75 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. perdu son domicile à Strasbourg, et que ce citoyen réunissant toutes les conditions prescrites, son élection à la place de maire doit être regardée comme valable et définitive. » M. l’abbé AKaury. Je ne crois pas que vous vouliez exciter les difficultés et les réclamations par des interprétations arbitraires qui morcelleraient votre loi. Le point de la question est très simple. Acquiert-on en France* un domicile en vertu de ses propriétés? Nous connaissons deux espèces de domiciles : le domicile de droit et le domicile de fait. Les propriétés du baron de Diétrich ne peuvent lui donner un domicile ; il n’a donc pas un domicile de fait à Strasbourg. Voyons ensuite si on peut avoir en France deux domiciles de fait ; non, assurément : or je soutiens que M. le baron de Diétrich, au moment où il a été élu à Strasbourg, avait un domicile de fait à Paris. Il avait demeuré huit mois à Strasbourg ; vous demandez au moins une année, et l’année n'est pas composée de huit mois ; c'est la rigueur de la loi qui en consacre l’inviolabilité : si vous renoncez à cette rigueur, vous attaquez la loi. Si M. de Diétrich eût été étranger à Strasbourg, un domicile de huit mois l'aurait-il rendu citoyen actif? Non; on doit le juger comme s’il n’était pas né à Strasbourg. (On demande à aller aux voix.) L'Assemblée délibère, et adopte le décret proposé par le comité de constitution. La séance est levée à trois heures et demie. PREMIÈRE ANNEXE à la séance de l' Assemblée nationale du 8 mars 1790. Opinion sur la pétition des villes de commerce et sur la traite des noirs , par M. 1© vicomte de Mirabeau (1). Messieurs, la fortune de nos villes maritimes est en danger. Dans leurs justes alarmes, elles nous envoient des députés pour solliciter des décrets capables de calmer leurs inquiétudes, de rendre à leur industrie une nouvelle activité, d’assurer enfin l’existence de plusieurs millions d’hommes. Bien des motifs font craindre dans ce moment la défection de nos colonies américaines ; ce malheur funeste plongerait dans le néant le commerce français et sécherait dans son germe le fruit de la révolution qui s’opère, de cette révolution qui coûte déjà tant de sacrifices, tant de privations, qui a détruit tant de fortunes et qui ne nous donne encore que des espérances lointaines. Hâtons-nous, Messieurs, hâtons-nous de faire jouir le peuple français des biens qu’il attend de nos travaux et commençons pour y parvenir par faire l’acte de justice qu’on nous demande au nom de la raison, au nom de l’équité naturelle inséparable des droits des hommes. Des craintes multipliées relatives à nos colonies nous assiègent de toutes parts et doivent nous déterminer à prendre les précautions les promptes. Il y a plus de deux mois que les députés du (1) L’opinion de M. le vicomte de Mirabeau n’a pas été insérée au Moniteur, [8 mar» 1790.] commerce sollicitent leur admission dans cette Assemblée et peut-être aurons-nous à nous reprocher les maux qu’a pu occasionner ce retard. De quelque manière que cesse l’union des colonies avec la métropole, nos malheurs deviendront à l’instant irréparables, et ne feront que précéder des malheurs plus grands encore. Les colons ont à redouter l’insurrection des esclaves. Cet événement joindrait à des scènes de sang et d’horreur, la perte des richesses immenses que renferment ces possessions fertiles, et que le luxe de tous les peuples de l’Europe a rendues un besoin indispensable; cette insurrection, Messieurs, serait la suite nécessaire d’une liberté que vous accorderiez à des individus pour qui elle ne peut être qu’un bienfait funeste, et dont ils se serviraient peut-être pour enchaîner à leur tour ceux de leurs anciens maîtres qui auraient échappé à la rage et à la fureur que quelques hommes ambitieux et pervers sauraient bientôt leur inspirer. Il est possible aussi, Messieurs, que pendant que vous vous occupez du bonheur des Français, une nation toujours rivale de la nôtre s’occupe à son tour des moyens de détourner les effets de cette félicité publique dont vous jetez les bases ; peut-être ses entreprises ont-elles déjà devancé les mesures que vous pourriez prendre. Déjà, Messieurs, cette nation