[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES [27 novembre 1790.] du royaume qui connaît déjà, par sa propre administration, quel est le zèle et l’activité que l’amour de mon devoir, plus que la satisfaction fréquente du succès, m’a inspirés sans aucun relâchement, aura la preuve de l’universalité de ce même zèle, également actif sur toutes les autres parties de ce vaste Empire. Au surplus, l’Assemblée nationale et son comité des finances ont déjà connaissance, par un nombre assez considérable de lettres que je leur ai écrites, d'une partie des faits les plus importants, à l’occasion desquels, en leur faisant connaître les soins que j’avais pris pour le retour de l’ordre, j’ai mis l’Assemblée à portée de reconnaître les causes et l’étendue des obstacles, et en même temps de déterminer et de mettre entre mes mains des moyens efficaces de les surmonter. i Je ne dirai pas cependant que tous mes efforts aient été infructueux : je rends avec plaisir hommage au zèle et au concours loyal et patriotique de Ta plupart des directoires de départements ; et plus d’un de ces directoires m’a procuré de temps en temps la satisfaction de voir des résistances surmontées ou cessées, et des perceptions rétablies, même après de longues interruptions. Je crois, Monsieur le Président, vous avoir rendu le compte qu’un des membres de l’Assemblée a désiré de moi; j’aurai évité de le rendre, pour ne pas affliger l’Assemblée de récits pénibles, que je sais lui être quelquefois désagréables, et qui au fond sont moins essentiels à mettre sous ses yeux, que les moyens de faire cesser les désordres qui tarissent le Trésor public. Ces moyens résulteront sans doute de l’établissement entier d’une organisation générale, du retour de la subordination des peuples et de l’autorité des lois, du renouvellement des forces publiques. C’est au relâchement de ces ressorts, en même temps qu’aux fléaux physiques, que tient le dépérissement des revenus publics. Il ne peuvent se rétablir ni se conserver, que lorsque l’Assemblée aura pourvu à la première de ces deux causes de nos maux, par la sagesse de ses décrets; à la seconde, par les secours de sa bienfaisance. Mon zèle ne cessera jamais de seconder ses efforts, de seconder toutes les ressources dont j’apercevrai des germes, de mettre et de tenir sans relâche en activité tous les moyens dans lesquels je trouverai quelque principe d’énergie. Je dois et j’ai voué à la chose publique, au salut de ma patrie, aux devoirs de ma place, un zèle, un travail, une persévérance infatiguables. Ma conscience, mon véritable juge, et j'ose dire le royaume entier, seront les témoins et les garants de ma fidélité à ces engagements. Je suis avec respect, Monsieur le Président, votre très humble et très obéissant serviteur. Signé : LAMBERT. M. d’Ailly, membre du comité des finances. Je dois garantir l’Assemblée des fausses alarmes qu’elle pourrait prendre, en l’avertissant que le zèle des administrateurs a, en grande partie, rétabli l’ordre, et qu’il a été perçu dans le mois d’octobre dernier 3 millions de plus que dans le mois précédent. Un membre annonce qu’il s’est élevé dans nlu-sieuts tribunaux de dislricidesdil'licullésdciupurt des suppléants relativement aux fonctions qu’ils croient leur être attribuées pendant l’absence des juges qui, étant membres de l’Assemblée nationale, n’ont pu être installés. Des prétentions de diverses sortes sont en outre manifestées, soit par les juges, soit par les suppléants et ce désordre est préjudiciable à la chose publique. L’orateur demande que l’Assemblée porte un décret à cet égard. (L’Assemblée charge son comité de Constitution de prendre connaissance de ces objets et de lui présenter incessamment un projet de décret.) M. ïe Président. L’ordre du jour est un rapport des comités de Constitution et de jurisprudence criminelle , concernant la loi sur la police de sûreté , la justice criminelle et l'institution des jurés (1). M. Adrien Duport, rapporteur (2). Messieurs, vous avez décrété l’établissement des jurés en matière criminelle. Dès les premiers moments de leur travail sur cet objet important, vos comités de Constitution et de jurisprudence criminelle réunis ont senti que cette institution nouvelle ne pouvait s'accorder en rien avec nos ordonnances et notre forme actuelle d’instruction ; il leur a paru nécessaire de tout refondre pour pouvoir former un système complet où tout fût d’accord, et renfermer dans une seule et unique loi tout ce qui concerne l’administration de la justice criminelle; c’est ce travail qu’ils ont l’honneur de vous soumettre en ce moment. Il est inutile de recommencer ici l’éloge d’une institution que vous avez adoptée, mais tant que l’expérience n’aura pas rendus évidents et sensibles les avantages qu’elle renferme, il faut beaucoup de méditation et d’étude pour pouvoir les apprécier avec justesse. Ce n’est que par de grands efforts que l’on parvient à réaliser dans la pensée un ordre de choses qui n’existe pas, et si l’on vient à juger ce travail, avec les premiers aperçus de l’esprit, borné à des résultats extérieurs et superficiels, l’on ne peut jamais apercevoir le tissu solide et caché qui en unit fortement toutes les parties. Aussi nous osons croire que l’on examinera avec attention notre travail avant de prononcer. Ce n’est pas le juré des anglais que nous vous proposons d’adopter, Messieurs ; nous avions devant nous le grand livre de la nature et de la raison : c’est là que nous avons cherché nos principes ; et nos yeux accoutumés à y lire depuis prés de deux ans, nous ont permis peut-être de le consulter encore avec fruit dans cette occa-(1) Le Moniteur n’a reproduit que des extraits de ce rapport. (2) AVERTISSEMENT. La loi que l’on présente ici est le fruit d’un long travail. Le rapport qui la précède a pour objet d’eu retracer en peu de mots les bases, ainsi que les questions principales qu’elle présente; savoir : la division générale en police et justice, la formation et l’organisation de ces deux institutions, le système d’accusation, la nature des preuves, les moyens d’assurer la liberté individuelle, enfin la composition des deux jurés. Ces objets mêmes sont traités avec la rapidité que nous commandent la multiplicité de nos travaux et la juste impatience de les voir bientôt se terminer. On a tâché partout d’énoncer le principe et de laisser à découvert la chaîne des idées. Si cette méthode est la moins attrayante et la plus sèche, elle est au moins la plus sûre; le lecteur peut se sentir fatigué de cette marche, mais il arrive au but, et ses dégoûts pendant la route tombent souvent sur l’auteur et rarement sur le sujet. Cet inconvénient est léger, sans doute, et quiconque y serait sensible, prouverait qu’il a moins de patriotisme que de vanité. [27 novembre 1790.) 43 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. gion. Nous n’avons pas néanmoins négligé de nous aider de l’expérience d’un peuple libre et éclairé; elle nous a beaucoup servi : et dans les points importants, nous nous ferons un devoir de rapprocher l’institution anglaise de la nôtre, afin de vous mettre dans le cas de prononcer avec plus de connaissance sur notre ouvrage. Qu’il nous soit permis d’abord de présenter quelques vues générales sur l’objet même de ce travail. Le but immédiat de l’établissement qui nous occupe, est la recherche et la punition de ceux qui troublent l’ordre public, qui attaquent la liberté publique ou individuelle; il est donc nécessaire de s’être formé d’avance une idée juste et saine de ce qui constitue vraiment l’ordre public dans une société. Il faut définir et assurer la signification précise de ce mot, dont on a tant abusé, V ordre public; il faut arracher pour toujours au despotisme et à ses agents cette bannière, autour de laquelle ils ont essayé un moment de rallier leurs forces expirantes pour écraser les amis de la liberté ; c’est à ceux-ci qu’elle appartient : qu’ils la reprennent, eux seuls pourront l’honorer, eux seuls sauront la défendre. De tout temps il s’est trouvé de ces hommes qui n’aiment dans l’autorité que l’autorité même, qui s’y attachent par le plaisir ou l’espérance de l’exercer, qui se font le centre de toutes les relations sociales et ne voient autour d’eux que des devoirs à leur rendre, pourquoi le peuple a toujours tort, et les agents de l’autorité toujours raison. De tels hommes se sont unis aux despotes pour appeler l'ordre public une tranquille servitude, une patience honteuse de l’injustice et de l’oppression. Ce n’est pas là, Messieurs, votre doctrine, ni la nôtre. Le véritable, le légitime, le seul fondement de l'ordre public est la justice. Nul homme ne peut être obligé que par la convention qu’il a souscrite, ou par la justice qui est la base de toutes les conventions (1); s’il en existe une seule dans laquelle on n’ait écouté ni ma volonté ni mon intérêt, elle est nulle à mon égard ; et si l’on emploie la force pour me contraindre à y obéir, cette force, étant illégitime, n’est plus qu’une oppression : je puis, je dois y résister. Les peines dont on menacerait ma désobéissance seraient également injustes ; car les peines sont des moyens de force employés pour contraindre à l’observation de la justice, qui la supposent toujours et ne la suppléent jamais. Maintenant, si les lois, qui ne sont que des transactions de plusieurs hommes entre eux, an lieu d’assurer à chacun les droits sacrés qu’il tient de la nature, et pour la garantie desquels il existe en société, au lieu d’être dirigées vers l’intérêt général des associés, n’ont pour but que de satisfaire l’intérêt de quelques individus ; si elles n’existent, ne veillent, ne s’inquiètent, ne s’arment que pour une certaine classe d’hommes, et qu’elles négligent tous les autres, u 'attendez d’obéissance de ceux-ci que jusqu’au moment (i) C’est, la combinaison de ces deux choses qui forme une Constitution vraiment libre. L’on peut ici remarquer en passant l’excellence du gouvernement représentatif sur tous les autres. Dans un gouvernement immédiat et purement populaire, la base de la loi est la volonté réelle des citoyens ; celte volonté peut être et est souvent erronée et injuste. Dans un gouvernement représentatif, au contraire, c’est moins la volonté réelle des citoyens que leur volonté présumée, qui est la base des décrets do leurs représentants. Or la volonté présumée d’un peuple est toujours la justice. où, éclairés 6ur leurs droits, ils se lèveront, et regardant autour d’eux, ils verront partout ces droits écrits de la main de la nature : ils les verront surtout dans la faiblesse de ceux qui les oppriment. Alors devenus terribles par cette légitime et respectable alliance de la justice et de la force, aussitôt qu’ils ne voudront plus être esclaves, ils auront déjà cessé de l’être. Ainsi s’est opérée sous nos yeux cette glorieuse et sublime Révolution qui, en éclairant les autres peuples sur leurs droits, leur servira un jour de modèle, et d’effroi à leurs oppresseurs. Elle a détruit cette anarchie sourde, ce désordre réel du despotisme, pour y substituer l’ordre véritable, celui qui est fondé sur la justice et l’égalité des droits. Qu’ils cessent de dire, ces hommes sans prin-cipes, que le succès l’a seul légitimée; et que, sans lui, les amis de la liberté eussent été coupables. Non : la vertu n’est pas ainsi soumise aux caprices des individus, et aux hasards des événements : elle sourit au bonheur et fait tête à l’infortune; mais il ne dépend ni des hommes, ni des choses d’altérer son immuable essence. De toutes les leçons que les hommes doivent à ce mémorable événement, la plus importante, sans doute, est celle qui, réalisant sous leurs yeux des maximes jusqu’alors abandonnées à la spéculation, a démontré à ceux qui président aux conventions sociales, que , si c’est leur devoir rigoureux de faire des lois justes, c’est aussi le plus sûr moyen de l’obéissance. On a vu détruire un gouvernement que tant de forces et de puissances combinées semblaient rendre immortel ; et l’on s’est soumis, sans peine, à des lois que la raison et l’intérêt générai ont seuls longtemps appuyées. On ne peut nier néanmoins, qu’un, système d’oppression et d’injustice ne puisse être maintenu longtemps. C’est un art bien connu des tyrans, et toujours employé avec succès , que celui de corrompre et de diviser; les temps actuels en fourniraient la preuve au besoin. L’on peut établir des peines cruelles ou des châtiments arbitraires, des exils, des lettres de cachet, tout cet appareil formidable de la tyrannie, inventé pour préserver les despotes des effets de l’exécration et de la vengeance des peuples. Après tout, oserez-vous appeler ordre public , celui qui, blessant tous mes droits, arrache de moi une soumission douteuse, imparfaite, toujours prêle à cesser avec la contrainte qui l’exige. Est-ce un ordre public que cette violence continue qui, pour avoir comprimé les effets des passions au dehors, n’en a pas pour cela détruit la cause ; mais qui les forçant à rentrer an fond de l’âme, les contraint à y changer de nature et de caractère ; et au lieu des passions généreuses et extérieures des hommes libres, produit des passions basses et viles, la méfiance, la crainte, l’hypocrisie, la fausseté, tous les vices des esclaves? Est-ce doue là les éléments du bonheur et de la paix publique? Et suftit-il, pour être en paix, de ne pas s'entr’égorger? C’est uue théorie également juste et consolante au contraire, que celle qui nous apprend que la justice, l’humanité et la politique, qui paraissent aux esprits superficiels, former trois sciences distinctes, et servir de ralliement à différentes doctrines bien analysées, ne sont qu’une même chose; qu’elles se rapportent non seulement au but, mais même dans les moyens d’y parvenir. Quelques savants, je le sais, s’affligent de tant de simplicité; moi, je suis honteux de la science 44 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 novembre 1790.] de tant de grands hommes, qui n’a jamais su rien produire d’utile au genre humain. Si, donc, au lieu de cette continuité de travaux, et de ces calculs barbares, nécessaires néanmoins pour consolider vos injustices; si les lois ne sont plus que l’expression d’ime convention libre entre les hommes, ou si la justice en a dicté les dispositions, annoncez-les, vous serez obéis ; vous n’avez plus besoin d’un art si difficile; vos peines peuvent être plus douces et plus rares (1) : les lois deviennent alors l’intérêt le plus cher de tous les citoyens : c’est pour elles que l’on veut vivre; c’est pour elles que l’on est prêt à mourir. Qui ne connaît la force et la vivacité de l’amour de la patrie et des lois, de ce sentiment dont il faut souvent tempérer l’énergie, parce qu’il tendrait à effacer ceux de la nature et de l’humanité? Eh! qui sait résister à la justice? Voyez ce peuple furieux, irrité, prêt à tout renverser : c’est la justice, ou au moins son image, qu’il poursuit dans son aveugle emportement; c’est par une action juste qu’il sera retenu. Comment des hommes paisibles et occupés ne seraient-ils pas dirigés par elle? Soyez justes seulement , les peuples seront tranquilles; ils le sont bien sous le despotisme. Sans doute, tout homme doit préférer la liberté à la paix, lorsqu’il est contraint de choisir entre elles; mais ce n’est que par leur union qu’il est vraiment heureux. C’est à l’ombre de la paix et de la justice qu’il développe sans effort ses facultés et ses talents, qu’il jouit des bienfaits de la nature et du fruit de ses travaux. G’est dans ce sens, et avec ces conditions, que l’ordre public est vraiment le premier besoin des peuples policés; ces deux biens, la liberté et la paix, notre Constitution nous les assure : voilà pour noos l’ordre public; voilà celui que nous désirons avoir, et que dous saurons défendre ; et si quelqu’un, malfaiteur ou despote, tentait de le troubler, saisissez-le sans hésiter; la justice elle-même vous arme du glaive de la force ; déployez contre lui une légitime puissance. Vous avez le droit d’arrêter cet homme ; vous avez celui de le punir : il est l’ennemi de la société ; il veut troubler, dans ses concitoyens, l’exercice des droits naturels que la loi leur assure. Maintenez l’ordre public, la justice, la liberté, la paix contre les atteintes qu’on veut leur porter. De la même main qui a terrassé le despotisme, et qui est toujours levée pour le combattre, arrêtez le malfaiteur, car l’un et l’autre troublent l’ordre public : qu’un ordre arbitraire ou un assassinat soient des crimes égaux à vos yeux, alors on voit que vous avez une juste idée du pouvoir et de la liberté; et les citoyens, loin de s’opposer à vous, sont prêts à se réunir pour vous soutenir : vous avez autant d’instruments de votre autorité, qu’il existe d’hommes libres dans l’Empire. En vain, en effet, aurait-on recherché avec soin ce qui est juste et utile à tous, si, lorsqu’il est connu, il n’est pas mis en usage. Ne pas exécuter la volonté générale, c’est la même chose que ne pas la consulter : c’est encore un nouveau despotisme; c’est celui de la faiblesse ou de la (1) On pourrait dire que le plus ou le moins de rigueur dans les peines sont le thermomètre des gouvernements, et que la douceur des peines doit servir à prouver sa bonté, de môme qu!en mécanique l’on juge de la perfection d’une machine par la simplicité