n 4 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 mai 1791.] de petite monnaie ? Mais c’est en vain qu’il s’appuie sur la forme dont il semble que l’Assemblée l’avait formellement dispensé, lorsque hier elle lui a renvoyé des projets tendant à une émission de petits assignats ou de signes représentatifs faits dès à présent. Un tel décret ne déroge point à un décret antérieur, puisqu’il est au contraire un moyen provisoire pour arriver au moment où le décret antérieur pourra être exécuté. Il suffit donc de comparer, en deux mots, les inconvénients résultant d’une émission de petits assignats sans monnaie, au danger qu’il y aurait de ne faire aucune émission. Or, je pose ainsi la question : Quel est actuellement l’inconvénient de la circulation? Il se partage en deux branches : difficulté de changer les assignats contre des écus de 6 livres; difficulté de changer les écus de 6 livres contre une moindre valeur. Or, lorsque vous aurez fait des assignats de 6 livres, au moins vous aurez évité un des inconvénients, car celui qui résultera de changer des assignats de 5 à 6 livres en monnaie, ne sera pas plus grand que celui de changer à présent des écus de 6 livres en monnaie. Je dis que si ces faits sont réels, on ne peut pas me contester que la création d’assignats qui représenteront identiquement les écus, qui auront la même valeur, peut sauver les extrêmes inconvénients de la circulation actuelle ; car de fait la nécessité de l’échange d’un écu de 6 livres contre une moindre valeur, est extrêmement rare, tandis que l’échange d’un assignat pour des valeurs de 6 livres est le besoin de chaque jour; c’est là qu’est la difficulté; je demande donc que le comité déclare s’il s’en est occupé. M. Rewbell propose d’établir une espèce de banque sous le nom de Caisse de secours, qui échangerait à 1 0/0 les assignats qui lui seraient présentés par les personnes les plus nécessiteuses, en observant certaines formalités qui seraient déterminées. (Murmures.) M. de Cernon, rapporteur. Le comité pense que la coupure des assignats, suivant le procédé proposé par M. de Grillon, ferait jeter dans la circulation beaucoup de faux assignats qu’il serait impossible de reconnaître. M. Leclerc. M. l’abbé Papin s’est trompé en avançant qu’on pourrait fabriquer d’ici à mardi pour 1,800,000 livres d’assignats avec l’ancien papier; il n’en existe dans les magasins que 42 rames et on ne peut tirer que 12 assignats par feuille. M. Camus. On pourrait, en attendant, employer ce peu de papier qui débarrasserait d’autant la circulation des entraves qui la gênent. M. de Montesquiou. Je rappelle à l’Assemblée sa propre décision du 6 mai ; elle a tellement senti que la mesure de la monnaie de cuivre était l’antidote des assignats de 5 livres, qu’elle a décidé par son décret que les assignats ne pourraient être émis dans la circulation que lorsqu’elle aurait la certitude qu’il y aurait une quantité assez considérable de cuivre pour les échanger, afin que la monnaie ne se vende pas comme les écus. Il s’agit donc actuellement de savoir si vous pouvez avoir dans huit jours une quantité de monnaie de cuivre correspondante à une émission d’assignats de 5 livres. Or, Messieurs, tous les calculs vous disent que vous ne pouvez pas espérer, dans une semaine à Paris, fabriquer plus de 70,000 livres de monnaie de cuivre. Je demande donc qu’on mette aux voix le projet du comité. M. Raband-Salnt-Etienne. Le problème que vous avez à résoudre, est de satisfaire aux besoins publics. Dans les 20 objets que vous avez décrété qui devaient paraître simultanément, il est évident que la monnaie était plus instante que les assignats ; on doit présenter au comité un moyen très prompt de précipiter la fabrication. Vous pouvez ordonner que l’on fabrique dans toutes les monnaies, de façon que le royaume se trouve en même temps couvert de sous. D’ailleurs, il résulte de la discussion que l’on vient de faire, que les assignats ne se fabriquent pas si promptement ; ainsi je conclus à l’admission du projet du comité. (L’Assemblée ferme la discussion, accorde la priorité au projet de décret du comité et ajourne la délibération à la séance de demain.) M. le Président indique l’ordre du jour de la séance de ce soir et lève la séance à quatre heures. ANNEXE A LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU SAMEDI 21 MAI 1791, AU MATIN. Opinion de M. Salle, député du département de la Meurthe à V Assemblée nationale , contre la division du Corps législatif en deux sections . Avertissement. A la séance du samedi 2J mai dernier, M. Buzot prononça un discours à la suite duquel il proposa un projet de décret en remplacement du mode constitutionnel de délibération du Corps législatif présenté par le comité. Ce projet qui tendait à diviser i’ Assemblée nationale en deux sections, m'alarma. Je préparai le lendemain cette opinion, dans le dessein de la prononcer à l’Assemblée le jour suivant, la discussion ayant été remise à cette séance. J’allai le soir même à la société des amis delà Constitution; j’y lus mon opinion telle que je l’avaispré-parée, et soit que mes raisons eussent convaincu mes adversaires, soit que l’instant ne leur eût plus paru favorable, le lendemain, à l’Assemblée nationale, la discussion n’eût pas lieu. Bien loin de là : le mode de délibération proposé par le comité fut décrété, et j’étais parfaitement tranquille sur celte division du Corps législatif, que je croyais dès lors définitivement écartée. Depuis cet instant, les amis des sections ont cherché à faire croire que la question avait été ajournée. Quelques-uns ont même avancé que le mode de délibération décrété serait revu lors du classement des décrets, et qu’on lui substituerait, sans doute, la délibération par sections. On a manœuvré pour obtenir à cet égard un vœu, vrai ou faux des Français de tout l’Empire. On est revenu à la charge lors de l’évasion du roi; on a ressuscité la question en demandant que l’Assemblée formât un comité pour pourvoir à l’exécution des lois. Tant d’indices des intentions de ceux qui veulent diviser le Corps législatif ne peuvent me laisser indifférent. Je dois au public de lui [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 mai 1791.] 