rivale ne dissimule plus les moyens qu’elle se glorifie au contraire d’avoir prodigués en contemplant l’agitation à laquelle notre patrie est en proie; malheur qu’on sentira quelle avait prévu dès longtemps, si l’on veut se rappeler que le ministre qui gouverne l’Angleterre, et peut-être l’Europe entière, en faisant valoir les moyens que d’autres possèdent, et que lui-même n’a point, par les talents qu’il a et que n'ont point acquis ses coopérateurs ; que ce ministre, dis-je, n’a cessé de répéter à son roi que la perte de ses colonies animait à la vengeance, qu’il en tirerait une bien cruelle et bien éclatante de nous, sans avoir recours à la guerre. Cette nation ajoute même la dérision insultante de la puissance. Burke ne voit dans le lieu où était jadis la France, qu’un vain échiquier. Quelles réllexions, quels devoirs seraient les résultats naturels de cet outrage politique, si, nous reposant du succès de nos travaux sur la pureté de nos motifs et la sûreté de nos calculs, nous ne dédaignions le langage de l’envie 1 Mais il n’y a pas un moment à perdre, et vous devez portez sur vos colonies la vigilance la plus active pour empêcher les maux qui se préparent ou les remèdes les plus prompts et les plus efficaces, si ces maux se font déjà sentir. On vous a dit, Messieurs, que les colonies exigeaient une législation différente de celle de la métropole, et on vous a dit une vérité incontestable. Les mêmes lois ne peuvent être appliquées à tous les peuples ; la nature a varié tous ses ouvrages ; les hommes ne se ressemblent qu’en apparence ; l’effet du climat, l’effet plus puissant des longues habitudes influent sur la race humaine. Nous voyons dans toutes les parties de l’univers les nations différer les unes des autres par un caractère marqué. L’habitant de l’Inde échappe à la plupart de nos besoins, par la sobriété ou par le bienfait du climat qui le dispense de porter des vêtements. Chez ce peuple paisible, la paresse est la première des passions ; la volupté est le premier des besoins, 70 [À»»emblé« nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [8 mars 1190.) Comparez cette nation avec les peuplades du nord ; là, les hommes élevés sous un climat dur et sauvage, sout faits pour le travail et pour la guerre; la nature les destina aux plus rudes travaux, leur donna pour qualités distinctives la force et l’activité. Le sage législateur, avant de rédiger ses lois, étudiera toujours l’homme qu’elles doivent gouverner. 11 s’occupera de combattre l’influence funeste du climat par l’influence heureuse de la loi : s’il est placé sur les bords fertiles du Gange, il s’efforcera d’inspirer l’ardeur du travail, d’animer l’industrie; la loi commandera d’agir; il saura faire plier ses principes aux moeurs qu’il ne pourrait changer. La race efféminée pour laquelle il travaille, faite pour l’esclavage, a besoin de servir; elle n’userait de la liberté que pour se livrer au repos, et le repos la conduirait à la misère; il appellera le commerce, les arts et l’industrie, mais il écarte la guerre; il impose un joug que les mœurs exigeaient, et la nation le reçoit comme un bienfait. Mais s’il avait à gouverner ces tiers enfants du nord qui ne respirent que les combats, qui ne connaissent de richesses que par les conquêtes, n’ambitionnent que des terres plus fécondes; nouveau Lycurgue, il ne leur donnerait pour constitution qu’un code militaire; il verrait la nation dans l’armée, et le roi ne serait que le général. Si le même législateur rédigeait la constitution de cette nation agricole et guerrière; de ce peuple qui a donné son nom au synonyme de la liberté, il penserait sans doute que les Fiançais veulent un chef, un roi puissant, qui les conduise aux combats, et dont l’autorité suffise pour faire respecter les lois par vingt-quatre millions d’hommes, il sentirait que ce peuple, trop fier pour vouloir être esclave, doit concourir par ses représentants à la formation des lois, et ne doit obéir qu’à celles qu’il a consenties. Placés sous un climat tempéré, cultivant une terre féconde, formant une population immense, les Français ont besoin d’employer toutes les ressources pour s’assurer cette foulede jouissances dont ils ont contracté l’habitude. Le