[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [25 juin 1790.] AgQ frapper si elle ne vient d’un pouvoir égal à eux, et il n’y a point de pouvoir de cette nature. Il existe un pouvoir supérieur aux représentants de la nation, c’est la nation elle-même. Si elle pouvait se rassembler en corps, elle serait leur véritable juge... Si vous ne consacrez ces principes, vous rendez le Corps législatif dépendant d’un pouvoir inférieur, qui, pour le dissoudre, n’aurait qu’à décréter chacun de ses membres. Il peut le réduire à la nullité, et toutes ces idées si vraies, si grandes, d’indépendance et de liberté, ne sont plus que des chimères. Je conclus à ce qu’il soit déclaré qu’aucun représentant de la nation ne peut être poursuivi dans un tribunal, à moins qu’il ne soit intervenu un acte du Corps législatif qui déclare qu’il y a lieu à accusation. M. Pétlon. Le préopinant a exposé des principes incontestables, et sans lesquels il n’v a plus de liberté individuelle pour les membresde cette Assemblée. La seule chose qui ait pu jeter un moment de trouble dans la délibération, c’est qu’on a pu soupçonner l’intention de faire juger le délit par les représentants de la nation. La conclusion de M. Robespierre a écarté cette idée. L’Assemblée, qui a le droit de décider s’il y a lieu à accusation, ne juge pas ; et si sa décision est aflirmative, elle dépouille l’accusé de son inviolabilité, et autorise les tribunaux à le poursuivre. 11 vous appartient en ce moment de suspendre la procédure, de demander que M. de Lautrec se présente devant vous; il a le droit d’être entendu : s’il n’y a pas lieu à accusation, la procédure cessera ; s’il y a lieu à accusation, elle sera continuée, et vous indiquerez le tribunal. M. "Vlguler, député de Toulouse. Plusieurs honorables membres ont entendu avec surprise que le procureur du roi ait rendu plainte à la municipalité, et que les officiers municipaux aient informé et décrété. Ceci tient à une localité que je dois vous faire connaître. L’Assemblée nationale a décrété que, jusqu’à l’organisation de l’ordre judiciaire, la justice serait rendue suivant l’ancien régime. C’est en vertu de ce décret que la justice criminelle est rendue à Toulouse par la nouvelle municipalité, comme elle l’était par l’ancienne, d’après un privilège particulier, et que le procureur du roi exerce les fonctions du ministère public. Je ne me présente pas pour appuyer l’accusation intentée contre M. de Lautrec; mais puisqu’on a inculpé gravement les officiers municipaux, qu’il me soit permis de faire quelques observations. La ville de Toulouse a été très agitée pendant trois ou quatre mois, et surtout depuis l’établissement de la nouvelle municipalité. Placée entre Nîmes et Montauban, sa situation était assez inquiétante. Les officiers municipaux ont travaillé jour et nuit, et je ne crains pas de dire que de toutes les municipalités, il n’en n’est pas qui ait montré plus de zèle et de courage. Sans compromettre, non seulement la vie, mais le temps d’un seul citoyen, elle est parvenue à réunir toutes les classes. De huit légions qui forment la garde nationale, une seule était égarée ; la municipalité a été assez heureuse pour l’éclairer, et cette section a demandé à être incorporée avec les autres, et à députer comme elles à la confédération du 14 juillet ; nous venons d’en recevoir la nouvelle. Les officiers municipaux ont rompu toutes les mesures des ennemis du bien public, en arrêtant, dès le principe, les manœuvres et les complots. Us ont commencé trois ou quatre procédures ; et quand le danger a été passé, il n’ont pas cru devoir y donner des suites... Je demande s’ils pouvaient refuser d’instruire sur la plainte du procureur du roi ; s’ils pouvaient refuser de décréter M. de Lautrec ? Ils ne connaissaient pas sa qualité de représentant de la nation. M. de Lautrec est député de Castres, et non de Toulouse, comme on a paru vouloir l’insinuer ; les officiers municipaux croyaient, avec toute la province, que M. de Lautrec avait donné sa démission, puisque depuis les premiers jours de mars on le voyait dans le département. Ils pouvaient croire “d’ailleurs, d’après le texte même de vos décrets, que l’inviolabilité des députés n’était point absolue; si je m’en souviens bien, le décret excepte les délits qui pourraient troubler l’ordre public. Cependant, dès le moment où les officiers municipaux ont connu légalement la qualité de