des moyens employés pour la faire mouvoir. perfidie : on connaît cette ruse de rendre la liberté odieuse, et ses fruits amers aux citoyens ; on connaît aussi ce moyen d’amener le peuple au despotisme par le désordre; mais i! n’a pu réussir, car les amis de la liberté le sont aussi de la justice. Ils sont dignes de leur cause par leurs sentiments ; jamais l’idée du bonheur des hommes ne sort de leur pensée; ils n’ont qu’un but vers lequel ils dirigent constamment leurs actions; leurs principes sont les mêmes, soit pour obtenir, soit pour conserver la liberté, soit pour la défendre: ils savent que ce n’est pas par les moyens négatifs de la faiblesse ou de l’inertie que l’on maintient l'ordre public , mais par ce patriotisme sûr, éclairé et modeste, qui préfère la gloire d’exécuter à celle de l'invention, qui n’aspire qu’à être utile, et qui emploie sa volonté tout entière à faire exécuter celle de tous. Il est donc, pour les nations, deux dangers différents à courir, entre lesquels réside la liberté : l’abus des pouvoirs publics qui produit l’oppression de tous, et la violation de la loi qui produit l’oppression des bons par les méchants. Le seul moyen d’éviter ces dangers, c’est d’organiser avec soin les pouvoirs, les diviser avec précision, les limiter avec défiance, les diriger avec justesse vers leur but, les fonder sur l’utilité générale ; mais ensuite les laisser agir avec toute l’énergie dont ils ont besoin : car la devise des hommes doit être : « Laissez-moi mon indépendance, ou maintenez ma liberté ; je jouissais, sous l’empire de la nature, de droits indéfinis et illimités ; je consens à en restreindre l’usage sous l’empire de la société, mais il faut qu’ils me soient garantis et assurés. Mes forces étaient toutes à moi, maintenant je les emploie au soutien de la société; mais il faut qu’en retour elle me protège et me défende pour ramener ces idées générales à l'objet particulier qui nous occupe; il faut que la société crée une puissance qui veille à ma sûreté, à ma liberté, à ma propriété; quelqu’un qui accueille mes plaintes, qui favorise mes justes réclamations, qui se joigne à moi pour poursuivre celui qui m’a attaqué. » Si je suis accusé, au contraire, il faut que je sois certain qu’aucune de mes actions ne sera punissable que lorsque j’aurai pu d’avance l’avoir prévu; qu’aucune peine ne me sera infligée si je ne l’ai connue aussi d’avance; qu’en fin après avoir joui de tous les moyens de me défendre et de prouver mon innocence, des juges intègres, bien instruits de l’affaire, me jugeront avec impartialité et réflexion. Les moyens d’assurer à chacun ces avantages et ces droits, c’est l’administration de la justice qui les renferme. Aussi est-ce par cette institution que le but de l’association politique se trouve principalement rempli, et les hommes ne sauraient être libres et tranquilles, si la justice est mal administrée parmi eux. D’autres membres de cette Assemblée sont chargés par vous, Messieurs, de vous présenter les institutions prévoyantes et sages, destinées à prévenir les crimes : c’est là que résident les grands secrets de Part social et les véritables ressorts de la tranquillité publique. Nous leur envions cette douce et intéressante mission; la nôtre est, en supposant les crimes commis, de vous indiquer comment leurs auteurs seront arrêtés, poursuivis et jugés. Je passe ensuite aux moyens de la remplir. Dans une Constitution libre, ainsi que nous venons de le voir, les bons citoyens sont détour- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 novembre 1790.] nés de s’opposer aux lois par la justice; les méchants doivent l’être par la crainte. La loi doit à cet effet chercher dans le cœur de l’homme quelque partie sensible par laquelle il puisse constamment être saisi et détourné du penchant qui le porterait à l’enfreindre; il redoute l’infamie, la douleur, la privation de sa liberté; la loi le menace d’être puni coriorelle-ment, déshonoré, privé de sa liberté, s’il viole ses décisions : tel est l’objet des peines. Ce n’est pas sur l’homme qui la subit que la peine doit être considérée, car ce n’est pas pour lui qu’elle est spécialement établie; son objet véritable est de se montrer à la pensée de l’homme qui est prêt à se rendre coupable, de balancer ses penchants criminels; et lorsqu’il est prêt d’écouter l’intérêt momentané qui l’attire vers le crime, de le retenir et l’arrêter par la considération d’un intérêt plus fort qui le lui défend. C’est donc beaucoup moins la peine actuelle que l’action qu’elle exerce à l’avance sur l’individu, qui doit occuper le législateur; c’est cette action qu’il doit chercher à fortifier et à rendre, autant qu’il le pourra, efficace et puissante : or, le meilleur moyen d’y parvenir est de la rendre certaine et presque inévitable; car c’est une vérité que la raison et l’expérience confirment, que la sévérité de la peine retient moins les hommes, que la certitude de la punition. L’incertitude de la punition est un espace que le coupable place entre la peine et lui, dont il détermine à son gré l’étendue, et qu’il agrandit toujours par l’espérance. La certitude de la punition au contraire lui paraît être une conséquence immédiate et comme le contre-coup du délit qu’il va commettre : ces deux choses ne peuvent un instant se séparer dans son imagination; et si la violence de la passion ne ferme pas chez lui tout passage à la raison, la loi la plus irrésistible, celle de son bonheur et de son intérêt lui défend de commettre le crime. S’il est prouvé que les peines doivent être, autant qu’il est possible, certaines et inévitables, il est évident que la seule manière d’y parvenir, c’est que l’on puisse aisément s’assurer des coupables. La société sans doute ne voudra pas qu’un homme puisse être condamné sans les preuves les plus fortes: mais si l’on attendait qu’elles fussent réunies pour saisir et arrêter un coupable, tous échapperaient à la justice. Il faut donc de toute nécessité qu’un individu puisse être arrêté avant la preuve complète, c’est-à-dire lorsqu'il n’existe encore contre lui que de simples, mais fortes présomptions: c’est un sacrifice qu’il doit faire à la société, puisque ce n’est que par là que la tranquillité, la sûreté, la liberté de tous sont assurées; etchacun retrouve avec usure, dans cette jouissance complète de tous ses droits, le sacrifice léger et possible d’uu moment de sa liberté. Mais ce n’est que provisoirement que la société peut agir ainsi; une condition essentielle et inséparable de ce droit qu’elle exerce d’arrêter un citoyen sur des présomptions, est d’examiner promptement s’il y a lieu à le laisser privé de sa liberté; c’est à ce prix seul qu’un homme peut consentir que l’on suspende l’exercice de ses droits naturels. Ainsi ne séparons jamais le droit de la société d’arrêter provisoirement un citoyen, du droit de chaque citoyen d’être promptement jugé, et d’après le plus haut degré de certitude possible : sans ces deux choses, ou les coupables échappent, ou les innocents sont punis; et dans 45 ces deux cas la liberté, la sûreté publique et individuelle sont violées. Le moyen le plus sûr de suivre exactement ces distinctions et de respecter ces droits, c’est d’en rapporter l’exercice à des institutions différentes, dont l’une représente l’action de la société sur chaque individu, et l’autre renferme surtout les droits des individus contre la société. C’est d’établir des agents différents pour ces deux pouvoirs Il est évident d’ailleurs que ce n’est pas la même institution que celle qui arrête et celle qui juge, que celle qui se saisit du prévenu avant la preuve, ou celle qui n’agit et le condamne que d’après la preuve; celle-là est active et prompte, l’autre est passive et réfléchie; l’une est provisoire, l’autre est définitive; j’appelle l’une la police, l’autre la justice (1). Leur confusion, jusqu’à ce moment, était une des principales causes de la mauvaise administration de la justice : il est clair néanmoins qu’avec le même but en général, elles ont chacune un objet particulier qui exige une organisation particulière et des moyens différents. Si la justice continuait à être chargée de l’arrestation, l’opinion publique, qui juge naturellement sous le même point de vue les actes émanés des mêmes pouvoirs, verrait toujours une présomption odieuse et une sorte de condamnation dans le décret par lequel on s’assure de la personne d’un prévenu; l’homme arrêté conti-j nuerait à le voir aiusi : toutefois, c’est une méprise bien funeste à la sûreté publique, que cette opinion qui tend à flétrir d’avance l’homme qui vient s’acquitter d’un devoir aussi simple qu’important, celui d'éclairer la justice sur un fait qu’on lui impute, et lui déclarer la vérité qu’elle a besoin d’apprendre. Ehquoif l’honnête homme est-il à l’abri d’une plainte mal fondée, d’une dénonciation injuste? Peut-il même éviter la réunion imprévue de plusieurs circonstances qui semblent conspirer contre lui, ou doit-il refuser d’aller lui-même dissiper les soupçons? Mais un abus plus frappant encore de la confusion de la police et de la justice, c’est que le même homme puisse décréter et juger. Si cet homme est mon ennemi, il est à craindre qu’il ne me décrète que pour me condamner ensuite, ou qu’il ne me condamne que parce qu’il m’a décrété. Pourquoi exposer un individu à la tentation de commettre une injustice pour couvrir une erreur, d’échapper à la responsabilité d’une faute par une faute plus grande encore ? En remettant en des mains différentes la fonction d’arrêter le prévenu et celle de le juger, l’on fait cesser tous les abus : chaque institution conserve son caractère, son objet et ses moyens ; l’arrestation n’est plus que ce qu’elle doit être, une précaution nécessaire de sûreté et d’ordre public, à laquelle chacun se plie aisément; l’opinion publique l’appréciera sous ce rapport, personne ne sera tenté de s’y soustraire, et une police exacte et uniforme maintient, entre tous les citoyens, la tranquillité et l’égalité des droits. La surveillance générale de la société, pour prévenir les crimes, en constater l’existence, poursuivre les coupables, les arrêter, s’exerce par cette action prompte et provisoire qui s’appelle la police. (1) L'on a fait un grand pas dans une matière difficile, lorsqu’on a saisi une distinction fondamentale et vraie. Tout se simplifie ensuite, tout se rapporte et se classe avec facilité. Tout problème est uu mélange do partios obscures et claires, connues et inconnues; lorsqu’il est analysé, divisé, il est résolu.. {Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [T novembre 1790.] 46 Daignez, Messieurs, nous accompagner dans la marche de nos idées, et ne pas souffrir que votre imagination nous précède par des objections qui trouveront leur réponse dans la suite. Ces préliminaires étaient indispensables pour l’intelligence de notre pian ; nous allons à présent vous en tracer l’esquisse : 1» Division générale en police et en justice ; 2° La police, exercée par les juges de paix et autres officiers, apour objet de'recevoir les plaintes, les dénonciations, dresser les procès-verbaux, arrêter les prévenus et les remettre au tribunal de district. Là finissent ses fonctions ; 3° Un juré d’accusation dons chaque district, s’assemblant promptement pour décider si le prévenu doit ou non être accusé ; dans le dernier cas, l’accusé est remis en liberté ; dans le second, il est renvoyé au tribunal criminel ; 4° Un seul tribunal criminel par département, composé de quatre juges, savoir du président élu par tout le département, et de trois autres juges pris dans les districts, et de service tour à tour auprès du tribunal ; 5° Un accusateur public, également nommé par le département, chargé de poursuivre ceux que le juré d’accusation a remis à la justice, chargé aussi de surveiller les juges de paix et autres officiers de police ; 6° Un juré de jugement s’assemblant pour décider si l’accusé est ou non convaincu du crime qu’on lui impute, les juges appliquant la peine sur la déclaration du juré, et d’après la réquisition du commissaire du roi ; 7° Le commissaire du roi, dont la fonction est de veiller à l’exécution de la loi, de maintenir l’observation des formes, ayant le droit, ainsi que l’accusé, après le jugement rendu, et pendant le sursis déterminé par la loi, de porter l’affaire au tribunal de cassation ; 8° Enfin ce tribunal pouvant casser le jugement pour violation de formes importantes, ou mauvaise application de la loi. Développons en peu de mots ces bases et les motifs qui nous ont portés à les adopter. Organisation de la police. C’est une vérité bien connue, et que l’expérience a surtout confirmée, que la police journalière, celle qui agit immédiatement sur les individus, ne peut être convenablement exercée par un corps, mais qu’il vaut mieux la confier à un seul individu. 1° Elle doit agir avec célérité, et le mode d’action d’un corps est une délibération; 2° Un corps sert aisément d’abri pour couvrir les passions des individus qui le composent : il a de plus des passions, des préjugés, un amour-propre, des intérêts communs qui le fout mouvoir ; 3° Un corps n’est jamais lié aux moyens de son institution aussi étroitement qu’un individu. La responsabilité collective est comme impossible, au lieu qu’un seul homme est facilement contenu soit par l’action des lois, soit même par les regards du public et l’influence de l’opinion. En plaçant cet individu dans la municipalité, la police y serait trop active ou nulle, elle prendrait un caractère d’inquisition et de tracasserie, et se mêlant trop aisément aux mouvements journaliers qui agitent les esprits dans chaque endroit, forcée de prendre parti dans les plus petits intérêts .qui s’y débattent, elle serait une cause de trouble au lieu d’y maintenir la tranquillité; enfin, l’autorité, trop subdivisée et trop confondue avec les citoyens, perd nécessairement du respect qui lui est dû. D’un autre côté, nous avons pensé que, dans le district, la police serait trop écartée de ceux qu’elle doit surveiller; que tout recours à elle, devenant difficile, laisserait trop de penchant et de facilité aux vengeances particulières; et que rendant moins efficace la protection de la loi, la tranquillité des citoyens cesserait d’être assurée. C’est donc dans les cantons que nous avons établi le premier instrument de la police, et nous avons choisi pour cela i’officier public que vous y avez déjà institué sous le nom de juge de paix. C’est la véritable fonction du juge de paix que celle de veiller à la sûreté de ses concitoyens, de recevoir leurs plaintes et de s’assurer des agresseurs. Les habitants des campagnes, amenés par tous leurs intérêts auprès du juge de paix, s’habitueront aisément à le considérer comme l’arbitre général de tous leurs différends et le dernier terme de toutes leurs contentions ; presque toutes les affaires y finiront; beaucoup de haines et de vengeances viendront expirer devant ce tribunal de conciliation et de paix, et n’iront plus fatiguer les tribunaux, scandaliser le public et ruiner les plaideurs. Les nouvelles fonctions que nous attribuons à ces officiers publics, ajouteront à la confiance que doit inspirer déjà le choix des citoyens. Car ceux-ci portent naturellement leur considération et leur respect vers celui qui est chargé de veiller à leur sûreté et à leur propriété. S’ils aiment ceux qui leur fout du bien, ils respectent et considèrent ceux qui empêchent qu’il leur soit fait du mal. Ces nouveaux devoirs, quoique très importants, n’ont rien de vraimeut difficile, et n’exigent pas, de la part des juges de paix, une masse de connaissances plus grande que celle qui leur est nécessaire pour les fonctions qui leur sont déjà attribuées; néanmoins pénétrés, Messieurs, du besoin de donner à nos institutions naissantes, surtout à la police une grande énergie, et de marquer les premiers moments de la liberté par le caractère qui lui convient le plus, je veux dire une obéissance exacte aux lois, vos comités ont pensé qu’il serait utile de donner en ce moment aux juges de paix un secours, et aux citoyens un garant de plus de leur sûreté et de leur tranquillité. Nous croyons l’avoir trouvé dans une institution depuis longtemps consacrée à la police, investie de la confiance publique, et digne de cette confiance par de pénibles et continuels travaux, je veux parler de la maréchaussée. Il ne s’agit pas de lui rendre aucune part dans les opérations judiciaires, mais de lui donner de simples fonctions de police, dont leur zèle et leur intelligence les rendent très capables. Vous verrez, dans le rapport qui va vous être fait incessamment pour l’etablissement de la maréchaussée, qu’au moyen d’une distribution nouvelle de cette force civile, l’on placera dans chaque district un ou deux officiers commandants, plusieurs détachements ou brigades. C’est à ces officiers seuls que vos comités vous proposent d’attribuer, concurremment avec les juges de paix, les fonctions de la police. Iis n’ont point vu de dangers réels dans cette concurrence, puisqu’elle tend, d’un côlé, à présenter aux citoyens le choix entre ceux auxquels ils peuvent adresser leurs plaintes; et que, de l’autre, cette force publique est bornée, par sou institution, comme par la nature des choses, [27 novembre 1790.] [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 