législateur ne se contenterait pas de protéger le commerce, l’industrie et l’agriculture française: il favoriserait encore cette agriculture nouvelle que nous avons établie dans un autre hémisphère où la nature produit des denrées étrangères à la France, et qui sont devenues aujourd’hui un de nos premiers besoins; le Numa des Français distinguerait la métropole de ses colonies; il se dirait à soi-même: Ici la nation aborigène est organisée par le climat qu'elle habite ; la terre n’exige pas de l’agriculteur des travaux qui excèdent ses forces; le propriétaire peut cultiver lui-même; la charrue doit être meuée par des mains libres; point d’esclaves en France; les hommes dans cet heureux pays doivent être égaux aux yeux de la loi. Mais, transplanté dans l'Amérique, le Français, incapable de soutenir le poids de la chaleur, languirait sur la terre la plus fertile, s’il ne pouvait la faire cultiver par d’autres bras; c’est un peuple étranger qu’il appelle; ce sont des hommes élevés sur les sables brûlants de l’Afrique, qui peuvent seuls résister au soleil de l’Amérique. Le nègre est nécessaire à la culture de nos colonies ; cette espèee dégradée n’a pas l’énergie qui caractérise les sauvages du nord, soit injustice de la nature, qui refuse à quelques êtres ce qu’elle prodigue à d’autres, soit faute d’être perfectionnée par la civilisation, l’intelligence du nègre est infiniment bornée. J’imiterai la nature, je ne le placerai point à la hauteur des hommes d’une race supérieure à la sienne. Le législateur français se dirait encore : L’insouciance, la paresse, l’aversion du travail sont naturels aux habitants de l’Afrique. Nés dans les fers, nés pour l’esclavage, la liberté est inconnue chez eux, et les nègres, vendus aux Européens, n’ont fait que changer de chaînes; ils regrettent leur pays, ils ne regrettent pas une liberté qu’ils n’ont jamais connue. Les lois qui autorisent leur esclavage ne leur ravissent point un bien, elles ne font que leur refuser un don, un présent fatal dont ils abuseraient aussitôt. Si je rendais les nègres libres, les nègres cesseraient aussi tôt de travailler. Chacun d’eux produit aujourd’hui, par un travail assidu, la valeur des denrées qu’il consomme, et un excédent considérable qui forme le patrimoine de nos colons et la richesse de nos négociants. Plusieurs millions d’hommes, nés dans la métropole, occupés à transporter, à perfectionner, à revendre à l’étranger cet excédent, ce produit, vivent heureux, vivent dans l’aisance à l’abri de ce commerce. Si je changeais l’ordre établi, plusieurs millions de Français tomberaient dans la pauvreté; et si l’humanité m’ordonne d’améliorer le sort des nègres, la raison me commande de confirmer leur esclavage. Imitons, Messieurs, imitons ce sage législateur ; n’écoutons pas ceux qui nous disent qu’affranchis de leurs chaînes, les nègres travailleraient avec plus d’ardeur : ils nous trompent davantage, ceux qui nous disent que la liberté n’inspirerait aux nègres que des sentiments de reconnaissance; ennemis naturels des blancs, libres aujourd’hui, armés dès le lendemain, ayant une grande supériorité de nombre, conspirant en secret, et surprenant leurs victimes, les nègres auraient bientôt égorgé tous ceux de nos concitoyens qui habitent les îles; et cette terre, que l’indnstrie française a couverte des plus riches récoltes, arrosée du sang de ses maîtres, retournerait à son ancienne stérilité. Que prétendent donc ces amis des noirs, ces ennemis de la France, qui veulent exposer à une mort presque sûre les planteurs de nos colonies, qui veulent réduire à l’inaction, plonger dans la misère cette foule d’ouvriers, de matelots, d’artisans, de négociants, de capitalistes, d’agricut leurs même, que le commerce des colonies occupe, enrichit, rend heureux? Ceux qui veulent sacrifier cette multitude de Français à des principes dont ils ont fait une sorte de religion qu'ils croient sans examen, qu’ils appliquent sans réflexion, comme une secte superstitieuse appliquerait des dogmes 1 Que prétendent-ils enfin, si, pour faire le bonheu r des nègres, ils faisaient le malheur d’un nombre égal de Français ?0n leur demanderait : Etes-vous les députés des provinces de France où les législateurs