutes les conjectures, toutes les probabilités historiques forment, en quelque sorte, l’équivalent d’une démonstration rigoureuse, pour prouver qu’elle était majeure, lorsqu’elle Vendit Avignon; je ne dis pas seulement majeure d’après les lois de Naples, qui fixent la majorité à dix-huit ans, mais encore d’après les lois romaines, qui eu reculent l’époque jusqu’à la vingt-cinquième année. U est, en effet, généralement reconnu, par le témoignage unanime de tous les historiens, que cette princesse épousa André de Hongrie en 1333. Il y avait par conséquent quinze ans que son premier mariage avait été contracté, quand elle aliéna sa ville d’Avignon en 1348, dfoù il suit que sa majorité était incontestable, pourvu que l’ou Veuille bien supposer qu’elle était âgée de dix ans, lorsqu’elle épousa son premier mari. D’ailleurs, son père lui avait défendu, par son testament, toute espèce d’aliénation, durant sa minorité, sans l’avis d’an conseil de tutelle. Si l’on suppose que le pape Clément VI fût assez imprudent pour traiter avec une princesse mineure, à qui persuadera-t-on que ce pontife, dont nos adversaires ne cessent d’exalter la profonde intelligence dans les affaires qui l'intéressaient, n’aurait pas cru devoir réclamer du moins l’assistance de ce conseil de minorité, dont le consentement était si nécessaire pour valider l’aliénation? Le contrat ne fait cependant aucuue mention de ce conseil de tutelle. La reine Jeanne transige en présence de soü mari et de ses ministres ; elle traite comme ütie souveraine majeure qui n’a point d’autre côuseil, elle traite avec la plus grande solennité; et ni ce prétendu conseil de minorité, ni les Provençaux eux-mêmes, qui furent si mécontents de Cette Vente, ne sé montrent nulle part, pour faire Valoir un moyen si évident d’opposition. Mais il y a bien plus, les Àvignonais refusent, pendant neuf ans, de reconnaître cette translation de souveraineté. Ils réclament avec la plus grande force les privilèges qu’ils s’étaient réservés, par une convention de 1251- Ils n’allôguenl aucun autre prétexte poiir ne pas se soumettre à l’autorité du pape, leur nouveau souverain, que le refus fait par lui de confirmer leurs franchises. Durant tout le cours de ce long procès, les Avi-gnonnais, qui n’ignoraient certainement pasl’âge de la reine Jeanne leur souveraine, ne Se prévalent jamais de ce motif, qui eût présenté un moyen de nullité si incontestable. Le pape consent enfin à confirmer leurs privilèges en 1357 ; et aussitôt les habitants d’Avignon lui prêtent Un seritien solennel d'obéissance, auquel ils ont été fidèle 808 (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. Messieurs, jusqu’à vos jours. Vous conviendrez, je l’espère, que dans la discussion d’un fait ou nous sommes tous réduits à des conjectures, les vraisemblances plus que probables que je viens de vous présenter ne peuvent laisser aucun doute raisonnable dans vos esprits, et je prends acte, dans ce moment, de votre adhésion, pour triompher à jamais d’une allégation idéale qui ne doit plus profaner cette tribune. Toutes les difficultés que l’on a voulu élever contre la validité de ce contrat n’ont servi qu’à mieux en démontrer la légitimité. On ne s’est pas contenté du frivole argument tiré de la minorité de Jeanne. On a prétendu que cette princesse était liée par deux substitutions, dont elle avait été grevée en 1309, par Charles II, comte de Provence, et en 1343, par le comte Robert, son aïeul. Mais la première substitution était finie, puisqu’elle s’arrêtait à ce comte Robert, qui transmit son patrimoine à sa postérité. La seconde substitution, instituée par le roi Robert lui-même, fait une mention expresse de l’existence et de l’extinction de la première. Cette seconde substitution ne défend nullement à Jeanne toute espèce d’aliénation ; au contraire, elle lui permet formellement d’aliéner lorsqu’elle sera majeure; elle l’y autorise même durant sa minorité, pourvu qu’elle soit assistée d’un conseil de tutelle, que le comte Robert nomme dans son testament. Philippe de Cabassole, évêque de Gavai lion, était le chef de ce conseil préposé au gouvernement de la Provence, jusqu’à la majorité de la reine de Naples ; et il était mort à l’époque de la vente d’Avignon. Je me borne, dans ce moment, à des moyens de fait, pour écarter l’obstacle de cette double substitution que l’on nous oppose. Je repousserai cet argument dans le développement de mon opinion, d’une manière encore plus victorieuse. Telles étaient les dispositions testamentaires des comtes de Provence, qui garantissaient au K Clément VI, la libre jouissance d’Avignon, ju’il traita de l’acquisition de cette ville ; mais, depuis cette époque, les droits du saint-siège sont fondés sur des titres bien plus sacrés. La possession, et je dirais la prescription, cette première souveraine du monde, si la prescription était reconnue dans le droit politique entre les princes, comme elle est admise dans le droit civil entre les particuliers; la possession a confirmé, depuis plus de quatre siècles, la souveraineté du pape sur Avignon. Lorsque Louis XI, après s’être approprié la Provence, s’empara de cette ville, il n'en revendiqua point la souveraineté ; il voulut uniquement contraindre le pape d’y établir pour légat le cardinal de Bourbon, en se rendant lui-même garant de sa fidélité envers le saint-siège ; mais Louis XI, qu’on ne soupçonnera certainement pas de scrupules, malgré sa superstition, n’éleva pas même alors la moindre prétention sur cette ville. Le tyran traitait ses voisins comme ses sujets; il les opprimait, mais il ne les dépouillait pas. Or, ce que Louis XI n’a pas osé même tenter, contre une possession bien moins ancienne qu’à présent, au moment où il recueillait la succession des comtes de Provence, peut passer à nos yeux pour un point de droit suffisamment éclairci ; et je doute qu’aucun membre de cette Assemblée se croie en droit de combattre un titre qu’il a respecté. Outre cette double garantie des contrats et de la possession, l’autorité des traités qui sont la législation commune de tous les souverains, a. [20 novembre 1790.) confirmé authentiquement la souveraineté du pape sur Avignon. Louis XII, en recevant l’investiture d’une partie du royaume de Naples, en 1501, assura au saint-siège, à perpétuité, la paisible possession d’Avignon et du comtat. Lorsque Charles VIII voulut rentrer ensuite dans les domaines aliénés par les comtes de Provence, il excepta formellement toutes les possessions centenaires; et à cette époque la souveraineté du pape remontait bien au delà d’un siècle. Henri III et Henri IV, en accordant aux habitants