47 au seul maintien de la loi, et que même en s’exagérant les abus auxquels elle peut donner lieu, on va voir qu’ils seront facilement connus et promptement réparés. Tels sont les instruments de la police. Voici en abrégé leurs fonctions: conservateurs de la paix, partout où elle est fortement troublée par des excès ou violences, ils se transportent, dressent des procès-verbaux, saisissent les coupables, ou donnent ordre qu’ils soint saisis ; vengeurs officiels des attentats contre la société, ils tiennent d’elle la mission de poursuivre les auteurs des meurtres contre lesquels il n’y a point de poursuite privée, ainsi que les crimes qui intéressent le public ; enfin, chargés de favoriser les poursuites des particuliers, ils reçoivent leurs plaintes, leurs dénonciations mêmes, les portent devant le juré d’accusation après s’être assurés du prévenu, si les circonstances l’exigent. A cet effet, ils peuvent, d’après une information sommaire, donner un premier ordre, appelé mandat d'amener , pour faire comparaître le prévenu par-devant eux. Après avoir reçu ses éclaircissements, s’ils les trouvent insuffisants, ils peuvent le faire arrêter et l’envoyer devant le juré d’accusation en vertu d’un nouvel ordre appelé mandat d'arrêt. Tels sont leurs moyens, ou ce qu’on eût jadis appelé très improprement leurs droits. Tout homme, quel que soit son rang ou sa place,' est obligé d’obéir aux différents mandats des officiers de police, sous peine d’y être contraint par la force (1). Cet état de choses pourra paraître sévère, mais il est fondé sur l’égalité et la justice, et il n’est aucun ami véritable de la liberté qui ne doive l’approuver. Quant à ces hommes respectables par leurs motifs, mais dangereux dans leurs vues, qui n’entendent par ce mot de liberté que la jouissance des droits individuels, et oublient ce sacrifice mutuel qui en forme la garantie, je ne leur dirai pas que vos deux comités ont été unanimes ; j’oserai me présenter seul à leurs objections, et sûrs qu’ils n’ont pas de la liberté un sentiment et plus pur et plus vif que le mien, je leur dirai qu’elle ne saurait exister sans une exacte soumission aux lois ; que, dans un pay3 libre, le principe de l’obéissance étant change, le même pouvoir qui, sous le despotisme, aurait paru odieux et funeste, devient respectable et utile ; que le despotisme, toujours composé de faiblesse et de tyrannie, est vigilant et actif pour satisfaire ses vues, négligent pour défendre ou protéger l’intérêt public ; que, dans un pays libre, au contraire, l’intérêt général étant le seul mobile de la puissance, le régime y est sévère, parce que c’est la loi qu’on fait exécuter : Je leur dirai que si quelqu’un doit souffrir dans l’association générale, ce ne doit pas être les bons citoyens ; que néanmoins, avec une police inactive et sans pouvoir, les méchants deviennent libres, les bons seuls sont opprimés; je leur dirai encore : Vous voulez le bonheur des Français, eh bien ! songez à ces immenses travaux de leurs représentants, tous ces droits qui leur ont été rendus : tant de jouissances nouvelles et pures qui leur sont préparées, c’est l’ordre pull) En Angleterre, les procès-verbaux de levée des corps se font par un officier appelé coroner , lequel à cet effet assemble sur-le-champ un jury, précaution que nous avons remplacée en exigeant que deux notables au moins signent le procès-verbal de l’officier de police. Il est inutile, sans doute, d’ajouter que ces officiers sont responsables de leur prévarication. blic qui les leur assure et les retient près d’eux ; l'anarchie et le désordre les détruiraient et les feraient évanouir : je leur dirai enfin, sachez séparer les temps, les circonstances et les moyens qui leur conviennent. Trois choses sont à distinguer ici: la Révolution, la Constitution, l’ordre public; la Révolution a détruit tons les genres d’esclavage ; la Constitution a établi la liberté ; l’ordre public doit la maintenir. Lorsque vous fondez vos lois, que vous établissez votre Constitution, quittez tous vos préjugés et vos habitudes, donnez un libre essor à toutes vos facultés, n’écoutez que la raison, ne suivez que la nature. J’ai constamment ici professé ces maximes : mais elles sont faites ces lois, respectez-les, c’est votre volonté. Ce n’est pas tout de les suivre, il faut encore les chérir et réunir pour elles ce que vous devez à la justice, à l’humanité, à votre pays. Que la Révolution qui a changé votre gouvernement, change aussi vos mœurs. Vous étiez asservis à de frivoles usages, dominés par des préjugés ridicules ou honteux, soyez désormais fidèles à la loi ; laissez des hommes faibles ou corrompus encenser encore des idoles : votre culte à vous, sont les lois; c’est, sur ia terre, le seul digne d’un homme libre. Songez enfin, qu’autant la résistance est juste et généreuse contre des volontés qui règlent arbitrairement la destinée des citoyens, autant elle est coupable et déshonorante (1) contre des lois émanées de la volonté générale, qui protègent le pauvre contre le riche, la faiblesse contre la force, ia vertu contre le crime. Les hommes n’ont que deux manières pour s’assurer de la vérité : l’analyse et la comparaison. Voyons donc ce qui se passe à ce sujet chez un peuple libre, chez les Anglais. Là, an particulier arrêté par l’ordre d’un Justice, reste en prison jusqu’à l’arrivée du juge de circuit (c’est-à-dire, quelquefois six mois) avant que l’on ait déclaré seulement s’il doit ou non être accusé: punition déjà très grave, laissée provisoirement à la décision d’un seul homme contre la présomption naturelle de l’innocence. Les Anglais, à la vérité, admettent le prisonnier à présenter requête à la Cour du banc du roi, à l’effet d’obtenir d’ètre élargi en donnant caution, lorsque son crime est baülable. Pour nous, nous avons craint de donner à la police un pouvoir aussi étendu que celui de retenir un citoyen en prison jusqu’à son jugement. Ce pouvoir d’arrêter est nécessaire, mais il ne saurait être trop tôt limité. Un juré s’assemble et déclare si le citoyen arrêté doit ou non être accusé et traduit devant la justice; alors, sans doute, la présomption de l’innocence se trouve affaiblie par ua premier jugement, et il ne paraît étonnant à personne qu’unhomme,queses concitoyens accusent, soit privé de sa liberté jusqu’à la décision de son procès (2). Mais avant même cette décision du juré, le tribunal de district, sans pouvoir examiner le fond de l’affaire, et en supposant le crime corn-(1) Ce n’est pas à détruire l’honneur, c’est à l’identi fier avec la probité et l’amour des lois qu’il faut tendre. 11 faut flétrir l’injustice et cesser d’honorer l’homme qui désobéit aux lois. Voilàle moyen d’avoir les mœurs fortes et prononcées qui favorisent l’action de la société au lieu delà combattre. Voilà le seul moyen de détruire le préjugé qui maintient encore le duel. (2) Les Anglais ont aussi uu juré d’accusation, appelé grand juré, mais il n’a pas le môme effet que notre jur d’accusation. 48 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 novembre 1790.] mis, décidera s’il est de nature à mériter ou non une poursuite criminelle, et s’il y a lieu de présenter l’affaire aux premiers jurés; il décidera également si le prévenu est dans le cas d’être reçu à caution, car la loi ne peut vouloir que l’on arrête un citoyen lorsqu’il y a certitude morale qu’il ne s’échappera pas, ou qu’on pourra lui infliger la peine, quoique absent. Ainsi, le fait et Je droit, la forme et le fond, la question de savoir si le prévenu est assez fortement inculpé pour être accusé, et celle de savoir si le délit qu’on lui impute est de la nature de ceux que la loi veut qu’on poursuive criminellement : toutes ces questions sont promptement, sûrement et convenablement décidées. On ne saurait porter plus loin, je pense, le respect pour la liberté individuelle. 11 est un autre point essentiel et sur lequel nous surpassons encore les Anglais dans leur honorable et touchante sollicitude pour les droits sacrés de l’humanité. Chez eux, un prisonnier, même ses parents ou amis, peuvent donner requête aux juges, pour obliger tout geôlier ou autre individu de représenter la personne du prisonnier qu’il détient : disposition pleine de raison et d’humanité, mais insuffisante pour son objet. Je ne parle pas ici des effets de Yhabeas corpus contre la possibilité des détentions arbitraires; vous verrez, dans notre travail, que nous les rendrons plus certains encore et plus efficaces : je dis seulement que lorsqu’un homme, privé de l’exercice de ses facultés, privé conséquemment de tous moyens personnels de défense, même de celui de se plaindre et d’appeler autour de lui le secours de ses semblables, est confiné dans une prison, à la merci d’hommes que leur état rend au moins indifférents, s’il ne les rend pas durs et cruels; cet homme, oublié de ses concitoyens, sorti souvent de leur mémoire comme de leur présence, n’est-il pas en butte aux attentats et aux vengeances que l’on veut exercer sur sa personne? On serait peut-être saisi d’horreur, si l’on pouvait révéler tous les crimes secrets des prisons; mais la société, qui, en m’arrêtant, m’ôte les moyens de me défendre, n’est-elle pas obligée de s’occuper plus exactement elle-même de mon sort? Elle protégeait ma conservation lorsque je pouvais y veiller moi-même; m’abandonnera-t-elle au moment où la liberté m’étant ravie, je tombe dans la dépendance d’un autre ? Chez nous, non seulement les parents et amis pourront exiger que la personne arrêtée leur soit représentée, mais nous ferons un devoir aux officiers municipaux de veiller à l’existence et au sort des citoyens détenus, et à ce qu’il ne leur soit fait aucun mal, autre que la peine que la société veut leur infliger. Nous avons poussé, aussi loin qu’il nous a été possible, ces soins recommandés encore plus qu’ordonnés aux municipalités. Unir tous les citoyens par les devoirs d’une protection et d’une surveillance communes ; multiplier autour d’eux ces liens qui les attachent et les retiennent tout à la fois : voilà la racine même de la société. En suivant cette idée, nous avons pensé que chaque citoyen français devait être regardé comme appartenant à une aggrégation, à une communauté particulière, qui fût à son égard, dans l’ordre de la société, ce qu’est la famille dans l’ordre de la nature; qui s’intéressât plus spécialement à son sort, et fût disposée à prendre part à ses malheurs. Si l’accusé n’appartient à aucune famille, la justice doit lui désigner celle qui remplira à son égard cet office sacré. Ces familles, ce sont les municipalités. Etrangères à toute action judiciaire, nous avons voulu seulement qu’on leur donnât connaissance de l’arrestation, de l'accusation et du jugement de celui qui est plus particulièrement leur concitoyen ; que par elles les parents ou amis lussent avertis de ce qu’il lui arrive. Par là l’affaire d’un citoyen devient un événement malheureuxpour ses concitoyens: par là le progrès de l’instruction est toujours connu ; les faits à l’avantage de l’accusé, les témoins de son innocence peuvent être facilement présentés à la justice. Le zèle de l’amitié ou les devoirs de la probité peuvent facilement s’exercer. Par là les injustices et l’oppression sont aisément découverts et réprimés : par là enfin, l’homme déjà abattu sous le poids d’une accusation, ne sent pas ajouter à son malheur celui de se croire abandonné de tout l’univers. C’est dans l’infortune, c’est lorsque chacun se retire de vous, et vous fuit comme le malheur lui-même, que la société semble vouloir encore vous isoler davantage, et qu’elle vous refuse tout secours : c’est dans l’infortune néanmoins que l’homme cherche son semblable, et que l’humanité devient douce et nécessaire. Que l’accusé sache au moins qu’il existe au dehors des hommes qui s’intéressent à lui, qui s’affligent de ses maux, qui écarteront de lui l’injustice, qui faciliteront sa défense, et feront connaître son innocence. Ces idées, Messieurs, n’appartiennent pas seulement au sentiment. Tout serait dit en politique, et les hommes seraient heureux, s’ils voulaient considérer enfin l’égalité par les avantages qu’elle procure, et non par les privations qu’elle impose ; les haines, les animosités cesseraient ; chacun voudrait tirer son bonheur propre du bonheur général : toutes les forces, toutes les passions, qui maintenant ne se développent que pour se nuire réciproquement, seraient em-ployées désormais pour le profit de tous, et pour accroître le domaine commun du bonheur social. Organisation de la justice. Ici la scène change; les moyens, les agents ne sont plus les mêmes. La société, pour ne pas manquer un coupable, avait arrêté un citoyen avant d’avoir la preuve; elle va multiplier les précautions, pour assurer sa marche dans cette application toujours incertaine de la loi générale à un fait particulier (1). Elle semblait avoir perdu de vue les droits du citoyen, en l’arrêtant sur de simples indices : maintenant elle désire qu’il soit innocent; tous les moyens lui seront donnés pour se défendre ; tous, jusqu’à son silence même ; car la société se charge de la preuve. La justice doit être organisée de manière que ses décisions puissent avoir ie plus haut degré de certitude possible : c’est à ce point qu’il faut tendre par tous ses efforts. Eu effet, si la justice pouvait être infaillible, les hommes ne verraient en elle qu’une divinité tutélaire et bienfaisante; sûrs qu’en évitant, non les apparences, mais ie crime lui-même, ils ne pourraient jamais être punis. Quel est l’homme, au contraire, qui, pensant aux erreurs de la justice, n’est pas quelquefois saisi et attristé de l’idée qu’il peut un (1) Fixons bien nos idées. Il faut permettre, il faut favoriser cette hésitation, ce doute dans l’examen du fait ; il faut que l’application de la loi à un fait prouvé soit inflexible et indubitable. [27 novembro 1790.] [Assemblée nationale. ] jour en devenir la victime. Cette crainte vague diminue dans l’esprit de chacun l’opinion qu’il a de sa propre sûreté, en môme temps qu’elle altère la confiance qu’il doit avoir dans les lois et les institutions de son pays. Quand on répète qu’il vaut mieux que cent coupables échappent, qu’un seul innocent soit puni, on croit obéir à un simple sentiment d’humanité, mais c’est un principe évident de justice et de liberté qu’on énonce; car, lorsqu’un innocent est condamné, chacun tremble pour soi, et la sûreté générale en est plus attaquée, que parce qne cent coupables échappent à la justice. Ainsi, plus on parviendra à rendre rares les erreurs de la justice, plus la liberté individuelle sera assurée, et plus on resserrera les liens qui attachent les individus à la société. La théorie de la justice a deux choses: les agents qu’elle emploie, ou l’organisation des tribunaux, et le moyen de connaître lu vérité, ou la méthode d’instruction : ces deux objets forment la division naturelle que nous allons suivre dans le court développement de notre travail. Nous allons parler d’abord de la formation des tribunaux. Ce n’est point une chose arbitraire, lorsqu’on a des jurés, que l’organisation des tribunaux. Il faut de toute nécessité, pour cette institution, un tribunal d’un ressort étendu, un théâtre assez grand et assez vaste pour qu’elle ait tout son jeu, qu’elle jouisse de tous ses effets; pour que sa moralité puisse ressortir tout entière; et qu’enlin ses résultats, soutenus d’une opinion imposante, s’accréditent dans l’esprit des peuples, et y acquièrent le rang des vérités généralement reconnues. 