de Loango et de Mozambique ? Si ce ne sont pas des nègres, mais des Français qui vous ont chargés de travailler à leur bonheur, occupez-vous de ce devoir sévère, renfermez-vous dans les limites qui vous sont tracées. Je demanderai aux amis des noirs, quel est ce sentiment inconnu de nos pères, qui, en nous attachant à tous les hommes en général, nous permet d’oublier ces liens plus sacrés qui nous unissent à nos concitoyens ! Je leur demanderai si la philantropie est le roman ou l’hypocrisie du patriotisme, et je leur conseillerai d’être moins philosophes pour être meilleurs Français. Suivons, Messieurs, ce conseil utile; et puisque l’esclavage des nègres ne peut être aboli sans [Assemblée nationale.] 77 ARCHIVES PARLEMENTAIRES, [8 mars 1790.] causer la ruine d’une partie de nos concitoyens, adoucissons le sort, mais confirmons l’esclavage des nègres. Je sais que ce décret contrarierait la déclaration des droits de l’homme, que vous placez à la tête de la constitution ; mais ne vous êtes-vous pas trompés en rédigeant cette déclaration1? N’avez-vous pas confondu, par une erreur manifeste, l’homme avec le citoyen ? N’avez-vous pas oublié que si les droits de cité, si le premier de ces droits, la liberté, appartient à tous les Français, il n’en est pas ainsi des ennemis captifs et des esclaves achetés, qui n’ont aucun rapport avec nos concitoyens, et si, dans ce moment, vous n’avez à choisir qu’entre une loi funeste et l’aveu d’une erreur, devez-vous balancer? Non, Messieurs, j’aime à croire que vous n’hésiterez pas, et que vous confirmerez l’esclavage des nègres, puisque l’intérêt de nos colonies, de nos places de commerce, delà France entière, exige qu’il soit confirmé. 11 en est de même de la traite à la côte d’Afrique. Les motifs que je viens de présenter, pour confirmer l’esclavage des nègres, servent également à prouver combien il serait dangereux de défendre qu’on en transporte désormais dans nos colonies. On a voulu vous persuader que si les nègres étaient gouvernés avec plus de douceur, leur population se soutiendrait, s’accroîtrait même sans secours étrangers. Ou vous a trompés : quand les hommes sont éloignés de leur pays natal, ils voient leur nombre diminuer graduellement et les naissances ne peuvent balancer les morts. Le nombre des négresses, dans nos colonies, n’est point en proportion avec celui des nègres, et cette cause suffirait seule pour empêcher la population de s’accroître, ou même de se soutenir au même niveau. L’agriculture, dans nos colonies, n’est point encore portée au point où elle peut attendre ; et, pour de nouveaux défrichements, il faut de nouvelles recrues de travailleurs. La traite des nègres est une de nos principales branches de commerce : si nous la proscrivions, nous détruirions une source abondante de richesses, et une école qui fournit à notre marine cette race précieuse de matelots dont les travaux pendant la paix, enrichissent l’Etat que leur cou� rage défend pendant la guerre. La traite des nègres est absolument nécessaire, et loin de l’abolir, nous devons la favoriser par des encouragements. La grande population du royaume ne permet plus aujourd’hui de borner aux productions territoriales les ressources de nos concitoyens ; les jouissances de luxe ou de commodités sont devenues nécessaires à un peuple habitué à les rassembler autour de lui. Une foule de familles, convaiucueâ que l’industrie e&t une mine aussi féconde que l’agriculture, ont vendu leur propriété pour s’établir dans les villes ou se consacrer à la navigation. Protéger l’industrie, encourager le commerce, voilà les seuls moyens que nous ayons de faire le bonheur de cette multitude d’hommes qui forment aujourd’hui un tiers de la nation ; voilà ce qu’ils demandent de nous, voilà nos devoirs envers eux. Nos richesses commerciales sont sans nombre, celle qui équivaut à elle seule à toutes les autres, c’est le commerce avec les colonies. Mais elle ne peut se soutenir que par le privilège exclusif dont les habitants de la métropole ont toujours joui; si vous abolissez ce privilège, si vous ôtpz cet avantage à nos négociants, il leur est impossible de soutenir aux Antilles la concurrence de l’étranger. Nos principales exportations en