[Assemblée nationale. J ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (12 mai 1791.] 47 de lé répéter, que, d’après vos décrets des 8 et 28 mars, il y avait deux choses à distinguer : les. assemblées qui. étaient déjà formées et celles qui pourraient se former de nouveau.� Pour les assemblées qui éiaient déjà formées, vous les avez expressément confirmées, et c’est à elles que vous avez déféré l’obligation ou la commission de vous émettre leur vœu sur leur constitution. Pour celles qui n’existaient pas, vous avez dit qu’elles seraient formées et convoquées suivant un mode déterminé, mode que vous avez fixé dans vos instructions ; et c’est à elles seules que s’appliquent les instructions du 28 mars et par conséquent l’article 4 de ces instructions. Il 8;t évident que les assemblées qui existent ont un droit que vous leur avez transmis irrévocablement ; si cela est vrai, la difficulté n’est as résolue. Par la citation de M. l’évêque de lois, il ne résulte pas du fait cité que vous puissiez aujourd’hui rendre un décret dont la conséquence serait qu’il faudrait anéantir les assemblées existantes, ce qui est impossible...; M. l’abbé Sieyès. Je demande la parole. M. Tronchet ..... car si l’on demandait aujourd’hui, en vertu de la déclaration que propose M. Grégoire, et qui est vraie pour les assemblées à former, si l’on demandait aujourd’hui à revenir et à réformer une assemblée ancienne, tous ceux qui sont dans cette asssemblée et les électeurs vous dira eut : c’est une chose inconcevable, car vous avez confirmé ces assemblées-là œ, aujourd’hui, vous voulez le-i anéantir. Quant à la proposition de M. Dupont, j’y réponds en un mot. Il est impossible de poser la question comme il le propose ; car, si on la posait ainsi, il faudrait répondre tout à la fois oui et non : oui, pour les assemblées formées ; non, potfr les assemblées à former. ( Murmures et applaudissements .) Plusieurs membres demandent que la discussion soit fermée. D'autres membres demandent que l’abbé Sieyès soit entendu. M. l'abbé Sieyès. Vous ne pouvez, Messieurs, fermer la discussion sur l’Assemblée nationale elle-même; ce n’est pas pour moi, c’est pour elle que je demande la parole. {Aux voix !) M. Barnave a promis de répondre à mes observations; s’il n’a pas tenu sa parole en ce moment, ill’à tenue d’avance. Yoici ce qu’il disait le 28 mars et sur quoi l’As-emblée nationale a rendu son décret : « Pour connaître le vœu des colonies, il est indispensable que l’on forme des assemblées coloniales, soit dans celles où il n’en existe pas encore, soit dans celles où les assemblées existantes ne seraient pas autorisées par la confiance des citoyens ». J’argumente de là et je demande si les assemblées déjà existâmes étaient autorisées par la confiance des citoyens lorsqu’une très grande quantité de citoyens n’ont pas été appelés à les former. ( Murmures et applaudissements.) J’ajoute que, dans les assemblées existantes, il faut distinguer trois choses : il faut considérer les personnes qui y ont été appelées, et qui s’y sont trouvées ; les blancs qui ne s’y sont pas trouvés ; et les hommes de couléilf, également libres, ayant les mèmès droits que lès blancs qui n’y ont pas été appelé�. 1" Série. T. XXYI. Je demande si, en fermant la porte à tous ceux qui, de fait, ne s’y sont pas trouvés, vous excluez également et les blancs qui n’y .ont pas été, et les hommes de couleur qui avaient tous autant de droit d’y être. ( Applaudissements .) Ceux qui ne se sont pas trouvés aux assemblées n’ont-ils donc plus le droit de concourir à l’émission du vœu des colonies ? Ma proposition revient dans toute sa force ; il faut que nous sachions que les sont les personnes que nous consultons, à. qui l’Assemblée donne le droit d’émeitre le vœu sur l’initiative des lois à faire et sur l’état des personnes. Je vous observe encore que la doctrine que j’avance dans ce moment est non seulement celle de l’Assemblée, mais aussi celle des comiiés. Le comité de vérification a décidé que les hommes de couleur libres avaient le droit d’être députés à l’A semblée nationale et vous n’avez point infirmé cette décision. (Murmures.) Plusieurs membres : Elle ne nous a pas été présentée. M. l’abbé Sieyès. C’est au moins l’opinion du comité de vérification ; c’est celle de l’Assemblée nationale qui n’a pas infirmé cette décision. (Nouveaux murmures.) Je demande si, en principe général, les bommr s de couleur ne