de cette province les privilèges de régnicoles, ne les appelle que les sujets du saint-siège. Treize rois de France, qui ont successivement occupé le trône depuis la réunion de la Provence, ont tous reconnu la légitime souveraineté du pape sur ce petit pays enclavé dans leurs Etats. Le démembrement d’Avignon a été constamment respecté par un voisin puissant qui s’est honoré en protégeant la justice... Et les représentants de la nation seraient moins délicats, moins équitables, que cette longue suite de rois, dont l’ambition n’a jamais franchi cette borne sacrée! et nous attaquerions aujourd'hui ce que tant de ministres conquérants n’ont pas même contesté ! et nous renverserions, de nos propres mains, ce beau monument de justice, qui atteste, dans l’intérieur du royaume, le plus honorable triomphe de la raison sur la force ! Et nous, qui voulons réhabiliter la nation française dans tous ses droits, nous méconnaîtrions les droits sacrés de la faiblesse, de la justice, du voisinage, et d’une possession de cinq siècles ! et nous délibérerions ici, avec la logique du lion qui tient son conseil, en calculant froidement toutes les injustices que nous pouvons commettre avec impunité! et nous serions les spoliateurs des souverains, dont la France doit ambitionner l’honneur de devenir l’arbitre î Et une souveraineté enclavée dans notre territoire, une souveraineté reconnue, je ne dis plus seulement par tant de rois, et par tant de ministres, mais par le silence religieux, par le consentement tacite des Etats généraux de Tours, d’Orléans, de Pontoise, de Blois, de Paris, ne serait à nos yeux qu’un titre illusoire, une vieille usurpation, qu’on nous inviterait à rajeunir, en devenant nous-mêmes de plus modernes usurpateurs ! Eh ! Messieurs, quels sont donc les ennemis de votre gloire, qui vous donnent de pareils conseils ! Dans quelles étroites et abjectes conceptions veulent-ils donc faire descendre vos délibérations nationales? Non, vous ne vous abaisserez point à cette confiscation dont on a préparé le succès par les plus honteuses manœuvres. Les représentants de la nation française se montreront aujourd’hui justes et magnanimes comme elle. La France est en possession d’être l’asile des rois. Ce royaume, où. les princes étrangers trouvèrent toujours un refuge, ne deviendra pas sans doute, dans ce moment, une caverne où on les dépouille. Ainsi Rome, à la naissance de sa liberté, allait envahir au loin de grands Etats, et je suis loin de justifier cet abus immoral de la force ; mais Rome du moins protégeait, dans le voisinage de la République, les petites portions de souveraineté du Latium, qu'il lui eût été si facile d’engloutir; et ces fiers conquérants trouvaient autour d’eux, dans l’image de la liberté modeste et tranquille, je ne sais quel charme secret qui les forçait de succomber à une noble générosité. Ah! je le vois, Messieurs, vos âmes vont s’élever sans effort à cette hauteur de sentiment, par Une émulation d’enthousiasme que les homiqes [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [90 novembre 1790.] 569 assemblés éprouvent toujours pour tout ce qui est grand, tandis qu’ils se montrent quelquefois si insensibles pour ce qui n’est que juste. S’il fallait vous citer d’illustres exemples, pour allumer dans vos cœurs cette ardeur généreuse que votre mission, et votre puissance, et votre gloire vous recommandent également, j’irais les choisir dans les citations historiques, dont on s’est prévalu, dans cette tribune, pour pervertir votre justice... Les cris d’improbation, qui m’interrompent ici, ne contredisent encore que mon assertion : ils ne pourraient m’embarrasser que s’ils proscrivaient mes preuves : or, les voici, Messieurs, vous allez en juger. On vous a dit que la possession du pape n’avait aucun caractère d’une véritable prescription; que cette possession avait été interrompue trois fois depuis environ un siècle; que Louis XIV s’était emparé d’Avignon et du comtat en 1662 et 1689 ; etquede nos jours Louis XV avaitimitécetexemple, en 1768. Voilà l’objection que nos adversaires croient insoluble : voici maintenant ma réponse, et j’ose le dire, leur jugement : En 1662, le duc de Gréqui, ambassadeur dé France à Rome, fut insulté par les gardes corses qui accompagnent ordinairement les sbires aux exécutions de la justice. Le pape Alexandre VII ne voulut pas en faire d’abord satisfaction au roi, qui s’empara d’Avignon. Louis XIV ayant ensuite obtenu du souverain pontife la réparation la plus éclatante, rendit cette ville à Clément IX par le traité de Pise, en 1664. En 1688, M. de Lavardin, notre ambassadeur, fit afficher dans Rome des protestations contre l’excommunication lancée par le pape, au sujet des franchises dont jouissaient les maisons des ministres étrangers : franchises qui, pour le dire en passant, étaient infiniment abusives. Louis XIV reprit de nouveau le comtat sur le pape Innocent XI; et il le rendit à Alexandre VIII, dès que M, le duc de Ghaulnes eut remplacé à Rome M. de Lavardin, dont l’humeur avait toujours été incompatible avec le cardinal d’Estrées, tout-puissant dans cette cour. Enfin, en 1768, la conduite de Clément XIII envers l’infant duc de Parme, ayant justement irrité la France, Louis XV s'empara d’Avignon et du comtat comme son prédécesseur; et, comme lui, il les rendit au saint-siège, dès que ce différend fut terminé en 1773. Je viens de raconter les faits. Raisonnons maintenant, d’après ces dispositions, de l’histoire : Il est bien évident que jamais les rois de France n’ont revendiqué la ville d’Avignon, qu’à l’occasion de ces querelles de cour, qui, entre d’autres puissances, auraient été jugées par la voie des armes. C’est un acte de violence qui ne mérite pas même d’être décoré du nom de conquête; c’était une simple prise de possession, une garantie à laquelle la France renonce, dès que la justice réconcilie les souverains respectifs. La France ne réclame pas un droit : elle se venge, et bientôt elle restitue Avignon et le comtat, sans intérêt. Dans ces actes d’abandon aucune réclamation, aucune réserve, aucune protestation même de pur style, qui puissent motiver des prétentions nouvelles. A ces caractères, aucun publiciste ne reconnaîtra sans doute une action juridique, mais une simple réparation d'honneur, dont la ville d’Avignon est uniquement le gage et non pas même le prétexte. Les prétendus faits allégués par nos adversaires ne sont donc que des voies de fait, des invasions qui n’attaquent pas la légitimité de la possession, et qui n’interrompent même pas sa continuité. Je dirai plus, Messieurs, ces hostilités, ces usurpations, ces