344 {Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [4 août 1789.] 3° Que tous les droits féodaux seront racheta - blés par les communautés, en argentjOu échangés sur le prix d’une juste estimation, c’est-à-dire d’après le revenu d’une année commune, prise sur dix années de revenu; 4° Que les corvées seigneuriales, les mains-mortes et autres servitudes personnelles seront détruites sans rachat. A l’instant un autre député noble, M. le duc d’Aiguillon, propose d’exprimer avec plus de détail le vœu formé par le préopinant; il le conçoit ainsi. M. le duc d’AiguIllon. Messieurs, il n’est personne qui ne gémisse des scènes d’horreur dont la France offre le spectacle. Cette effervescence des peuples, qui a affermi la liberté lorsque des ministres coupables voulaient nous la ravir, est un obstacle à cette même liberté dans le moment présent, où les vues du gouvernement semblent s’accorder a-vec nos désirs pour le bonheur public. Ce ne sont point seulement des brigands qui, à main armée, veulent s’enrichir dans le sein des calamités : dans plusieurs provinces, le peuple tout entier forme une espèce de ligue pour détruire les châteaux, pour ravager les terres, et surtout pour s’emparer des charlriers, où les titres des propriétés féodales sont en dépôt. 11 cherche à secouer enfin un joug qui depuis tant de siècles pèse sur sa tête ; et il faut l’avouer, Messieurs, cette insurrection, quoique coupable (car toute agression violente l’est), peut trouver son excuse dans les vexations dont il est la victime. Les propriétaires des fiefs, des terres seigneuriales, ne sont, il faut l’avouer, que bien rarement coupables des excès dont se plaignent leurs vassaux; mais leurs gens d’affaires sont souvent sans pitié, et le malheureux cultivateur, soumis au reste barbare des lois féodales qui subsistent encore en France, gémit de la contrainte dont il est la victime. Ces droits, on ne peut se le dissimuler, sont une propriété, et toute propriété est sacrée ; mais ils sont onéreux aux peuples, et tout le monde convient de la gêne continuelle qu’ils leur imposent. Dans ce siècle de lumières, où la saine philosophie a repris son empire, à cette époque fortunée où, réunis pour le bonheur public, et dégagés de tout intérêt personnel, nous allons travailler à la régénération de l’Etat, il me semble, Messieurs, qu’il faudrait, avant d’établir cette constitution si désirée que la nation attend, il faudrait, dis-je, prouver à tous les citoyens que notre intention, noire vœu est d’aller âu-devant de leurs désirs, d’établir le plus promptement possible cette égalité de droits qui doit exister entre tous les hommes, et qui peut seule assurer leur liberté. Je ne doute pas que les propriétaires de fiefs, les seigneurs de terres, loin de se refuser à cette vérité, ne soient disposés à faire à la justice le sacrifice de leurs droits. Ils ont déjà renoncé à leurs privilèges, à leurs exemptions pécuniaires; et dans ce moment, on ne peut pas demander la renonciation pure et simple à leurs droits féodaux. Ces droits sont leur propriété. Ils sont la seule fortune de plusieurs particuliers ; et l’équité défend d’exiger l’abandon d’aucune propriété sans accorder une juste indemnité au propriétaire, qui cède l’agrément de sa convenance à l’avantage public. D’après ces puissantes considérations, Messieurs, et pour faire sentir aux peuples que vous vous occupez efficacement de leurs plus chers intéiêts, mon vœu serait que l’Assemblée nationale déclarât que les impôts seront supportés également par tous les citoyens, en proportion de leurs facultés, et que désormais tous les droits féodaux des fiefs et terres seigneuriales seront rachetés par les vassaux de ces mêmes fiefs et terres, s’ils le désirent ; que le remboursement sera porté au denier fixé par l’Assemblée; et j’estime, dans mon opinion, que ce doit être au denier 30, à cause de l’indemnité à accorder. C’est d’après ces principes, Messieurs, que j’ai rédigé l'arrêté suivant, que j’ai l’honneur de soumettre à votre sagesse, et que je vous prie de prendre en considération: « L’Assemblée nationale, considérant que le premier et le plus sacré de ses devoirs est de faire céder les intérêts particuliers et personnels à l’intérêt général; « Que les impôts seraient beaucoup moins onéreux pour les peuples, s’ils étaient répartis également sur tous les citoyens, en raison de leurs facultés; « Que la justice exige que cette exacte proportion soit observée: « Arrête que les corps, villes, communautés