peuvent pas être députés à l’Assemblée naiionale. S’ils ont le droit d’être députés à l’Assemblée nationale, à plus forte raison ont-ils celui d’être députés aux assemblées coloniales. Au reste, je ne veux pas compromettre mon premier raisonnement par le second et je rentre dans le priucipe. Je crois que l’Assemblée n’a rien de mieux à faire que de décréter en ce moment la question préalable sur tout le projet des comités. (Applaudissements.) Plusieurs membres : Aux voix 1 aux voix I M. le Président met aux voix la question préalable sur la totalité du projet de décret des comités, sauf le renvoi à ces mêmes comités pour qu’ils présentent un nouveau projet. (Une première épreuve est douteuse.) M. le Président. Je renouvelle l’épreuve. (Une seconde épreuve a lieu.) M. le Président. Sur sept personnes qui composent avec moi le bureau, quatre pensent qu’il y a du doute. Je vais faire l’appel nominal. (I! est procédé à l’appel nominal.) L’Assemblée décrète par 378 voix contre 276 u’il y a lieu à délibérer sur le projet dé décret es comités. M. le Président annonce l’ordre du jour de demain et lève la séancë à cinq heures. PREMIÈRE ANNEXE À LA. SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU 12 MAI 1791. Nota. — Postérieurement au décret, rendu le 12 mai 1791, M. de Curt présenta au nom du comité de la marine un rapport concernant les travaux du port de Cherbourg. Ce rapport fut 2 4Q [Assemblée nationale J ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 mai 1791. J imprimé et distribué, mais comme il ne fut dans la suite l’objet d’aucune discussion, nous l’insérons ci-dessous. Rapport fait au nom du comité de la marine par M. de Curt, député de la Guadeloupe, sur l'établissement de marine ordonné par le roi à Cherbourg. — (Imprimé par ordre de l’Assemblée nationale.) Messieurs, Un grand intérêt politique se présente aujourd’hui à votre décision. Vous devez prononcer sur l’établissement militaire commencé à Cherbourg vers la fin de 1783. Les travaux de la rade touchent à leur terme, et l’opinion publique est encore incertaine sur les avantages que l’Etat doit eu attendre. C’est pour fixer cette opinion que votre comité m’a chargé de faire toutes les recherches qui pourraient conduire à la conviction. Secondé dans ce travail par le ministre de la marine, les dépôts de son département m’ont été ouverts; les officiers militaires et d’administration employés à Cherbourg ont exécuté avec beaucoup de zèle l’ordre de me fournir les renseignements qu’ils pouvaient avoir; et c’est, pour ainsi dire, par le choc des opinions et les leçons de l’expérience, que votre comité s’est confirmé dans les principes que je vous propose de consacrer. Vous n’attendez pas sans doute, Messieurs, que je rappelle ici toutes les questions qu’il m’a fallu approfondir pour détruire les doutes qui s’élevaient à mesure que je m’instruisais davantage. J’ai toujours pensé que les détails et les discussions qu’ils entraînent dans vos comités ne doivent vous parvenir qu’autant qu’ils peuvent influer sur vos décisions. C’est donc par les grands traits qu’il convient de vous convaincre; et ce qui doit inspirer une grande confiance aux hommes chargés de; rapports importants,, c’est le tact des vérités, c’est le sentiment prompt des convenances qui dominent dans cette Assemblée, toutes les fois qu’elle n’est point agitée par des factions, et qui, par une espèce de commotion électrique, portent au même instant dans tous les esprits la même impression, et ne font qu’une volonté générale de toutes les volontés particulières. Encouragé par cette observation, j’ai dû réduire à quelques points principaux mon rapport sur la rade de Cherbourg. Je chercherai d’abord dans l’histoire de la marine française les faits qui ont conduit, après une longue expérience, à la ferme résolution d’avoir dans la Manche un établissement de marine. J’exposerai ensuite les raisons qui ont fait donner la préférence à la situation de Cherbourg. Fixant alors votre attention sur les différents projets présentés au ministère, je vous dirai comment il se décida pour celui des caisses coniques. Enfin, après avoir suivi l’exécution de ce projet, et les événements qui ramenèrent au plan d’une digue en pierres perdues, je lâcherai de prouver la nécessité d’achever un établissement commandé par la politique, et qui, malgré quelques imperfections, honorera toujours les hommes de génie qui ont osé