11 faut encore nécessairement un homme placé à la tôle de tout l’établissement, qui le dirige et la fasse mouvoir souvent par des ressorts tirés plutôt de la nature et des sentiments primitifs, qne des lois et des formes. Sans cela, j’ose l’affirmer, vous n’aurez point de jurés, si vous voulez rapporter cette institution large et tirée de la nature, aux idées mesquines qui, jusqu’à nos jours, ont présidé à l’organisation de la justice (1). C’est donc par les principes de l’institution même, qu’en laissant aux tribunaux de districts les fonctions que la nature des choses et l’intérêt de la société semblaient leur attribuer, nous ne leur avons pas donné néanmoins le jugement dans les matières criminelles : d’abord, ils sont trop multipliés; de plus, nous avons craint de voir les impressions locales se mêler trop facilement aux opérations de la justice. C’est dans le département que nous avons établi le siège de l’administration de la justice criminelle. En cela, Messieurs, nous ne nous sommes nullement crus gênés par vos précédents décrets, puisque aucun d’eux ne s’applique à la justice criminelle, qui, par elle-même et par l’institution des jurés, est totalement distincte et séparée de la justice civile. D’ailleurs, en méditant les principes qui vous ont dirigés dans l’attribution aux tribunaux de district de tous les degrés de la justice civile, il (1) En Angleterre, le juge a un pouvoir discrétionnaire, (discretionary power) avec lequel il. fait plusieurs choses que la loi n’a pas prevu, mais qu’elle a laissé à son équité. Ainsi si le juge connaissait un moyen infaillible défaire connaître la vérité, il no se feia.it aucun scrupule de l’employer, car réellement il est juge pour cola. Eu France on laisserait plutôt périr un innocent que de le sauver par des moyens et avec des preuves que la loi n’aurait pas formellement autorisés. lre Série. T. XXL 49 est facile de remarquer votre intention : vous avez pensé que la loi devait aux citoyens, qui ne pouvaient s’entendre sur leurs intérêts, des arbitres officiels et légaux, établis près d’eux pour les arranger ; mais il n’en est pas de même de la justice criminelle. Celle-ci, armée du glaive de la loi, ne peut se passer d’un certain appareil et d’un peu de majesté. Cet appareil est nécessaire à l’opinion que les citoyens doivent concevoir de leur propre dignité, lorsqu’on prononce sur leur liberté, leur honneur ou leur vie : il est nécessaire aussi pour assurer l’indépendance des juges, et la confiance dans leurs jugements. D’ailleurs, les affaires criminelles sont plus rares et plus importantes; la société tout entière s’y trouve partie intéressée. Enfin, ce qui tranche la question, comme il n’est pas possible d’admettre d’appel, proprement dit, avec l’établissement du juré, les tribunaux de district seraient devenus juges en dernier ressort, contre leur institution et votre vœu bien marqué. Mais je vais plus loin, Messieurs; quel est celui d’entre vous qui n’éprouve pas une certaine peine, un sentiment contraire à sa sûreté, lorsqu’il pense que, dans la petite ville qu’il habite, ou auprès de laquelle il réside, se trouve réuni entre si peu de monde, tout ce qui est nécessaire pour Je juger; que, si près de lui, on peut l’arrêter, l’accuser, le condamner, lui faire subir son jugement, sans une plus ample participation du l'este de la société à sou sort, sans qu’à trois lieues cet événement soit connu ? N’est-ce pas une affection naturelle et juste de l’homme qu’on accuse, de chercher à étendre sur un plus grand nombre d’individus l’intérêt qu’il inspire? S’il est innocent, il voudrait attirer sur lui l’attention de l’univers; il voudrait, surtout, être jugé au-delà du cercle où il vit. Il a lieu de penser que cette opinion uniforme et fâcheuse, qui s’est formée contre lui, et qui semble l’accabler, ne sera pas partagée par des hommes éloignés, étrangers aux causes qui f ont produite et qui la soutiennent. La faculté qu'on laisserait à l’accusé de choisir le tribunal où il serait jugé, a les plus grands inconvénients, qu’il est facile de sentir, et qu’il serait trop long de détailler. Enfin, Messieurs, ne pouvant pas espérer de trouver dans chaque ville de district assez de citoyens pour être jurés de jugement, ou qui veuillent se dévouer à en remplir constamment les fonctions, nous avons pensé qu’on aurait un choix plus étendu et par conséquent meilleur dans la ville où réside ordinairement le directoire et les établissements publics, ville communément plus considérable et qui, étant généralement au centre, se trouve par conséquent la plus près possible de tous les points du département. Mais nous aurions véritablement vioté vos principes, si par là nous avions dérangé cette égalité précieuse que vous avez constitutionnellement établie entre les tribunaux : nous l’avons respectée, et ce nouveau siège n’aura aucune suprématie sur les aubes; il sera formé des mêmes membres. Un tribunal criminel ne saurait, non plus, attirer des plaideurs ou des gens de loi, ni par conséquent former cette atmosphère ruineuse et funeste qui jadis entourait les grands tribunaux, et que vous avez voulu détruire. Tous les avantages se trouvent donc ici réunis sans aucun danger. Notre premier soin a été d’y placer un homme 4 ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 80 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 novembre 1790.] nommé par les électeurs du département appartenant à tout le département, étranger à chacune de ses parties prises en particulier, lequel sera de service toute l’année dans le tribunal, présidera le juré, pourra en maintenir l’esprit, et diriger les mouvements principaux de l’administration de la justice. Cet homme est nécessaire au juré, comme nous l’avons dit, et la société tire en général un grand parti decesindividusqui, chargés seuls de hautes et importantes fonctions, sont forcés de mettre hurs actions sous l’œil de tout le public, pour qu’il existe un grand prix d’estime et de considération, et de grandes peines de mépris ou de blâme. On ne saurait trouver de plus puissants motifs pour porter les hommes à remplir des devoirs difficiles et à se dévouer entièrement à la chose publique. Chez les Anglais, non seulement un seul homme préside le juré, mais il applique la loi dans le circuit. Il paraît qu’ils ne trouvent aucun inconvénient à cet établissement; nous aurions craint néanmoins de vous le proposer. Les idées reçues parmi nous y sont trop contraires, et toute facile que puisse être la fonction d'appliquer la loi, surtout dans les matières criminelles, nous l’avons attribuée à un certain nombre de juges. Celui-ci de quatre nous a paru en général le [dus convenable, parce qu’il donne presque toujours une décision soit par la majorité de trois contre un, soit parce qu’en cas de partage l’avis Je plus doux doit être toujours suivi. Pour compléter ce nombre de quatre, nous avons appelé tour à tour les juges des tribunaux du département au nombre de trois. Voici nos raisons à cet égard : 1° De partager entre plusieurs individus les fonctions pénibles rie la justice criminelle, et de prévenir, parla, dansles hommes qui sont appelés à juger leurs concitoyens, l’espèce d 'insensibilité à laquelle la continuité de ces fonctions peuvent les disposer; 2° De prévenir une augmentation dans le nombre des fonctionnaires publics etdans les frais qui en sont la suite ; 3° D’entretenir entre tous les juges cette égalité constitutionnelle à laquelle tant d’avantages sont attachés; 4° Enfin, nous avons pensé que pour êtremem-bresdu tribunal de cassation vous exigeriez que l’on ait juge au criminel comme civil. Vous trouverez essentiel que ceux qui doivent ramener à l’exécution de la loi, la connaissent parfaitement; qu’ils aient pratiqué eux-mêmes ce qu’ils vont obliger les autres à pratiquer. Cet usage a eu lieu jusqu’à présent, et vous ne le détruirez pas aujourd’hui que vous voulez relever Pétat de juge en particulier et y maintenir l’émulation par les motifs honorables d’une légitime espérance et d’une juste ambition. Kn appelant successivement tous les juges du royaume aux fonctions criminelles, vous formez des hommes propres à remplir l’importante fonction de président; le tiihunal criminel sera vraiment composé de toutes les parties du département, il lui appartiendra réellement. Toutes vos vues sont remplies, le tribunal a l’importance et la dignité qui sont nécessaires, mais sans aucune prééminence sur les autres tribunaux, puisqu’il sera composé des mêmes membres ; il ne sera pas un tribunal supérieur, il sera un autre tribunal formé sur d’autres principes, comme ia justice criminelle elle-même a d’autres éléments que la justice civile. Auprès de ces juges le commissaire du roi du lieu sera de service; office important en matière criminelle pour le maintien et l’exécution uniforme des lois et pour la sûreté de l’accusé. Conservateur des formes essentielles de la justice, aucun acte de la procédure ne peut être fait que sous ses yeux, ou après lui avoir été communiqué, s’il est écrit : il peut toujours réquérir la stricte exécution de la loi, et les juges ne peuvent se dispenser défaire droit sur cette réquisition. A la vérité, elle n’a pas et ne peut avoir celui d’arrêter la marche du jugement et de l’instruction ; mais, après le jugement, le commissaire du roi peut, ainsi que l’accusé, porter au tribunal de cassation ses griefs contre Jui ; ils peuvent les fonder soit sur ia violation de formes importantes, soit sur une mauvaise application de ia loi. Les juges de cassation statuent sur les réclamations des commissaires du roi et de l’accusé; et, s’ils les trouvent justes, ils renvoient pour une nouvelle application de ia loi à un autre tribunal de département. C’est ainsi que le chef du pouvoir exécutif, présent par ses commissaires à tous les actes importants de la procédure, peut exercer la fonction qui lui est confiée et maintenir partout l’exécution de ia loi. C’est ainsi que les citoyens libres et tranquilles, ne craignant ni les ordres d’un despote, ni la volonté arbitraire des juges, n’obéissent qu’à la loi. Il reste une partie importante, celle qui met en mouvement toutes les autres, et que j’ai laissée de côté à dessein, afin de pouvoir la traiter dans son ensemble et d’en poser au moins les principes; je veux parler de l’accusation. Dans l’état de la société, les individus ont renoncé à se faire justice eux-mêmes, et à venger les torts qu’ils riçoivent; c’est à la société qu’ils ont remis ce droit et le soin de garantir leur liberté, leur propriété, par l’établissement de la justice; iis ne se sont réservé que la faculté de provoquer son action; mais comment s'exercera cette faculté? la société pourra-t-elle seule et exclusivement poursuivre les infracteurs à ses lois? ou bien, au contiaire, chaque citoyen, même sans être offensé, pourra-t-il poursuivre et accuser un autre citoyen? Un ministère public sera-t-il chargé de l’accusation? Sera-t-elle confiée à un ou à plusieurs individus? Et quel sera le mode de celte délégation ? Voilà les principales questions, dans lesquelles se décompose la question générale de l’accusation publique. Commençons par en retirer les points qui n’y font pas de difficulté. Un des premiers devoirs de la société doit être évidemment d'obliger chaque citoyen à exécuter la loi, et d’en poursuivre les infracteurs ; elle doit donc avoir une action propre et directe sur les iudividus, et des agents qui l’exercent même sans être provoqués ni requis par aucune volonté particulière. Car la loi est une volonté constante, toujours présente aux yeux des fonctionnaires publics, et dont Ja réquisition est plus forte que celle d’aucun individu, puisque c’est celle de tous les individus réunis; souvent même cette poursuite d’oitice est indispensable. Ainsi, dans le cas de meurtre, lorsqu'un homme qui a été tué, ne laisse après lui personne intéressée à venger sa mort, si la société ne poursuivait pas d’elle-même le meurtrier, il est clair que les scélérats et les assassins seraient encouragés au crime par celte impunité, et que la loi cesserait de protéger les citoyens. 11 faut donc qu’il existe une poursuite officielle et sociale. 11 est également certain que la société doit [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 novembre 1790.] joindre son action à la poursuite du particulier offensé qui se plaint; car alors il y a deux intérêts: celui de l’individu lésé et celui de l’association tout entière lésée dans la personne d’un de ses membres. Ces deux intérêts doivent se combiner, puisqu’ils ont un même objet; mais la poursuite de l’offensé n'acquitte point la société ; car si, dans des crimes publics, le plaignant, par faibleose ou par séduction, consentait à remettre son offense, la société ne doit pas pour cela abandonner sa poursuite, autrement elle détruit elle-même la garantie qu’elle avait promise aux citoyens de leur sûreté et de leur liberté dans la punition de ceux qui tenteraient de les attaquer. Allons plus loin. Un citoyen peut-il dénoncer publiquement et poursuivre directement un autre citoyen pour raison d’un délit qui ne lui est pas personnel ? Cette question paraît d’abord plus délicate, et néanmoins je n’hésite pas à décider non seulement qu’il îe peut, mais encore qu’il le doit. En effet, si je puis voir commettre un crime sans pouvoir le poursuivre; si je dois être indifférent aux horreurs, aux atrocités qui se passent autour de moi; si, vivant avec mes concitoyens, je irai pour but que ma seule conservation ; si je suis étranger à leur sort, insensible à leurs maux, quel lien nous unit donc et quel intérêt nous rapproche? A quoi sert notre association? Ce nVst pas pour détruire les mouvements généreux et purs de l’humanité ; c’est pour les mieux diriger que les hommes l’ont formée, baissez-moi cet instinct de ta justice et de la nature, qui me porterait à venger sur-le-cbamp l’injustice dont je suis témoin, ou indiquez-moi comment je peux l'employer. Eh ! pourquoi la société refuserait-elle cette garantie de plus de la sûreté publique? Pourquoi éloignerait elle ces fonctionnaires uomb-eux et gratuits, dont elle peut tirer un parti si avantageux? Pieu loin de là, appelez tous les citoyens a partager l’offense fane à l’an d’eux, et les sentiments de l’offensé; que de n ême que dans un tout bien organisé, et dans lequel tous les mouvements se correspondent, chacun ressente le tort fait à son semblable. Lorsqu’un homme est attaqué, outragé, que tous accourent pour le secourir, le protéger, le défendre : voilà la véritable humanité, la vraie fraternité ; voilà la base la plus sûre de la tranquillité publique; voilà enlin le véritable objet de l’association politique. Surtout ue me forcez pas à une obscure et secrète dénonciation du délit et du coupable ; que je puisse hautement le poursuivie; car il faut flétrir toute manière basse et cachée d’attaquer un citoyen dans un pays où Pou veut établir ies mœurs et la liberté. Vous redoutez i’abus de cette dénonciation publique, dites-vous, nous vous indiquerons un moyeu sûr d’y porter remède; mais ne perdez pas un avantage réel et précieux par une fausse crainte, des inconvénients qu’il entraîne. Si tout ce!a est vrai, il ne nous reste plus qu’à examiner quels sont les agents que la société chargera de cette uouble mission de poursuivie directement les crimes et de favoriser les poursuites particulières. Et quelle sera la forme et ies conditions de cette délégation ? Ces questions sont vraiment importantes; mais un principe simple peut les résoudres. Ce principe, c’est la nécessité de diviser les fonctions exécutives, pour assurer la liberté individuelle, 51 et l’exécution même de la loi. A cet égard, voici mes preuves (1) : La loi criminelle, pour la prendre pour exemple, est une suite de dispositions qui prescrivent la manière de procéder à l’instruction et au jugement d’un délit. Toutes ces dispositions réunies forment un système complet dans lequel les droits de l’individu, et ceux de la société, ont dû être conservés. Si un seul individu avait le droit de faire exécuter toutes ces dispositions, un tel homme pourrait facilement substituer sa volonté à celle de la loi; puisqu’étant à la fois le premier et Je dernier terme ue la justice, il serait tout seul et sans contrôle; il pourrait en diriger tous les mouvements vers un but qu’il se serait proposé. Dès lors, la porte reste ouverte à l’injustice et à la tyrannie. Elle n’ y est pas encore fermée, s’il suffit de la réunion de deux individus pour décider du sort d’un citoyen. Au contraire, si la société partage entre plusieurs individus les différentes parties de l’exécution, et que, pour la compléter, il faille nécessairement passer graduellement par eux, tous ces fonctionnaires successifs n’ont plus de motifs pour abuser de la loi, parce que l’abus serait mutile à chacun d’eux. En vain, un seul tenterait-il d’altérer son passage, celui qui doit le suivre lui rendrait sa vraie direction. Prenons un exemple: un juge de paix veut nuire à un homme ou le perdre; mais en vain le ferait-il arrêter; d’autres examineront s’il était dans le cas d’être arrêté ; d’autres s’il y a lieu a l’accuser; d’autres entin s’il est coupable. Ainsi, personne ne disposant seul du cours entier de la loi, personne ne peut espérer que le mouvement particulier qu’il lui a imprimé, se prolonge au delà du cercle de fonctions qu il occupe. Ainsi, tous ies agents de l’exécution ne pouvant suivre chacun leur volonté, sont ramenés à une règle commune qui est la lot. Ainsi, tous les ressorts delà justice contenus les uns par ies autres, sont forcés d’agir pour un but commun qui est la justice. Ainsi donc, pour que l’exécution de la loi soit assurée, il faut qu’elle soit partagée entre plusieurs fonctionnaires successifs. C’est d’après ce principe que nous avons organisé noire système d’accusation. Nous lui avons donné pour base cette première et fondamentale distinction, entre la police et la justice, dont nous avons reconnu plus haut la nécessité. Nous avons séparé en deux époques différentes la poursuite des délits. L’une qui a lieu avant le premier juré, s’exerce par les plaintes des parties lésées, par les dénonciations des citoyens, ou des officiers de police. Toutes ces poursuites viennent aboutir au premier juge, lequel les termine, en renvoyant les prévenus, ou tes transforme en une seule action publique et sociale ; et c’est cette action seule que nous avons appelé T accusation . Jusque-là le prévenu n’était poursuivi que par la pouce, ou inculpé par des plaintes ou les de-(1) Co système ne contrarie point le principe d’unité d’action dans un gouvernement. Le pouvoir exécu'ifest le résultat de toute l’organisation sociale. Le roi lui donne le mouvement; mais ce mouvement se subdivise eiisuiio. Voici, à col égard, la différence du despotisme et d’un pays libre : eu Turquie, les agents du pouvoir ie reçoivent tout entier, cl il se transmet ainsi jusqu’au dernier agent. Dans un pays où la liberté et les droits des individus seul connus, l’on dispose les pouvoirs do manière qu’ils no puissent agir que par leur rapprochement, ali u que l’autorité soit toujours dans l’institution et jamais dans l’homme. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 novembre 1780.} noneiations. Maintenant c’est par la décision de ses concitoyens qu’il est accusé. La société va remettre à un officier public la mission d’exercer ses droits, et de le poursuivre en son nom. Cet officier, qui sera l’accusateur public, ne doit être aucun de ceux qui ont déjà agi, non seulement parce que l’action et la poursuite ayant changé de caractère et d’effet, il est utile cle la confier à un nouveau fonctionnaire, non seulement parce que ce fonctionnaire appartient au tribunal de tout le département; mais parce que si les actions des individus étaient soumises à ses recherches, comme les accusations à sa poursuite, un tel homme bientôt serait plus considéré, plus redoutable que la loi, et la iiberté n’existe pas dans un pays où la loi n’est pas la chose la plus respectée, la plus chère aux bons, la plus terrible aux méchants; au contraire, lorsque l’accusateur public reçoit des citoyens l’ordre de poursuivre, il n’agit plus visiblement qu’au nom de la loi, son ministère est forcé; il peut être inflexible et sévère, sans qu’on puisse lui reprocher d’injustice ou de prévention; on lui sait gré de la vivacité même de ses poursuites, puisque que, par là, il obéit plus ponctuellement à la loi. L’accusateur public fera partie du tribunal criminel, et, comme lui, sera commun à tout le département ; ii aura la surveillance sur tous les ofticiers de police ; il recevra les plaintes contre eux, et pourra même les poursuivre en cas de prévarication; mais jamais il ne pourra les suppléer dans l’exercice de leurs fonctions ; entin il sera nommé par les électeurs du département. Qu’il me soit permis d’ajouter ici un mot pour ceux qui pourraient regretter encore que l’accusation publique n’ait pas été déférée aux commissaires du roi. Voici leur raisonnement : les commissaires du roi sont chargés, par lui, de veiller à l’exécution de la loi : un délit est une violation de la loi, dont ils doivent être chargés de poursuivre les délits; il faut démêler le faux de ce raisonnement: il a sa racine dans je ne sais quelle idée de la Constitution anglaise, qui se présente toujours à l’idée de certaines personnes, lorsqu’il s’agit de fixer chez nous les fonctions propres et directes du monarque ; je trouve qu’en très peu de mots, l’on peut établir sur ce point la différence de nos Constitutions. En Angleterre, le roi est à lui seul le pouvoir exécutif. Les lois une fois faites dans le parlement, lui seul les fait exécuter ; et, à cet effet, il nomme tous les agents d’exécution, les juges, les administrateurs, les officiers du fisc. Il y a peu de temps même que les juges anglais étaient amovibles a volonté comme les autres serviteurs de la couronne. En France, le roi n’est que le chef suprême du pouvoir exécutif; il ne nomme pas les agents de l’exécution pour l’intérieur, il s’eu sert seulement, c’est le peuple qui les lui désigne, qui les reu et dans la main du roi pour être employés par lui; ils ne reçoivent de lui que le mouvement, et non l’existence; il commande à tous au nom de la loi, mais il n’en choisit aucun. Ses commissaires sont les organes par lesquels il voit, il apprend si la loi est partout exécutée ; mais ils ne sont pas des moyens directs d’exécution ; ils agissent sur les corps constitués par voix de réquisition, mais jamais sur les individus directement. Bien loin de là, la maxime fondamentale de notre gouvernement, c’est que la force exécutive du monarque ne puisse jamais atteindre les individus que par l’intermédiaire nécessaire des agents élus par le peuple ; or, ce principe serait violé, si les commissaires du roi pouvaient accuser les citoyens. Ils peuvent requérir, provoquer et stimuler tous ceux qui ont le droit d’agir; mais non pas agir eux-mêmes : ils sont les officiers de toute la société, près de chacune de ses parties ; ils appartiennent au centre, et non aux lieux dans lesquels ils exercent; c’est du centre qu’ils reçoivent leurs fonctions ; c’est au centre qu’elles viennent aboutir. Ce n’est pas l’intérêt local ou l’affaire particulière qui les concerne, mais l’intérêt général ou la loi qu’ils défendent. Ils n’ont aucune action sur les faits ; mais lorsque les faits sont prouvés, ils s’en emparent et les rallient à la loi; leur ministère ne commence que lorsque le fait est constant. Ainsi, par exemple, lorsque les jurés ont déclaré un accusé convaincu, ce sont eux qui requerront l’application de la peine. Car la loi ne veut pas que Pierre ou Paul soient coupables; mais elle veut seulement que celui-ci, qui est déclaré coupable, soit puni. Or, un coupable est un homme que son pays a arrêté, accusé, dont il a vérifié le crime, mais qui ne doit être jugé que par la loi générale de la Constitution, sous laquelle il vit. S’il en était autrement, le commissaire du roi étant accusateur, et conséquemment partie, ne pourrait plus exercer sur le jugement cette surveillance qui lui est confiée, ll n’aurait plus l’indépendance nécessaire à ses fonctions, la chaîne de la responsabilité serait rompue, et ne pourrait plus venir se rattacher qu’à la législature, remède trop éloigné et trop tardif à des inconvénients journaliers et locaux. Au lieu de cela, la marche de l’autorité est simple; elle est d’abord exercée par les agents nommés par le peuple : s’ils violent ou transgressent quelques lois, les commissaires du roi l’informent de cet abus, il pourvoit à ce qu’il soit réparé. Enfin la législature reçoit les plaintes et les dénonciations contre la négligence ou la prévarication des ministres du roi ; elle ferme le cercle, elle est le terme auquel aboutissent tous les ressorts de l’autorité, comme elle est le point qui leur donne le mouvement ; elle les contient tous dans leur sphère, et entretient ainsi dans toute la machine politique un mouvement uniforme et régulier. Eu nous résumant sur cette partie, l’accusateur public recevant des premiers jurés l’accusation, va donc poursuivre l’accusé au nom de la loi; c’est lui qui rassemblera les preuves, fera venir les témoins, défendra contre l’accusé l’intérêt de la société, établira avec lui une contradiction utile qui, clans cette intéressante et vive discussion entre lui et les témoins, l’accusé et ses conseils, va faire jaillir de toutes parts la vérité et la lumière, et porter la conviction de l’innocence ou du crime dans l’âme des jurés. Ceux-ci seront des citoyens differents de ceux qui ont déclaré qu’il y avait lieu à l’accusation, et dont la mission est de décider si l’accusé est ou non convaincu du délit qu’on lui impute; s’ils décident qu’il n’est pas convaincu, l’accusé est renvoyé; s’ils décident qu’il est convaincu, les juges appliquent la loi, et font exécuter la peine qu’elle a prononcée contre le délit. Lorsque le fait est constant, le commissaire du roi est entendu pour l'application de la peine. Tout se passe sous l’œil d’un auditoire étranger à l’affaire. Une opinion saine, ou du moins désintéressée, entoure le tribunal et le force à 53 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES» [27 novembre 1790.J peser ses décisions; enfin, tous ces pouvoirs et toutes ces institutions sont ramenés à l’unité et rattachés au centre par le tribunal de cassation établi dans la capitale, dont l’action ne se portant jamais sur les individus, mais seulement sur les actes émanés des pouvoirs constitués, maintient la liberté publique saus pouvoir nuire à la liberté individuelle, et qui, tenant lui-même à la législature et au roi, unit d’un lien indissoluble tous les pouvoirs et toutes les institutions. A présent, Messieurs, le cadre entier de la justice criminelle vous est connu, nous cm avons développé devant vous les parties principales, la place y est marquée pour les jurés, dont nous dirons tout à l’heure quelles sont plus précisément les fonctions, et comment ils seront formés. 11 me semble que, par cette distribution des pouvoirs et des fonctions de la justice, chacune d’elles a son vrai caractère et l’étendue juste de moyens qui lui est nécessaire. La première poursuite est ouverte à tout le monde; mais l’accusation ne résulte que d’un jugement de citoyens; les citoyens n’ont pas, comme dans les républiques anciennes, le droit d’accuser en justice, mais celuideprovoquer l’accusation. Par là, nous avons tenu la promesse que nous avions faite de présenter un remède sûr à l’abus des dénonciations publiques en conservant leurs avantages. Dans cet ordre de choses, la plainte est facile, la police vigilante et active, la dénonciation des citoyens permise : voilà ce qu’exige la tranquillité publique, l’humanité, la liberté ; mais ce qui n’est pas moins nécessaire, bientôt des citoyens décident seuls du sort de cette dénonciation et de ces plaintes. Ce sera désormais une règle fondamentale dans l’Empire, que nul n’y sera jugé criminellement que sur une accusation reçue par un premier juré. Rien ne pourra traverser celte barrière placée entre l’activité nécessaire de la police et la lenteur aussi nécessaire de la justice. Cet homme que la société accuse sera jugé sur la partie la plus importante, sur le fait, par douze autres de ses concitoyens, dont il aura écarté ceux qu’il soupçonne de parti, lité, de faiblesse ou de méchanceté. S’il est convaincu, il ne sera condamné qu’autant que l’action qu’il aurait commise serait défendue expressément par la loi. Par toutes ces précautions, il est difficile de concevoir un crime qui ne soit pas poursuivi, ou une injuste poursuite qui ne soit pas arrêtée. Ainsi se trouve résolu ce grand problème social d’unir la plus grande sûreté publique à la plus grande sûreté individuelle; ainsi, enfin, la loi est toujours au premier rang, l’on rie voit qu’elle, elle seule commande et agit ; les hommes ne sont qu’en second, ils ne paraissent que pour lui obéir et suivre ses volontés. Passons maintenant au second objet de notre discussion, Ja méthode u’instruetion, autrement le moyen de s’assurer de la vérité du fait qui forme l’objet de l’accusation. Rien n’est plus digne en tout sens de nos recherches et d’une sérieuse attention, puisqu’il s’agit principalement ici d’empêcher les erreurs de la justice, erreurs qui deviennent des crimes lorsqu’on a pu les prévenir. Si nous voulions nous livrer à des idées de pure abstraction, il serait vrai de dire que la certitude que l’on croit avoir d’un événement n’exclue presque jamais la possibilité qu’i! se soit passé d’une manière différente ; qu’il n’y a de vérités bien certaines que les vérités mathématiques, parce qu’elles ne sont que des propositions identiques, et que ce qu’on appelle en justice des preuves, se réduit toujours à de plus ou moins fortes probabilités. Mais loin de nous laisser aller aux effets de ces inutiles et décourageantes vérités, il y a plus de civisme et de courage à s’efforcer d’indiquer rondement aux hommes la route qui mène le pins droit à la vérité, à écarter les obstacles qui s’y rencontrent, enfin à guider et affermir leur démarche à travers ceux qu’on ne peut ni enlever, ni détruire. 'C’est un meilleur usage de son esprit de l’employer à éviter les inconvénients plutôt qu’à les désigner soigneusement à l'ignorance ou à la malignité. Il faudrait néanmoins, je le sens, plus de temps et de loisir pour traiter convenablement cette matière intéressante et difficile, sur laquelle on a si peu et si faiblement écrit. Nous croyons pouvoir en offrir les principes et les résultats les plus importants; du reste, quiconque ne se sépare pas de son amour-propre dans l’honorable carrière que nous parcourons, n’est pas digne d’arriver au but. Je distingue d’abord deux sortes de faits qui peuvent devenir la matière d’une poursuite criminelle; les uns, qui laissent après eux des traces de leur existence, tels qu’un meurtre, un incendie, une effraction, etc.; les autres, dont on ne peut reconnaître l’existence lorsqu’ils sont passés, tels sont les vols, les complots, etc. Les faits de la première espèce peuvent aisément se prouver, parce qu’on peut en recueillir les traces; aussi, le plus souvent, ce n’est pas alors le fait qui est douteux, mais seulement sa moralité et son auteur. Une maison est brûlée, le fait est constant; est-ce un accident? est-ce un délit? Dans ce cas quel en est l’auteur? Voilà ce qui est douteux. Dans les faits de la seconde espèce, tout peut être douteux: le fait, sa moralité, son auteur. De cette distinctiondans les faits s’élève une distinction dans les preuves (1). Preuves matérielles, preuves personnelles, preuves mixtes. Les preuves matérielles sont celles qui prouvent dûment le fait, par exemple, les procès-verbaux d’effractions ou d’assassinats, etc. Les preuves mixtes sont celles qui prouvent l’existence d’un fait lié à un tel individu, par exemple, un homme a été trouvé, sa chemise teinte de sang, auprès d’un individu tué; un homme est saisi tenant des matières inflammables auprès d’un édifice incendié, etc., ces preuves sont matérielles, mais liées à un individu sur lequel elles attirent le soupçon. Enfin les preuves personnelles sont celles qui désignent une personne comme auteur d’un délit, qui le lui attribuent pour l’avoir vu le commettre, ou dans des circonstances qui font présumer qu’il en est l’auteur; ce sont les témoignages humains. Ces différentes sortes de preuves ont chacune leur degré de probabilité et d’incertitude, de force et d’imperfection; la justice doit les calculer avec précision, et ne les employer qu’avec les diverses précautions qui leur conviennent. Les preuves matérielles sont toujours bonnes pour prouver le fait seul qui est arrivé, il suffit de les avoir recueillies avec soin et constatées avec exactitude. Les preuves mixtes ou témoignages muets sont incoriuptibles et constantes, mais elles sont incertaines, elles n’ontqn’un caractère indéterminé et conditionnel de vérité et de probabilité; iso-(1) Preuve est lo seul mot que je puisse employer ici. Mais je ne me dissimule pas qu’il contraste fort avec les termes de soupçon, de probabilité et d’incertitude, employés plus bas. U [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES [27 novembre 1790.] lées, elles servent plus à égarer le juge qu’à le conduire; elles l’amènent moins à un doute sage qu’à une aveugle prévention ; eniin ce n’est que par leur réunion entre elles, et avec d’autres preuves, qu’elles peuvent former ce corps lumineux et sensible qui compose la vraie preuve judiciaire et force la conviction. Cet homme trouvé près d’un cadavre, et dont les vêtements sont ensanglantés, a peut-être vainement tenté de le rappeler à la vie. Arrêtez, juges, tremblez de punir comme un crime une action de générosité et de vertu ! Reste le témoignage des hommes. Résultat de leurs sensations, ou expression de leur volonté; il participe à toutes leurs imperfections, il se mêle à tous leurs vices; aussi il est souvent infidèle comme les sens, instable comme la mémoire, exagéré comme i 'imagination, ou, ce qui est pire, il est dicté par l’intérêt, commandé par la haine, dénaturé par la crainte. C’est avec tous ces défauts qu’il va servir d’instrument à la plus pure des institutions, la justice; il va devenir la base de la condamnation d’un citoyen. Sans doute, la justice n’admettra pas, sans réflexion et sans choix, un élément, aussi fautif de sa détermination : car si l'imperfection des moyens humains peut l’absoudre d’une erreur, rien ne peut la justifier de n’avoir pas employé tous ses efforts pour la prévenir. Arrêtons-nous ici, cherchons quels sont les moyens de donner au témoignage toute sa pureté eide pouvoir l’apprécier avec justesse; mais pour ne pas laisser la question dans l’abstraction, et donner plus de solidité et de prise à la discussion, prenons l’état actuel de notre procedure pour terme de comparaison. Jusqu’à présent, sur une plainte de la partie publique ou d’un particulier, les premiers juges entendaient les témoins et faisaient recueillir par écrit leurs dépositions. Si l’on jugeait nécessaire de continuer la poursuite criminelle, les témoins étaient récolés sur leurs dépositions, qu’ils pouvaient changer jusque-là sans être constitués faux témoins ; ensuite ils étaient confrontés à l’accusé; l’on écrivait les dires réciproques, les premiers juges rendaient leur sentence, le tout était envoyé aux juges supérieurs qui décidaient en dernier ressort. Reprenons chaque chose successivement. Pourquoi écrit-on secrètement les dépositions des témoins? Ce n'est, pas ici l’origine, mais l’utilité et les motifs de cet établissement que je cherche, et je ne puis en voir que deux. Le motif pour écrire est le grand éloignement des juges en dernier ressort, qui rendait plus économique et plus commode de leur envoyer les dépositions des témoins, que les témoins eux-mêmes ; le motif pour écrire secrètement est cette prétendue maxime de donner plus de liberté au témoin de déclarer la vérité en ia recueillant secrètement de sa bouche. Le premier motif disparaît dans notre Constitution ; quant au second, je l’attaque dans sa base. Entendons-nous d’abord sur le sens de ces mots: que le témoin doit être libre. I! doit être libre, sans doute, de dire ce qu’il sait, mais non de dire ce qu’il veut. Cependant lorsqu’un témoin dicte