275 donner mes idées sur une question de cette importance, afin que si elle doit être en effet reproduite et jugée, contre mon opinion, je n’aie pas à me reprocher de n’avoir pas fait tout ce qui était en moi pour empêcher un résultat qui me paraît funeste. Je publierai donc cet écrit, quand ce ne serait que pour prévenir nos concitoyens, ils examineront nos raisons, je les aurai mis à l’abri de toute surprise, et j’aurai fait mon devoir. (Note de M. Salle.) Messieurs, La discussion de la question qui est maintenant soumise à l’examen de l’Assemblée, estd’au-tant plus fâcheuse, que celui de nos collègues qui l’a proposée mérite à plus juste titre, par son patriotisme et ses excellentes intentions, l’estime de tous les bons citoyens. Je suis convaincu que son opinion, si elle est adoptée, perdra la chose publique. Je m’en afflige profondément; je m'en afflige pour lui-même, parce que je l’estime assez pour être sûr de ses regrets, lorsqu’il verra les funestes conséquences d’une aussi mauvaise institution : mais je m’en .afflige surtout pourlachosv-. publique que rien ne peut sauver de sa perte, si ce levain corrupteur est glissé par l’Assemblée nationale elle-même, jusque dans le sein de la Constitution. Que nous propose-t-on, Messieurs ? De décréter constitutionnellement que le Corps législatif sera divisé en deux sections ; que ces sections se formeront d’après un décret de l’Assemblée générale pour discuter simultanément les projets de loi; que si elles sont d’accord, soit pour l’affirmative, soit pour la négative, le résultat sera ratifié par l’Assemblée entière et sur un simple rapport ; que si au contraire elles ne s’accordent pas, elles se réuniront pour ouvrir une discussion générale et former un résultat commun. On ajoute que ces sections seront formées au sort tous les mois ; et sous prétexte qu’elles se maintiendront l’une et l’autre dans les bornes de la plus scrupuleuse égalité, on y trouve, dit-on, l’extrême avantage de modérer les mouvements du Corps législatif. Je pourrais invoquer contre ce système les opérations mêmes de l’Assemblée, je pourrais observer que MM. Pétion, Lanjuinais, Dupont, l'abbé Siéyès ont proposé à Versailles de diviser ainsi le Corps législatif. Je pourrais faire remarquer qu’aux termes du procès-verbal du jour où la question des deux Chambres fut décidée, toutes ces diverses propositions, qu’on appe'ait des amendements, furent reproduites ; que la question préalable fut invoquée, et qu’il fut décrété qu’il n’y avait lieu à délibérer sur aucun amendement. Je pourrais m’étonner qu’après une décision si formelle, je ne sais quelle espèce d’opiniâtreté dans les idées détermine aujourd’hui d’excellents esprits, de bons citoyens à reproduire précisément, sous les mêmes formes, un système proscrit par un décret positif, et surtout par l’opinion publique. Mais je sens trop qu’eu abondant dans son sens, on ne manquerait pas de réponse à ces objections. Il ne servirait de rien de dire qu’on ne pouvait amender la proposition des deux Chambres que par un système de cette espèce ; on me répondrait que le procès-verbal n’a pastenunote des amendements rejetés; et quoiqu’il soit général dans son expression ; quoiqu’il dise qu’il n’y a eu lieu à délibérer sur aucun, c’est-à-dire quoiqu’il les ait écartés tous sans exception, quoiqu’il soit constant, par les propositions faites alors, que c’était précisément de ces sortes de système qu’il était question comme amendements, on me ferait voir avec plus ou moins de subtilité que le procès-verbal n’a pas voulu dire ce qu’il dit, et l’on me forcerait à entrer dans la discussion du fond. Je laisserai donc de côté cette vaine dispute d’avocat, et j’aborderai immédiatement le fond de la question, persuadé que ce qui a été vrai pour l’Assemblée nationale, au 10 septembre 1789, ne peut pas être devenu faux pour elle depuis ce temps-là. De quoi s’agit-il, Messieurs? Du maintien delà Constitution. Dès le premier pas que je veux faire, je me trouve arrêté. N’est-il donc qu’un seul moyen de contenir la Constitution ? Et s’il en est plusieurs, comme je n’en doute pas, s’il en est même qui sont dans l’essence des choses, qui conséquemment méritent la principale attention de l’Assemblée, comment se fait-il qu’on scinde ainsi ladélibération?Pourquoi nous propo-se-t-on d’examiner cette grande question au trement que dans son ensemble? Pourquoi préfère-t-on comme premier sujet d’examen une pure forme, un simple mode de délibération, un moyen, en un mot, qui peut-être serait nécessaire si nous laissions dans l’incertitude nos principes constitutionnels, si nous n’avions qu’un système de lois barbares et sans cohésion, mais qui peut-être aussi n’en serait pas moins funeste à la longuepar son action lente et corrosive sur les fondements mômes de la liberté ? Avant donc de savoir si ce moyen nous est nécessaire, il eût été sage d’examiner nos lois, notre Constitution, le système entier de législation que nous pouvons laisser à nos successeurs. Et qu’auraient donc à répondre nos adversaires si nous leur objectionsqueles lois constitutionnelles peuvent être distinguées des lois réglementaires, avec une telle précision et d’après les règles si certaines, que nul citoyen ne pourra jamais s’y méprendre, que le travail des législatures et des conventions nationales peut se trouver de cette manière tellement bien préparé, tellement bien défini, qu’il ne pourra jamais à cet égard s’élever le moindre doute ? Ne conviendraient-ils pas qu’ils se pressent un peu trop dans les propositions qu’ils nous font ; que les questions C[ue nous élevons, sont tout au moins antérieures à la leur ; qu’il faut, en un mot, examiner la nature des choses afin de s’assurer si elles ne peuvent pas tendre à leur but par elles-mêmes, avant d’inventer des moyens étrangers pour les diriger dans le sens qui leur convient? Qu’est-ce qu’une Convention nationale? Qu’est-ce qu’une législature? Ou, pour mieux dire, qu’est-ce que la Constitution? Cette question - n’est pas encore décidée; nous ignorons si la définition que nous donnerons de la Constitution, c’est-à-dire si le partage que nous ferons des lois constitutionnelles et réglementaires sera assez positif, assez précis pour que le code constitutionnel se défende par lui-même des entreprises des législatures. Et voilà que, sans avoir examiné cette importante matière, parce qu’on tient à d’anciennes idées, parce qu’on est plein de systèmes, pris dans des gouvernements, soit républicains (1), soit monarchiques (2), qui n’ont rien de commun avec la France, on vient nous proposer des moyens étrangers de garantie, pour des institutions qui peut-être peuvent suffisamment se garantir par elles-mêmes. (1) L’Amérique. (2) L’Angleterre. 