Amérique sont les noirs, les toiles, les farines, les vins et eaux-de-vie. Cette dernière espèce de denrées est la seule dont nous pourrions conserver le commerce, si les ports de nos îles étaient ouverts aux nations étrangères ; les citoyens des Provinces-Unies, les Hollandais, les Anglais, peuvent vendre les toiles, les farines et les nègres à un prix inférieur à celui que nos négociants sont forcés d’exiger. Il y a surtout une grande différence de prix entre les noirs de traites anglaises et ceux que nous fournissons. Nos rivaux ont des établissements sur les côtes d’Afrique, qui leur assurent la traite permanente; l'industrie anglaise a divisé ce commerce en plusieurs branches. Des hommes habitués au métier vont chercher des esclaves dans l’intérieur de l’Afrique; ils les amènent à la côte ; iis les vendent à des spéculateurs. Ces derniers rassemblent des assortiments d’esclaves que les navires trouvent tout prêts à leur arrivée sur la côte. Ils débarquent leurs marchandises, ils embarquent des noirs et repartent aussitôt. Nos vaisseaux n’ont pas le même avantage ; il faut que leurs supercargues traitent eux-mêmes les noirs qu’ils veulent transporter. Ce détail consume cinq et six mois et les force de s’arrêter sur la côte pendant le même temps. Ce séjour est dispendieux par la consommation des vivres; il l est encore par la perte des nègres ; c’est sur la côte, c’est à la vue de la terre que les révoltes à à bord sont les plus à craindre. Ces diverses dépenses renchérissent de plus d’un tiers le prix des esclaves, et vous sentez qu’une différence aussi grande ue permet pas de soutenir la concurrence sans le privilège exclusif : il n’y aurait donc plus pour nous de commerce avec nos co-louies si nous renoncions au privilège exclusif ; nous serions privés des richesses que ce commerce procurait à la métropole ; négociants, matelots, et ceux dont l’indusirie prépare les marchandises qui servent à la traite, et les agriculteurs qui fournissent des farines à nos armateurs, et cette foule d’hommes qui s’occupent des travaux qu’exigent les armements, tous resteraient privés d’occupation et de salaire. Les uns, ruinés par notre imprudence, nous imputeraient avec raison, leur indigence et leur malheur; les autres seraient forcés de s’exiler de la France, d’aller chercher une patrie plus heureuse où l’industrie serait protégée, et nos commettants nous reprocheraient avec amertume nos décrets qui égaleraient par leurs effets funestes, cette loi de bannissement qui chassa de la France, dans le siècle dernier, des milliers d’infortunés que leurs opinions religieuses séparaient du reste de la nation. J’avoue que le privilège exclusif paraît défavorable aux colonies, qu’il paraît même injuste. Il ne l’est pas, Messieurs; cette gêne est le véritable tribut que les colonies paient à leur mère-patrie. Si on regarde ce tribut comme une indemnité des dépenses que la métropole a faites pour les colonies, des guerres qu’elle a soutenues pour les défendre, cette indemnité ne paraîtra pas excessive. Si on regarde le privilège exclusif comme le prix de la protection que nous leur accordons, on verra qu’il est juste. Je dirai plus : on verra qu’il est nécessaire. Nos îles ne peuvent, par leurs propres forces, se garantir d’une invasion étrangère; nous ne pouvous les défendre nous-mêmes qu’en conservant toujours une marine puissante, qu’à l’aide 7g [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [8 mars 1790.] d’une grande navigation qui nous élève et nous conserve des matelots ; et nous ne pouvons avoir une grande navigation qu’en nous réservant le privilège exclusif de commercer avec nos colonies. Nous ne ferons pas, sans doute, à nos concitoyens, l’injure de croire qu’il leur est indifférent de rester ou de cesser d’être Français, et qu’un calcul pécuniaire puisse les déterminer jamais à renoncer à ce nom. Mais s’ils étaient capables de faire ce calcul, ils verraient que leur intérêt même exige qu’ils nous restent attachés. Les colonies, je l’ai déjà dit, ne peuvent se défendre par elles-mêmes. Une possession aussi précieuse que les îles à sucre, deviendrait bientôt l’objet de l’ambition des Anglais ; dis s’en rendraient les maîtres; ils y établiraient ce régime exclusif auquel ils soumettent leurs propres colonies, et nos citoyens, conquis par nos rivaux, n’auraient rompu les liens qui les unissent à nous que pour être soumis au joug qui leur serait bientôt imposé. Il est donc certain que le privilège exclusif, si avantageux pour la métropole, est nécessaire à conserver pour l’intérêt même des colonies. 