restitutions volontaires, ces traités solennels rendent les droits du saint-siège beaucoup plus incontestables, que si la France n’eût jamais formé aucune entreprise sur la souveraineté du pape, et qu’elle vînt examiner aujourd’hui ses droits pour la première fois. Qu’il est grand, qu’il est beau cet exemple que Louis XIV a donné au monde, en rendant deux fois cette petite province à son légitime souverain! Ce même Louis XIV, dont on doit dire avec tant de justice, que s’il trouva dans ses succès la gloire de sa nation, il sut trouver dans ses revers la sienne propre. Ahl il sut être grand aussi dans la prospérité, quand il soumit noblement sa puissance à la première de toutes les souverainetés , à la justice. Loin d’abandonner ses droits, vous le savez, il entreprenait quelquefois légèrement des guerres que je ne lui reprocherai pas aujourd’hui, puisqu’il eut l’héroïsme de se les reprocher à lui-même, au lit de la rnort. Il luttait avec honneur contre l’Europe entière liguée contre lui; il ajoutait six grandes provinces à son Empire ; il dispensait des sceptres et des couronnes : rien ne lui résistait. Cet inévitable conquérant, qui semblait faire à chaque souverain sa part de puissance en Europe, trouve devant lui un prince faible, désarmé, souverain d’une contrée enclavée dans ses propres Etats. Ce pontife-roi est à trois cents lieues de distance : il n’a point d’armée ; et quand même il en aurait, il serait obligé de traverser, c’est-à-dire de conquérir une partie de la France, pour porter des secours à cette colonie éloignée. Louis XIV s’en empare, non pas en conquérant, mais en triomphateur qui trouve des peuples vaincus d’avance par le respect et la terreur de son nom, et prosternés sur son passage. Aucune puissance ne prend parti pour le faible; aucun souverain n’interpose sa puissance ni sa médiation entre le chef suprême de l’Eglise et l’aîné de ses enfants. C’est un procès de famille que la force ne doit point juger; et on laisse avec respect à la justice toute la gloire de terminer ce différend. Louis XIV s’arrête tout à coup, lorsque rien ne peut plus l’arrêter dans ses conquêtes. Certes, il médite dans sa justice un bien plus beau projet que l’invasion du comtat ! Sa grande âme va se déployer tout entière. Le voyez-vous ce roi dont l’ambition a été si longtemps calomniée ? Le voyez-vous déchirant de ses mains triomphantes, ces mêmes arrêts qu’il a fait rendre à son parlement d’Aix, pour se mettre en possession d’Avignon? Il a formé le glorieux dessein de devenir le défenseur de celui qui n’en a point d’autre à solliciter, qu’en réclamant son rival pour juge ; et deux fois il est décidé dans ce même conseil de Louis XIV, qui ne restituait pas aisément ses conquêtes, qu’Avignon et le comtat seront rendus au pape. La protection due à la faiblesse ne lui est point refusée à la cour d’un grand roi. Le successeur de Louis XIV imite dans les mêmes circonstances, l’invasion et la restitution du comtat. Voilà, Messieurs, j’ose le dire, les titres les plus sacrés de la souveraineté du pape ! Voilà le bel exemple de justice que vous donnent vos deux derniers rois de France, du fond de leur tombeau ! Si vous voulez aujourd’hui vous associer à leur gloire, par le décret que vous allez prononcer, je vous dis, sans adulation, vous vous montrerez, sous ce rapport, encore plus grands qu’eux ; car leur gloire fut de resti- 570 [AfiSeroblée nationale.] tuer Avignon ; la Vôtre seta de ne l’avoir pas envahi. Si je tente ainsi, Messieurs, votre générosité dans cette délibération, c’ëst parce que je me souviens que tous les grands sentiments se tiennent dans le cœur humain; et je ne cherche à vous rendre justes, qu’en vous pressant de Vous montrer généreux. Hélas! il n’y a en effet, que trop de générosité à exercer la justice envers le faible 1 et il est triste qu’il faille ainsi caresser la vanité puissante pour l’amener au devoir. Mais du moins nous ne sommes pas réduits à ne vous présenter, dans cette cause, que des motifs de justice ou de gloire. Votre intérêt seul Vous recommande aussi les droits du souverain pontife. On vous propose de confisquer la ville d’Avignon, comme un démembrement du comté deProvence? Et moi, je dis que si vous ne reconnaissez pas la souveraineté du pape sur Avignon, la Provence elle-même ne vous appartient plus... Je ne suis pas surpris que cette proposition excite des cris de sürnpise parmi nos érudits des tHbunes. Je savais bien qu’en l’énonçant, je m’exposais à tous ces murmures avant-coureurs des calomnies dont toutes les rues de cette capitale vont retentir contre moi dès demain matin. Mais une calomnie de plus ne m’effraye guère ; et je vais répondre d’avance à toutes ces savantes clameurs. Je déclare d’abord que je suis loin de vous contester la souveraineté de la Provence, et de vouloir ou susciter une guerre à la nation, ou fournir les matériaux d’un manifeste, en traitant cette question de droit public. La Provence est légitimement unie à la couronne. Une possession de trois siècles a cimenté cette réunion; et je professe hautement qu’un tel titre ne peut plus être désormais combattu que par des sophismes; ou ce qui revient au même, que par des armées. Mais je dis, que si la possession» soutenue par la force, a fondé les droits de la France sur cette province, cette même possession est un titre incontestable pour le saint-siège, qui a sur la ville d’Avignon une souveraineté antérieure dé plus de cent ans à celle que nos rois ont acquise sur la Provence. Si cet argument de la possession est admis dans cette tribune, je n’ai plus rien à dire, lès droits du pape sont assurés. Si, au contraire, la possession n’est rien à vos yeux; si vous soutenez qu’aucun souverain ne peut fonder ses droits sur sa possession, tandis que vous n’en avez évidemment point d’autres sur la Provence; enfin, si quand on vous parle de possession en matière de souveraineté, vous prétendez en discuter aujourd’hui les titres, nommez-moi, de grâce, celle de vos provinces dont vous voulez que je vous enlève dans l’instant la souveraineté, avec deux ou trois syllogismes? Il n’en est aucune, je vous l'annonce, dont il ne soit facile de vous dépouiller, si nous adoptons les principes et la logique de nos adversaires. Vous ne me citez donc aucune province (en exceptant l’ancien patrimoine de nus rois) à laquelle vous consentiez de faire subir cette épreuve des méthodes d’expropriation proposées par M. Bouche? Eh bien! je serai plus généreux ou plus hardi que vous. J’y vais soumettre la Provence elle-même ; et nous verrons si ceux des députés provençaux qui vous pressent, avec tant d’instances, de