[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [4 avril 1791.] 543 M. Gaultier-Biauzat. Je demande que l’Assemblée aille en corps au convoi de M. de Mirabeau et qu’elle parte du lieu où elle tient ses séances. Il y aurait inconvénient à changer l'heure; je demande que l’Assemblée se forme à quatre heures dans le lieu ordinaire de ses séances, pour se rendre en corps dans la maison où est décédé M. de Mirabeau, et que la séance actuelle soit levée à deux heures. (L’Assemblée décrète la motion de M. Gaultier-Biauzat.) M. l<e Chapelier, au nom du comité de Constitution. Le comité de Constitution avait formé le projet de vous présenter ce matin le décret qui transforme en loi le vœu du département de Paris; il s’y élait porté avec un sentiment d’autant plus vif que l’institution proposée par le département acquerrait de la grandeur, en l’attachant à la tombe de l’homme célèbre que nous avons perdu, et en le rendant l’occasiou de cette institution. Il peut même y avoir quelque raison à remplir le vœu du peuple, qui regrette dans M. de Mirabeau un de ses plus illustres défenseurs, et qui a montré le désir que son corps fût porté dans l’église de Sainte-Geneviève. Il y a quelques difficultés à cet égard; 1° parce que s’il n’y avait pas de décret rendu, l’arrêté du département de Paris ne pourrait être exécuté ; 2° parce que ce lieu ne sera peut-êlre pas même prêt aujourd'hui à le recevoir; 3° parce qu’il y a une disposition testamentaire de M. de Mirabeau, qui demande que son corps soit porté à Argenteuil, mais les dépouilles d’un homme célèbre appartiennent, comme sa personne même pendant sa vie, à la patrie. Et certes s’il vivait encore et s’il prévoyait qu’après sa mort on ferait un décret pour élever un monument à la gloire des hommes célèbres et utiles à la patrie, il ne désavouerait pas, il n’empêcherait pas que sa disposition testamentaire ne fût pas adoptée. Je demande à vous lire le projet de décret, qui n’est que le vœu du département de Paris. La seule difficulté est la question de savoir si le Corps législatif, perdant un de ses membres, pourrait lui déférer les honneurs que la nation réserve aux hommes qui lui ont été utiles. Nous vous proposons de décider cette question par un article que nous allons vous soumettre et qui est une addition à l’arrêté du département. « L’Assemblée nationale, après avoir ouï son comité de Constitution, décrète ce qui suit : « Art. 1er. Le nouvel édifice de Sainte-Geneviève sera destiné à recevoir les cendres des grands hommes, à dater de l’époque de la liberté française. « Art. 2. Le Corps législatif décidera seul à quels hommes ces honneurs seront décernés. « Art. 3. Honoré Riquetti-Mirabeau est jugé digne de recevoir cet honneur. « Art. 4. La législature ne pourra pas décerner cet honneur à un de ses membres venant à décéder; il ne pourra être décerné que par la législature suivante. « Art. 5. Les exceptions qui pourront avoir lieu pour quelques grands hommes morts avant la Révolution ne pourront être faites que par le Corps législatif. <■ Art. 6. Le directoire du département de Paris sera chargé de mettre promptement l’édifice de Sainte-Geneviève en état de remplir sa nouvelle destination, et fera grayer au-dessus du portique ces mois : « Aux Grands Hommes, « La Patrie reconnaissante. » M. de Crillon, le jeune. J’appuie la proposition qui vous est présentée par votre comité de Constitution et j’en demande une nouvelle application. Vous ne croyez pas que le talent seul mérite une aussi superbe récompense ; je la demande pour la vertu la plus héroïque et le dévouement le plus généreux : aucune nation ne peut s’enorgueillir d’un plus grand acte d’héroïsme et de patriotisme que celui qui a coûté la vie à M. Desilles ; la nation l’a déjà honoré de ses regrets. Je vous propose de décréter que les honneurs rendus par la nation aux mânes des grands hommes qui l’ont utilement servie seront décernés à M. Desilles, mort à Nancy. (Murmures.) M. Chabrouil. Je demande