SÉANCE DU 9 FRIMAIRE AN III (29 NOVEMBRE 1794) - Nos 48-49 319 48 Le même [TEXIER] propose le décret suivant qui est adopté. La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son comité des Secours publics, sur la pétition de la citoyenne Drouart, dont le mari, capitaine dans le deuxième bataillon des Corps Francs, a été fait prisonnier, sur les hauteurs de Perle, par les hussards autrichiens, et ses équipages et effets enlevés, décrète que sur le vu du présent décret, il sera payé par la Trésorerie nationale, à la citoyenne Allay, épouse du citoyen Drouart, la somme de 200 liv., à titre de secours provisoire, et renvoie sa pétition et toutes les pièces qui viennent à l’appui, à la neuvième commission du mouvement des armées, pour y être statué définitivement. Le présent décret ne sera inséré qu’au bulletin de correspondance (87). 49 Un membre [DUFAY] dénonce un ouvrage ayant pour titre, Vues générales sur l’importance du commerce des colonies , sur l’origine et le caractère du peuple qui les cultive, et sur les moyens de faire la constitution qui leur convient, imprimé au nom de Gouly, représentant du peuple, avec l’attache de la Convention nationale. Après avoir développé le danger des principes qu’il contient, si contraires à ceux de la liberté adoptés par la Convention, il demande qu’il soit improuvé. D’après la discussion et l’opinion de plusieurs autres membres: La Convention nationale déclare que l’écrit de Gouly, ayant pour titre, Vues générales sur l’importance du commerce des colonies, sur l’origine et le caractère du peuple qui les cultive, ainsi que sur les moyens de faire la constitution qui leur convient, contenant 72 pages in-4°, et finissant par ces mots: et de faire exécuter le présent décret sans délai, n’a pas été imprimé par son ordre ni par celui d'aucun de ses comités, et qu’elle en improuvé les principes. Un membre, d’après ce décret, propose qu’aucun représentant ne puisse faire imprimer sans, préalablement, avoir fait à la tribune lecture de son ouvrage. Sur cette proposition, la Convention nationale passe à l’unanimité à l’ordre du jour (88). (87) P.-V., L, 185-186. Texier rapporteur selon C 327 (1), pl. 1432, p. 54. Bull., 9 frim. (suppl.). (88) P.-V., L, 186-187. C 327 (1), pl. 1432, p. 55. Bull., 9 frim. Bourdon (de l’Oise) rapporteur selon C*II, 21. DUFAY : Citoyens, il est pénible pour moi d’avoir à me plaindre devant vous d’un collègue ; mais il s’agit du grand intérêt général de la République ; cela me promet votre attention, et me fait espérer un accueil favorable, puisque c’est un devoir. Vous avez autorisé vos comités, par un décret général, à faire imprimer sous le nom de la Convention. Par un abus de ce décret, un de nos collègues, Gouly, vient de faire publier avec ces mots, Imprimé par ordre de la Convention, des vues générales sur les colonies. Ces vues générales sont le développement très prononcé du système colonial qui tourmente nos colonies depuis cinq ans, qui a amené leur ruine instantanée, et qui est la cause que nous sommes aujourd’hui privés de ces ressources précieuses. Ces vues générales, j’ose le dire, sont antisociales, anti-républicaines, anti-politiques, évidemment contraires à l’unité, à l’indivisibilité de la République ; et il est impossible que l’esprit même le plus imbu de préjugés du fédéralisme colonial et de l’indépendance du corps législatif n’en soit pas révolté. Mes collègues et moi, nous nous sommes rendus au comité de Salut public, pour lui exposer les dangers et les conséquences funestes de cet écrit, s’il venait à être publié dans nos colonies. Les différents membres ont partagé notre mécontentement, ont improuvé cet écrit, l’on trouvé comme nous très impolitique, et nous ont même conseillé de vous en parler, comme étant les seuls qui puissiez y porter remède, et