276 lAssemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 121 mai 1791.] Si je voulais m’arrêter à cet argument, je vous dirais : « Messieurs, attendez le travail de votre « comité central; attendez de voir enfin dans son « véritable point de vue l’édifice que vous élevez ; « attendez de savoir si ses bases ne sont pas « assez solides, si son comble ne porte pas sur « des points d’appui suffisants, avant d’examiner « comment vous devez l'étayer; et si vous êtes « assez malheureux pour avoir besoin d’instru-« ments de cette espèce, ne vous hâtez pas du « moins dans une détermination semblable ; que « vous ayez le temps, si le mal se trouve néces-« saire, d’en envisager l’étendue, et qu’il vous « soit possible au moins de ne pas le faire plus « grand qu’il ne faut. » Mais je crois pouvoir attaquer dès à présent le fatal système. Ce que nous savons de la Gons-tiution me suffit. J’aborde la question. Les délibérations d'une Chambre unique pourraient être précipitées , nous dit-on, et compromettre de cette manière la Constitution ; il y a deux sections du Corps législatif en Amérique et l'on s'en trouve bien : la majorité a quelquefois tort ; il lui faut un contrepoids. Quoi donc, Messieurs! Est-ce sérieusement, est-ce dans cette Assemblée qu’on nous fait de pareilles objections? Nous n’avions , en arrivant à Versailles, que des notions imparfaites du droit politique : tout était neuf pour uous; tout était pressant, et les dangers, les incidents de toute espèce devaient presque à chaque instant nous distraire de nos grands travaux, et eu rompre le fil dans nos mains. Voyez cependant combien ces travaux sont immenses; comme ils sont liés entre eux. Quoi donc! Une seule Assemblée aura pu faire de si grandes choses, et il sera nécessaire de diviser une législature en deux sections ! Et remarquez, Messieurs, qu’obligés de pourvoir aux besoins de la Constitution et au cours ordinaire des choses, malgré l’urgence des circonstances, nous évitons cependant, aujourd’hui cette précipitation que l’on craint ae la part de nos successeurs. Je n’en veux pour preuve que la situation actuelle de l’Assemblée. Nous sommes pressés de finir : le bien public, le sentiment de nos longues agitations, le désir de la paix, tout appelle la fin de nos travaux; nous voyons cependant (et les bons citoyens en gémissent), nous voyons que nos travaux sont loin de marcher dans cette proportion : nos lenteurs nous fatiguent nous-mêmes; car nous sentons qu’elles fatiguent la chose publique. Mais nous avons édifié , dit-on, et nos successeurs aurontpour tâche de maintenir l'édifice. Messieurs, ce n’est pas avec des mots qu’on peut dénaturer une question. Vous avez fait des lois; vos successeurs feront aussi des lois : voilà la vérité. Vous n’avez aucun guide que la nature des choses ; vos successeurs auront ce guide comme vous, et de plus ils auront nos lois constitutionnelles. Les lois réglementaires qu’ils auront à faire n’étant que des résultats de ces lois constitutionnelles appliquées aux différentes circonstances dans lesquelles il s’agira de les exécuter, ces lois ne seront en quelque sorte que des jugements. Toutes les difficultés étaient pour vous ; tout au contraire leur sera facile. Vos erreurs étaient funestes et sans ressource; les leurs seront presque indifférentes. S’il fallait un contrepoids à des législateurs, si vos succès ne répondaient pas à cette objection, il semblerait que c’eût été vous qui en eussiez eu besoin; vous, de qui dépendait le bonheur d’un grand peuple, et qui pouviez sans retour le plonger par une seule fausse mesure dans la ruine la plus désastreuse. Mais il est faux que vous ne fassiez qu’édifier. Chacun de vos travaux subséquents a pour premier objet de conserver les précédents, de maintenir surtout les bases que vous vous êtes données dans la déclaration des droits. Le pas que vous faites le lendemain, doit premièrement garantir celui que vous avez fait la veille. Et d’ailleurs vous ne faites pas seulement une Constitution ; la nature des choses vous force à des actes de simple législature. Or, si vous faites ces actes sans avoir besoin de vous diviser en deux sections, pourquoi vos successeurs éprouveraient-ils ce besoin plus que vous? Si, d’ailleurs, une législature se trompe, si le roi adopte ses erreurs, n’avons-nous pas les législatures subséquentes? C’est ici que je m’applaudis de système décrété par l’Assemblée, qui renouvellera entièrement le Corps législatif après un temps donné. Je vois dans cette institution le modérateur naturel des opérations des législatures, s’il était vrai toutefois que le veto royal fût, comme on voudrait nous le persuader, un vain fantôme, une institution inutile. Nos législatures, Messieurs, seront nombreuses et renouvelées tous les 2 ans : chacune d’elles ayant le pouvoir d s précédentes pourra revoir leur ouvrage et le comparer au code de la Constitution. Une législature qui succédera à une autre fera à son égard les fonctions d’une seconde Chambre avec efficacité; et comme il est à croire que plusieurs membres seront réélus de la précédente à la suivante, et qu’ils y porteront l’esprit de ses travaux, j’ajoute que cette législature subséquente exercera cette révision sans précipitation et sans danger. Car il est dans la nature des choses que des hommes nouveaux qui en remplacent d’autres, commencent avec un tel contrepoids leur carrière par censurer sagement leurs prédécesseurs, soit pour les blâmer et les corriger, soit pour les applaudir et les suivre. Les législatures auront donc un avantage que n’aura pas une Convention nationale; et cependant, je le répète, c’est surtout pour édifier qu’il faut du courage, de l’intelligence, de la sagesse; pour maintenir, au contraire, il ne faut que du jugement. Mais, Messieurs, les membres de nos législatures, d’après les sages décrets de l’Assemblée, ne pourront pas se perpétuer. Ils seront forcés de revenir de temps en temps au moins dans leur domicile supporter les charges de la société, après en avoir goûté les avantages : donner l’exemple de l’obéissance, après avoir exercé la plus grande autorité. Les lois qu’ils auront faites pèseront sur eux alors, et le sentiment qu’ils en auront conçu au moment de leur confection, les aura dirigés, n’en doutons pas, vers le parti le plus juste. Youdront-ils donc renverser la Constitution, ces hommes qui reviendraient, dans leur vie privée, porter eux-mêmes la peine d’une aussi folle entreprise? Leur intérêt même nous répond de la rectitude de leurs intentions. Peut-être, si le système du comité sur la réélection avait été décrété, aurais-je alors senti qu’il fallait entraver des législateurs auxquels aurait été laissée la funeste espérance de se perpétuer. Mais grâces soient rendues aux adversaires que je combats (1) ; ils ont attaqué, ils ont renversé ce (1) MM. Buzot et Pétion venaient de défendre avec une extrême énergie le parti que l’Assemblée a adopté sur la réélection des membres du Corps législatif. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [âl mai 1191.] 