secrètement sa déposition, c’est bien plus sa volonté qui est libre que sa conscience, et déjà l’on peut craindre qu’il ne suive plutôt son intérêt ou ses passions, que la justice. Gela est non seulement possible, mais devient très vraisem blable, lorsqu’on considère que cette méthode de recueillir secrètement une déposition, n’est faite que pour l’homme faible, et jamais pour l’homme honnête et ferme qui dirait toujours en public la même chose qu’il a dite eu secret. Vous avez peur que la crainte n'agisse sur le premier et ne l'empêche de dire ce qu’il sait; quand cela serait, il est bien autrement dangereux qu’il ne soit encouragé à dire ce qu’il ne sait pas. Loin de préférer un témoignage ainsi recueilli, tout, ce me semble, doit porter à s’en métier; c’est la cause la plus ordinaire et la compagne la plus constante du vice que la faiblesse, et il n’v a que des hommes faibles et lâches qui trahissent la vérité. A cet égard voici le dilemme que l’on peut faire : ou la déposition écrite d’un témoin eût été la même en public qu’en secret, alors la précaution était inutile ; ou bien moi, juge, j’ai lieu de présumer qu’elle n'eût pas été la même, et que l’homme qui a dicté en secret que l’accusé est coupable, aurait dit en public qu’il est innocent : alors comment puis-je me déterminer sur une déposition aussi incertaine à mes yeux; dans ce cas, la faveur de l’innocence doit évidemment me faire rejeter ia déposition secrète, puisque je pense qu’elle eût été différente, si elle avait été faite en présence du public et de l’accusé. Allons plus loin : convenons que les actions secrètes des hommes sont en général moins morales et moins justes que leurs actions publiques. L’homme qui agit en secret, rentre sous l’empire immédiat de ses passions ou de ses préventions; l’une et l’autre agissent au-dedaus de lui sans contre-poids; par là, il se trouve disposé à obéir à l’erreur, à une opinion fausse, à la haine, à la jalousie, à l’intérêt, à la crainte; d’un antre côté, un homme assez lâche pour trahir la vérité qu’il connaît, se trouve fortifié dans cette criminelle pensée lorsqu’il n’aperçoit autour de lui aucun obstacle, aucunecontrndiction ; si vous choisissez ce moment pour fixer à jamais par écrit sa pensée; si ellesurvitaux sensations momentanées quisou-vent l’ont fait naître ; si c’est un témoignage ainsi recueilli qui doit servir de base à la décision des juges, l’accusé n’a-t-il pas le droit de se plaindre que conçu, dans le secret, sous l’influence de l’erreur, de la prévention ou du crime, il n’a aucun des caractères qui constituent la preuve? Il en arrive tout autrement, si le témoin s’explique en présence du public et de l’accusé : alors son témoignage prend nécessairement de la consistance et de la gravité; l’homme léger est retenu, et le méchant est arrêté; les regards du public bannissent l’inattention et la négligence, et forcent de donner de la précision et de la justesse aux idées et aux expressions; ils contiennent aussi tous les mouvements des passions qui s’écarteraient de la justice. L’homme qui serait tenté d’écouter son intérêt ou ia haine en déposant faussement contre l’accusé, est forcé d’entendre également le motif de sa conservation et de sou repos qui lui dit de respecter la vérité; s’il s’en écurie un moment, il voit, comme un supplice, la contradiction dans les yeux des assistants et sur les lèvrt-s de l’accusé ou de ses conseils; pressé entre ces deux motifs, i) se décidera infailliblement pour celui qui lui laisse son repos, son honneur, son existence morale, en un mot, aussi nécessaire à l’homme que la vie et ia liberté. Ne craignez donc rien du témoin. Son intérêt est devenu le même que celui de ia justice. S’il est honnête homme, il ne voudra pas dire un mensonge ; s’il est un scélérat, il ne l’osera pas [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 novembre 1790.] il y a pour lui, dans ce dernier cas, des diffi ; cuités trop grandes et des dangers trop certains. Voilà pour les témoins ; voici maintenant pour les juges : Cette manière d’entendre déposer de vive-voix, est la seule qui puisse donner de la réalité au témoignage; de telle mauière que les juges, en voyant le témoin, connaissent alors l’intelligence, ”le pins on moins d’éducation et de lumières, l’impartialité, la prévention des témoins, enfin tout ce qui sert de base à la confiance que l’on doit prendre en eux. lis seront questionnés, entendus séparément, confrontés, soit les uns aux autres, soit aux témoins de l’accusé. Existe-t-il un moyen plus assuré, plus efficace de faire connaître la vérité à des juges, que ce combat qui s’engage, sous leurs yeux, entre l’accusateur, les témoins, l’accusé et ses conseils? Toute délibération, pour être raisonnable, ne doit-elle pas être précédée d’une discussion? et peut-on en espérer une plus animée et plus rapide, plus rapprochée, plus directe? N’est-ce pas ainsi que vous en agissez, Messieurs, lorsque, sur d’importantes questions, vous demandez que tous les intérêts soient contradictoirement traités devant vous? N’est-ce pas de ce choc que naît la lumière qui vous éclaire et qui vous guide dans vos décimons?... Vous m’arrêtez ici pour me dire que cette déposition secrètement écrite n’est rien qu’autant que le témoin en soutient la vérité à la confrontation; que tout va se rectifier parla présence rie l’accusé et du public; que la discussion va s’animer par la contradiction et devenir instructive et lumineuse. C’est là où je vous attendais. Voici ma repense : Ce témoin que avez cru trop faible pour l’exposer subitement aux regards de i’accusé, vous êtes enfin obligés de le mettre aux prises avec lui; mais vous l’avez préparé d’avance, et vous avez tiré de lui une déposition écrite, dont le souvenir va l’accompagner dans le combat, et y soutenir son courage. Cela peut-être sans danger, je le repète, s’il a dit la vérité ; mais si c’est une erreur ou une calomnie que vous avez recueillie, vous avez alors dressé un piège fu-ûeste à l’innocence. En vain alors espérez-vous que la confrontation rectifiera la déposition. S’il faut que le témoin lutte contre lui-même en faveur de la vérité; s’il faut qu’il appelle sur sa télé, sinon la vengeance des lois, au moins l’éternel mépris des hommes, n 'attendez pas de lui ce tardif retour à la probité. C’est l’héroïsme de la vertu, que de la préférer à ses apparences; et vous exigez cet effort sublime, d’un homme qui a été infidèle à la simple honnêteté. L'homme que vous avez reconnu vous-mêmes trop faible pour oser dire la vérité, vous espérez qu’il en deviendra le mariyr! Non, cette déposition secrètement écrite va devenir au contraire un motif irrésistible pour le témoin, de persévérer 'même dans une erreur ; car, s’il la rectifie, il paraît coupable, et ce motif, c’est vousqui le iui aurez donné. Il soutiendra donc sa déposition avec une force d’autant plus grande, qu’il aura mis plus de faiblesse à la dicter. En vain chercherez-vous à animer le combat entre lui et l’accusé, à favoriser ce dernier ; vous avez armé le témoin, de manière à ce qu’il soit difficilement vaincu. La vérité, prête à sortir de ses lèvres, retourne eu arrière, sitôt qu’il se rappelle qu’il subsiste de lui une déposition légale qui pi ut lui être opposée. De ce moment, il calcule tout ce qu’il dira, pour n’être pas en contradiction avec lui-même, il persiste contre sa conscience et contre l’évidence; car il lui res te encore 55 une chance pour échapper à la conviction de l’infamie : s’il se défend, s’il avoue, elles sont toutes contre lui. Mais quittons le témoin, pour considérer l’accusé. Celui-ci, déjà exposé à l’incertitude d’un témoignage, est de plus ici victime de la position où vous avez mis le témoin, de ne pouvoir sans danger suivre sa volonté et ses véritables sentiments ; il est forcé de se défendre contre un homme qu’il ne peut pas espérer d’amener à convenir de la vérité, si elle est contraire à sa première déposition. En vain il tâche de lui rendre sensibles les motifs qu’il doit avoir de dire la vérité, un motif plus poissant le soutient, celui d’avoir antérieurement déposé par écrit . Que devient alors la protection solennelle que la loi avait promise à l’accusé, lorsqu’elle l’oblige à prouver sa propre innocence, et la fausseté des témoignages qui lui sont opposés? Le principal instrument de la vérité a été dénaturé et corrompu par la loi même. Ne forçons pas les conséquences. Je ne prétends pus dire que jamais les témoins ne doivent être entendus avant le moment du jugement ; au contraire, dans notre projet, il existe trois époques auxquelles on doit les entendre; savoir: l’arrestation, l’accusation et le jugement; mais, dans ces trois actes de la procédure, nous nous gardons bien de faire écrire les dépositions, de peur qu’elles ne lient le témoin, et qu’une première erreur, souvent peu réfléchie de sa part, ne se prolonge presque inévitablement jusque sous les yeux de ceux qui doivent décider définitivement et n’entraîne leur détermination. Les officiers de police, à la vérité, tiennent nolo des déclarations sommaires que les témoins font devant eux, mais elles servent de renseignement seulement ; jamais elles ne sont connues des jurés ni du public. De cette manière, le témoin est toujours libre de dire, ce qu’il sait. L’effet salu-tabed’un examen public n’est pas détruit par des dépositions antérieures qu’on puisse iui opposer et qui le retiennent, il peut dire la vérité sans crainte; il ne peut y manquer sans danger. Sa position n’est périlleuse qu’autant qu’il tromperait la justice; jamais, s’il l’éclaire. De cette manière enfin, l’audition des témoins devant le juré est une véritable déposition, et non la simple confrontation d’une déposition antérieure. L’instruction n’est pas envoyée toute faite à ceux qui doivent décider, elle se fait réellement devant eux. Ce n’est pas, comme autrefois, des juges qui instruisent dans un lieu, et d’autres qui jugent à cinquante ou à cent lieues de l’instruction. Nous n’avons pas cru qu’il fût raisonnable de retirer la lumière de ceux qui ont besoin d’en être éclairés; au contraire, nous avons amené avec soin sous leurs yeux toutes les preuves, et la principale surtout, qui sont les témoins eux-rnèmes. J’avouerai sans peine qu’il n’est pas impossible qn’nn homme faible n’hésite à exprimer le premier en public un fait qui doit servir à convaincre l’accusé; il sera quelquefois tenté de taire ce qu’il sait, mais jamais au moins il ne dira ce qu’il ne sait pas. La justice pourra ignorer un fait, mais il est impossible qu’un mensonge ou une calomnie vienne souiller sa vue et corrompre sa décision. C’est là, au définitif, tout le problème. Vaut-i) mieux chercher à obtenir quelques preuves de plus, au risque d’y mêler de perfides calomnies, plutôt que de s’assurer de la pureté et de la sincérité de toutes celles qu’on emploie? ne vaut-il pas mieux se résoudre à ignorer quelques 58 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 novembre 1790.] faits, que de prendre une méthode qui unit si étroitement la vérité et l’erreur, qu’il est souvent difficile de les séparer ? Enfin le but de la justice n’est-il pas, comme nous l’avons dit plus haut, que cent coupables échappent, plutôt que de faire périr un innocent? Après avoir prouvé qu’il ne faut pas faire précéder la confrontation d’une déposition écrite, je soutiens qu’il ne faut pas davantage écrire la confrontation, et que cela est inutile, impossible et dangereux : 1°J Ecrire tout ce qui se dit devant les jurés est inutile; car, ou cette écriture servirait à la décision des jurés, ou elle servirait après leur décision. Dans ce dernier cas, quelle en serait l’utilité? Les jurés décident sans appel ; et dans la circonstance infiniment, rare d’un nouvel examen, il faudra nécessairement entendre de nouveau les témoins et l’accusé : ainsi l’écriture alors est sans objet. Est-ce pour servir à la décision même des jurés ? Mais ces jurés sont présents à toute l’instruction, ils voient, iis entendent tout, ils prononceront sur-le-champ, ils peuvent prendre des notes ; pourquoi leur remettre par écrit ce qu’ils viennent d’entendre et qu’ils ont pu écrire? 2° Cela est impossible; lorsqu’un témoin s’explique, que l’accusé et ses conseils lui répondent ; qu’une passion forte ou la vive expression de l’innocence calomniée anime leurs voix et précipitent leurs paroles, est-il possible qu’un greffier puisse fixer le tout sur le papier? Pourtant lu défense de l’accusé est un élément aussi intéressant de la preuve, que la déposition même du témoin, et toute écriture qui ne renfermerait pas scrupuleusement tout ce qui a été dit, serait plus trompeuse qu’utile. Ceux qui ont servi dans les anciens tribunaux en dernier ressort, savent que le dernier interrogatoire de l’accusé n’a jamais pu être écrit, quoique cela fût plus facile que de transcrire fidèlement un débat contradictoire; ils savent aussi que cette précaution eût été superflue, parce que les juges décidant immédiatement, avaient présent à leur mémoire tout ce que l’accusé avait dit. Les jurés pourront seuls écrire, parce que ne travaillant que pour eux, n'étant pas astreints à tout transcrire, ils choisiront seulement ce qui les frappera davantage et qu’ils n’auront pas osé contier à leur mémoire. 3° Mais ce n’est pas tout. Cette écriture qui est inutile et impossible, est de plus tellement dangereuse, qu’elle tend à détruire entièrement l’institution du juré. Ici, Messieurs, nous touchons au fond môme de la question, et je vous supplie de me prêter toute votre attention. Lorsqu’on écrit les dépositions, celui qui parle est forcé de régler son mouvement sur le temps nécessaire aux greffiers pour écrire; alors le témoin qui entend dicter les autres dépositions, les réponses de l’accusé, a le loisir de composer ses idées; alors suivant le système qu’il s’est formé sur l’affaire, il arrange sa déposition; il la ramène môme involontairement à un seul point de vue; il force toujours un peu les idées et les expressions pour les faire cadrer ensemble ; il subordonne les faits particuliers à un fait principal qui le préoccupe, et qu’il veut faire ressortir et prédominer. Ainsi chaque déposition, au lieu de former une partie de 1’instruclion, devient un tout complet qui se refuse à l’analyse et à la combinaison avec les autres parties, ou qui leur est forcément rattaché; l’on a moins ce que le témoin sait que ce qu’il pense; ed néanmoins, dans la détermination définitive, il ne doit fournir que les faits, et non les résultats. C’est à ceux qui son au centre de l’instruction et des intérêts divers à recueillir les preuves, à les réunir, à les subordonner les unes aux autres, à en former un ensemble, un tableau, à ramener les diverses branches à la tige commune qui doit les unir. Lais-sez-les choisir, dans une discussion franche et inattendue, les traits saillants qui les ont frappés présentez à leur composition des éléments simples et non les résultats étudiés de la combinaison des témoins. Si, au lieu de cela, vous vous obstiniez à tout écrire (car, je le répète, il faut que tout soit écrit, ou que rien ne le soit), d’abord le temps ne saurait y suffire, mais de plus tout change, tout devient glacé, l’attention du juge et l’intérêt de la cause; la vérité, ce trait lumineux et prompt s’échappe au milieu de tant d’inutilités et de longueurs : d’autre part, les témoins ont le loisir de se concerter, de s’arranger, ils s’écoutent parler; plus de ces traits imprévus qui trahissent le concert et découvrent la fraude ; au lieu d’un tableau plein de vérité et de mouvement, les jurés n’ont plus devant les yeux qu’un dessin sec, sans expression et sans vie. Mais ce n’est rien encore. J’oublie pour un moment ces abus de l’écriture, et son impossibilité. Je soutiens que, si vous remettez aux jurés la déposition écrite, vous dénaturez, vous détruisez entièrement cette institution. Rappelons sur cela nos idées. Jusqu’à présent les premiers juges faisaient l’insi ruction, et les seconds la jugeaient; les premiers voyaient les témoins, les autres leurs dépositions". On aurait jugé à Paris aussi aisément un procès venu d'Amérique, que celui qui aurait pris naissance à Paris même. Pans ce système, la conviction personnelle du juge où la preuve morale est absolument mise de côté, on distinguait l’homme et le juge, la conviction de l’homme et la conviction du juge. Ce dernier ne se faisait aucun scrupule de condamner un accusé, lorsqu’il avait contre lui les preuves requises, quelle que fût d’ailleurs sa conviction. Ces preuves, appelées légales, variaient suivant les tribunaux; c’était ou deux témoins oculaires, ou un témoin avec l’aveu de l’accusé. Quelques-uns avaient admis des semi-preuves, des quarts de preuves, comme si la vérité n’était pas nécessairement une et indivisible, comme si elle pouvait se réduire en fractions, comme si la réalité d’un fait pouvait, de mêmeljque les vérités intellectuelles et mathématiques, être soumises à des formules déterminées à des règles constantes de probabilité. Comme si enfin les preuves d’un fait n’étaient pas propres à ce fait et ne variaient pas à l’infini comme les faits eux-mêmes. La doctrine des preuves légales, des semi-preuves, des quarts de preuves n’a plus guère de partisans; mais on étonnerait plusieurs de ceux qui la combattent, si