empêcher d’avance les mauvais effets qu’il pourrait produire, s’il était connu dans nos colonies. Si cet écrit, fait dans le sens des colons grands planteurs, propriétaires d’hommes, et ne voulant pas reconnaître depuis cinq ans les lois françaises, est envoyé à Saint-Domingue, on y verra, sous le nom respectable et respecté de la Convention, que les colonies appartiennent à elles-mêmes, aux peuples qui les habitent. Si ce principe est vrai, elles appartiennent donc aux grands planteurs qui en sont les souverains (quoiqu’ils doivent 2 milliards à la France) ! Et alors que devient la souveraineté nationale? Mais, elles appartiennent aux peuples qui les habitent, elles appartiendraient bien plus réellement à la grande majorité, à la grande masse du peuple, c’est-à-dire aux noirs ou naturels du pays qui les ont fécondées, arrosées de leur sueur, et même de leur sang ; et si ce principe s’accréditait, que deviendrait encore la souveraineté nationale? Mon collègue Gouly est colon ; ainsi il a pu se tromper: mais moi, je me souviens que les décrets disent explicitement que les colonies font partie intégrante de la République française, et que la constitution républicaine dit que «la République est une et indivisible » ; et certainement aucun département n’a le droit de se croire une puissance, et de consulter particulièrement, c’est-à-dire accepter ou rejeter les lois qu’ils vous plairait de décréter. Dans cet écrit, on a l’impudence de révoquer en doute un de vos décrets, un de ceux qui honorent le plus la Convention nationale, qui a reçu une sanction universelle et des félicitations de 320 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE toutes les parties de la République, le décret du 16 pluviôse, qui, en même temps qu’il honore l’humanité, est un levier révolutionnaire, un volcan qui doit dessécher bientôt les eaux de la Tamise, réduire à l’inaction les vaisseaux de l’Angleterre, et faire de la France la première puissance maritime et commerciale. Ce décret bienfaisant et juste n’est pourtant que le corollaire de l’article XVIII de la Déclaration des Droits; et certes cette déclaration est inviolable et irrévocable. Ce décret a été mûrement réfléchi, il a subi trois rédactions, ainsi il a été soumis trois fois à votre jugement. Il a été envoyé par votre comité de Salut public à Saint-Domingue, traduit en anglais, en espagnol, en hollandais, publié partout avec le plus grand appareil, reçu avec les plus vifs transports, aux acclamations mille fois répétées de vive la Convention nationale ! vive la République française ! vive le peuple français ! Ce décret est pleinement exécuté ; et aujourd’hui un membre de la Convention, sous l’autorité apparente de la Convention, dit en propres termes dans son projet de décret, après avoir professé toutes les hérésies politiques les plus dangereuses, qu’il faut régler l’époque de l’exécution de ce décret, comme si cette exécution était éventuelle. Cette équivoque, cette incertitude apparente, peuvent être le signal de nouveaux désastres et de calamités irrémédiables. Pense-t-on que des hommes, qui reçoivent un immense bienfait des mains d’une grande nation puissent, de sang-froid, se le voir arracher au même moment? Que diront-ils, que feront-ils, s’ils voient qu’on veut les faire enchaîner par la même main qui les a délivrés? Vos ennemis vont peindre cet écrit, et le projet de décret qui le suit, comme une révocation de vos principes et de vos bienfaits ; ils chercheront à déconfiancer la Convention nationale, à égarer les noirs et naturels du pays qui combattent pour la République, et à les révolter ; ceux-ci se croiront trompés, et rien ne pourra plus les ramener à nous : ce n’est pas sans doute là le but qu’on se propose. Prétendre établir un nouveau joug de servitude, si ce n’est pas une cruauté