277 désastreux système, et ils m’ont ainsi prêté à moi-même, par un double avantage, un de mes meilleurs moyens pour les combattre aujourd’hui. Il faut embarrasser de formes longues et contrariantes les délibérations des législatures de peur qu’elles ne nuisent à la nation I G’est-à-dire, comme je viens l’exposer, de peur que leurs membres ne se nuisent à eux-mêmes. Cette maxime tient à notre méthode pédantesque et enseignante. C’est ainsi, quand nos enfants sont devenus des hommes, que nous voulons encore leur prescrire ce qui leur convient. Eh! Messieurs! laissons l’homme agir et vouloir en liberté; laissons un corps politique, délibérant pour lui-même, suivre sa marche naturelle avec l’unité qui lui convient. Loin de nous ce fatal préjugé qui nous ferait croire notre sagesse supérieure à ta sienne; et puisque la méthode la plus naturelle nous a si bien servis, n’allons pas croire qu’il en faille une autre pour des successeurs qui ne seront pas moins intéressés que nous à bien faire. D’ailleurs, Messieurs, nos successeurs ne seront-ils pas environnés comme nous de l’opinion publique? N’auront-ils pas le même besoin que nous de la consulter? Eh quoi! cette censure salutaire qui a maintenu cette Assemblée, malgré les éléments contraires qui la composent, serait sans effet contre une Assemblée formée dans un seul et même esprit ! Ajoutons que nous avons été forcés de créer cet esprit public qui nous presse aujourd’hui vers notre but avec tant d’avantages : nos successeurs, au contraire, trouveront, dès leurs premiers pas, cet intrépide censeur devant eux. Ne craignons pas, Messieurs, qu’ils méprisent jamais sa voix sévère, son inflexible justice. On convient à peu près de ces vérités ; on ne saurait nier les exemples tirés des opérations, soit constitutionnelles, soit législatives de cette Assemblée; mais on insiste et l’on nous dit : Vous-mêmes reconnaissez l'anarchie qui règne au milieu de vous : peut-être est-elle bonne aujourd'hui, qu'une fièvre politique nous était nécessaire pour dépurer nos humeurs et nous rajeunir. Mais la fièvre est un état de crise ; pensez-vous que ce doive être là l'état permanent de votre gouvernements Messieurs 1 Voilà des mots ; voyons s’ils disent quelque chose. D’abord, et on l’a dit cent fois, la composition de cette Assemblée a dû engendrer des troubles dans son sein; nos successeurs n’auront pas cet obstacle. En second lieu, ce n’est pas la forme de nos délibérations qui a été cause de nos débats orageux ; c’est la nature de nos affaires, c’est la disposition de nos esprits, c’est cet immense mouvement que nous avons communiqué à la masse entière de l’Empire, et qui a réagi sur nous avec une égale impulsion. Nos adversaires le savent assez; et comment se peut-il faire qu’eux qui ont si souvent et avec tant de force rétorqué ce misérable argument tiré de l’état actuel des choses, ils fassent cependant aujourd’hui le même sophisme? Au reste, un peu d’agitation convient à la liberté; elle est comme l’exercice du corps qui entretient la vigueur de l’homme robuste. La police d’une Assemblée délibérante est nécessairement démocratique ; cette forme est essentielle à la sûreté de ses délibérations. Et comme le dit Rousseau, en parlant de la police de la diète de Pologne dans l’esprit des institutions qu’il souhaitait à cette République : Les formes sont bonnes ; mais la liberté vaut mieux. Mais s’il est nécessaire d’entraver, comme on nous le propose, un corps délibérant pour assurer la maturité de ses opérations; pourquoi ne nous a-t-on pas proposé cette forme pour tous les corps délibérants que nous avons constitués? On me dira qu’il n’y a pas de comparaison des opérations de la législature avec celles, par exemple, des municipalités. Je réponds que les municipalités délibèrent quelquefois les objets les plus importants. La proclamation de la loi martiale est laissée à leur prudence , et qui sait dans quels désastres cette proclamation faite dans certaines communes, à l’occasion de certains événements, pourrait plonger la nation même? Je pose en fait que si le lundi 18 avril (1) cette mesure avait été prise à Paris, la municipalité aurait ébranlé l’Empire jusque dans ses fondements. La municipalité cependant n’a pas délibéré dans deux sections différentes, et le résultat de sa délibération n’en a pas été moins sage. Et qu’on ne trouve pas cet exemple choquant; car une législature sera bien plutôt administrative que législative. Il est même douteux, si faire des lois réglementaires ce n’est pas faire des actes d’administration; si la législature réunie au roi ne sera pas, pour ainsi dire, la grande municipalité du royaume. Il faut, nous dit-on , que les discussions se mû-rissen t et que nos législatures soient mises à l'abri de la précipitation. Soit ; mais n’est-il pas de principe que les opérations d’une nombreuse Assemblée sont essentiellement lentes? Les sujets graves commandent d'eux-mêmes la gravité de la délibération : et d’ailleurs je ne m’oppose pas à ce qu’on délibère sur le plan du comité (2). J’observerai seulement que nous avons dans notre Constitution le modérateur naturel des mouvements de nos législatures : c’est la certitude de prévision de leurs décrets dans le conseil du roi. N’en doutons pas, Messieurs, la crainte de voir justement suspendre, par l’effet du veto royal, une mauvaise délibération , rendra nos législatures extrêmement circonspectes. Enfin le veto royal peut arrêter cette mauvaise opération, si elle a lieu, et rend, ce me semble, inutile la mesure qu’on nous propose. II est vrai que nos adversaires traitent cette barrière d’impuissante. Mais est-ce bien sérieusement? Le pouvoir exécutif, disent-ils, sera sans énergie devant la législature! Messieurs, vous n’y pensez pas; il y a quelques jours qu’à l’occasion de la rééligibilité vous nous parliez de l’extrême énergie du pouvoir exécutif. Il fallait, suivant vous, donner à la (1) Jour du départ du roi pour Saint-Cloud. (2) Je n’ai ouï faire contre ce plan qu’une seule objection raisonnable. On a dit que les trois discussions qu’il proposait étaient illusoires ; que dans le fait il n’y aurait jamais d’effective que la dernière, parce que les membres de l’Assemblée se reposant sur celle-là, se dispenseraient d’assister aux autres. Peut-être pourrais-je détruire ce raisonnement en lui opposant notre propre expérience ; mais je me contenterai de le rétorquer contre nos adversaires. Ou ils maintiendront leur plan ; leurs sections après les discussions prendront des résultats; et dans ce sens je conviens qu’elles ne seront pas désertes, mais je soutiens qne les effets d’une pareille forme seront funestes : je le prouverai tout à l’heure. Ou bien nos adversaires amenderont leur projet; leurs sections ne seront plus que des bureaux de discussion auxquels toute délibération sera interdite, et certes alors on se reposera aussi sur la discussion générale qui aura lieu en définitif : on s’y reposera d’autant mieux qu’on préférera les lumières de tous à celles d’une section, et qu’on craindra même avec une sorte de raison que des discussions partielles ne laissent des préjugés dangereux. 