11 est donc de notre devoir, Messieurs, de maintenir dans une union intime les colonies avec la métropole. Cette union est un des plus grands intérêts du peuple qui vous a confié ses destinées. C’est en son nom, c’est comme l’un de ses représentants que je vous presserai de tous mes efforts, pour que vous ne perdiez jamais de vue cette vérité. J’ai essayé, Messieurs, de vous faire connaître les différents maux qui menacent nos colonies ; je vous prie de me continuer votre attention, et de ne pas perdre de vue les calamités qui suivraient leur défection, si jamais elle avait lieu d’une manière quelconque. Les calculs les plus modérés portent à 225,000,000 la somme que le commerce avec nos colonies rapporte par chaque année à la circulation; cette somme est, sans doute, bien au-dessous de cette évaluation. Des calculateurs l’élèvent jusqu’à 300,000,000 ; mais tenons-nous à notre premier élément et calculons d’après lui. Sur ces 225,000,000, la France en consomme à peu près 90. C’est donc 135 que nous livrons à l’étranger, et c’est positivement ce qui nous donnait une balance favorable dans les rapports de notre commerce avec les puissances de l’Europe. Tout s’évanouirait avec la défection de nos colonies ; les fortunes particulières seraient détruites, la fortune publique serait fortement ébranlée, et, Messieurs, la fortune publique n’est autre chose que la réunion des fortunes particulières. Ce fléau politique frappant sur les villes maritimes, et leur faisant éprouver les premières une action directe, porterait bientôt par toute la France commerçante une réaction funeste, et l’agriculture éprouverait aussi par tous ces contre-coups destructeurs, un dépérissement mortel. II est encore en votre puissance, Messieurs, de détourner les calamités qui nous menaeent, mais il c’y a pas un seul insiant à perdre. Le commerce maritime français a fait des avances considérables aux colonies. Voici comme ordinairement çes avances s’effectuent. Les armateurs vendent, à un et deux ans de terme, les esclaves nécessaires pour l’exploitation des habitations. Les négociants expédient, vers l’époque des échéances, des vaisseaux pour faire les recouvrements. Ces vaisseaux portent les denrées européennes qui sont encore vendues à terme et le recouvrement ne s'opère qu'à un autre voyage, où l’on va faire rentrer les fonds provenant d’une autre vente de noirs qui a eu lieu dans les intervalles, et ainsi de suite successivement. Souvent même on a vu des négociants français avancer à des colons les premiers capitaux pour former un établissement; il en résulte que nos colonies américaines doivent, à l’époque présente, plus de 500 millions au commerce français, c’est-à-dire plusieurs fois la fortune des négociants qui s’adonnent directement à ces sortes d’entreprises. Mais, me direz-vous, comment peut-il se faire que ces négociants aient avancé plus que leur fortune? Ceci est facile à démontrer; et l’étonnement cesse lorsqu’on sait que ce n’est que l’effet de cette complication mécanique, et cet enchaînement de liaison, de crédit, qui resserrent dans le même cercle les armateurs, les capitalistes et les manufacturiers. Les armateurs emploient les efforts de leur fortune et de leur industrie. Les capitalistes prennent des intérêts dans les entreprises de ceux-ci, et leur avancent leurs fonds; les manufacturiers vendent à de longs termes les objets qu’ils fabriquent ; c’est cette liaison qu’il faut bien se garder de rompre. Le commerce français, l’agriculture que le commerce seul peut porter à une grande prospérité, tiennent leur vie, leur existence, de nos colonies; se trouverait-il des gens assez insensés pour répéter un paradoxe absurde qu’on a déjà osé insérer dans des feuilles accréditées? oserait-on vous dire que la France peut se maintenir sans le commerce, par la force seule de son agriculture? Et avec