on leur disait qu elle doit uniquement son origine et sa cause à la méthode d’écrire les dépositions et de les remettre écrites à ceux qui doivent juger. C’est néanmoins ce qu’il est facile de prouver. Lorsqu’un juge voit lui-même et entend les témoins déposer, les paroles ne sont plus qu’une partie, assez faible même, de l’effet que le témoignage produit sur lui. Ses sens lui transmettent à la fois le ton, l’accent, les regards du témoin, son embarras ou son assurance, enfin tout ce langage, animé de la nature et du sentiment, cent fois plus imprégné de vérité, si je puis parler 57 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 novembre 1790.] ainsi, que la langue métaphysique et conventionnelle des mots. Il peut observer si tout est d'accord dans ces différentes expressions de la pensée des hommes ; sa conviction se forme de tous ces éléments; de la part du juge, toutes les facultés humaines sont appelées à concourir au jugement; et la moins fautive de toutes, la conscience d’un juge désintéressé devient un tribunal souveraiti, où se rapportent toutes les opérations de i’esprit et des sens pour former la décision. Si, au contraire, le juge cesse de porter ses regards sur ces preuves vivantes et réelles de la vérité ; s’il n’a plus sous les yeux qu’une procédure écrite et muette; s’il ne peut plus fonder sa confiance dans le témoignage, sur la confiance qu’il a dans le témoin ; s’il est forcé de prendre ce qui est écrit pour une donnée certaine, sa conviction personnelle s’isole de son jugement, saconscience cesse d’y avoir part : ce n’est plus l’homme qui agit et pense, c’est te juge qui opère. C’est un pur problème de l’esprit qu’il résout, et pour la solution duquel il est bien obligé de se faire des règles et des formules de probabilité. Les juges, par cette méthode, ne sont plus, à proprement parler, que des experts chargés de chercher, dans un cahier de procédures, si les preuves requises y sont renfermées ; mais l’appréciation morale de ces preuves leur est, non pas interdite, mais impossible. L’on peut donc regarder comme une maxime certaine que toutes les fois que la déposition sera remise aux juges, séparée du témoin qui l’a faite, on verra aussitôt s’établir les preuves légales. Ces preuves, avant d’être employées, sont éprouvées, non pas avec la vérité, mais avec la loi. Le juge s’embarrasse peu de savoir comment les choses se sont réellement passées, mais seulement de chercher commen t ou prouve qu’elles se sont passées; ainsi la véritén’est plus un être réellement existant, mais un être fantastique et de convention, dont chacun se forme l’idée abusive. Je ne sais, il est vrai, si de telles précautions n’étaient pasnécessairementappropriées à l’ancien ordre de choses, et si la loi aurait pu, sans de graves inconvénients, se confier à la simple conviction de ces hommes souverains dans leurs décisions, jugeant à la fois si l’accusé était coupable et quelle peine il méritait, de ces hommes que l’on ne pouvait récuser, élevés au-dessus de leurs concitoyens par un caractère et des fonctions permanentes, trop accoutumés à voir des crimes pour n’ôtre pus tentés d’apercevoir presque toujours un coupable dans un accusé; enfin devenus, par l’habitude, insensibles aux nuances délicates qui distinguent l’innocence, et pour qui toutes les formes, toutes les expressions des accusés ne présentent que le langage uniforme du crime et de la dissimulation. Mais en soi cette méthode est absurde et barbare, comme ii est facile de le prouver. Ce ne sont pas réellement deux choses distinctes et qu’on puisse séparer que le témoin et sa déposition ; ils se tiennent tellement l'un à l’autre, que la déposition est vraie, si le témoin est croyable et désintéressé; elle est nulle, si le témoin est un imbécile ou un fripon. Dans le système des preuves légales, deux témoins sont seuls jugesde l’affaire; mais, puisqu’ils forcent la décision du tribunal, laissez-nous du moins examiner si ces juges méritent ou non la confiance de la société. Si l’habitude n’avait pas le droit de naturaliser chez l’homme les idées les plus fausses et les plus funestes, cette manière de disposer du sort des hommes paraîtrait révoltante. Qui de vous, Messieurs, ne frissonnerait de l’idée que sa vie et son honneur sont à la merci de deux scélérats qui peuvent, à Laide de quelques circonstances, lui ravir l’un et l’autre? Quoi 1 Dans les événements ordinaires de la vie, quand doux hommes, quand cent hommes affirment un fait, je doute encore ; leur assertion n’a le droit de me déterminer qu’autanl queje serai bien assuré du caractère et de la capacité des témoins, et cette môme assertion, parce qu’elle est faite en justice, aura le droit effrayant do mouvoir la langue du juge, la plume du greffier, le bras du bourreau; comment me défendre? Mes juges, peut-être, sont pour moi; la société entière est pour moi : deux hommes m’accusent... et je péris. Je puis, il est vrai, les accuser moi-même de faux témoignage; mais comment parvenir à prouver cette accusation la plus difficile de toutes ? A-t-on facilement des témoins qui prouvent, la non-existence d’un fait controuvé, et n’est-ce pas une des premières précautions des faux témoins, que de calculer comment ils échapperont à la conviction de leur crime ? Mais cela est plus absurde encore que barbare ; je dirais à ceux qui veulent conserver des dépositions écrites, et qui détruisent par là toute moralité dans la preuve ; vous craignez de prendre la conviction des hommes comme base du jugement, et vous admettez sans scrupule leurs témoignages pour le former ; mais si c’est parce que les jurés sont des hommes, que vous vous défiez d’eux, les témoins sont aussi des hommes; quelque chose que vous fassiez, il y aura toujours des hommes entre la justice et l’accusé. Mais voici en quoi ma doctrine l’emporte sur la vôtre. Vous avez, pour vous déterminer, des témoins ; moi j’ai des témoins et des juges. Quand deux hommes ont déclaré avoir vu un fait, vous êtes sûrs et vous condamnez ; moi j’hésite encore, je veux apprécier leur témoignage; je n’ai pas oublié qu’un témoin qui dit avoir vu, peut s’être trompé, qu’il a cru voir, qu’il a vu certaines circonstances d’un fait, et que les autres, principales peut-être, lui sont échappées. Les annales de la justice renferment bien des erreurs semblables ; et tout étonnant que cela paraisse d’abord, il est très commun de n’être pas d’accord sur les faits qu’on a vus. Je ne citerai pas les voyageurs, mais qn’un fait se passe en préseuce de cent personnes, deux heures après il est attesté de vingt manières différentes, chaque version aura pour elle deux témoins. De plus, cet homme que vous croyez aveuglément, est peut-être un scélérat, un étourdi, un imbécile : je veux mettre au creuset son témoignage, je ne tiendrai compte que de ce qu’il m’aura produit après mon épreuve. Nous avons l’un et l’autre le même problème à résoudre, nous avons les mêmes éléments; vous prenez les vôtres sans examen, moi je les analyse ; je m’assure de leur valeur et de leur qualité avant que de les employer (1). Enfin le soin ds cet important examen, je le confierai à de simples citoyens pris au hasard, mais épurés par une double récusation, à des (1) On ne saurait trop le redire. Dans le système des preuves écrites, le même homme est témoin et juge tout à la fois, puisque sa déposition forme la preuve légale. Dans l’autre système il y a des témoins et des juges au-dessus de l’homme souvent intéressé qui affirme, il y a un homme sûrement désintéressé qui examiue et décide : les choses sont arrangées do manière que la probité des hommes devient un des ressorts necessaires do la justice. U8 (Assemblée nationale.) hommes qui n’ont avec l’accusé aucun de ces rapports de supériorité ou de dépendance qui détruisent la justice ; à des hommes en qui l’habitude de voir de près les crimes, n’a point flétri les sensations et raidi le jugement ; dont la conscience délicate permet que les moindres nuances de la vérité puissent y faire trace et s’y rendre sensibles; à des hommes enfin éclairés par une instruction complète et par la plus vive et la plus intéressante discussion : qu’ils décident, ces hommes, qu’ils expriment le résultat de leur intime conviction, la société s’en rapporte à eux; car l’opinion d’un honnête homme sans passion est la base la plus exacte et la plus assurée de la certitude humaine. a Les mêmes inconvénients subsisteraient, si l’on proposait de laisser les témoins s’expliquer devant les jurés, et neanmoins de recueillir leurs dépositions. Je pourrais reprendre sur cela tout ce que j’ai dit de l’inutilité, de l’impossibilité et du danger des dépositions écrites. Mais je réponds plus directement : si vous remettez a ex jurés la déposition séparée des témoins, s’ils la relisent sans l’avoir écrite, sans voir le ton, l’accent, l’embarras ou la confusion qui l’anra accompagnée, vous faites alors prédominer dans leur esprit une sensation qui n’est souvent qu’accessoire, la parole, et vous faites revivre les preuves légales. Ces dépositions seront connues de tout le monde, écrites lentement, elles auront nu être copiées par les assistants, et l’opinion qu’elles feront naître au dehors sur le public qui a été privé de la vue des témoins, et des moyens qu’elle présente pour rectifier leur témoignage; cette opinion par conséquent, formée d’une manière incomplète et inexacte, deviendra forcément la� règle des jurés; elle réagira sur eux et les maîtrisera dans leur décision ; jamais ils n’oseront condamner un accusé, lorsque deux témoins oculaires ne déposeront pas contre lui; et toutes les fois qu’ils se rencontreront, ils n’hésiteront pas à le condamner, quelle que soit leur conviction ; au lieudeconsulter leur conscience et leur conviction intime, ils fenilieteront la procédure, opération plus commode et plus simple; mais aussi, au lieu d’excellents jurés, vous aurez de mauvais juges; car dès qu’il faut de l’art et de l’habitude pour décider, les jurés ne valent plus rien. Sans doute, il faut qu’il existe des témoignages et des preuves pour les déterminer, car ce n’est pas leur fantaisie ou leur imagination qui doit servir de règle à la justice; mais rie déterminez pas d’avance ces preuves, et surtout laissez les jurés les peser avec leur bon sens et un cœur droit et désintéressé. Ce mot n’est-il pas dans la bouche de tous ceux qu’on inculpe? je m’en rapporte à ce que des hommes honnêtes et impartiaux en penseront. N’est -il pas l’expression naïve de la confiance que mérite la probité? Eh bien ! Je jugement des jurés est le jugement de la probité et de la bonne foi, substitué à celui de la subtilité et des formes. Nous nous étions proposé pour but ; 1° de déterminer de la manière la plus convenable les agents de la justice et leurs fonctions; 2° de douner à l’instruction toute la pureté et la perfection dont elle est susceptible, d’abord en plaçant les témoins dans la position où ils seront presque certainement sincères et vrais, ensuite en instituant des hommes honnêtes et sûrs pour juger de la validité et du poids de leurs témoignages. Nous vous devions le compte des motifs qui nous ont guidés dans ce travail, et nous es-|27 novembre 1790.] pérons y avoir satisfait par le développement que nous venons de mettre sous vos yeux, et que noos avons resserré autant qu’il a été possible. Maintenant nous allons parler du juré en 1 u-même, eu commençant par le juré d’accusation. Du juré d'accusation. Nous avons déduit plus haut les raisons d’établir un juré d’accusation, mais des considérations plus importâmes encore motivent cette institution. Dans un pays libre où le peuple nomme aux places et aux emplois le pouvoir exécutif, ou seulement un concurrent, seront tentés d’employer la justice comme un instrument de leur vengeance ou de leur ambition. Une simple accusation suffira pour remplir ce but, parce qu’elle suffit souvent pour corrompre ou suspendre l’opinion sur un individu; il faut prévenir cet abus parmi nous. « Jamais, dit Montesquieu, la sûreté n’est plus « attaquée que dans les accusations. » Il s’ensuit que la société doit prendre les plus grandes précautions pour faire que les accusations soient, sinon plus rares, au moins plus justes, plus exemptes de prévention et de calomnie; c’est à quoi l’on ne peut parvenir qu’en laissant des citovens décider s’il y a lieu ou non à accuser un citoyen. On a dit, dans cette Assemblée, qu’il était impossible d’établir eu France un grand juré; jugez. Messieurs, comme cette assertion a dû nous surprendre, nous qui pensons que les Anglais eux-mêmes semblent avoir méconnu le principal avantage de cet établissement. En effet, leur grand juré s’assemble et décide la veille ou le jour même du petit juré; mais il est évident que lorsque sur le millimus d’on juge de paix, un citoyen a déjà subi une longue prison, lorsque demain il va être jugé, à peine est-il utile de savoir s’il doit ou non être accusé; c’était pour savoir s’il devait ou non rester en prison que cette question était importante. Pour nous, eu plaçant le juré d’accusation, ou grand jure, presque au moment de l’arrestation nous avons fait ce que la raison et la justice indiquent, nous avons resserré et restreint le pouvoir nécessaire, mais facilement abusif de la police. Ce ri'est pas à un juge de paix, mais à la décision de huit citoyens tirés au sort, que nous avons donné le droit de priver un homme de sa liberté pendant l’instruction de son procès. Mais c’est aussi, du moins à mon sens, une institution heureuse et prise dans la nature même, que d’avoir placé l’accusation près du lieu du délit, et le jugement dans un endroit qui en soit éloigné. S’il faut de la chaleur et une sorte d’intérêt personnel pour accuser quelqu’un, il faut beaucoup de froideur et d’impartialité pour le juger. Lorsque tout un pays accuse un homme, ce n’est pas une raison pour qu’il soit condamné, mais c’est une raison pour qu’il soit jugé; cela importe à la sûreté, à la tranquillité publique, même à la sûreté et à l’honneur de l’individu. Tout plan, tout projet qui n’aurait pas séparé le lieu de l’accusation et celui du jugement, aurait eu i’incouvénieut de rendre le jugement partial, ou la poursuite faible et sans intérêt. Il y avait le moyen de faire venir les juges du dehors, mais vous l’avez rejeté; et puisque des juges ne viennent pas prononcer sur le lieu même, il faut que les parties aillent chercher leur jugement à cette distance où s’affaiblissent les bruits et les impressions locales, et ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 novembre 1790.] o*) où l’opinion est indifférente sur les personnes et sur les événements. Le premier juré, après avoir entendu les témoins et vu les pièces du procès, décide s’il y a lieu ou non à accusation; l’acle en est dressé par un des juges du tribunal, et les jurés ne peuvent pas y changer une syllabe; il faut qu’ils disent oui ou non, s’il y a lieu ou non à l’accusation : seulement ils peuvent indiquer s’il y a lieu à une autre accusation, mais sans la désigner. C’est avec ces précautions, et en ramenant strictement à décider des questions par oui on non, que l’on est sûr que les jures pourront remplir les fonctions qui leur sont attribuées; car il faut bien se rappeler que ce sont de simples citoyens dont la société attend une parfaite probité, mais un sens ordinaire et une intelligence commune, et que c’est à ce niveau qu’elle doit rapprocher toutes les questions qu’elle leur présente à résoudre. On verra, dans les projets de loi, le détail des fonctions de ces jurés. Je passe au juré du jugement. Du juré du jugement. L’objet du juré de jugement est de décider de la vérité ou de la fausseté de l’accusation. L’instruction entière, c’est-à-dire l’examen des témoins et de l’accusé, s’est laite devant les jurés ; alors ils se retirent dans leur chambre pour délibérer et faire leur déclaration. Cette déclaration doit toujours être simple et précise, et dire que l’accusé est convaincu ou qu’il n’est pas convaincu du crime porté dans l’acte d’accusation. Pour la rendre encore plus simple, et forcer les jurés à mettre plus de précision et de justesse dans leur détermination, vos comités vous proposent d’établir que les jurés soient tenus de déclarer séparément d’abord si le fait existe, ensuite si l’accusé en est l’auteur. Ici, Messieurs, nous croyons devoir vous rendre compte des motifs qui nous ont déterminés dans un point intéressant, et sur lequel nous différons encore absolument des Anglais. Chez eux l’unanimité des jurés est requise pour former un verdict. Cette disposition paraît juste et sage au premier abord, parce que les condamnations ne devant être opérées que sur une évidence palpable, il y a lieu de craindre qu’elle n’existe pas lorsque les opinions sont partagées. Mais en analysant cette idée, néanmoins l’on voit qu’elle manque de justesse et de vérité. Eu effet, s’il faut chez eux l’unanimité pour condamner, elle est également nécessaire pour absoudre. Cette unanimité, comme on sait, ne s’obtient qu’en forçant les jurés à être enfermés sans boire ni manger, sans feu ni lumière jusqu’à ce qu’iis soient d’accord; ainsi en supposant îles jurés discutant entre eux, ou bien ils se font la loi que le plus petit nombre cède au plus grand, ce qui fait juger les accusés à la simple majorité; ou, ce qui