278 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 mai 1791.] législature une forte constitution pour l’opposer avec efficacité à la volonté fortement prononcée du gouvernement; dans chacun des systèmes proposés sur ce point, cette maxime était posée en principe : aviez-vous raison alors, et la nature des choses a-t-elle changé depuis 8 jours? Le pouvoir exécutif sera sans énergie!... Eh! qui mieux que nous a pu juger du contraire? Ne prenons pas les apparences pour la réalité. On nous dirait peut-être, comme on l’a fait si souvent, que bien loin d’avoir de la force, le pouvoir exécutif n’existe même plus. Mais nous savons trop que son plan de défense a été précisément cette force d’inertie contre les opérations du corps constituant. Eh bien! Messieurs I et nous aussi nous avons employé la force d’inertie : dira-t-on que c’était dans ce temps-là que nous manquions d’énergie ? Si nous nous rappelons la conduite des ministres refusant d’agir et de protéger, même de promulguer les lois/afin que la nation, au milieu des débris de ses anciennes institutions, sans règles nouvelles , s’agitât dans cet immense chaos et finit par rappeler à elle le despote dont elle avait secoué le joug : si nous songeons à l’intrépidité avec laquelle ils appelaient cette anarchie, pour se placer au centre et en profiter; à l’impudence avec laquelle ils bravaient la voix publique qui les accusait, les décrets de l’Assemblée qui im-prouvaient leur funeste inaction : Ah! nous conviendrons qu’on ne pouvait pas être plus perfidement énergique; et nous sentirons, je l’espère, qu’une telle constance dans le mal n’annonce pas un défaut de force et de vigueur pour les temps où le pouvoir exécutif voudra sincèrement faire le bien. Au reste, je ne prétends pas que le veto royal puisse être un remède contre la corruption; j’observerai seulement que la division en deux sections n’est pas imaginée pour cet objet qu’en effet elle ne peut pas remplir. On ne parle que de modérer la précipitation de la législature, et je dis seulement moi que le veto royal la modérera suffisamment. Je viens de démontrer, à ce qu’il me semble, que la division en sections du Corps législatif était inutile ; voyons maintenant si elle ne serait pas funeste. Il faut que les délibérations des législatures soient lentes, j’en conviens; mais il ne faut pas qu’elles le soient trop. Cette maxime a surtout son application dans notre gouvernement. Les opérations de nos législatures vont être extrêmement multipliées ; non seulement il faudra qu’elles pourvoient à cette multitude de lois réglementaires que nécessiteront les circonstances extrêmement variables, les localités nombreuses pour l’exécution de nos lois fondamentales; non seulement il faudra qu’elles surveillent les ministres et leurs agents, les départements, les tribunaux, les municipalités, l’armée et toutes les institutions publiques ; non seulement elles auront pour principale tâche de faire, à l’égard des grands criminels, les fonctions de juré d’accusation ; mais il faudra encore que ces affaires de l’Europe entière se traitent dans leurs importantes séances; la paix, la guerre, les traités se prépareront dans leur sein. Qu’ont de commun ces travaux multipliés de nos législatures avec ceux, par exemple, du Parlement d’Angleterre? La France, d’ailleurs, est trois fois plus étendue que la Grande-Bretagne; mais c’est surtout sous ces différents rapports que la France diffère des Etats-Unis d’Amérique. Je présume que l’intention de nos adversaires n’est pas d’imposer à nos successeurs un travail aussi continu que le nôtre; sans doute, ils pensent qu’il leur faudra des moments de relâche, qu’ils n’auront pas de séances de nuit et de jour, et sans interruption. Or, je leur demande s’ils peuvent croire qu’avec des formes interminables de délibération, nos successeurs ne manqueraient pas leur but, précisément parce qu’il leur serait impossible d’embrasser toute leur tâche. Tel serait cependant l’état de lenteur, ou pour mieux dire de paralysie dans lequel la proposition qu’on nous fait jetterait la législature. Imaginez, Messieurs, les détails et les embarras qui accompagneraient cette forme. 11 faudrait une première délibération générale, non sur le fond, mais sur la nécessité de se séparer en sections. Chaque section ensuite délibérerait : la discussion ne marcherait pas d’un pas égal pour chacune d’elles ; elle se fermerait plus tôt dans Tune, plus tard dans l’autre ; il faudrait requérir ensuite un ajournement pour rapporter les résultats. Les amendements qui auraient toujours lieu, comme l’expérience nous le prouve, seraient proposés de nouveau; et remarquez qu’il faudrait tenir état des plus ridicules même ; car enfin une section n’aurait pas le droit d’en être juge. La discussion de ces amendements, presque toujours aussi importante que celle du fond, entraînerait de nouvelles demandes en ajournement et en division de sections. Je demande où s’arrêteraient ces interminables débats, et quel fruit il en reviendrait à la chose publique. Ajoutons que les événements, toujours renaissants dans un grand Empire, viendraient souvent provoquer l’attention de l’Assemblée au moment de sa délibération : il y aurait des réquisitions d’une section à l'autre pour se réunir; de là de nouvelles délibérations sur le point de savoir si l’événement est de nature à mériter cette mesure. La section requise voudrait examiner les motifs de la section requérante; et à force de délibérer, on perdrait ainsi le fruit de la délibération. En y réfléchissant, je crois m’apercevoir que celte précaution prise pour modérer les mouvements de l’Assemblée serait précisément propre à les précipiter. La funeste expérience que l’Assemblée nationale ferait de ces lenteurs, la porterait presque toujours à rejeter la séparation en sections : l’objet serait déclaré urgent, ou d’une importance moindre qu’il ne serait en effet; et les délibérations, bien loin d’être modérées, se prendraient peut-être par acclamations. En effet, Messieurs, voyez combien pourrait nuire à la Constitution ce mode embarrassé et peu expéditif. Le pouvoir exécutif, obligé d’agir et se lassant d’attendre de la législature son moyen d’action, se verrait tenté et même forcé de la suppléer, nul n’aurait le droit de s’en plaindre, et cependant il argumenterait de cette usurpation pour en faire d’autres, et je ne vois pas où le mal pourrait s’arrêter. Les départements, de leur côté, avec lesquels le pouvoir exécutif aurait tant d’intérêt de se liguer contre la législature, se hâteraient d’abuser dans le même sens. Ils feraient des arrêtés réglementaires, non pas sur les objets de leurs localités, ainsi que le veut la Constitution, mais sur des objets généraux ; et la puissance nationale ne serait bientôt plus qu’un vain fantôme. Ce que je dis qu’ils feraient, Messieurs, eh bien T ils l’ont déjà fait. Le roi a donné à ses commissaires près des tribunaux des instructions qui dérogeaient dans quelques points aux prin- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 mai 1791.] 