quoi, Messieurs, les Français paieraient - ils plus de 500 millions de tributs, s’ils n’avaient à la fois, et les ressources fécondes du commerce, et les produits d’une agriculture que le commerce rend prospère en mettant les consommateurs en état de payer les denrées à un prix plus élevé ? Si vous décrétiez jamais, où l’abolition delà traite des nègres, oü la liberté des esclaves, ou si même vous détruisiez le commerce exclusif de la métropole avec nos colonies, le malheur qu’entraîneraient ces lois meurtrières et dont je ne vous fais qu’un tableau rapide, nécessiterait la banqueroute nationale, ce fléau terrible que vous prenez si grand soin d’éviter. Ne nous le dissimulons pas, Messieurs, la banqueroute serait notre ouvrage, si une philantropie impolitique nous portait à supprimer la traite des noirs et le privilège exclusif. Les banqueroutes nationales, disait le grand Newton, sont à celles des rois ce que celles-ci sont aux banqueroutes des particuliers. Il est temps de faire cesser des bruits injurieux à tous les membres de cette Assemblée, dont on accuse tour à tour une partie de désirer la banqueroute. Je suis convaincu qu’il n’est aucun de nous qui ne s’empresse à saisir les moyens qui lui seront offerts pour sauver la chose publique dont on ne peut se dissimuler les dangers. Il s’en présente un moyen aujourd’hui, s’il était possible (ce que je suis bien loin de craindre), s’il était possible qu’il fut repoussé, le peuple connaîtrait enfin ses vrais représentants, il connaîtrait ceux qnî stipulent ses vrais intérêts. Je vous prie d’observer aussi, Messieurs, que les deux questions de la confirmation de la traite et de Fesclavage et celle des loi» prohibitives sont indivisibles ; car si en prononçant ta confirmation de la traite vous ne prononciez pas celle des lois prohibitives, ce sérail aux Anglais que vous permettriez la traite des noirs. J’avoue que je ne puis pas être non plus d’avis qu’une réticence fasse l’effet d'une loi. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [8 mari 4190.] 7g Si jamais. Messieurs, vous vous décidez à ne rendre, sur les objets qu’embrasse la pétition de Bordeaux, qu’un décret dilatoire ou suspensif, vous ne feriez que prolonger les doutes qui ont si mortellement frappé le commerce français depuis le commencement de la Révolution; ces doutes qui, dans le port de Bordeaux seul, ont paralysé l’activité de 1,419 vaisseaux; croyez, Messieurs, croyez que, dans les rapports de la politique comme dans ceux du commerce, les incertitudes sont un poison lent, mais qui à coup sûr • porte plus tôt ou plus tard une mort inévitable; la connaissance positive du mal est préférable à cet état cruel, qui finit par rendre ce mal infiniment plus funeste et presque toujours irréparable. Pesez donc bien, Messieurs, dans votre sagesse ce principe, et songez qu’aucune considération humaine ne peut arrêter la détermination de vos pensées, de ce sens intime auquel vous ne ' pouvez vous soustraire sans que vous en soyez responsables à la France entière, aux générations futures, au tribunal même de votre conscience, à ce juge sévère qui vous poursuivrait sans cesse, et qui vous condamnerait à des regrets et à des remords d’autant plus affreux que vous auriez mis la législature qui vous succédera dans la douloureuse impuissance d’apporter aucun soulagement salutaire aux malheurs infinis que vous auriez fait naître, et qui n’auraient pour bornes que des ruines, les dévastations et l’anéantissement de toutes les fortunes. C’est dans cet esprit, Messieurs, et convaincu qu’il existe encore un remède à tant de maux, mais qu’il faut se hâter de s’en servir, et qu’un seul instant de retard est peut-être un malheur irréparable, que je propose le décret suivant : 1° Que l’Assemblée nationale met sous sa protection le commerce français, qu’elle n’entend rien changer à celui de la traite des noirs; 2° Que la liberté rendue aux esclaves africains qui exploitent les bieus des habitants, ne pouvant être qu’un bienfait funeste pour eux, ils continueront d’être dans la possession de ceux auxquels ils appartiennent; mais que comme les lois puissantes de l’humanité réclament pour eux les plus grands égards et les plus grands soins, il sera nommé