et individus qui ont joui jusqu’à présent de privilèges particuliers, d’exemptions personnelles, supporteront à l’avenir tous les subsides, toutes les charges publiques, sans aucune distinction, soit pour la quotité des impositions, soit pour la forme de leurs perceptions. * L’Assemblée nationale, considérant en outre que les droits féodaux et seigneuriaux sont aussi une espèce de tribut onéreux, qui nuit à l’agriculture, et désole les campagnes; « Ne pouvant se dissimuler néanmoins que ces droits sont une véritable propriété, et que toute propriété est inviolable; « Arrête que ces droits seront à l’avenir remboursables� la volonté des redevables, au denier 30, ou à tel autre denier qui, dans chaque province, sera jugé plus équitable par l’Assemblée natiouale, d’après les tarifs qui lui seront présentés. « Ordonne enfin, l’Assemblée nationale, que tous ces droits seront exactement perçus et maintenus comme par le passé, jusqu’à leur parfait remboursement. » Ces deux motions, présentées avec le ton du plus vif intérêt sur le sort des habitants des campagnes, dont elles devaient adoucir les maux, calmer l’effervescence, et combler tous les vœux, ont été accueillies avec un transport de joie inexprimable. Un des membres de l'Assemblée relève avec sensibilité combien il serait touchant pour tous les citoyens d’apprendre que les membres des communes ayant sollicité hier le zèle de l’Assemblée nationale contre les violences exercées sur les personnes et les propriétés des nobles, ceux-ci, par un retour généreux, donnaient aujourd’hui à toutes les classes du peuple français une preuve si marquée de leur patriotisme. • M. Dupont de Nemours. Un désordre universel s’est emparé de l’Etat, à raison de l’inaction de tous les agents du pouvoir ; aucune société politique ne peut exister un seul moment sans lois et sans tribunaux, pour garantir la liberté, la sûreté des personnes, et la conservation des propriétés. J’insiste sur la nécessité de maintenir et de ne pas abandonner les lois, quoique imparfaites, qui ont pour objet la conservation de l’ordre générai. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 345 [Assemblée nationale.] M. Dupont représente que les tribunaux chargés de maintenir Ja tranquillité publique, conformément à ces lois, existent de droit comme de fait, tant qu’ils ne sont pas supprimés; Qu’il n’est possible aux représentants de la nation de réformer la législation, qu’après qu’ils auront déterminé, par la constitution même, de quelle manière les lois nouvelles doivent être proposées, adoptées et exécutées. Et qu’il est très-nécessaire que le calme, la paix et la justice, rétablis dans tout l’empire, dispensent l’Assemblée nationale de toute autre sollicitude que de celle qui est inséparable du soin dont elle est occupée, de choisir et d’arrêter les éléments de cette constitution sage et durable. En conséquence, il fait la motion suivante: Déclarer que tout citoyen est obligé d’obéir aux lois, en respectant la liberté, la sûreté et la propriété des autres citoyens; Que les tribunaux doivent agir sans cesse pour l’exécution de ces lois; Et qu’il est enjoint par elles, comme par le vœu des représentants de la nation, aux milices bourgeoises età tous corps militaires, de prêter main-forte pour le rétablissement de l’ordre et de la paix, et pour la protection des personnes et des biens, toutes les fois qu’ils en seront requis par les municipalités et les magistrats civils. M. Lognen de Kérangal, député de la Basse-Bretagne. Messieurs, une grande question nous a agités aujourd’hui; la déclaration des droits de l’homme et du citoyen a ôté jugée nécessaire. L’abus que le peuple fait de ces mêmes droits vous ressedeles expliquer, et de poser d’une main abile les bornes qu’il ne doit pas franchir; il se tiendra sûrement en arrière. Vous eussiez prévenu l’incendie des châteaux, si vous aviez été plus prompts à déclarer que les armes terribles qu’ils contenaient, et qui tourmentent le peuple depuis des siècles, allaientêtre anéanties par le rachat forcé que vous alliez ordonner. Le peuple, impatient d’obtenir justice et las de l’oppression, s’empresse à détruire ces titres, monuments de la barbarie de nos pères. Soyons justes, Messieurs: qu’on nous apporte ici les titres qui outragent, non-seulement la pudeur, mais l’humanité même. Qu’on nous apporte ces titres qui humilient l’espèce humaine, en exigeant que les hommes soient attelés à une charrette comme les animaux du labourage. Qu’on