n’avoir aucun égard à une possession de cinq siècles, n’y perdront pas eux-mêmes leur titre de citoyens français, et s’ils ne sortiront pas de cette séance, simples sujets de la maison de Lorraine. Les droits de la maison de Lorraine sur la [20 novembre 1790.) Provence remontent au ifiàriagé d’ŸOlânde d’ÀtP» jou, avec Ferri II, comte de Vaudemont, eu 1444; Yolande était fille de René le Bon, comte de Provence et roi de Naples ; et elle devint son unique héritière, lorsque ses frères et sœurs moururent sans postérité. Aux droits de là naissance, Yolande joignait les dispositions testamentaires de Louis II, son aïeul, lequel en appelant son fils aîné Louis III, à la succession de ses Etats, lui substitua René d’Anjou, son second fils, et ses enfants mâles ou femelles indistinctement. Malgré cette substitution, qui n’a jamais été contestée, des raisons politiques, qui prévalent si souvent sur le droit civil, déterminèrent le roi René à choisir, pour son héritier du royaume de Naples et du comté de Provence, son neveu, Charles du Maine, en vertu d’un teslament du 22 juillet 1474. Par respect pour cette Assemblée, je ne rappellerai point ici commeut -Charles du Maine transmit ensuite celte succession à Louis XÎ, roi de France, quelques jours avant sa mort, au mois de. décembre 1481. Il suffit de connaître les premiers éléments dé la justice, pour juger que cette dernière disposition faite, au préjudice d’un enfant* contré lé vœu d’une substitution, est absolument illusoire. Si vous dites que la vente d’Avignon est nulle* parce que la Provence, dont cette ville a été démembrée, était alors grevée d’une substitution, ce que je crois avoir victorieusement réfuté* il faut bien que vous conveniez, par là même fab son, que la cession faite à un prince étranger, au détriment de l’héritier légitime, appelé par le droit de sa naissance et par la loi des substitua tions à recueillir cet héritage ; il faut bien, dis-je, que vous conveniez, ou du moins d’autres conviendront pour vous* que cette cession est aussi évidemment nulle. Or, reprenons l’histoire d’Yolande, et suivons sa généalogie qui sera très courte : René II, duc de Lorraine et de Bar, fils d’Yolande d’Anjou, était l’héritier naturel de sa mère, laquelle était l’unique héritière de René le Bon, son père, roi de Naples et comte de Provence. Ce duc de Lorraine était tellement persuadé de la légitimité de ses droits, qu’après la mort de notre roi Louis XI, contre lequel il était si dangereux d’avoir raison, quand il était en vie, le prince lorrain réclama hautement la succession du roi René, son grand-père. Et à qui s’adressa-t-il pour faire reconnaître ses droits ? Aux Etats généraux du royaume assemblés à! Tours. Et t}ue liii répondirent les Etats généraux? Vous allez l’entendre. Après de longues discussions, ils conseillèrent à Anne de Beaujeu, sœur et régente de Charles VIII, de n’opposer, à là justice de cetté demaode, que des moyens dilatoires. La régente, guidée par les représentants de la nation française, nomma des commissaires pour examiner cette réclamation, en 1484; et, en attendant une décision qu’elle promit de donner avant quatre ans, elle accorda au duc de Lorraine, par forme d’indemnité, une compagnie d’ordonnance et une pension de 36,000 livres. Elle fit bien plus : dans l’espoir de l’apaiser, elle lui fournit des troupes pour aller se mettre en possession du trône de Naples, où il était appelé par le vœu du peuple, comme le seul héritier du roi René, comte de Provence. Une partie de la Provence reconnut les droits du prince lorrain, et prit les armes pour les soutenir. Mais la force prévalut, et Reüé de Lorraine succomba dans ses réclamations contré la France, non pas assurément parce que sa câUse était la moins juste, mais uniquement parce ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Assemblée nationale.} ARCHIVÉS PAktfêMJïNfÂtftÉà. l&) novembre 1790.j Bff qu’il fut le plus faible. Je demande au jurisconsulte, M. Bouche, ce qu’il peut bpposer aux descendants de ce duc de Lorfaine? Je lui demande comment il s’y prendrait pour l’écarter juridiquement, si la possession n’était rien ? Je luidemande dans quelle combustion il mettrait l’Europe entière, s’il parvenait à citer à sa chambre ardente tous les souverains? Je lui demande surtout de quelle pathétique éloquence, de quelles bruyantes déclamations il aurait fait retentir toute là France si la souveraineté d’Avignon avait été acquise aii pape par des titres aussi vicieux que ceux qui ont rendu M. Bouche citoyen français, et qui ont aussi privé la maison de Lorraine de l’avantage de l’avoir pour sujet? Je me borne à répéter ici, Messieurs, ce que vous avez lu dans une foule de livres. Quand on étudie superficiellement l’histoire, quand on ne remonte jamais, dans ses recherches, aux actes originaux, on ne soupçonne pas, je l’ai bien vu dans cette discussion, *les droits que je viens de développer ; mais ce n’est point un système nouveau que j’invente, ce n’est pas même une découverte historique dont je puisse me glorifier. Tous les grands publicistes, qui ont approfondi en France ou en Allemagne la question de la souveraineté de la Provence, ont rendu l’hommage le plus unanime aux droits de la maison de Lorraine sur cette province. Je n’en citerai qu’un seul, dont le génie et l’autorité me dispenseront de produire ici d’âutres témoignages. On va croire que Leibnitz indique encore un autre titre qui appelle la maison impériale à la souveraineté de la Provence. « C’est une chose remarquable », dit ce grand homme (1) » que le « comté ou marquisat de Provence a reconnu » encore longtemps l’Empire romain. Non seule-« ment l’empereur Rodolphe prononça sur la « succession de cette souveraineté, mais long-& temps après, en 1380, l’adoption confirmée par « le pape Clément VII de Louis d’Anjou, par la « reine Jeanne, qui rendait ce prince héritier de « la Provence, fut confirmée au nom de l’Empire. « Et l’on ne voit pas ni quand ni comment l’Ëm-« pire a perdu son droit. Aussi le connétable de « Bourbon, qui s’était jeté dans le parti de Char-« les-Quint, prétendait, par l’autorité de ce prince, à la succession du comté de Provence. On peut » dire quelque chose de semblable du Daupniné « et de toute celte rive gauche du Rhône, qu’on « appelle encore à présent, dans le langage vul-« gaife, la part de l’Empire. » Leibnitz discute ensuite la donation du Dauphiné par Humbert, son dernier dauphin. « Du reste », ajoute-t-il, «je « ne fais pas à présent toutes ces observations, « dans le dessein de disputer sur l’état actuel « des choses, mais seulement pour faire connaî-« tre la vérité