l’entreprendre, et sera une époque glorieuse du règDe ae Louis XVI. PREMIÈRE PARTIE. Les malheurs de la Hougue, que tous les tar lents de Tourville ne purent empêcher, apprirent à Louis XIV, qu’en perfectionnant la défense de ses frontières de terre, il avait trop négligé ses frontières de mer. Ce prince qui savait s'instruire par l’expérience, ne tarda pas à reconnaître que l’Angleterre avait dû sa supériorité aux établissements militaires qu’elle possédait dans la Manche. Il voulut s’assurer les mêmes avantages, et le maréchal de Vauban fut chargé, par ses ordres, de visiter les côtes de Normandie, de mettre à l’abri d’entreprises hostiles tous les lieux favorables au débarquement, et de donner ses projets sur les travaux qu’il jugerait nécessaires. Ce grand homme, dont le génie embrassait tous les intérêts politiques, ne vit pas seulement les avantages des postes de guerre. Après avoir ordonné des batteries à la Hougue, une tour qui subsiste encore, un hôpital d’une vaste étendue, en forme de lazaret, il parcourut les côtes de Cherbourg. Son inspection fit connaître au gouvernement que la rade de cette ville offrait des moyens d’attaque, de défende et de protection, capables d’influer sur les guerres maritimes, et sur nos rapports commerciaux avec les puissances du Nord. Ce qui est certain, et ce qui paraît confirmer cette opinion, c’est que le maréchal de Vauban désigna le, pré du roi pour y creuser des bassins, et qu’il nomma Cherbourg l 'auberge de la Manche. La France commençait alors à gémir sous le poids des impôts. Louis XIV, affaibli par 40 ans de victoires, avait à soutenir la guerre ruineuse, mais légitime de la succession d’Espagne. 11 remit à des temps plus heureux le projet de Vauban ; projet* dont l’exécution eût pu sauver à l’Etat les malheurs des guerres maritimes soutenues par Louis XV, et assurer aux forces navales, développées par son successeur, les moyens de réduire l’Angleterre au degré de puissance que comporte cette nation et qui convient à la balance politique de l’Europe. Quoi qu’il en soit, le règne de Louis XIV s’acheva sans qu’il fût possible de commencer une entreprise aussi utde. La conspiration dirigée par le cardinal Albéroni sous la minorité de Louis XV, la guerre qui en fut la suite et les effets désastreux du système de Law, éloignèrent encore toute idée d’avoir dans la Manche un établissement de marine. Il appartenait sans doute au ministère économique du cardinal de Fleury d’exécuter ce que les malheurs des temps n’avaient pas permis d’entreprendre : mais ce ministre qui laissa tranquillement la France réparer ses pertes, et s’enrichir au milieu de la paix par un commerce immense, ne pensait pas qu’elle eût besoin de marine pour jouer un grand rôle dans le système politique des nations. Cette opinion, funeste dans un homme qui tenait les rênes du gouvernement, fut cause qu’il laissa dépérir nos vaisseaux dans les ports ; et iorsqu’en 1738 des hommes habiles voulurent en revenir au projet de Vauban, le cardinal, fidèle à son système, n’approuva que les travaux du port marchand, pour assurer une relâche à des convois escortés par de moyennes frégates. Près de 20 ans s’écoulèrent encore, et les Anglais, toujours maîtres de la Manche, se permettaient de visiter.jusque sur nos côtes les bâtiments qui la traversaient. Le maréchal de Belle-Isle, devenu ministre parce qu’il passait alors pour l’homme le plus capable de conduire un Etat, voulut détruire cette espèce de despotisme maritime. Il se rendit en Normandie, accompagné [Assemblée nationale.] ARCHIVES PAB de plusieurs officiers de la marine et du génie. ' Ce voyage, entrepris au milieu d’une guerre funeste, ne produisit d’autre effet que de réveiller l’attention de la Grande-Bretagne sur nos vues d’établissements. Cette nation, gouvernée alors par un homme qui ne laissait échapper aucune occasion de nous humilier et de nous affaiblir, fitattaquer Cherbourg. L’armée anglaise débarqua sans obstacles, et, dans l’espace de 10 jours, détruisit les quais, les jetées, après avoir incendié plus de 40 bâtiments de différentes grandeurs. C’est ainsi que le port marchand de Cherbourg perdit en un instant, faute de précautions, les fruits de 20 ans de travaux et d’iudustrie. On se rappelle assez l’état déplorable où se trouva la France à l’époque de la paix de 1763, pour ne pas s’étonner de l’inertie du gouvernement jusqu’à l’époque de la guerre pour l’indépendance