nous apporte ces litres qui obligen t les hommes à passer les nuits à battre les étangs pour empêcher les grenouilles de troubler le sommeil de leurs voluptueux seigneurs. Qui de nous, Messieurs, dans ce siècle de lumières, ne ferait pas un bûcher expiatoire de ces infâmes parchemins, et ne porterait pas le flambeau pour en faire un sacrifice sur l’autel du bien public? Vous ne ramènerez, Messieurs, le calme dans la France agitée, que quand vous aurez promis au peuple que vous allez convertir en prestations en argent, rachetables à volonté, tous les droits féodaux quelconques ; que les lois que vous allez promulguer anéantiront jusqu’aux moindres traces dont il se plaint justement. Dites-lui que vous reconnaissez l’injustice de ces droits acquis dans des temps d’ignorance et de ténèbres. Pour le bien de la paix, hâtez-vous de donner ces promesses «à la France; un cri général se fait entendre; vous n’avez pas un moment à perdre; 14 août 1789.] un jour de délai occasionne de nouveaux embrasements; la chute des empires est annoncée avec moins de fracas. Ne voulez-vous donner des lois qu’à la France dévastée? En établissant les droits de l’homme, il faut convenir de la liberté. Plusieurs membres de cette Assemblée trouvent inutile de traiter des droits de l’homme, disant qu’ils existent dans le cœur, que le peuple les sent; mais qu’il ne faut les lui faire connaître que d’une manière simple et à Ja portée de tous. Les droits de l’homme ont été jugés être les préliminaires de la constitution; ils tendent à rendre les hommes libres; pour qu’ils le soient, il faut convenir qu’il n’y a qu’un peuple, une nation libre, et un souverain; il faut convenir des sacrifices de la féodalité nécessaires à la liberté et à une bonne constitution ; autrement il existe des droits de champarls, des chcfs-rente3 , des fiscalités, des greffiers, des droits do moute; nous verrons toujours exercer la tyrannie de l’aristocratie et le despotisme; la société sera malheureuse; nous ne ferons enfin de bonnes lois qu’en nous organisant sur un code qui exile l’esclavage. Il ne faut pas, Messieurs, remonter à l’origine des causes qui ont successivement produit l’asservissement de la nation française, ni démontrer que la force seule et la violence dos grands nous ont soumis à un régime féodal. Suivons l’exemple de l’Amérique anglaise, uniquement composée de propriétaires, qui ne connaissent aucune trace do la féodalité. Je frémissais hier au soir de voir adopter de sang-froid la motion qui tendait à punir les malversations dans les châteaux ; pour moi, je pense que, malgré la justice de cet arrêté, on devait en rendre inséparable la destruction du monstre dévorant de la féodalité, de l’assujettissement le plus fatal des vassaux pour les moulins, et la rapidité du fisc à répandre partout le désespoir, en saisissant féodalement, par des formes illicites et ruineuses, les propriétés des médiocres fortunés, qui n’ont pour garant de l’existence de leur famille qu’un triste hameau et un� seul champ, sans que le seigneur du fief arrête le cours de l’agiotage auquel il donne lieu, en accordant sa confiance à des personnes avides de s’enrichir, par les séquestres des rentes et des propriétés, par des formalités outrées, par des exploits et autres suites de chicane, dont les frais montent souvent à 300 livres pour une rente de (50 livres. Le fisc finit par surprendre les titres des vassaux; et pour fin de ses prétentions, se fait payer par le propriétaire, et jouit d’un bien pour fin de payement. Peu importe au fisc que le vassal doive ou ne doive pas, qu’il ait satisfait ou non au fief; muni des archives de son seigneur, il regarde seulement les noms des vassaux, et dans deux heures de temps il forme cent exploits; s’il trouve vingt personnes en solidité de chef de rente, il forme autant d’exploits et de requêtes. Le seigneur, concédant des charges à des prix excessifs à tous ses agents et officiers de fief, les force d’excéder le tarif de leurs fixations, pour entretenir le luxe aux dépens d’un vassal ignorant. Les meuniers sont dans le même cas; le droit de moute sera donc affranchi au seigneur de fief, à raison du denier vingt-cinq, ou denier trente, en admettant la valeur du droit de moute, par chaque année et pour chaque particulier, à trois livres, sauf d’en payer la rente de trois livres, jusqu’au remboursement et affranchissement d’icelle, et chaque particulier aura par ce moyen la liberté de faire moudre où il lui plaira.