historique. » Il est donc prouvé, Messieurs, que vous ne pouvez fonder vos droits sur la Provence, que sur le seul argument de la possession. Or, puisque Vous ne réclamez la ville d’Avignon que comme un démembrement de la Provence, puisque depuis que Vous êtes comtes de Provence, vous n’avez jamais possédé Avignon, Avignon ne vous appartient donc pas, et votre titre lui-méme repousse à jamais toutes vos prétentions. Aucune couronne ne repose solidement sur la tète d’aucun souverain, que le titre sacré de la prescription. Vous ne sauriez par conséquent, après tant d’actes de possessions séculaires, contester au (1) Tome IV, part. III, page 300, Ùissertatio de aetorum publicorum mu. pape la souveraineté d’Avignon, sans ébranler aussitôt tous les trônes de l'Europe. , Quë penseriez-vous, Messieurs, je rie dirai certainement pas d’un brigand, qui, après avoir dépouillé un voyageur, irait à l’enquête de toutes les propriétés que celui-ci aurait vendues avant sort désastre, et qui les revendiquerait par droit de suite, comme son propre bien : cette comparaison ne serait pas assez respectueuse. Mais que penseriez-vous d’un donataire, qui ayant recueilli une succession étrangère à laquelle il n’avait d’abord aucun droit; qui jouissant ensuite paisiblement, au préjudice de l’héritier légitime, de ce nouveau patrimoine, remonterait à des substitutions qui n’auraient point été faites à son profit ; intenterait hardiment des procès aux acquéreurs de bonne foi, d’une légère partie de cet héritage de hasard, dont il ne voudrait pas se contenter dans l’état où il l’aurait reçu, et respecterait enfin assez peu la justice, s’il était le plus fort pour s’approprier sans pudeur, comme des accessoires de sa conquête, tous les démembrements partiels, antérieurs de plus d’un siècle, à cette frauduleuse donation? Je Vous demande ce que vous eri penseriez? et j’ai tort, car je le sais. Ce n’est pas, il est vrai, dans les seuls moments des conventions, de la jurisprudence ou de l’histoire, que le parti des insurgents avignonais cherche ses arguments contre le saint-siège, Il ne s’eu tient même pas aux principes du droit public; il invoque encore les maximes delà, philosophie moderne; et il prétend, qu'une ville ne peut pas être vendue, parce que les souverains n’ont pas le droit dé disposer de leurs sujets sans leur consentement, et de trafiquer ainsi des peuples comme d’un vil troupeau de bétail, Je remarquerai dans mon opinion, d’abord, que je suis ici sans intérêt pour répondre à cette difficulté. J’ai déjà observé que neuf ans après la vente d’Avignon, les habitants de cette ville ratifièrent solennellement cette aliénation, en prêtant un serment volontaire de fidélité àu souverain pontife. Le consentement qu’on exige a donc été donné. Mais je dirai que, depuis plusieurs siècles, tous les souverains de l’Europe se sont mutuellement cédé, sans le concours des peuples, des villes, des provinces et même des royaumes entiers, dans les traités de paix. Ces transactions solennelles de notre vieux droit public n’ont pourtant jamais été attaquées par défaut de pouvoir. Je m’abstiendrai d’en citer des exemples : toutes les histoires en sont remplies. S’il fallait cependant, pour ne laisser aucune réplique à nos adversaires, leur rappeler ici des aliénations faites, même indépendamment de ces traités de paix, dans lesquels ils trouveraient encore des. moyens philosophiques de chicane, en disant qu’alors la nécessité commande à toutes les lois, je leur dirai que la ville d’Antibes fut vendue à Henri IV, en 1608, par M. le duc de Monaco, moyennant la somme de cinquante mille écus, et que Sully copia littéralement les clauses du contrat passé entre Clément VI et Jeanne de Naples, pour la vente d’Avignon. Je ne conduis les députés de Provence que dans leur voisinage. S’ils veulent savoir ce qui s’est passé à une autre extrémité du royaume, je me transporterai avec eux à Dunkerque, et je leur dirai : Voyez-vous cette ville qui, en 1658, après la bataille des Dunes, changea trois fois de souverain en une heure ? elle appartenait aux Espagnols à midi. M. de Tureune en faisait le siège ; îurenne y entra au nom du roi 572 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [20 novembre 1790.] de France, à midi et demi, et les fleurs de iis remplacèrent aussitôt les aigles de la maison d’Autriche. A une heure, Tu renne ouvrit les portes de Dunkerque aux Anglais qui en prirent possession, en couvrant promptement nos fleurs de lis de leur léopard. Ces mêmes Anglais, ou plutôt leur roi Charles II, vendit, dans la suite, la ville de Dunkerque à Louis XIV, pour la somme de cinq millions de livres tournois, et n’en déplaise aux partisans de nos belles maximes philosophiques, je crois, entre nous, que Dunkerque et Antibes, qu’on acheta dans le dernier siècle, à deniers comptants, appartiennent très légitimement à la France. Après avoir ainsi examiné la question de la souveraineté d’Avignon, le flambeau de l’histoire à la main, il faut interroger maintenant des faits beaucoup plus rapprochés de nos jours. Ne déchirons pas entièrement, mais soulevons avec prudence le voile qui couvre encore une si étonnante résolution ; et apprécions, en législateurs, la prétendue pétition du peuple avignonais, qui demande lui-même la réunion de cette ville à la couronne de France. On nous a beaucoup parlé, Messieurs, dans cette tribune, des droits du peuple et des devoirs des rois. Je ne méconnais assurément point ces principes; j’observerai simplement qu’il ne faudrait peut-être pas donner le ton de la déclamation à la vérité elle-même, en annonçant comme des découvertes, ou comme de nouvelles conquêtes faites par l’esprit humain, tous ces lieux communs de la morale la plus rebattue. Mais j’oserai parier, à mon tour, des droits des rois et des devoirs des peuples. Leur fidélité sera toujours chimérique si elle n’est pas réciproque; et toute cette doctrine insurgente, qui autorise et provoque l’indépendance, est un attentat contre le peuple lui-même, parce qu’elle ne peut engendrer, danslecœur des rois, que la méfiance, le despotisme et la tyrannie. Les rois, dit l’éloquent et profond M. Burke (1), les rois deviendront tyrans ■par politique, lorsque leurs sujets seront rebelles par principes. La loi est placée en effet entre le trône et les sujets ; pour les protéger également l’un et l’autre. Si le peuple avait le droit de se soustraire arbitrairement à la soumission qu’il a jurée, en échange de la protection qui lui a été promise, les gouvernements ne nous présenteraient plus que l’image d’une grande et continuelle anarchie. L’amovibilité de ces premiers