de l’Amérique et pour la liberté des mers. Les plaies faites aux finances de l’Etat sous les deux derniers règnes commençaient à se cicatriser, lorsqu’il fallut soutenir à main armée notre alliance avec les Eiats-Unis. Le roi qui, venait de créer une marine, sentit plus que jamais l’inconvénient de manquer d’un port de retraite qui permît en tout temps de paraître dans la Manche, et servît d’asile aux convois expédiés des mers d’Allemagne et de la Baltique pour approvisionner nos flottes, et apporter dans nos arsenaux les échanges du Nord. Il était, trop tard pour s’occuper de ce grand projet. Aussi l’armée combinée de France et d’Espagne, forte de 69 vaisseaux, qüi aurait pu finir la guerre en 1779, ne fit qu’une croisière inutile. Affaiblie par les maladies, obligée de rentrer dans le port, elle n’emporta d’autre avantage que celui d’avoir retenu en Europe la plus grande partie des forces de l’Angleterre, et facilité, par cette diversion, les opérations de la partie de nos vaisseaux qui agissaient en Afrique, en Asie et en Amérique. Cet événement produisit la ferme résolution de s’établir dans la Manche. Plusieurs ministres se disputèrent l’honneur d’y concourir. Celui de la guerre s’empressa de faire protéger par des forts l’entrée de la rade de Cherbourg, pendant que celui de la marine faisait reconnaître les côtes depuis Dunkerque jusqu’à Granville, et mûrissait en silence le dessein de mettre à jamais nus convois et nos escadres à l’abri des vents et des insultes de l’ennemi. Enfin l’Angleterre demanda la paix et l’obtint. Déjà les vues du gouvernement étaient fixées, et .Cherbourg avait la préférence sur la Hougue. C’est ici que commence rengagement que j’ai pris de vous présenter les motifs de cette importante décision. DEUXIÈME PARTIE. Depuis le voyage de Vauban sur les côtes de la Normandie, jusqu’en 1778, tous les projets présentés au ministère tendaient à construire un grand établissement de marine. Les uns croyaient Cherbourg plus propre à cette destination : d’autres donnaient la préférence à la Hougue. Cette différence d’opinions était une preuve de l’insuffisance de nos lumières en intérêts maritimes. La France portait alors tous ses moyens vers ses forces de terre; l’esprit public, ainsi dirigé par le système du gouvernement, perfectionnait ce genre d’attaque et de défense lorsqu’on se doutait à . peine des ressources qui pouvaient nous conduire à disputer à l’Angleterre la supériorité qu’elle affectait sur toutes les mers. EMENT AIRES. [12 mai 1791.] « {9 Le règne de Louis XVI ayant ramené aux vrais principes politiques, lesidéessefixèrentdenouveau sur les forces navales. Des hommes de génie en combinèrent l’ensemble et les rapports. L’activité nationale présidaaux constructions, et bientôt laFrance vit sortir, de ses ports, des escadres qui obtinrent ou disputèrent toujours la victoire à celles de l’Angleterre, fortes de leur nombre et du souvenir d’un siècle de succès 1 et qui, lors même qu’elles éprouvèrent un échec, parurent encore assez redoutables pour décider cette nation à demander la paix. Ainsi le développement de nos forces navales rendit à l’Europe la liberté des mers, assura à l’Amérique son indépendance, instruisit les hommes de l’art sur les combinaisons des campagnes, et démontra plus que jamais la nécessité d’assurer des points de retraite à une escadre battue par les vents ou par l’ennemi, même à une escadre victorieuse. - Dès qu’on se place au centre d.es intérêts politiques, il est difficile de ne pas découvrir tôt ou tard les opérations qui leur conviennent. Avant la guerre pour l’indépendance, les opinions étaient partagées entre la Hougue et Cherbourg. A mesure que l’expérience étendit les observations, on sentit davantage qu’avant de préférer un local il fallait déterminer l’esp.