un comité composé de membres de l’Assemblée nationale, qui appelleront à eux 12 colons; c’est-à-dire 6 de l’île Saint-Domingue, 4 de la Martinique, et 2 de la Guadeloupe. Ce comité sera chargé de faire un projet de loi et de police, qui établisse des rapports humains et raisonnables entre les colons et leurs esclaves : ce projet sera remis à l’Assemblée avant la fin de la présente législature, afin qu elle y statue; 3» Que l’Assemblée ayant reconnu que les différents rapports de la politique et du commerce lient tellement les colonies et la métropole, qu’il ne peut s’opérer aucun partage ni liberté de commerce avec les puissances étrangères, sans les plus grands dangers, a décrété que le commerce des colonies serait fait exclusivement par les négociants français; mais que, pour faire cesser toutes craintes de la part des colons, relativement à l’approvisionnement des colonies, il serait formé, de jour à autre, un comité composé de 12 colons, dans l’ordre ci-dessus établi, et de 12 négociants français, pris dans les ports de Bordeaux, Nantes, Marseille, le Havre, Bayonne et Saint-Malo; que ce comité s’occuperait d’un projet de loi ou de règlement, par lequel le pouvoir exécutif se trouverait dans l’obligation étroite de porter, sur les colonies, la surveillance la plus active, afin d’y maintenir une continuelle abondance. Ce projet de règlement sera remis incessamment à l’Assemblée nationale, qui s’en occupera aussitôt; 4° Les lois concernant l’administration intérieure de la colonie, celle de sa justice, sa police, et généralement toute son administration particulière, seront rédigées, dans chaque colonie, au sein d’une assemblée coloniale, légalement convoquée, acceptées ensuite par le Corps législatif du royaume et sanctionnées par le roi ; 5° Que tous les habitants des colonies seront assimilés aux citoyens de la France, dans tous les cas prévus et déterminés par la loi. 2a ANNEXE à la séance de l'Assemblée nationale du 8 mars 1790. Discours sur la traite des noirs (t), par M. Pétion de Villeneuve (2). Messieurs, les divers objets qui sont soumis, dans ce moment , à votre délibération sont d’une haute importance et exigent les discussions les plus approfondies ; je ne fixerai vos regards que sur un seul ; la traite des noirs. J’espère vous démontrer que cette traite est un acte de barbarie et d’inhumanité; qu’elle ne s’alimente que par des injustices de toute espèce; qu’elle est onéreuse à l’Etat, au commerce, aux planteurs même; que, loin de favoriser la culture ae nos îles à sucre, elle lui est nuisible. J’appuie cette démonstration sur les faits les plus certains, sur les calculs les plus incontestables; ces faits, je les puiserai dans les voyageurs qui ont le mieux connu l’Afrique, dans les écrits d’hommes intéressés à la traite, et qui ont résidé longtemps sur les lieux où elle se fait; et, enfin, dans cette collection précieuse de dépositions faites, soit à la barre des communes de l’Angleterre, soit à son conseil privé, et je terminerai par indiquer un parti que je crois sage et conforme aux circonstances, sans blesser les principes. Je vous prie de me prêter toute votre attention et de m’écouter avec indulgence. C’est à la découverte de l’Amérique que remonte l’origine de la traite des noirs. Le farouche et barbare Espagnol, après avoir épuisé dans ses mines, et fait périr dans les tourments l’immense population que renfermait cette contrée nouvelle, imagina d’appeler des mains étrangères pour cultiver un sol qui lui offrait tant de jouissances. La cupidité se masque souvent du voile de l’humanité pour parvenir plus sûrement à son but. En volant des hommes. à l’Afrique pour les répandre dans les colonies, en demandant la protection des puissances étrangères pour soutenir ce brigandage, jes trafiquants exposèrent que ces peuples étaient (1) Le discours de M. Pétion de Villeneuve n’a pas été inséré au Moniteur. (2) Je ne me permettrai aucune réflexion sur le décret que l’Assemblée nationale a rendu dans l’affaire des colonies, ni sur la manière dont elle l’a rendu. Voici Je discours que je me proposais de prononcer, si la discussion eût été ouverte. Je me suis fait un devoir de n’y rien changer. (Note de M. Pétion de Villeneuve).