magistrats, qu’on appelle rois, les rendrait les ennemis nécessaires du peuple, et les réduirait à la déplorable condition de corrompre pour séduire, et d’opprimer leurs peuples, pour s’affranchir eux-mêmes de l’oppression. Le talent de régner ne serait plus pour eux qu’une réaction de conjurations, et l’art funeste de s’assurer du seul droit qui pût garantir leur autorité contre les invasions populaires, le droit du plus fort. Tout principe de liberté, qui énerverait l’autorité légale du gouvernement, ne serait donc qu’une doctrine factieuse; et si jamais ces maximes de sédition étaient proclamées ; que dis-je? si elles étaient applaudies avec transport par de fanatiques démagogues, en présence du Corps législatif, l’Etat qui oserait se croire libre au milieu d’une telle ivresse d’opinions, expierait bientôt par toutes les horreurs de la révolte, de l’esclavage et de l’anarchie, le crime d’avoir d’abord méconnu son roi, en ne connaissant bientôt plus aucune loi. (1) Réflexions sur la Révolution de France , page 161. Mais nous n’avons pas besoin de nous élever à ces maximes générales, pour défendre l’autorité du pape contre les insurgents d’Avignon. Je suis né sous la domination paternelle du souverain pontife; et je ne crains pas d’être démenti, en publiant hautement que j’ai entendu bénir, dès mon enfance, cette douce souveraineté, comme le plus heureux gouvernement de l’univers. Nous ne payons à notre souverain aucune espèce d’impôt. Nous vivons libres sous ses lois; et nous ne le connaissons que par sa protection et par ses bienfaits. Nous partageâmes l’année dernière avec tout le royaume, non pas la disette, mais l’extrême cherté du pain. La bonté prévoyante de Pie VI nous envoya d’Italie des grains en abondance. Approvisionnés par ses soins, nous eûmes le bonheur de fournir à nos voisins l’excédent de ses largesses, sans lesquelles le comtat et vos provinces méridionales auraient été livrées à ce fléau terrible de la famine, qui en amène toujours tant d’autres à sa suite. J’aime à rendre au souverain pontife, dans cette Assemblée, cet hqmmage public de la reconnaissance que lui doit mon pays. Eh! pourquoi faut-il, qu’en lui offrant dans ce moment toutes les bénédictions qu’il a droit d’attendre de ses sujets, je sois forcé d’ajouter, que cet approvisionnement de grains ne lui a pas encore été payé : que l’on a profané, avec la plus sacrilège ingratitude, ce grand bienfait public, en employant le prix du blé, dont le pape avait nourri le comtat et la ville d’Avignon, à corrompre la fidélité de son peuple et à soudoyer les insurgents, qui se sont armés contre lui de ses propres libéralités ! Ah! gémissons, Messieurs, sur la nature humaine ! gémissons sur les décourageantes leçons que les peuples donnent quelquefois aux rois, et surtout aux bons rois. Car ce n’est presque jamais contre les tyrans que l’on se soulève, et par je ne sais quelle fatalité trop malheureusement attestée dans toutes les histoires, c’est la bonté, c’est cette douceur trop souvent voisine de la faiblesse, qui enhardit toujours les insurrections et les révoltes. Il semble que l’on veuille désormais condamner les rois à se faire craindre, s’ils veulent être respectés, je dirais plus, s’ils veulent être aimés. Hélas I si la postérité jugeait un jour du caractère moral des souverains qui régnèrent en Europe, vers la fin du dix-huitième siècle, par les révoltes continuelles qui semblent former aujourd’hui l’esprit public des nations, elle croirait que tous les trônes étaient alors remplis par des tyrans. Eh bienl il faut la détromper d’avance. 11 faut lui dire que la calomnie elle-même fut obligée de respecter la modération de ces mêmes principes, dont la rébellion ne cessa de fatiguer les vertus. Il faut lui dire qu’un petit nombre de conjurés souleva les peuples, en flattant bassement toutes les passions de la multitude, ou plutôt tous ses crimes. Il faut lui dire que les nations les plus agitées n’eurent alors à reprocher aux princes, que d’avoir montré un désintéressement excessif de puissance ; et d’avoir oublié que l’autorité du trône, qui n’est qu’un dépôt pour les souverains, est une propriété commune et nécessaire à tous leurs sujets. Il faut lui dire que, loin d’avoir à se plaindre du despotisme, les insurgents profitèrent, au contraire, de l’absence des despotes pour énerver l’autorité légitime des rois. Il faut lui dire enfin et lui redire, que le blé envoyé par le pape aux Avignonais, pour les empêcher de mourir de faim, fut vendu au profit d’une faction qui employa le produit à fomenter une insurrection contre le 573 [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. {20 novembre 1790.) pape ; et que l’argent du souverain forma le premier trésor des rebelles. Ce n’est pas cependant le peuple avignonais que j’uccuse devant vous de ces excès d’ingratitude et de délire. Le peuple suit toujours dans ses mouvements des impulsions étrangères. Il n’a une volonté propre que lorsqu’il est tranquille : toutes les fois qu’il s’agite il est conduit. Voulez-vous connaître, Messieurs, les véritables sentiments, les premiers, et par conséquent les seuls vœux parfaitement purs du peuple d’Avignon ? Il va vous les exprimer lui-même, tels qu’il les manifestait hautement, avant que de criminelles suggestions eussent altéré sa fidélité envers son souverain A peine eut-on fait dans l’Assemblée nationale, vers la fin de novembre 1789, la motion conquérante qui tendait à la confiscation d’Avignon et du comtat, que toutes les communes de cette province, effrayées du projet de réunion, s’assemblèrent extraordinairement pour en délibérer. Je tiens dans mes mains une copie authentique de la délibération qui fut prise à l’hôtel de ville d’Avignon, le 10 décembre 1789 : « A été exposé par M. l’assesseur de la manière « suivante : « Messieurs, ies Etats de la province du comtat, « instruits que M. Bouche, avocat de Provence, « avait fait une motion à l’Assemblée nationale « de France, pour l’union d’Avignon, se sont « empressés de manifester leurs sentiments « de fidélité au souverain pontife. Nos sentiments « ne sont pas moins connus que les leurs, quoique « nous ne leur ayons pas donné la publicité de « l’impression. L’auguste souverain sous lequel « nous avons le bonheur de vivre, a bien voulu « nous en marquer satisfaction par la lettre de « son ministre. Cependant comme les témoigna-« ges de ses sentiments ne peuvent que nous faire « honneur, iis ne sauraient être trop souvent « répétés. Nous croyons qu’il conviendrait que « le conseil délibérât à écrire une lettre à notre « saint-père le pape, pour lui faire les