que l’on passe à l’ordre du jour sur la motion de M. de Crillon. M. Belin. Je crois qu’il est nécessaire que M.le rapporteur ajoute au projet de décret qu’il vous présente au nom du comité une disposition, au moyen de laquelle l’Assemblée statuera sur l’endroit où les cendres de M. de Mirabeau seront déposées provisoirement. M. Bourdon. Il ne peut pas y avoir de difficulté : M. de Mirabeau doit avoir le premier la sépulture dans la basilique destinée à recevoir les grands hommes; et je pense qu’il peut être déposé à côté de Descartes, dans l’ancienne église de Sainte-Geneviève, où est déjà le dépôt de M. Soufflot, jusqu’au moment de la perfection de la nouvelle église. M. d’Estourmel. Je demande seulement à M. le rapporteur de vouloir bien retrancher les noms cités dans le vœu du directoire du département de Paris. M. le Chapelier. J’observe que j’ai retranché les noms dans le décret : (L’Assemblée adopte le décret du comité de Constitution et la motion de M. Bourdon.) En conséquence le décret est ainsi conçu : « L’Assemblée nationale, après avoir ouï son comité de Constitution, décrète ce qui suit : Art. 1er. « Le nouvel édifice de Sainte-Geneviève sera destiné à recevoir les cendres des grands hommes, à dater de l’époque de la liberté française. Art. 2. « Le Corps législatif décidera seul à quels hommes ces honneurs seront décernés. Art. 3. « Honoré Riquetti-Mirabeau est jugé digne de recevoir cet honneur. Art. 4. « La législature ne pourra pas décerner cet honneur à un de ses membres venant à décéder; il ne pourra être décerné que par la législature suivante. Art. 5. « Les exceptions qui pourront avoir lieu pour quelques grands hommes morts avant la Révolution ne pourront être faites que par le Corps législatif. 544 [AssemLlée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES, [4 avril 1791.] Art. 6. «Le directoire du département de Paris sera chargé de mettre promptement l’édifice de Sainte-Geneviève en état de remplir sa nouvelle destination, et fera graver au-dessus du portique ces mots : « Aux Grands Hommes, « La Patrie reconnaissante. » Art. 7. « En attendant que le nouvel édifice de Sainte-Geneviève soit achevé, le corps de Riquetti-Mira-beau sera déposé à côté des cendres de Descartes, dans le caveau de l’ancienne église de Sainte-Geneviève. »> M. Tuaut de la Bouverie. L’ajournement de la motion de M. de Grillon n’est pas de la dignité de l’Assemblée. 11 faut qu’elle soit décrétée à l’instant. M. de Oillon le jeune. Si l’Assemblée juge qne ce n’est pas là le moment... (Interruption.) M. Prieur. On a retranché la nomenclature des grands hommes, on ne peut pas admettre votre motion. M. Chabroud. Ce n’est pas un seul trait d’héroïsme et de vertu qui constitue le grand homme. S’il fallait élever des monuments à tous les traits d’héroïsm français, 30 basiliques comme Sainte-Geneviève ne suffiraient pas. M. de Crlllon le jeune. Je réponds à M. Cha-broud que le décret dit : les grands hommes morts depuis la Révolution. Or, je n’en connais pas un second. M. Desilles est celui qne la nation a déjà jugé digue de cet honneur. Plusieurs membres .• A l’ordre du jour! (L’Assemblée passe à l’ordre du jour.) La suite de la discussion sur les successions est reprise. M; de Saint-Martin. Messieurs, vous avez aboli le droit d’aînesse et fait disparaître toutes les inégalités qui, dans les successions et les partages, résultaient des dispositions de la loi. Ce décret que la nation attendait de votre sagesse était une conséquence nécessaire du premier article de votre déclaration des droits et vous n’avez fait que la prononcer. Mais est-il également juste, également sage d’abolir les inégalités résultant de la volonté de l’homme ? A entendre les partisans de l’égalité absolue dans les successions, l’inégalité qui est l’effet d’une disposition testamentaire, ou d’entre vifs, n’est ni moins injuste ni moins impolitique que celle qui était établie par la loi. « La politique et la morale, disent-ils, réclament à