èce Rétablissement qu’il était nécessaire de former ; seule manière de ne pas sacrifier de grandes dépenses pour.de petits résultats. On reconnut d’abord que la marine française n’avait pas besoin d’un nouveau port d’armement, encore moins d’un grand département dans la Manche. Brest, Rochefort et Lorient suffisent dans l’Océan aux armements projetés pendant la guerre et à la garde des vaisseaux pendant la paix. D’ailleurs, s’il est inutile de multiplier les grands dépôts des forces navales, il est plus dangereux encore d’en placer un dans le voisinage des* nations ennemies. De quelque défense qu’on puisse J’environner, sa situation provoque sans cesse des entreprises hostiles ; et l’on sait trop que les mesures de la prudence et les efforts du courage ne garantissent pas toujours des effets du hasard ou des attentats de la trahison. Ge qui manquait à nos es adres, une fois sorties des ports, c’était un lieu de station dans le canal, un asile voisin du théâtre de leurs expéditions les plus importantes, où elles pussent se retirer malgré la présence d’une armée supérieure, et sans jamais y être retenues ou fatiguées par les vents ; c’était enfin un établissement qui contînt tout ce qui est nécessaire aux réparations d’une escadre désemparée. D’après ces principes, il était difficile de ne pas se décider pour une rade sûre et fermée à l’impétuosité de la mer et des vents du large, avaut de s’occuper d’aucun ouvrage relatif à la construction d’un bassin : car un port de guerre ne peut exister, s’il n’est précédé d’une bonne rade. Par cette marche sage et politique, le gouvernement s’assurait à jamais un établissement, et se réservait les moyens de l’agrandir et de le perfectionner selon les temps et les circonstances. Il n’était pas à craindre qu’une guerre malheureuse en forçât la démolition. On peut bien exiger dans un traité qu’un port, un bassin, d< s fortifications soient comblés ou détruits; mais les ouvrages sous l’eau ne sont point soumis à la loi du plus fort ; le temps même les consolide, lorsqu’ils ne contrarient pas ‘les lois immuables de la nature. Le projet d’une rade étant ainsi adopté, il s’agissait de choisir le’ local le plus favorable. La 20 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES, (12 mai 1791. rivière de Pontrieux, par la profondeur de son îit t>ur un long espace, offrait des avantages; mais sa situation trop rapprochée de l’extrémité occidentale de la Manche, près de laquelle on trouve le port de Brest, faisait désirer un autre local plus près du centre et mieux placé pour offrir un abri aux escadres venant de l’ouest, et à celles que les vents de l’est pourraient ramener. D’autres positions, telles qu’Ambleteuse ou Boulogne, trop voisines du Pas-de-Calais, présentaient les mêmes inconvénients. C’était donc au centre de la Manche qu’il Jallait chercher un poste qui pût commander tout le canal, inspecter les côtes de l’Angleterre, surveiller les mouvements de ses forces navales, et inquiéter les convois qui sortent de ses ports ou veulent y renti er. La Hougue et Cherbourg partagèrent alors les opinions. Le choix longtemps discuté fut longtemps incertain, fiufiu, on compara leurs avantages respectifs, et les doutes dispaiurent. C’est par un semblable rappiochement que je dois justifier la décision qui en lut la conséquence. La rade de Cherbourg, située au milieu de la Manche, en commande également les différents points, et se trouve le poste le plus avancé vers Jeb côtes de l’Angleterre. Le fonds y est généralement d’argile et de terre glaise couverte de sable fin. Les vaisseaux mouillés près de la côte ont plusieurs debarquements faciles. La moitié des vents de la boussole seconde leur arrivée et leor départ; et dès qu’on a doublé 1 île Pelée d’un côté, ou la pointe de Querqueville de 1 autre, la manœuvre des vaisseaux et des armées n’est gênée par aucun écueil, ün peut dès lors passer a i’ordie de bataille, de marche, ou de convoi, en presence même d’une escadre ennemie. 8i la rade de la Hougue réunit quelques-uns de ces avantages, elle a aussi de grands inconvénients dont celle de Cherbourg est exemple. Traversée par les courants terribles du raz de Bai fleur, et des vays d’isigny, les vaissiaux ne peuvent éviter debout au vent. Forcés de mouiller à plus d’une lieue et demie de terre, ils sont subordonnés à l’heure des marées pour le départ et le retour de leurs chaloupes. La mer du Nord leur occasionne des roulis et des tangages af-ireux. Souvent la force des courants ou celle des marées, qui ne varient jamais, s’opposent à toute communication avec la terre; et dans les autres circonstances, le débarquement est aussi long que pénible. Enfin le gisement des côtes du Cotentin ne laisse que le quart des vents de la boussole pour l’entrée, la sortie et le mouvement des flottes. Il îaut convenir que la rade de la Hougue a beaucoup plus d’étendue ; mais elle est resserrée par des écueils. Ou ne peut mouiller qu’à une certaine distance des pointes de Gavandal et du Bunc-du-Bec; ce qui gêne l’ordre et l’ensemble si né