279 cipes de l’Assemblée (1) ; il a tracé des règles aux receveurs de district pour la perception de la contribution patriotique; aux départements des ci-devant pays d’Etats pour la liquidation de leurs intérêts communs. Il vient tout à l’beure encore de faire une proclamation en plusieurs articles, qui donne aux départements les règles suivant lesquelles ils doivent répartir aux anciens contribuables le produit de l’impôt des ci-devant privilégiés de 1789 : il suffirait de consulter cette loi, et de la comparer à un grand nombre de celles qu’a portées l’Assemblée, pour se convaincre qu’elle est au moins de la même importance. Je ne dirai rien des travaux des départements ; vos décrets attestent qu’ils n’ont pas toujours connu les limites de leur autorité; et les procès-verbaux des départements même vous attesteraient sans doute, si vous aviez le temps de les consulter, que vous n’avez pas eu celui de tout réformer. Que sera-ce donc si les législateurs ont un jour des formes de délibération plus lentes encore? Vous faites, il est vrai, la Constitution, c’est-à-dire un ouvrage que n’auront pas à faire. vos successeurs : mais aussi vous travaillez jour et nuit, et vos successeurs auront nécessairement moins de séances. Ah! tremblons, Messieurs, tremblons d’introduire dans notre ouvrage des formes qui seraient aussi destructives de notre Constitution. Le pouvoir exécutif ne sera que trop tenté de l’attaquer, sans lui en faire en quelque sorte un devoir. Je continue à raisonner dans le sens que ces deux sections resteraient égales en pouvoir : je viendrai tout à l’heure à l’examen de cette question. Il m’est déjà démontré que la législature ainsi constituée, si toutefois elle veut user de cette forme funeste, n’aura pas assez d’activité pour pourvoir aux immenses besoins d’un grand gouvernement; j’ajoute qu’elle n’aura pas assez de force. J’en appelle à l’expérience que nous avons faite nous-mêmes : nous nous sommes divisés en bureaux pour préparer nos délibérations; dès lors nos délibérations ont marché avec une lenteur et une pusillanimité remarquable. Ce fut M. Buzot lui-même qui frappa le premier l’oreille de l’Assemblée de cette grande vérité; il s’éleva avec force contre cette funeste institution qui énervait les plus mâles courages, et l’Assemblée sur sa motion supprima les délibérations par bureaux. Que M. Buzot interroge lui-même la logique de ce temps-là. Il est vrai qu’aujourd’hui il ne nous propose que deux bureaux : mais les législatures suivantes seront moitié moins nombreuses que celle-ci; peut-êiremêmeseront-ellesmoitié moins énergiques; qu’il calcule sur ces bases, et le résultat ne me paraît pas douteux. En effet, Messieurs, un orateur a d’autant plus d’empire, que son auditoire est moins nombreux. Dans plusieurs circonstances critiques, 1,200 hommes réunis ont pu résister à Mirabeau et sauver la chose publique; trois cents auraient à coup sûr succombé. D’ailleurs il arrivera souvent que le sort fera passer dans une section les orateurs les plus propres à traiter une question. Les résultats seront différents, parce que les lumières n’auront pas été égales. Cependant les préjugés se formeront; on prendra l’esprit de chambre : la discussion (1) Les instructions données au moment de la formation des tribunaux, aux commissaires du roi, par l’archevêque de Bordeaux, lesquelles instructions ont été dénoncées à l’Assemblée. générale deviendra orageuse et ne produira aucun fruit. On aura honte de voter solennellement d’une manière contraire à un vœu déjà solennellement émis. Il s’engagera entre les deux sections un combat d’amour-propre, et ce combat sera toujours funeste au bien public. Combien de fois, Messsieurs, nos comités, osons le dire, ne nous ont-ils pas donné ces scandaleux spectacles! Et que serait-ce si au lieu d’une commission de quelques personnes essentiellement soumises à l’Assemblée, c’eut été une moitié de l’Assemblée elle-même égale en pouvoir à l’autre moitié? Quel moyeu pour un factieux qui trouverait ainsi dans une Assemblée nationale la division morale et matérielle dont il aurait besoin 1 Quelle sera d’ailleurs la section, qui, pendant les instants de séparation, recevra les messages extraordinaires des ministres et des départements et les pétitions des citoyens? Laquelle exercera cette puissance journalière et de tous les instants que j’appellerai puissance de surveillance, et qui est la première fonction des législatures? On me dira qu’on prendra pour cela des jours fixes; mais dans un immense Empire, surtout après une si grande Révolution, les événements se joueront longtemps encore de ce système. Il faudra donc se résoudre à souffrir la chose publique : ou bien il faudra donner à cet égard à l’une des sections une initiative auprès de l’autre, et voilà que l’égalité commence à se rompre. D’un autre côté, cette méthode de reconstituer tous les mois, par le sort, les deux sections, ayant l'extrême désavantage de couper sans cesse les délibérations, d’introduire dans une discussion déjà délibérée en partie, des orateurs d’un système opposé, qui auraient déterminé peut-être des délibérations contraires dans la section qu'ils quitteraient; les opérations ne se termineraient qu’au milieu des embarras. On sentirait bientôt qu’il serait préférable de constituer les sections une fois pour toutes; comme nous avons senti qu’il importe de laisser à demeure nos comités, du moins ceux qui préparent nos lois et qui ont besoin de suivre le fil de leurs discussions. 