protesta-« tions les plus vraies de notre amour, de notre « zèle, de notre fidélité, de notre attachement à « sa souveraineté et de notre reconnaissance pour « ses bontés paternelles.... Sur quoi chacun « ayant opiné, a été mis à la ballotte, que qui « sera du sentiment d’adresser à notre saint-« père le pape des protestations de notre amour, « de notre zèle, de notre fidélité, de notre atta-« chement à sa souveraineté et de notre recon-« naissance pour ses bontés paternelles, mettra « à l’approbative ; qui, au contraire, à la néga-« tive ; et ayant été ballotté, toutes ies ballottes « ont été approbatives. » Yoici maintenant la lettre qui fut écrite en conséquence au pape, par la ville d’Avignon, le 13 décembre 1789 : Très Saint-Père, « Le conseil municipal, instruit qu’un député « de l’Assemblée nationale de France avait fait « une motion pour demander l’union d’Avignon « et du comtat à ce royaume, a délibéré de faire « à Votre Sainteté des protestations de notre fidé-« lité, de notre zèle et de notre reconnaissance. « Ce n’est pas seulement un devoir politique et « un témoignage extérieur que nos concitoyens « prétendent lui rendre, c’est encore un hom-« mage propre et particulier, que nos cœurs, « conduits par le mouvement de notre amour, « lui offrent tous les jours. Jamais prince ne mé-« rita plus ces sentiments que Votre Sainteté, « dont l’autorité suprême ne s’exerce que pour « la félicité des peuples qui lui sont soumis. « Comment pourrions-nous nous dispenser d’ai-« mer et de respecter cette même autorité ? Que « le ciel continue, Très Saint-Père, de répandre « sur vos jours précieux ses bénédictions les « plus abondantes! Puissiez-vous faire longtemps « la joie de l’Eglise, le bonheur de vos sujets et « l’admiration de l’univers ! Ce sont les vœux « que nos concitoyens ne cesseront jamais de « faire pour votre auguste personne, et dont ils « se flattent qu’elle connaît toute la sincérité, « toute la force et toute l’étendue; suppliant « très humblement Votre Sainteté de leur accor-« der sa bénédiction et la continuation de sa « tendresse paternelle. « Nous sommes, avec un très profond respect, « Très Saint-Père, de Votre Sainteté, les très « humbles, très obéissants, très soumis et très « fidèles serviteurs et sujets. « Signé : La Municipalité D’AVIGNON. » La déclaration des Etats du comtat Venaissin, du 25 novembre 1789, est encore plus énergique. Il n’était certainement pas possible de prendre plus de précautions pour s’assurer du véritable vœu des Avignonais. La commune s’assemble pour interroger l’opinion des citoyens, dès qu’elle est menacée d’un changement de souveraineté ; elle respecte tellement la liberté individuelle des opinants, qu’on procède par la voie du scrutin pour connaître le résultat de la volonté générale. Toutes les voix sont unanimes. On écrit au souverain pontife cette lettre, dont chaque mot inspire la plus tendre fidélité, disons plus, l’élan et l’enthousiasme de la pitié filiale. Dès que l’on s’aperçoit des premières manœuvres des ennemis du bien public, tous les habitants renouvellent, de leur propre mouvement, leur serment de fidélité au saint-siège ; et le même hommage lui est rendu, le même jour, dans toutes les paroisses du comtat. Telles étaient les dispositions uniformes des sujets du pape, lorsqu’un petit nombre de factieux dirigés et soudoyés par d’autres agents éloignés, entreprit d’opérer une révolution dans la ville d’Avignon. Je vais vous dévoiler leurs moyens, ou plutôt leurs forfaits; et vous jugerez ensuite du mérite de l’acte que l’on produit pour légitimer la réunion d’Avignon à la couronne de France. Mais avant de raconter tant d’horreurs, avant dé faire couler sous vos yeux le sang de mes malheureux concitoyens, je me demande d’abord à moi-même, si depuis cette époque récente où les Avignonais manifestaient tant d’amour à leur souverain, les sujets du pape ont éprouvé quelque espèce d’oppression ? Le gouvernement du souverain pontife a-t-il donc perdu dans le comtat sa douceur accoutumée ? Y a-t-il eu des exactions, ou même de simples menaces de violence? Les habitants d Avignon ont-ils éprouvé quelques persécutions, quelques actes de rigueur, quelques vexations particulières? A-t-on déposé un seul fonctionnaire public? A-t-on publié quelque nouvelle loi ? A-t-on fait une seule victime au nom du souverain? Les Avignonais ont-ils enfin élevé le moindre reproche, la plus légère plainte contre les agents de l’autorité ? Non, Messieurs, rien n’est changé dans la ville d’Aviguon, que la disposition des esprits ; et les insurgents, réduits à l’impossibilité de s’excuser, du moins par les impostures ordinaires des ma- ARCHIVES PARLEMENTAIRES, [20 novembre 1790.] |74 [As* emblée nationale.) nifestes, n’ont pas même pu vous alléguer le plus chimérique prétexte de rébellion... J’entends dire ici autour de moi, que la ville d’Avignon se plaint (1), de n’avoir que des tri-(1) Le code pénal est susceptible, sans doute, de quelques réformes utiles dans le comtat d’Avignon, comme dans toute l’Europe. Mais il n’existe nulle part dans le monde, une législation criminelle aussi favora-blé à l’innocence, et qui approche autant de la perfection. U n’y a aucun exemple connu dans les Etats du pqpe, d’un jugement en matière criminelle, contre lequel ni les parties, ni leurs représentants, ni l’opinion publique aient jamais réclamé. Les écrivains modernes, qui ont traité ce sujet avec le plus grand succès, ont ignoré l’admirable jurisprudence que les papes avaient consacrée dans leurs Etats, ou du moins ils leur en ont fidèlement gardé le secret. Tout ce que l’on a écrit de plus sage en ce genre, depuis trente ans, sur la composition des tribunaux, sur le conseil de l’accusé, sur la marche et la publicité de l’instruction, sur la conviction et l'aveu formel des coupables, sur le caractère légal des preuves juridiques, est établi depuis longtemps dans les pays soumis à la domination du souverain Fontife. Il était très naturel en effet d’imaginer combien humanité devait avoir été respectée sous le plus paternel de tous les gouvernements; mais personne n’y a pensé, ou personne n’a daigné en parler. Cette législation criminelle ne présente qu’un seul inconvénient: C’est que, par sa perfection même, par l’extrême sagesse des précautions législatives, par la lenteur inévitable des jugements, elle ne convient peut-être qu’à un petit Etat. Tous les magistrats avec lesquels j’en ai souvent conféré m’ont dit qu’un ressort plus étendu ne pouvait malheureusement pas comporter cette salutaire patience de la loi. J’avoue que je n’en ai jamais été pleinement convaincu ; mais