essaircs à une année pour exécuter ses mouvements avec précision. A Cherbourg, le fonds est plus régulier, le mouillage mieux protégé par le feu ues batierbs, moins coupé par les bancs et les pointes de terres; plus propre surtout, parce qu’il y a moins do courants, à une armee qui sîmiiosse par ordre de division pour défendre elle-même l’entrée de la raie. A des avantages d’une aussi grande importance, Cherbourg réunissait encore celui d’un moindre espace à fortifier; 3,600 toises seulement séparent File Pelée de la pointe de Querqueville, et cependant on trouve dans cette étendue une superficie de mouillage de 1,300,000 toises. Les proportions de la Hougue sont bien ditiérentes. Avec un développement de 8,000 toises, la rade n’en contient que 1,500,000 de su-perticie qui soient propres au mouillage. Enfin, une considération de la plus haute importance ajoute une force décisive aux raisons de détail qui militent en faveur de Cherbourg. Les vents de nord-est, qui mettent en mer tous les convois de l’Angleterre depuis les Dunes jusqu’à l’extrémité de Cornwal, s’opposent, pour peu qu’ils soient forcés, à la sortie des escadres qui seraient stationnées à la Hougue; au Imu qu’avec les mêmes vents, les vaisseaux mouillés à Cherbourg, sortant par la passe de l’Ouest, se trouvent en position de suivre et de joindre les armées anglaises dont la marche est nécessairement retardée par les convois qu’elles escortent. Le résultat de cette comparaison, qu’il serait possible de pousser plus loin avec le même succès, assura la préférence à Gherbourg. M. le maréchal de Castries avait alors le département de la marine. Ce ministre, jaloux d’exécuter sous Louis XVI une entreprise dont Luuis XIV avait conçu lîdée et reconnu le besoin, obtint facilement l’approbation du roi. Différents projets furent discutés au conseil. Voyons, Messieurs comment le choix s’arrêta sur celui des caisses coniques. TROISIÈME PARTIE. Le gouvernement avait envoyé, en 1780, une commission pour examiner les côtes de Normandie. M. Lambert de Paimpol, qui en était membre, présenta à son retour un plan pour fermer la rade de Cherbourg aux vents du large et aux brû.ots qu’une escadre ennemie pourrait y laa-cer. M. de la Bretonnière, officier de la marine, attaqua avec succès le plan de M. Lambert. Il fit voir que la rade ne serait point défendue, que la jetée qui devait partir du fort du Hommet, et se prolonger u’environ 1,000 toises dans la direction du nord-est, ne mettrait qu’une partie delà rade à l’abri des vents du nord-ouest ; qu’une plus grande partie resterait exposée aux vents du nord, et que la totalité serait battue par les vents du nord-est. Examinant ensuite la direction de la jetée, M. de la Bretonnière démontrait que les vaisseaux seraient enfermés par la mer et les vents du nord-est. Il prouvait enfin que cette rade recevant la forme d’une ellipse, au fond de laquelle ces mAmes vents viendraient se briser, il en résulterait un mouvement de ressac ou de réaciion vers le centre, qui rendrait la mer très houleuse, et fatiguerait extrêmement les vaisseaux au mouillage. Pour éviter ces inconvénients, M. de la Bretonnière, revenant au projet qu’il avait présenté en 1778, insistait avec une nouvelle force sur la nécessité de jeter un rempart à pierres perdues sur un fonds de 40 ou 50 pieds. Il voulait fermer l’espace compris entre la pointe de Querqueville et l’île P, Iée, par le moyen de trois jetées sous lVau, et ménager cependant quatre passages de 4 à 500 toises oe largeur, pour assurer davantage les mouvements des escaures. Les moyens qu’il présenta pour la construction ayant paru incertains, le ministre de la marine consulta le directeur des tonifications de Nor-maudie. Sans rejeter entièrement l’idée des digues en pierres perdues, cet officier marqua des doutes [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 mai 1791.] m sur le succès de cette entreprise. Il craignait que des pierres sans liaison ne fussent facilement déplacées par les gros temps du large, et transportées sans cesse vers l’intérieur de la rade. Il proposa en conséquence d’établir un cordon de grandes caisses de charpente, remplies de maçonnerie, pour retenir les pierres qui formeraient le rempart. En modifiant ainsi le projet de M. de la Breton-nière, le directeur des fortifications de Normandie De présenta rien de positif sur l’évaluation des caisses de charpente, et sur les moyens de trouver