11 y aurait donc bientôt deux sections permanentes, parce qu’ainsi le voudrait l’impérieuse nature des choses. Dès lors tous les abus vont se renforcer. L’esprit de corps est inévitable, et le germe d’inégalité dont je viens de parler va prendre de nouveaux accroissements. Si nous supposons qu’une section soit plus forte que l’autre en talents, en lumières, comme cela sera nécessairement, nous aurons encore de nouveaux dangers, une plus grande tendance à la primauté. Enfin un autre effet, qui me parait inévitable, résultera des lenteurs qu’entraîneront nécessairement les délibérations simultanées des deux sections. J’ai déjà observé que ces délibérations ne marcheront pas d’un pas égal. 11 faudra perdre beaucoup de temps pour s’attendre et s’ajourner en Assemblée générale. Les amendements ramèneront cet inconvénient plusieurs fois sur la même question. Cependant le temps pressera; il faudra agir. Chaque section préférera d’enchevêtrer les affaires : les délibérations bientôt ne seront plus simultanées, mais successives, et la section la plus prompte à délibérer deviendra naturellement la section de révision. Que sera-ce, Messieurs, si à cette pente naturelle des choses se joint l’impulsion malveillante de quelques orateurs intéressés ? Ne voyez-vous pas que ce système nous conduira rapidement 280 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 mai 1791. aux deux Chambres, c’est-à-dire à la plus funeste des institutions? Et comment pourriez-vous croire que ces malveillants n’existeraient pas dans nos législatures? Des Empires tels que le nôtre manqueront-ils jamais d’ambitieux? Et n’avons-nous pas dans notre sein une faction humiliée qui médite hau-tementsa vengeance, qui appelle ce funeste germe d’inégalité pour le cultiver au profit de son orgueil et de toutes ses passions! N’en doutez pas, Messieurs, la plus légère inégalité, caressée avec soin, peut détruire tout votre ouvrage. J’ose le dire ici : il y a tel de nos comités permanents, tellement fiers de la grandeur de ses travaux, que depuis longtemps nous autres députés, qui ne sommes que patriotes, n’avons, pour ainsi dire, plus la permission de les aborder. Qui ne se plaint de la bureaucratie de l’Assemblée! et vous-mêmes, Messieurs, n’avez-vous pas vu quelquefois avec quel ton de supériorité quelques-uns de leurs orateurs essayaient de donner des lois à vos délibérations? Or, je vous le demande, où de pareilles dispositions conduiraient-elles enfin une moitié de l’Assemblée qui se sentirait supérieure à l’autre, soit par ses talents, soit par ses fonctions, soit par son attribution particulière ; cette attribution, ne fût-elle que l’initiative de la réquisition près de l’autre, pour exercer la surveillance, pour proposer un événement extraordinaire, une pétition, un message ministériel à la délibération? Or, si une section tend à la primauté, tout est perdu. Sa ligue avec le pouvoir exécutif me paraît inévitable, soit pour en obtenir l’extension de ses droits, soit par l’espérance de voir se réaliser les plus folles prétentions. Celui qui tend à des préférences, qui calcule sur son intérêt particulier, fait naturellement cause commune avec tout individu, ou corps politique disposé de la même manière que lui, sous la condition de pacter. De tels agents sont les ennemis naturels du peuple. Sous ce point de vue très réel, Messieurs, peut-être même la tendance à la primauté de l’une des sections serait-elle plus funeste que le rétablissement actuel de la noblesse. Car du moins la loi serait faite; et si elle ne domptait pas le courage des amis de l’égalité, c’est-à-dire de la Constitution, il leur resterait du moins la ressource de fuir une terre de prescription d’où la liberté serait chassée pour jamais. Au lieu que l’incertitude de nos bases, les tentatives, vaines sans doute, mais toujours renouvelées, parce qu’elles seraient toujours alimentées par l’espérance et l’ambition, les tentatives, dis-je, de cette Chambre qui voudrait devenir enfin la première, allumeraient une guerre intestine, éveilleraient toutes les factions et déchireraient l’Etat sans ressource. Et qu’on ne m’accuse pas de m’exagérer les dangers de la proposition que j’examine. Cette accusation fût-elle juste, fut-elle fondée, je soutiens qu’il n’appartient à aucun de mes concitoyens de me la faire, ni peut-être même de la juger. G’est jusqu’au scrupule qne nous devons veiller sur cette précieuse égalité que nous rend notre Constitution. Un peuple libre doit avoir sa pudeur comme l’homme de la nature ; et de même que cette pudeur a présidé dans le sein de cette Assemblée à la rédaction d’un décret récemment rendu (1), de même elle aurait dû peut-être étouffer cette discussion dès son origine. La liberté des Romains fut fondée sur la haine des rois : peut-être cette haine outra-t-elle quel-(1) La rédaction du décret sur les colonies. ques-une3 de� leurs institutions; mais toujours est-il vrai qu’elle ne contribua pas peu à contenir ce Sénat si fier de son origine patricienne, et qu’elle rendit, par une sorte de miracle politique, cette institution compatible avec la liberté. Eh bien! il faut que la Constitution française soit fondée sur la haine de la noblesse, il faut que cette haine soit transmise par nous d’âge en âge jusqu’à nos derniers descendants; il faut que nos fils puissent faire dire à leurs enfants : « Il y « avait des nobles en France et nos ancêtres « étaient esclaves; et ils n’étaient eux-mêmes que « des valets titrés. Satellites du despote qui les « opprimait, ils s’étaient faits sous ses ordres les « tyrans de leurs égaux; l’anarchie féodale dé-« chirait le royaume ; les hommes se vendaient « comme des troupeaux; la misère les empê-« chait de naître; un deuil de plusieurs siècles « couvrait la face de l’Empire. La noblesse a « disparu; et c’est sur ses ruines que l’égalité, la « liberté, la Constitution, le bonheur des Fran-« çais en un mot, a été fondé au milieu des « orages suscités par cette odieuse caste. » N’en doutons pas, Messieurs, cette haine salutaire et patriotique, si elle nous fait rejeter légèrement l’institution que je combats, nous portera comme à Rome vers d’autres institutions qui la remplaceront plus efficacement encore : et toujours est-il sûr qu’elle veillera dans les cœurs des citoyens, qu’elle y sera la passion la plus active (car dans le fait elle ne sera que le juste amour de l’égalité), et qu’elle y servira peut-être de boulevard éternel à la Constitution, mieux cent fois que toutes les formes de délibération. Ainsi donc l’institution des sections est inutile en elle-même, et de plus elle est funeste à la chose publique. Je terminerai mon opinion, Messieurs, en remarquant que l’institution de nos comités, qui n’est pas sans danger, comme je l’ai déjà dit, remplit à peu près cet objet. En effet les matières s’y discutent, s’y arrêtent définitivement pour être discutées et délibérées dans l’Assemblée générale. Les législatures prendront sûrement cette méthode, et elles en tireront sans doute le même avantage que nous. Au reste, l’exemple des Etats-Unis d’Amérique, sur lequel on insiste tant, n’est pas concluant. Quelle comparaison y a-t-il en effet entre un peuple tout nouveau, et la France qu’il nous faut régénérer? Entre des républiques fédérées, circonscrites par des lacs, des rivières, des déserts, et une vaste monarchie dont toutes les parties se touchent, dont le gouvernement, essen-tiellementun, marche avec une extrême