horrible, c’est au moins une folie qui fait pitié ; mais, je le déclare à la Convention, ce serait tenter une chose impossible, oui impossible même à toutes les forces de la France ; ce serait compromettre l’autorité nationale ; ce serait pervertir la morale, détruire tous les principes ; ce serait prêter à nos ennemis des armes contre nous, aux Anglais eux-mêmes, qui accuseraient l’instabihté de nos lois, et calomnieraient notre gouvernement. Citoyens, ce qu’on ose vous proposer dans cet ouvrage, qui n’était pas fait pour être distribué dans le temple de la Liberté, est la répétition ou la continuation de ce qui s’est fait jusqu’à ce jour pour les colonies, des décrets faits et défaits, et des notes toujours contradictoires. Mais, sans doute, la Convention, éclairée par les événements antérieurs, plus sage, plus clairvoyante que les deux Assemblées qui l’ont précédée, ne suivra pas leurs exemples et leurs variantes. Je respecte trop la Convention pour douter un instant de ses principes. Je me repose sur sa sagesse. Je demande, non pas que la Convention improuve positivement mon collègue, mais déclare qu’elle n’a pas donné son approbation à l’écrit dont je me plains, qui n’est que l’opinion isolée d’un de ses membres, et non émise à la tribune, et qu’elle veuille bien ordonner l’impression de mes observations, et comme mesure conservatoire d’une de nos plus précieuses possessions commerciales, leurs insertion au Bulletin, pour servir de contre-poison par la publicité (89). BOURDON (de l’Oise) : Il n’a pu entrer dans la tête d’aucun fondateur de la liberté et de la République, dans l’esprit de ceux qui ont fait la Déclaration des Droits de l’Homme, de prétendre que cette déclaration ne contenait que les seuls droits des hommes blancs. D’après cette vérité, il ne reste plus à la Convention qu’un seul parti à prendre : c’est de déclarer que l’écrit de Gouly n’a été ordonné ni par elle, ni par aucun de ses comités. LECOMTE : En appuyant les réflexions de mon collègue Bourdon, je demande que les trois comités réunis de Salut public, de Sûreté générale et de Législation, examinent les principes qui ont dicté l’ouvrage de Gouly, et que, dans les cas où ils les trouveraient aussi contre-révolutionnaires et aussi subversifs de la souveraineté nationale qu’on vient de la dire, ils en fassent un rapport à la Convention nationale. BOURDON (de l’Oise) : Il faut que la Convention se prononce sur-le-champ contre cet écrit, qu’elle ne peut approuver. PELET: Il fait que la Convention nationale sache que le comité de Salut public s’est occupé des colonies, et que Gouly a assisté à toutes les séances où il en a été question. Je m’étonne donc qu’ayant connaissance des mesures prises par le comité, il ait publié l’écrit dont on se plaint. Je l’ai lu cet écrit, et je déclare que les principes qu’il contient sont contraires à l’intérêt de la nation, et attaquent les droits des hommes de couleurs, que vous avez reconnus par un décret formel. Qu’importe la couleur quand on est utile à sa patrie ! Gouly était présent lorsque le comité a chargé l’un de ses membres, qui s’en occupe tous les jours, de faire un rapport à la Convention sur nos colonies. Je le répète; il me semble qu’il aurait dû attendre le rapport du comité. J’ai vu de matin Gouly, et je n’ai pu lui dissimuler ma façon de penser ; il s’est retranché sur la liberté des opinions, et sur le décret qui invite chaque membre à publier par la voie de l’impression les idées qu’il croira utiles à l’intérêt général ; je lui ai représenté que, sous ce prétexte, on pouvait attenter à la liberté publique et faire le (89) Moniteur, XXII, 625-626. Bull., 9 frim. ; Débats, n° 797, 988-991 ; Ann. Patr., n° 698 ; C. Eg., n° 833 ; F. de la Républ., n° 70 ; J. Perlet, n° 797 ; J. Fr., n° 795 ; M.U., n° 1357 ; J. Univ., n° 1830.