un local propre à les construire à l’abri du gros temps et à portée d’être mises à flot, pour être conduites à leur destination. Ainsi ce projet, et l’examen officiel qui en fut la suite, ne produisirent d’autre effet, que de persuader généralement de l’insuffisance des pierres perdues et des moyens de solidité que l’on proposait d’y ajouter. Au milieu de ces incertitudes, M. de Gessart, inspecteur général des ponts et chaussées, imagina, vers la fin de 1781, un plan absolument nouveau pour la confection des moles qu’on désirait à Cherbourg. Ce projet, qoi consistait à couvrir à une lieue au large cette rade importante, sur une longueur d'environ 2,000 toiles, avec des caisses coniques placées base à base, présentait en grand l’idée d’une clairevoie formée par des cônes-tronqués. Une chaîne de fer devait, en temps de guerre, fermer l’in tervalle de 72 pieds qui se trouvait à la partie supérieure. Cent vaisseaux de guerre auraient pu mouiller dans la rade dont les deux passes situées aux extrémités eussent été défendues par des forteresses redoutables. Par cette disposition, la marée montante, ou la mer poussée du large par la tempête, auraient toujours été divisées par la partie supérieure des cônes élevés de 28 pieds au-dessus de son plus bas niveau. Ainsi la mer du large ne pouvant arriver dans l’intérieur de la rade qu’après que sa force aurait été décomposée par les cônes sur une étendue de 2,000 toises, ce système de digues devait nécessairement y procùrer du calme. La profondeur de la rade étant de 56, 60 et 70 pieds au-dessous de la pleine mer dps vives eaux, M. de Gessart donnait à ses cônes 72 pieds de hauteur, et les tenait dans le rapport de ces profondeurs par des dimensions proportionnelles aux sondes, prises à des distances invariables. L’expérience ayant démontré que la poussée latérale des pierres élevées en forme conique sur un angle de 60 degrés à la base, ne produit qu’un effurt de 6 livres de pression par pied carré contre la charpente de l’apothème, il avait déterminé en conséquence les dimensions des cônes sur, 144 pieds de diamètre à la base, 65 ou 72 pieds de hauteur perpendiculaire, réduisant le diamètre supérieur à 60; de manière que la superficie de la base du cône se trouvait de 450 toises carrées, et celle de la plateforme supérieure de 78 toises. La masse entière du cône, remplie préalablement de pierres perdues, devait produire 2,400 toises cubes, en y comprenant le tassement inévitable sur le fond de la mer. La . pesanteur du bois, du fer et du lest élevait conséquemment cet'e masse au poids de 96 millions de livres. Ainsi, quand même la totalité du cône eût été couverte d’eau, le volumedu fluide déplacé étant égal à celui de la masse du cône, mais n’ayant qu’un poids de 36 millions, il restait au cône une force excédante de 60 millions pour résister aux efforts delà mer dans les plus grandes tempêtes. Sa configuration même augmentait cette force. Rien en effet n’est pins propre à la décomposition île la lame, que la forme circulaire et inclinée de l’obstacle qui lui était opnosé. Les procédés de l’exécution étaient parfaitement calculés. La charpente des cônes, bâtie sur la plage, devait ensuite être soulevée et mise à flot par la mer montante, au moyn d’un cordon de grosses tonnes vides fixées tout autour de la base, et tout ce système de corps bottants devait être remorqué jusqu’au lieu de sa destination. Alors on détachait-successivement les tonnes qui faisaient flotter la caisse, et l’immersion ainsi ménagée sur le fonds qu’elle devait occuper, n’éprouvait aucune secousse. Aussitôt des bâtiments chargés de pierres versaient dans le cône le volume nécessaire pour l’appuyer, car il ne fallait pas perdre un moment pour lui assurer la stabilité calculée contre les gros temps. 