enfin désormais la division des ressorts du royaume ne laissera plus cette excuse aux législateurs français, puisque, dans l’ordre de la justice, on peut considérer tous les districts, comme autant de petits Etats séparés. Quant à la justice civile, elle s’administre gratuitement dans les Etats du pape. La partie qui succombe n�’y est jamais condamnée aux dépens. Celle disposition, qui semble si étrange au premier coup d’œil, s’explique aisément quand on considère que l’on ne connaît dans les tribunaux romains ni les plaidoiries verbales, ni les procureurs, ni les épices, ni le timbre, ni les frais de greffe. Toute la dépense des procès y est bornée aux honoraires des avocats qui ne veulent nulle part se soumettre à des taxes légales. Eue cause n’est jugée définitivement à la Rote, que lorsqu’on y a rendu trois sentences consécutives, dont la dernière contient le précis des raisons et des autorités sur lesquelles est fondé le jugement. Il ne reste plus alors aux plaideurs que la voie de la requête civile au tribunal de la signature du pape . Tous ces tribunaux sont des tribunaux d’appel. On demande un tribunal souverain à Avignon, en matière civile. Je suis loin de m’opposer à cet établissement, mais j’observe que malgré ces jugements de dernier ressort, les Avignonais voudront, sans doute, toujours conserver à Rome un tribunal de cassation. Ce ne sont pas des juges d’appel que je demande. Les moyens de fond, le mal juge lui même, ne doivent pas être admis à titre de révision d’un procès dans le tribunal supérieur dont il s’agit; mais il importe essentiellement aux habitants du comtal de sc réserver un recours pour faire casser les jugements contraires aux formes légales ou au texte littéral de la loi. Sans cette insiitution, il n’y aurait plus pour eux de liberté. Les juges deviendraient législateurs; et aucune puissance humaine ne pouriait plus triompher de leur tyrannie, Dans tout Etai bien gouverné, il faut qu’un citoyen, qui a entrepris un procès sur la foi d’une loi précise, puisse dénoncer au souverain l’usurpation de son autorité, lorsqu’au mépris des formes et des dispositions légales, le juge s’est érigé en despoie, et l’a fait succomber dans sa demande. Tel est en Fiance le conseil des parties, auquel on suhsiitue à présent un tribnnal de cassation. Ce tribunal, dont personne ne conteste la nécessité, étend sa juridiction sur toute la France, et même sur les colonies. Les Avignonais, qui sollicitent à bunaux de première instance. Vous me sommez de répondre? Et moi, je vous somme d’écouter. Eh ! non, Messieurs, je n’élude pas la difficulté, je dois au contraire vous savoir bon gré de me l’avoir rappelée ; et vous allez voir que je vous aurais fait grâce, si j’avais eu l’intentiou de l’oublier. Revenons donc à votre objeelion ; et ne vous flattez pas qu’en marchant ainsi à la suite de toutes vos idées, je perde jamais le fil des miennes. La molle condescendance du gouvernement du pape a excité, ii est vrai, un petit nombre de réclamations contre l’administration de la justice. Quelques particuliers qui se flattaient sans doute d’obtenir les places lucratives dans les nouveaux tribunaux, ont pris le masque ordinaire du zèle du bien public. Ils ont dit que la justice ne s’administrait en dernier ressort à Avignon qu’en matière criminelle, et que les appels à Rome, en matière civile, étaient une exaction intolérable pour le comtat. Le pape aurait pu répondre que, lorsqu’en 1773 le comtat lui fut rendu, les habitants d’Avignou sollicitèrent avec ardeur, ou plutôt exigèrent, avec la plus imprudente précipitation, le rétablissement de l’ancien ordre judiciaire, et la suppression de tous les tribunaux créés sous la domination passagère de la France. M. de Manzi, archevêque d’Avignon, fut puni, par l’exil, de l’indiscrète promptitude avec laquelle il s’était rendu aux vœux des Avignonais, sans avoir consulté la cour de Rome. On conviendra, sans doute, que cette opération, provoquée et même forcée par les Avignonais, devait du moins persuader au pape, que J’ordre judiciaire établi dans Avignon était agréable à ses peuples. Depuis 1773, on n’avait rien demandé à cet égard au souverain pontife, et il n’avait par conséquent rien refusé. Il lui aurait été peut-être facile de dégoûter les Avignonais d’un tribunal souverain, en leur offrant de l’instituer, à condition que le traitement des magistrats serait payé par une imposition publique. Getie considération aurait probablement ralenti le zèle des contribuables ; mais, quoi qu’il en soit de cette conjecture, le pape n’a usé d’aucun détour. Dès qu’il a été averti des plaintes de ses peuples, il leur a écrit pour les inviter à lui faire connaître le vœu commun, relativement à l’ordre judiciaire ; et il leur a annoncé que leur demande serait favorablement présent des juges en dernier ressort, n’oublieront sûre-r ment pas qu’il est pour eux d’un intérêt majeur d’obtenir à Rome un tribunal de cassation, ou l’équivalent de cette institution inconnue aux Romains, et si justement précieuse à tous les Français. Il n’y a qu’un seul tribunal de ce genre pour tout le royaume, et il est établi à Paris. Ur , la communication des Avignonais avec Rome est plus facile et moins dispendieuse que les relations de plusieurs provinces françaises avec la capitale. Je prédis à tous les habitants du comtat, qu’ils seront les victimes du despotisme judiciaire le plus intolérable, si, en obtenant un tribunal souverain à Avignon, ils ne s’assurent aussitôt du droit de se pourvoir en cassation à Rome, pour y faire annuler les jugements arbitraires. Je le répète encore, c’est une précaution indispensable pour forcer les juges de respecter les formes et le texte de la loi. Si l’on se borne dans le tribunal suprême, qui sera institue ou indiqué par le pape, aux simples moy< ns de cassation, comme on le fait au conseil des parties , il y aura très peu de requêtes en cassation qui soient admises, et par conséquent très peu de procès qui soient revus à Rome. Le nouveau tribunal d’Avignon exercera la même autorité judiciaire, et sera soumis aux mêmes révisions L’Assemblée nationale, après avoir entendu son comité diplomatique, ajourne la délibération sur lapétition du peuple avignonais, et décrète que le roi sera prié de faire passer incessamment des troupes françaises à Avignon, pour y protéger, sous ses ordres, les établissements français, et pour y maintenir, de concert avec les officiers municipaux, la paix et la tranquillité publique ; « Décrète aussi, qu’à cette époque, les prisonniers d’Avignon, détenus à Orange, seront mis en liberté.» La séance est levée à 10 heures.