la fois contre le droit de disposer de ses biens, soit par donation, soit par testament; toute bonne législation doit tendre à rapprocher, autant qu’il est possible, les extrêmes; à ne souffrir ni opulence ni misère; on ne peut atteindre ce but qu’en multipliant les obstacles contre la pente naturelle qu’ont les richesses à s’accumuler dans les mêmes mains; et le droit de tester et de donner produit précisément l’effet contraire. « D’un autre côté ce droit est funeste aux mœurs; il déprave le cœur des pères et des enfants; il donne à ceux-là le caractère des tyrans, à ceux-ci l’âme des esclaves; par lui, la tendresse paternelle, qui doit s’étendre également sur tous les enfants, se resserre, se concentre dans un seul qui, pour l’ordinaire, est le premier-né. Cet enfant devient leur idole, et cette cruelle préférence ulcère le cœur de ses frères qui, bientôt, ne voient en lui qu’un ennemi; plus d’union, plus de paix, plus de bonheur dans la famille; la haine s’y établit, la discorde y règne. Le père, qui n’a fait qu’un ingrat, descend au tombeau sans emporter aucuns regrets, et dès lors commencent des procès qui, souvent, dévorent tout son patrimoine. » Tels sont en substance, Messieurs, les inconvénients qu’on reproche à la faculté de tester et de donner. Avant d’examiner s’ils sont aussi réels qu’on le suppose, je vous prie de me permettre quelques réflexions très courtes. On ne me contestera pas, sans doute, que le droit de propriété ne soit le premier fondement de toute société cultivatrice et commerçante, je pourrais même dire, de toute société politique. On conviendra également que c’est dans la faculté d’user, et même d’abuser, comme il nous plaît de ce qui nous appartient, que consiste essentiellement la propriété. Mais, s’il en est ainsi, comment concilier la prohibition absolue de tester et de donner, avec le respect dû à la propriété? Celui-là peut-il se dire propriétaire qui n’a pas la libre disposition de son propre bien ? qui est astreint à le laisser en entier aux personnes désignées par la loi? L’on me dira, peut-être, avec Puffendorf Rousseau , et autres publicistes, que, par sa nature, le droit de propriéténe s’étend point au delà de la vie du propriétaire, et que dès l’instant qu’un homme est mort, son bien ne lui appartient plus : mais en admettant ce principe, la difficulté n’est écartée que quant aux dispositions testamentaires : il reste toujours qu’on ne peut interdire les donations d’entre-vifs, sans porter atteinte au droit de propriété. Je n’examinerai point si la propriété dérive du droit naturel, ou si elle ne tire son origine que du droit civil; je pourrais dire en faveur de la première opinion que, dans l’état de nature, l’homme pouvait, sans doute, regarder comme son propre bien la cabane qu’il avait construite, et les fruits qu’il avait cultivés ; je pourrais ajouter que, dans votre déclaration des droits, vous avez compté la propriété parmi les droits naturels et imprescriptibles de l’homme; mais, quoi qu’il en soit, il est toujours vrai et incontestable, que ce droit est le plus sacré des droits des citoyens, et que conséquemment le législateur ne saurait apporter trop de circonspection et de réserve dans les règlements qui tendent à le modifier, l’altérer. Or, puisque c’est l’attaquer dans un de ses principaux attributs, que d’interdire, soit aux chefs de famille, ou aux autres particuliers, la faculté de disposer de leur propre bien; une pareille prohibition ne serait légitime qu’ autant qu’elle serait impérieusemeut commandée par l’intérêt général de la société : j’aperçois bien des motifs de ne pas laisser aux pères, mères et autres ascendants, une liberté indéfinie à cet égard ; mais je n’en vois aucuns d’assez puissants pour légitimer une loi qui leur lierait absolument les mains, et moins encore une loi qui étendrait cette rigueur aux citoyens qui n’ont ni enfants ni descendants. Ce serait renchérir sur la sévérité des lois somptuaires, et l’on sait que les lois