[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [5 avril 1790.] été présenté, il n’a point été lu; on nous l’a imprimé, distribué; c’est celui de M. l’abbé Sieyès, il mérite bien de fixer l’attention de l’Assemblee. Il y a au civil des affaires où le fait se dengue aisément du droit; le plus souvent le droit et le fait sont confondus; souvent encore le juge a seulement à prononcer sur le point de droit. Voici quelle pourrait être la ligne de démarcation entre les juges et les jurés : le rapport serait fait aux jurés dont les juges sanctionneraient le jugement.... M. l’abbé Sieyès a bien senti la nécessité de passer insensiblement de l’ancien ordre à l’ordre nouveau; il a proposé un article conçu en ces termes : <« Quant à présent, et jusqu’à ce que la France soit purgée des différentes coutumes qui la divisent, et qu’un nouveau code complet et simple ait été promulgué pour tout le royaume, tous les citoyens connus aujourd’hui sous lenotn de gens de loi, et actuellement employés en celte qualité, seront de droit inscrits sur le tableau des éligibles pour les jurys. » Ce mode me semble plus simple et plus sûr pour franchir un passage aussi difficile; alors les craintes du prëopinant seront anéanties, cette belle institution sera assurée et nullement compromise. M. Anthoine. Messieurs, si je prouve qu’il n’existe pus de liberté civile sans l’établissement des jurés, il faudra convenir qu’un des principaux devoirs de l’Assemblée nationale est d’adopter cette sublime institution pour base principale de son système judiciaire. D’abord, qu’est-ce que des jurés? ce sont des hommes élus par la confiance de leurscoucitoyens dans toutes les classes de ta société, soit pour un temps limité, soit même pour l’instruction d’une seule cause, dont les fonctions s’étendent sur toutes les questions de fait que peut entraîner une procédure, une contestation, et qui prononcent: 1° s’il y a lieu à l’action ou à l’accusation ; 2* si le demandeur ou l’accusateur a prouvé le fait sur lequel repose sa demande ou sa dénonciation. Les jurés sont donc, en quelque manière, des représentants du peuple, et leur décision est une espèce d'acte de notoriété publique; de telle sorte que lorsque les jurés prononcent qu’un fait est prouvé, c’est comme si la plus grande partie des habitants de la ville ou du canton avaient reçu la preuve de ce fait. De là vient en partie l’extrême confiance qu’obtient le jugement des jurés. Autre motif de confiance; les jurés inconnus à toutes les parties, jusqu’à l’instant qui les rassemble, n’ont pu être ni sollicités, ni séduits, et qui, s’ils délinquent, n’ont pas l’assurance de l'esprit de corps pour se mettre à l’abri de la punition : chacun peut être juré à son tour; les parties peuvent en récuser la plus grande partie sans être dans la nécessité d’en exposer les motifs. Ce jugement préparatoire, qui porte qu’il y a lieu ou non à délibérer, ne peut être rendu que par douze jurés au moins, et le jugement définitif qui prononce que le fait est ou n’est pas prouvé doit être rendu à l’unanimité de tous les jurés. Le travail du juge ne commence que là où finit celui des jurés. Son devoir se borne à appliquer la loi au fait sur lequel il n’y a pas de doute. Telle est en abrégé l’institution des jurés chez nos voisins; ils la regardent comme le rempart de leur liberté; aussi leur gouvernement qui, comme tous les autres, tend sans cesse à usurper les droits de la nation, a-t-il tenté de faire détruire, non l’établissement des jurés, on ne l’eût osé, mais un de ses points principaux, Tunanimité lre Série, T. XII. un exigée pour le verdict ou jugement définitif. Il est aisé de sentir avec quelle énergie une pareille tentative a dû être repoussée. M. Antiioine a fait sentir ensuite la différence qu’il y a entre l’ordre judiciaire qui admet les jurés et celui qui n’a que des juges, en ce que le premier sépare le jugement de la question de fait du jugement de là question de droit, tandis que le second confond toujours ces deux questions dans un mê ne jugement rendu par les mêmes hommes, ce qui établit l’arbitraire et l’inceniiude dans les jugements: il réfute la proposition faite auparavant d’obliger le juue à prononcer séparément sur les deux questions. Mais s’est-il écrié, c’est retomber dans l’arbitraire, si les juges peuvent prononcer qu’il n’y a pas de question de fait; le droit et le fait se fieront tellement dans leur esprit, que ce jugement d’nne des questions aura la plus grande influence sur le jugement de l’autre. Le juge qui aura prononcé sur le fuit en faveur d’une partie, sera entraîné à lui donner des succès sur la question de droit. On oppose contre les jurés, qu’on ne doit pas associer le peuple aux fonctions de la judicature. Mais la nation doit retenir les portions de pouvoir dont l’exercice lui est possible, et le jugement des questions de fait est de ce nombre ainsi qu i Y élection des jurés et des juges. Cette disposition loin de confondre les pouvoirs est très utile pour tempérer et contenir celui des juges, par une surveillance et une action continuelles. Quant aux causes où il n’y a pas de question de fait et où les parties sont d’accord sur les faits, elles seront portées immédiatement devant les juges; et cela prouve que l’établissement des jurés doit essuyer moins de difficultés, n’étant pas d’une activité journalière en matière civile. Une autre objection se présente. Les citoyens occupés vomiront-ils sacrifier leur temps, leurs travaux, aux fonctions de jurés ? Mais quel homme ne sentira pas l’avantage d’échanger le mriheur d’avoir sa fortune, son honneur et sa vie sous l’empire de l’arbitraire, contre l’obligation de négliger ses occupations pendant quelque temps de l’année? L’honneur d’être investi de la confiance de ses concitoyens, est-il donc une chimère? Et puisque le patriotisme a créé en uu instant des maires et des officiers municipaux, pourriez-vous craindre de ne pas trouver des jurés? Même sous l’ancien régime, la nécessité des jurés au civil s’était fait sentir, dans les descentes, les visites des lieux, les reconnaissances d’héritage, les vérifications d’écriture et dans les expertises de tous les genres. Qu’étaient les experts, si ce n’est de véritables jurés qui prononçaient sur des questions de fait? Ainsi le despotisme lui-même avait découvert la route qui doit nous conduire à l’établissement des jurés et c’est à cette institution que je conclus. M. ie Président annonce que la suite de la discussion est renvoyée à demain onze heures du matin. La séance est levée à trois heures.