est pire, la majorité est forcée de suivre la minorité, et de céder à la force de l’estomac ou de la volonté de quelques-uns d’entre eux : à cela il n’y a aucun avantage; car si la persévérance vertueuse d’un juré peut sauver un innocent, l’entêtement coupable d’un autre peut le perdre. Lorsqu’on presse avec cet argument invincible les Anglais, ils répondent que d’expérience prouve tous les jours chez eux l’avantage de cet ordre de choses. Cette réponse est bonne, je l’avoue, car les institutions reçoivent du temps et de i’habi-tude une force et même une bonté que la raison seule ne peut pas toujours leur imprimer ; les mœurs, les idées des hommes s’y proportionnent, et par là elles acquièrent une perfection relative, plus importante souvent qu’une perfection intrinsèque et absolue: mais lorsqu’on établit des lois au milieu d’un siècle de lumières, il est impossible de chercher ailleurs des bases que dans la nature, la justice et la raison; ce sont là les seules choses communes à tous les hommes, les seules auxquelles ou puisse constamment les rallier et les unir. Au lieu de l’unanimité, nous avons établi que, sur douze jurés, dix seraient nécessaires pour déclarer soit que le fait existe, soit que l’accusé en est l’auteur; ainsi le doute de trois citoyens honnêtes arrêtera toute espèce de condamnation. Cette disposition nous a paru plus humaine et partant plus raisonnable. Voilà la seule formalité à laquelle les jurés soient astreints. Rappelons-nous toujours que ce ne sont pas des officiers publics, et qu’ils ont rempli toutes leurs fonctions, quand ils ont examiné avec attention et décidé avec impartialité. Il est doux de penser que la probité et la bonne foi vont enfin devenir des instruments nécessaires de la machine politique; jusque-là ses ressources avaient été calculées sous l’unique point de vue de pouvoir s’en passer. La loi ne demandait aux hommes qu’une justice extérieure, si je puis ainsi m’exprimer: tout était bon à ses yeux, lorsque tout était en forme. Quel profond et funeste oubli du but de l’association politique ! Eu instituant les formes, vous avez remis au juge un fil pour le conduire dans Üe dédale de la procédure; et le préserver, s’il est possible, des erreurs qui l'assiègent : mais, lorsque la vérité vient elle-même se présenter, peut-on jamais, comme à un plaideur de mauvaise foi, lui opposer la prescription et la forme? C’est ainsi que vous desséchez le cœur de l’homme ; que vous lui apprenez que la confiance et la loyauté sont des qualités dangereuses à ceux qui les possèdent; que vous lui apprenez à devenir fourbe, défiant, hypocrite; que vous donnez tous les avantages aux fripons toujours en règle et dans les termes de la loi, sur l’honnête homme presque toujours simpleet confiant; enfin, que vous enseignez aux hommes à chercher la morale dans un livre, au lieu de la trouver dans leur cœur. Les jurés sont une institution primitive qui sent encore les bois dont elle est sortie, et qui respire fortement la nature et l’instinct. On n’eu parle qu’avec enthousiasme, on 11e l’aime qu’avec passion ; mais il faut une âme saine et forte pour en bien sentir toute la beauté : que sais-je ? peut-être même pour bien l’employer. Parlons-en plus simplement de même que pour la liberté. Ce qui plaît dans l’établissement des jurés, c’est que tout s’y décide par la droiture et la bonne foi, simplicité bien préférable à ce vain étalage de science, à cet amas inutile et funeste de subtilités et de formes, que l’on a, jusqu’à ce jour, appelé la justice. Je ne sais si nos graves formalités pourront jamais s’accommoder de ces idées. Le peu qu’il existera de formes dans l’administration de la justice, toutes essentielles à l’accusé, ont été notées avec soin ; leur exacte observation est confiée aux soins de l’officier public délégué dans chaque tribunal pour veiller à l’exécution de la loi. Dans la vérité des principes, la décision des jurés devrait toujours être absolument définitive. 60 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 novembre 1790.] C’est ainsi qu’elle était en Angleterre, avant l’introduction des nouveaux examens; méthode qui a altéré l’institution, et qui a pris la place des attaints ou accusations de faux jugements. On aurait donc pu exiger de nous d’établir que la décision des jurés soit toujours définitive; mais nous avons craint de leur attribuer on pouvoir si complètement absolu ; au moins lorsque l’accusé est condamné, la modification que nous proposons dans ce cas, est ce qui nous a semblé de plus simple et de moins dangereux. Cela suffit pour satisfaire au véritable motif qui l’exige ; je veux dire qu’il existe un recours possible dans ces cas extraordinaires, qui semblent tromper l’intelligence humaine et être placés au-dessus des bornes communes de ta raison. D’ailleurs, il est vrai de dire que les hommes en général ont toujours besoin de quelque frein pour être justes, et l’on a droit de se défier de ces individus, dont le pouvoir est sans aucune borne, et qui n’ont rien à craindre môme des injustices qu’ils peuvent commettre. Il ne nous reste plus qu’à examiner comment on choisira les jurés, comment les citoyens seront appelés à remplir cette nouvelle fonction, de manière que, sans être grevés, la société s’assure qu’elle sera certainement et convenablement remplie. D’abord, nousl’avonscirconscrite, aumoinsponr ce moment, dans la classe des citoyens qui sont éligibles aux administrations de district et de département. Ce n’est guère, en effet, que dans cette classe, que l’on trouvera des hommes qui puissent donner quelques portions de leur temps à ce service public, et qui soient généralement capables d’attirer sa confiance pour d’aussi importantes fonctions. Ici, deux partis se présentaient ; le premier de rendre la fonction des jurés purement volontaire pour les citoyens éligibles ; mais il a le double inconvénient de mettre au hasard si l’on trouvera des jurés au moment où il sera nécessaire d’en avoir, et l’autre de forcer à employer, sans choix, ceux qui se présenteront pour Je devenir. Le secund parti, opposé au premier, serait d’obliger tous les citoyens exigibles, sans distinction, à servir de jurés, comme on le pratique en Angleterre pour tous ceux qui ont un certain revenu; mais c’est ici qu’on ne saurait, je pense, porter trop d’attention pour ne pas effrayer les citoyens et ne pas leur donner une prévention fâcheuse contre l’institution même des jurés, en présentant leurs fonctions comme un nouveau service personnel, incommode et pénible ; au moins jusqu’à ce que l’expérience et les progrès de l’esprit public leur aient appris qu’en consacrant quelques moments à les remplir, c’est pour assurer leur liberté individuelle qu’ils font un sacrifice, de même que par l’impôt ils donnent une portion de leur propriété pour s’assurer la paisible jouissance au reste. Entre ces deux difficultés, nous croyons avoir saisi un juste milieu, en forçant tous les citoyens éligibles à être jurés ; nous ne leur avons cependant imposé qu’une obligation morale, si l’on peut ainsi s’exprimer, et nous avons lié leur intérêt à le devenir. Nous avons dit que tout citoyen éligible serait tenu de se faire inscrire tous les ans au directoire du district, pour être juré déjugeaient ; faute de quoi il serait privé, pendant l’année suivante, du droit d’éligibilité et de suffrage aux places de district, de département, de judicature, ainsi qu’à la législature. Telle sera la peine de ceux qui refuseront d’être inscrits sur la liste des jurés. Nous nous sommes portés aisément à l’établir, en pensant que par là nous n’écartions des fonctions publiques que des hommes peu dignes de les remplir. En effet, quelle confiance les citoyens doivent-ils prendre dans un homme qui vient s’offrir pour exercer des fonctions honorables ou lucratives, lorsqu’il a dédaigné d’en remplir d’aussi importantes, parce qu’elles étaient sans profit et sans gloire? A quelle place peut être bon celui à qui les devoirs de l'humanité et de la justice sont étrangers ? Lorsqu’un homme, inscrit comme juré, sera sommé, il sera forcé de venir, à moins qu’il ne prouve l’impossibilité de se rendre à la sommation : ou bien il sera privé du droit de suffrage et d’éligibilité pendant deux ans, de plus il sera condamné à une amende. Après nous être ainsi assurés d’avoir toujours un nombre suffisant de jurés, nous avons encore tâché de leur rendre ce service, le moins à charge qu’il est possible. Pour cela, nous avons exigé que les deux tiers de la liste des jurés seraient pris, autant qu’il sera possible, dans la ville même où siège le tribunal criminel. La liste des jurés, composée de deux cents personnes, pour pouvoir se prêter aux récusations qui pourront avoir lieu, sera changée tous les trois mois : et un citoyen du dehors, placé pendant trois mois sur la liste, ne pourra plus y être remis forcément qu’au bout d’une année révolue. Lorsqu’un citoyen du dehors aura servi une fois, comme1 juré, sans avoir été récusé, il aura un motif suffisant de s’excuser pendant une année entière. Par toutes ces précautions, la charge des jurés devient presque insensible. Mais nousavons fait à cette crainte d’effrayer et de surcharger les citoyens, un sacrifice bien douloureux, en bornant le droit de l’accusé à récuser sans cause les jurés sur le tableau qui lui en sera donné, au lieu de les récuser sur la vue, comme on le fait en Angleterre. Voici la question : Chaque accusé a le droit de récuser, sans en donner de motif, vingt jurés. A cet effet, on lui présente un tableau de douze noms, tirés au sort sur la liste des deux cents ; U écarte ceux qu’il lui plaît ; ils sont remplacés par d’autres, jusqu’à ce qu’il ait épuisé le nombre de vingt. Par là, sans doute, l’accusé est sur d’éloigner ses ennemis ou ceux que l’opinion publique et ses propres connaissances lui indiquent, comme pouvant manquer de délicatesse et de probité ; mais si cela suffit à la justice, l'humanité désire encore quelque chose. L’accusé n’a connu que les noms des jurés, il ne ies a pas vus; il est donc forcé de recevoir, pour juges, des hommes, sur le visage desquels il voit se peindre la dureté ou la faiblesse; il est forcé de réprimer et de contenir les impressions secrètes et involontaires que lui cause la présence de certains individus; la confiance qu’il doit avoir dans la justice, et la tranquillité de l’innocence en est diminuée. Ces motifs sont vrais, ils sont puissants pour ceux qui connaissent le cœur humain et les ressorts secrets de toutes nos actions extérieures. Voici les raisons qui paraissent cependant s’opposer à adopter la récusation sur la vue. D’abord les jurés n’étant pas obligés d’être unanimes comme en Angleterre, un seul homme dur ou corrompu n’exerce pas, à beaucoup près, le même empire sur la délibération ; il suffit même [Assemblée nationalo.} ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 novembre 1790. J à l’accusé qu'il se trouve parmi les jurés trois individus, sur la probité desquels il n’ait aucun doute, pour être sûr qu’il ne sera pas injustement condamné. Les accusés et surtout leurs conseils sauront bientôt quels sont les hommes, dans un département, sur la droiture et la loyauté desquels on peut compter ; quels sont ceux au contraire dont il faut se délier ; et c’est un avantage sans doute que cette nécessité ou chacun sera de connaître et d’étudier les hommes par l’idée que cette connaissance pourra uu jour lui être utile. Mais ce qui a décidé vos comités, c’est qu’ils ont craint que si un citoyen, venu de loin pour être juré, semblait n’être comparu devant le tribunal qne pour y être récusé, les autres ne se dégoûtassent bientôt d’y venir, et d’être ainsi déplacés sans utilité pour la société. L’opinion publique est si flexible lorsqu’elle n’est pointencore appuyée sur l’expérieuce, qu’elle doit être ménagée avec soin, et soutenue contre Ja plus légère impression du ridicule ou de, la malveillance. 11 ne faut pas non plus sacrifier des avantages solides et durables à l’idée d’une pet fec-iion que le temps pourra toujours donner, et dont la recherche trop obstinée compromettrait l’existence même de l’établissement auquel elie est attachée. C’est de cette manière que nous croyons pouvoir assurer qu’il existera en France des jurés, saus que les citoyens puissent se plaindre qu’on ajoute à leurs devoirs un devoir trop düîieüe à remplir ; et si ia malveillance ou la paresse essayaient encore de présenter des obstacles, nous leur dirions : La France entière a demandé des jurés, elle a applaudi au décret qui les lui assure; mais cet établissement sublime, ii faut savoir l’acheter de quelque gêne, et le mériter par quelques sacrifices. Les hommes eu font de si ridicules et de si incommodes aux préjugés, de si dangereux à leurs passions ; l’iiumanitô et la justice n’ont-elles aucun droit pour en exiger d’eux? Peuvent-ils payer tous les avantages d’une institution, avec laquelle on pourrait braver les efforts mêmes de la tyrannie, puisque le peuple ne cessera pas d’être libre tant que ce formidable pouvoir de juger, cette puissance qui s’applique a tous les moments et à tous les individus, restera dans son sein ; d’une institution qui, ajoutant de nouveaux rapports d’égalité et d’une mutuelle dépendance à ceux qui lient déjà les hommes entre eux, renforce par là non seulement le sentiment de la justice, mais encore tous les sentiments de bienveillance et de fraternité que notre Constitution a voulu établir, et qui seuls peuvent rendre les hommes heureux et bons! Hàtons-nous, Messieurs, pendant notre jeunesse politique, lorsque le feu de la liberté nous anime et que ce saint enthousiasme de générosité et de veriu, qui [ lace toujours ses devoirs avant ses intérêts, dure encore; avant que, refroidis par le temps, nous soyons retombes dans cette sphère secondaire où l’on sait plutôt juger que sentir, où l’activité de l’esprit, quittant les grands objets qui Font occupé, ne s’exerce [dus que sur des intérêts individuels et locaux; iiâtons-nous, dis-je, d’incorporer à notre Constitution un principe conservateur de vie et de liberté, qui la défende de l’action des ans et lutte saus cesse contre les efforts des passions et contre les erreurs et les dangers de l’inconstance. Unissons l’avenir et le présent dans les soins d’une prudente combinaison; hâtons-nous en lin de créer cet établissement qui doit constamment ramener les hom-61 mes aux principes de leur gouvernement, et qui, formant une trace profonde dans leurs mœurs, rendra toujours sensible la route de la vérité et de la justice. Reprenons aussi cette simple et sublime théorie des anciens peuples, de régler les mœurs par les institutions; ayons toujours devant les yeux cette vérité, que le gouvernement est la véritable source de la moralité et de la corruption des hommes. Gomme dans le monde physique, les grands mouvements de la nature enveloppent et dirigent les mouvements locaux; de même c’est de la morale et des institutions publiques que les individus reçoivent leur détermination et la règle habituelle de leur conduite et de leurs actions : une constante expérience l’a prouvé. Le même pays, qui a produit des hommes libres et fiers, sous une Constitution libre, voit maintenant on peuple hypocrite et rusé sous un gouvernement artificieux et fourbe. Sous un gouvernement ignorant et superstitieux, les hommes sont superstitieux et crédules; sous un régime despotique et barbare, les hommes sont insensibles et durs; enfin nos voisins ont encore conservé cette énergie de pensées et cette élévation d’âme qu’ils doivent à leurs institutions. Si donc les vices et les vertus des peuples tiennent à la nature de leur gouvernement, si les décrets des législateurs sont aussi bien des principes de morale que des règles d’obéissance, s’ils peuvent également influer sur les actions des hommes et sur leurs sentiments, qu’ils choisissent entre la fausseté et la droiture, entre ia fourberie et ta loyauté, entre la superstition et les lumières, entre la barbarie ou l’humanité. Pour vous, Messieurs, votre choix est fait depuis longtemps, et vos intentions sont connues; eiies ont été d’abord consignées dans cet immortel ouvrage qui a servi d’inauguration à nos travaux, dans ce monument impérissable des droits de tous les hommes : c’est aussi là que nous avons puisé nos principes et nos bases, et c’est en vous présentant les conséquences de vos propres maximes, que nous osons compter, Messieurs, sur votre approbation et sur vos suffrages. PROJET DE LOI sur la police de sûreté, la justice criminelle et V institution des iurés. DE LA POLICE DE SURETE. TITRE I°r. De l’institution des officiers de police. Art. 1er. La police de sûreté sera exercée par les officiers qui vont être indiqués, concurremment entre eux, sauf les attributions particulières qui pourront être faites à chacun d’eux. Art. 2. Le juge de paix de chaque canton sera chargé des fonctions de la police de sûreté; il y aura dans chaque département un certain nombre d’officiers de la maréchaussée (1) chargés d’exercer, concurremment avec les juges de paix, les fonctions de la police. Art. 3. Les officiers de police auront le droit de faire agir la force publique pour l’exécution de leurs mandats. (i) Il sera fait incessamment un rapport particulier sur l’établissement des maréchaussées.