rapidité? D’ailleurs, nous avons même, à peu près, cette institution qu’on nous vante des Etats-Unis d’Amérique : la Chambre haute est dans ce gouvernement la Chambre exécutive. Eh bien t chez nous aussi, nous avons une Chambre exécutive : elle revise les décrets de nos législatures, et de plus elle a un droit de vote suspensif. Serait-ce donc une Chambre semblable que voudraient avoir, en définitive, ceux qui nous font de pareilles comparaisons? Leurs ennemis pourraient les accuser; mais moi qui me plais à rendre justice à la pureté de leurs vues, moi qui fais quelque cas de leur estime parce qu’ils ont la mienne, je me contente de leur observer que leurs arguments sont précisément contraires à leur système, et qu’adopter leurs propositions, nous qui avons notre Chambre ministérielle et un veto royal, ce serait précisément dénaturer la ressem- [Assemblée nationale.] blaoce que peut avoir notre gouvernement avec celui d’Amérique. Je conclus, Messieurs, qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur la proposition de M. Buzot. ASSEMBLÉE NATIONALE. PRÉSIDENCE DE M. EMMERY, EX-PRÉSIDENT. Séance du samedi 21 mai 1791, au soir (1). La séance est ouverte à six heures du soir. Un de MM. les secrétaires fait lecture du procès-verbal de la séance d’hier au soir, qui est adopté. M. le Président. Messieurs, M. Dumont, natif de Valenciennes, sculpteur à P iris, fait hommage à l’Assemblée, d’un buste de Mirabeau. M. Glaude-Rivey, artiste mécanicien, fait également hommage à l’Assemblée de la gravure d’un nouveau métier de son invention, propre à fabriquer des étoffes de soie et autres façonnées en tout genre. Je crois remplir votre intention en accordant à ces deux artistes les honneurs de la séance. {Oui! mi! «— Applaudissements .) M. de Boissy-d’Anglas. Messieurs, je vais vous faire part d’une lettre des administrateurs composant le directoire du département du Gard. « Messieurs, «Nousapprenons que les malveillants répandent avec une maligne affectation que la ville de Nîmes adonné des secours aux Avignonais. Nous vous prions de démentir ces imputations. La ville de Nîmes n’a fait aucune démarche; elle n’a secouru aucun parti ; les citoyens du département du Gard ont gardé, à l’exemple de leurs administrateurs, la neutralité la plus parfaite. Nous avons gémi sur les malheurs de nos voisins; nous avons plaint également Avignon et Garpmlras, et nous avons pris toutes les mesures que nous avons crues propres à préserver nos contrées de la contagion de la guerre civile. « Les administrateurs composant le directoire du département du Gard, « Signé : Vigier, président ; Griolet, procureur général syndic; Rigal, secrétaire-greffier. » (L’Assemblée ordonne l’insertion de cette réclamation dans le procès-verbal.) Un membre : Messieurs, le 19 mars dernier, l’Assemblée nationale a décrété 7 articles concernant les baux emphytéotiques, et un huitième article intitulé : article additionnel ; sur ce dernier article, il a été proposé une addition qui a été adoptée par l’Assemblée et se trouve, en effet, insérée dans le procès-verbal du 19 mars; le 18 avril, 7 autres articles concernant aussi les baux emphytéotiques ont été décrétés, et il a été statué par l’Assemblée que ces 15 articles seraient présentés ensemble à la sanction. Quoique l’article additionnel, décrété le 19 mars, n’ait éprouvé aucun changement, l’addition qui a été 281 alors décrétée a été omise, et dans le procès-verbal du 18 avril, et dans la loi donnée le 27 avril. D’après cet exposé, je demande que l’Assemblée veuille bien ordonner que l’on rétablira dans le procès-verbal du 18 avril et dans la loi du 27 du même mois, l’addition insérée dans le procès-verbal du 19 mars, consistant dans les termes qui suivent : « Et seront tenus les receveurs de district qui auraient reçu des sous - fermiers les fermages desdits bénéficiers, ou partie d’iceux reçus en 1791, d’en remettre le montant aux personnes qui ont souscrit lesdits traités, à la charge par ces derniers de remplir les obligations qu’ils avaient contractées. » (Gette proposition, mise aux voix, est décrétée.) M. le Président. La parole est à M. Cochon de l’ Apparent pour faire un rapport au nom du comité des recherches sur les événements arrivés à Aix, Toulon et Marseille, dans le mois de décembre dernier. M. Cochon de l’Apparent, au nom du comité des recherches (1). Messieurs, vous avez chargé votre comité des recherches de vous rendre compte des événements arrivés à Aix, Toulon et Marseille dans le courant du mois de décembre dernier, ainsi que des procédures qui ont été instruites. Je viens aujourd’hui, Messieurs, remplir en son nom ce devoir rigoureux. 11 s’était formé dans la ville d'Aix 2 sociétés connues : l’une, sous le titre d’amis de la Constitution ; l’autre : sous celui d’antipolitiques. Gette dernière était principalement composée de cultivateurs, d'artisans et de gens de peine; toutes deux professaient les principes de la Constitution, et cherchaient à les répandre; mais elles tenaient leurs séances en des lieux différents. Vers les premiers jours de décembre, on apprit qu’il allait s’en former une troisième sous la dénomination d'amis de l'ordre et de la paix. Des sociétés établies sous le même titre à Lyon, à Perpignan, étaient devenues le signal de la discorde; elle le fut aussi dans la ville d’Aix : l’inquiétude fut générale, quand on sut que, sous ce titre séduisant, des émissaires se répandaient dans les cafés, dans les boutiques, dans les rues, au cours, pour y faire des prosélytes; que l’on promettait aux uns de l’ouvrage, aux autres de l’argent et des distributions de pain; quand on sut que les chefs de cette nouvelle société étaient mécontents de la nouvelle Constitution et ne s’en cachaient pas; quand enfin l’on vit ses chefs, ses plus ardents sectateurs, décrier ouvertement les opérations de l’Assemblée nationale, afficher le mépris pour ses décrets, manifester l’espoir d’un changement très prochain, agacer la sensibilité du peuple, et irriter sa fureur par d’insolentes bravades et d’indécentes provocations. Le 12, cette nouvelle société devait ouvrir ses séances; ce jour-là, vers 4 heures de l’après-diner, le club des amis de la Constitution envoya une députation à celui des antipoliliques, pour y porter le vœu de leur réunion ; ce vœu fut accueilli avec transport; le serment civique fut à l’instant renouvelé, et le club sortit pour se réunir à celui des amis de la Constitution. A 6 heures, les 2 clubs réunis passèrent sur le cours aux acclamations des citoyens et aux cris de : vive la nation. A peine étaient-ils passés, ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 mai 1791.] (1) Cette séance est incomplète au Moniteur. (1) Ce rapport est incomplet au Moniteur