M. de Lautrec, ils ont arrêté la procédure. Il y a un grand nombre de témoins ; ils n’en ont entendu que trois, et ont expédié un courrier extraordinaire pour demander les ordres de l’Assemblée nationale. Quand ils se sont ainsi conduits, ils reçoivent pour récompense de leur zèle et de leur patriotisme une inculpation de la part de l’Assemblée nationale... (On applaudit dans une grande partie de la salle ; et ces mots plusieurs fois répétés se font entendre : Non , non , ils ne sont point inculpés !) Un honorable membre n’a-t-il pas dit que les officiers municipaux étaient indignes de la confiance de l’Assemblée nationale, ainsi que de celle de l’accusé? N’a-t-il pas dit que la procédure était un complot, et, dans la même opinion, les instigateurs de ce complot ne sont-ils pas les officiers municipaux ? Je n’en dirai pas davantage; je m’en rapporte uniquement à la sagesse et à la justice de l’Assemblée sur la détermination qu’elle prendra. (La discussion est suspendue.) M. le Président. M. le maire de Paris se présente, et demande à être introduit à la barre avec une députation des vainqueurs de la Bastille; il annonce que l’objet de cette députation est très pressant. M. Bailly, maire de Paris. Les braves citoyens qui se sont distingués à la prise de la Bastille, et que vous aviez comblés d’honneurs, instruits que le décret rendu à leur égard excite des réclamations, se sont assemblés ce matin ; ils ont pris un arrêté dont je vous prie d’entendre la lecture. Je demande de l’indulgence pour une rédaction qui a été très précipitée. Je dois observer que dans cette assemblée nombreuse j’ai trouvé autant de patriotes que d’individus ; que le dévouement inviolable à la Constitution, le respect pour l’Assemblée nationale et le désir de la paix y étaient unanimes. Un des membres de la députation fait lecture de l’arrêté des vainqueurs de la Bastille : il est ainsi conçu : « Les vainqueurs de la Bastille, reconnus dans les procès-verbaux de vérification faits de l’autorité de la commune et déposés aux archives de la nation, convoqués en assemblée générale dans l’église des Quinze-Vingts, et présidés par M. le maire, assistés de leurs commissaires, instruits que le décret par lequel la première Assemblée nationale a récompensé leurs services sert d’instrument à l’aristocratie expirante pour chercher à souffler le feu de la guerre civile et à animer 464 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. ]25juin 1790.] les uns contre les autres les conquérents de la liberté, c’est-à-dire la garde nationale de Paris et les ci-devant gardes françaises, contre leurs frères d’armes et concitoyens; les vainqueurs de la Bastille, trop glorieux déjà de ce que le 14 juillet, Je jour où ils ont pris la Bastille, a été choisi par l’Assemblée nationale pour l’époque de la liberté conquise et de la fédération générale de toute la grande famille; considérant que l’honneur est dans l’action du 14 juillet, bien plus que dans les récompenses; qu’ils sont assez honorés d’avoir su les mériter, pour pouvoir se passer de distinctions qui n’ajouteraient rien à leur patriotisme, et que le sacrifice qu’ils vont faire doit rétablir la tranquillité publique; considérant que si l’Assemblée nationale doit faire respecter ses décrets, et ne peut souffrir qu’il y soit dérogé, les vainqueurs de la Bastille seuls peuvent consentir à ce qu’il soit porté atteinte à celui qui leur a été accordé : ont unanimement arrêté de charger M. le maire et leurs commissaires de porter à l’Assemblée nationale la déclaration solennelle qu’ils font de renoncer, si l’intérêt de la Constitution l’exige, à tous les honneurs dont ils ont été couverts par le décret du 19 de ce mois, notamment à une place distinguée parmi leurs frères d’armes , lors de la fédération du 14 juillet et lors de la formation des gardes nationales , ce à quoi ils avaient déjà solennellement chargé leurs commissaires de renoncer, et à quoi ceux-ci avaient renoncé en leur nom le jour même du décret. Ils sont bien sûrs que l’on n’accusera pas les vainqueurs de la Bastille de faire cette démarche par la crainte de menaces : le reste de leur sang, qui n’a point coulé sur les murs de la Bastille, ils étaient prêts, s’il l’eût fallu, à le répandre pour le maintien des décrets. » Le vrai sentiment de la gloire et du bien public l’a emporté dans leurs âmes, déjà exercées à tout sacrifice pour la patrie ; et l’on dira : ceux qui ont pris la Bastille l’ont prise pour établir la Constitution; ils ont été comblés d’honneurs nationaux; ils ont su y renoncer pour le maintien de la Constitution, et ce dernier coup abattra la dernière tête de l’hydre. Et à la fin de la délibération, l’un d’eux, M. Hulin, a détaché son ruban et la médaille accordée par la commune aux ci-devant gardes-françaises, et qui lui avait été donnée : il a annoncé qu’il allait la reporter au comité de MM. les gardes, en déclarant que s’il faisait cette démarche, ce n’était pas qu’il ne fût très honoré de porter une marque de patriotisme, mais qu’il ne voulait point une distinction qui n’éiait pas commune à ses frères d’armes, lorsqu’ils renonçaient aux leurs. Au même instant, M. Léonard Bourdon, l’un des commissaires, a fait le recueil de tous les rubans des vainqueurs de la Bastille, dont ils vont faire hommage sur l’autel de la patrie. » (Ces rubans sont présentés par ce commissaire.) M. le Président. Déposer par amour pour la paix publique les palmes de la victoire, c’est un honneur plus beau, plus touchant que de les avoir méritées ; c’est un sacrifice digne des vainqueurs de la Bastille. Le courage et le civisme ne seront jamais séparés dans vos cœurs ; ils seront toujours vos titres à la gloire. L’Assemblée nationale va prendre en considération votre arrêté ; elle ne peut qu’être touchée des sentiments que vous y développez. L’Assemblée vous engage a assister à sa séance. M. Rœderer. Ce n’est pas seulement à l’amour de la paix, le premier de nos besoins, c’est aussi à l’amour de l’égalité, le premier de nos devoirs, que les vainqueurs de la Bastille viennent de faire un noble sacrifice. L’Amérique, qui leur a tracé leur démarche, nous trace aussi le parti que nous devons prendre. L’Amérique avait voulu resserrer par des liens d’une union fraternelle les citoyens qui avaient défendu la patrie avec le plus de succès et de gloire : mais bientôt les chevaliers de Cincinnatus reconnurent que cet ordre chevaleresque introduisait de l’inégalité parmi leurs concitoyens, et ils l’abdiquèrent, L’Amérique a reçu ce sacrifice. Semblables à ces premiers défenseurs de la liberté, les vainqueurs de la Bastille viennent présenter à l’Assemblée nationale un sacrifice de même nature : il me semble devoir être accepté par elle. Je demande que la partie du décret qui accorde des distinctions particulières aux vainqueurs de la Bastille soit rapportée. M. Démeunier. Je demande qu’il soit fait une mention honorable dans le procès-verbal, et qu’on passe à l’ordre du jour. M. Moreau, (ci-devant de Saint-Méry). Si j'avais pu méconnaître ceux que j’ai admirés le 14 juillet, je les aurais bien reconuus à leur langage. Ils ne veulent recevoir de la patrie d’autre honneur que celui de la servir encore. Je demande que l’Assemblée nationale leur donne acte de l’abandon qu’ils viennent de faire, et témoigne sa satisfaction des sentiments qui les a conduits à cette démarche. M. de Menou. Les vainqueurs de la Bastille viennent de nous donner un grand exemple ; il doit être suivi; en conséquence, je demande que le roi soit supplié de détruire tous les ordres... (Il s'élève beaucoup de murmures.) Je n’ai pas prétendu dire qu’il n’en existât pas. . . (Les murmures redoublent.) M. Martineau. Je demande qu’on passe à l’ordre du jour. On ne peut pas faire une semblable motion. M. de Menou. Je voulais demander qu’il fût créé, à la place des ordres anciens, un ordre national qui serait conféré par le roi. . . (On passe à l’ordre du jour.) La proposition de M. Moreau est adoptée, et le décret est rendu comme il suit : « L’Assemblée nationale , touchée du noble patriotisme des braves citoyens qui ont contribué à la prise de la Bastille le 14 juillet, accepte leur renonciation aux distinctions qui leur avaient été accordées par le décret du 19 de ce mois. Elle décrète, de plus, qu’il sera fait , dans le procès-verbal, une mention honorable de leur généreux sacrifice. » M. le Président. L’Assemblée revient à la suite de la discussion sur l'affaire de M. de Toulouse-Lautrec. M. Moreau, député de Tours. Je demande que les comités de Constitution et des recherches soient chargés de présenter demain matin un projet de décret sur les principes de l’inviolabilité des députés et sur l’affaire de M. de Lautrec. L’Assemblée rend un décret conforme à cette proposition. La séance est levée à quatre heures moins un quart.