SÉANCE DU 8 BRUMAIRE AN III (29 OCTOBRE 1794) - N» 30 181 de France, l’un réunirait toute la végétation du globe, et l’autre serait pareil aux sables de l’Arabie. Le mal est connu, avisons aux remèdes : le premier est l’instruction; répandons-la abondamment. Dans cette statue qui est un chef-d’oeuvre, l’ignorance ne voit qu’une pierre configurée ; montrons-lui que ce marbre respire, que cette toile est vivante, que ce livre est un arsenal propre à défendre ses droits. C’est faute de lumières, sans doute, qu’à Toulouse on envoyait au parc d’artillerie des ouvrages en parchemin et en vélin : le même abus régnait à La Fère. Une lettre de la commission temporaire des arts l’a fait cesser, et déjà l’on adresse des ballots de parchemins dont le génie des arts, qui, pour féconder la révolution a fait tant de prodiges, se propose de tirer parti. Réitérons notre invitation aux sociétés populaires et à tous les bons citoyens; qu’ils ne se lassent point de semer les germes de la morale, et de faire circuler les connaissances utiles. Plus un peuple a de lumières et de vertus, moins son code est volumineux. Dans les beaux jours de la République romaine, elle n’avait guère que les lois des Douze-Tables; quand elle fut obscurcie par les préjugés et avilie par la corruption, elle eut les Pandectes. Pourquoi faut-il que la plupart des peuples ne deviennent sages qu’à l’école du malheur, et que les vérités et les vertus pratiques sortent, pour ainsi dire, des décombres de l’ignorance et du vice? Heureusement le peuple français est si las d’ignorants et de fripons, qu’enfin les hommes sensés et probes sont à l’ordre du jour. Mais la cause principale des destructions dont nous avons parlé, ce sont la cupidité et les machinations contre-révolutionnaires, car l’ignorance n’en est que l’instrument; le secret des ambitieux et des tyrans est de repousser les lumières, parce qu’ils sentent bien que les lumières les repousseront : voilà les coupables qu’il faut atteindre. Cependant sachons toujours discerner l’erreur ou le crime. Ainsi au Paraclet un groupe intéressant, exécuté par ordre d’Abélard, est détruit; mais qui pourrait inculper la municipalité, lorsqu’elle constate par un procès-verbal qu’elle s’est trouvée dans l’impossibilité de l’empêcher? Celle de Liebau [Saint-Liéhault], district de Troyes, a fait rouler la toile d’un tableau pour le soustraire à la destruction; elle mérite des éloges, quoique par suite de cette opération la peinture soit altérée. Mais à Issoire, un commissaire des guerres, nommé Henri, sous prétexte qu’il a besoin de matelas, enlève aussi les livres. Voilà un voleur; on est à sa poursuite; il faut le sacrifier, s’il est nécessaire, pour écraser les méchants. Votre comité a juré de se cramponner sur ces êtres pervers; et s’il est possible de les traîner sous le glaive de la loi, qu’on ne craigne pas de les frapper. Un de nos collègues l’a dit avec raison ; ils ne sont pas du peuple, et celui qui proposait à Metz, de faire main-basse sur la littérature ancienne et étrangère n’est pas plus Français que les brigands de la Vendée, qui ont livré aux flammes la bibliothèque de Buzay, près Paimboeuf, la seule richesse scientifique de ce district. Votre comité se propose de surveiller avec plus de soin que jamais tous les monuments des arts qui sont la gloire de la nation, et qui sont une partie de ses richesses; tous les mois il vous rendra compte de son travail à cet égard, il viendra présenter à votre estime les administrations qui en seront dignes, à votre censure celles qui l’auront méritée. Sans doute les tribunaux redoubleront aussi de vigilance. Tant de ravages ont été commis dans le domaine des arts ; et l’on trouve à peine un jugement à citer contre cette classe de voleurs et de contre-révolutionnaires ! l’impunité du crime est un outrage à la vertu, une plaie au corps social. Quand des lois répressives sont muettes, ceux qui en sont dépositaires deviennent complices des délits. C’est une vérité que vous consacrerez sans doute par un décret. Ce discours a été souvent interrompu par les plus vifs applaudissements. Voici le décret : La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de [GRÉGOIRE, au nom de] son comité d’instruction publique, décrète ce qui suit : Article premier. - Les agens nationaux et les administrateurs de district sont individuellement et collectivement responsables des destructions et dégradations commises dans leurs arrondissemens respectifs, sur les livres, les antiques et les autres monumens de sciences et d’arts, à moins qu’ils ne justifient de l’impossibilité réelle où ils ont été de les empêcher. Art. II. - Dans la décade qui suivra la réception du présent décret, ils rendront compte à la commission d’instruction publique de l’état des bibliothèques et de tous les monumens de sciences et d’arts qui sont dans leurs arrondissemens, ainsi que des dégradations et dilapidations qui auroient été commises. Art. III. - La commission d’instruction publique et la commission temporaire des arts prendront toutes les mesures nécessaires pour l’exécution du présent décret sous la surveillance du comité d’instruction publique et dénonceront à la Convention nationale les administrations qui auroient négligé de s’y conformer. La Convention nationale décrète l’impression du rapport et l’insertion au bulletin (78). (78) P.-V., XL VIII, 99-100. C 325, pl. 1365, p. 26, minute de la main de Grégoire, rapporteur selon C* II 21, p. 19. Moniteur, XXII, 382 ; Débats, n° 766, 558-559 ; J. Paris, n° 39 ; J. Mont., n° 16; Rép., n° 39; Bull., 11 brum. (suppl.) ; Ann. Patr., n° 667; Ann. R. F., n° 38; C. Eg., n° 802; J. Perlet, n° 766; J. Fr., n° 764; Mess. Soir, n° 803; F. de la Républ., n° 39 ; Gazette Fr., n° 1031 ; M. U., XLV, 138.