90 masses de cette espèce placées base à base, et rangées dans une direction déterminée, devaient former les môlps de la rade de Cherbourg. Quoique la dépense de l’envelopne de chaque cône prêt à flotter dût s’élèvera plus de 200,000 livres, la masse d*s digues était tellement diminuée par cette invention, qu’elle promettait une grande économie. Le ministère, séduit par tant d’avantages, ordonna les fonds nécessaires pour une épreuve en grand de la construction et de la navigation d’une caisse conique. On la fit au Havre, le 8 novembre 1782. La caisse fut facilement remorquée à 300 toises du rivase, ramenée et échouée avec le même succès, au lieu où elle avait été construite. Ainsi l’invention des cônes, les procédés de leur flottage et de leur immersion, la possibilité d’obtenir plus promptement une rade fermée dans la Mancbp, les combinaisons même de l’économie firent donner la préférence au projet de M. de Gessart. En vain on voulut y opposer celui des bateaux-caisses; l’examen sérieuxqui en fut fait ne laissa plus de doute sur le choix des moyens; on ordonna en conséquence qu’il serait fait une seconde épreuve à Cherbourg, et toutes les oré-cautions furent prises pour monter une administration qui poussât vigoureusement les travaux. H est temps d’examiner ce qui en fut la suite, et quel est l’état actupl d’une rade sur la bonté de laquelle il existe encore tant d’opinions différentes, QUATRIÈME PARTIE. Le succès de l’épreuve faite au Havre avait inspiré une telle vénération pour les caisses coniques, que les hommes les plus enclins à en attaquer le projet forent forcés de garder le silence. Ils attendirent les événements. La première épreuve faite à Cherbourg leur fournit bientôt les moyens de se faire entendre. La caisse construite et éprouvée au Havre en 1782 avait été démontée et transportée vers la fin de juin 1783 au lieu de sa destination. Dès le 15 septembre suivant, elle se trouva reconstruite et prête à naviguer. Une tempête qui dura trois jours, brisa les tonnes, rompit les amarres, et mit hors de service tout le gréement. Ainsi rien de ce qui était nécessaire au flottage n’échappa à la violence des vents et à la fureur des flots. Get accident funesfe ayant décidé à laisser le cône sur son chantier pendant l’hiver, on remit sa navigation et son immersion au priqtemps de l’année 1784. � 22 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 mai 1791. Dans cet intervalle, les partisans des autres méthodes de construction renouvelèrent leurs propositions. M. de Cessart s’attacha à les combattre et à prouver la nécessité de ne pas abandonner les cônes. Ses raisons parurent victorieuses, et l’ordre du roi fut donné pour construire quatre nouvelles caisses et compléter le premier essai qui avait été ordonné. Celle qui avait été terminée et sur le point d’être placée l’année précédente fut enfin heureusement conduite le 6 juin 1784, et coulée à environ 600 toises de l’ile Pelée pour former l’extrémité des digues du côté de l’Est. Elle aurait dû l’être à 300 toises plus au large. On attribue cette faute à la direction des feux du fort que le département de la guerre avait fait construire sur Pile Pelée, et dont il fallait ménager la protection pour l’entrée de la rade. Mais, quelque raison qu’on puisse alléguer, on regrettera toujours la perte du plus grand espace que l’on pouvait se procurer, et qui eût fait de Cherbourg un des plus beaux postes militaires des marines de l’Europe. Quoi qu’il en soit, il fallut pour les immersions subséquentes suivre la nouvelle direction, à laquelle la position de la première caisse assujettissait la ligne des cônes. Une seconde caisse ayant été remorquée la nuit du 7 juillet, fut coulée base à base dans l’ouest de la première, suivant le projet d’après lequel tous les cônes devaient se suivre et se toucher immédiatement. Vous vous rappelez, Messieurs, que, pour assurer leur solidité, il fallait les remplir de pierres. Un gros temps, qui survint le 18 août, surprit le second cône avant qu’on lui eût donné cette force de résistance. Sa charpente fut entièrement brisée par la mer jusqu’au niveau des basses marées ; c’est-à-dire, jusqu’à la partie qui se trouvait soutenue dans son intérieur. Cette expérience, fortifiée par celle du premier cône qui dut sa stabilité à sa perfection, inspira une grande confiance pour l’avenir, et fit presser les préparatifs de l’année suivante. Mais, pendant qu’on cherchait à profiter de l’hiver pour multiplier les moyens d’accélérer les travaux, un nouveau système préparait des changements considérables au projet de M. de Cessart. On faisait entendre que la pierre répandue au pied du cône brisé par la tempête, empêcherait d’en couler un troisième, à toucher sa base, et qu’il resterait entre celui-ci et le premier une ouverture qui ne serait susceptible d’aucune espèce de défense. Un motif plus réel fut présenté. L’opéralion du flottage et de l’immersion ne pouvant être entreprise avec sûreté que pendant les grandes marées qui ont lieu deux fois par mois, en mai, juin et juillet, on démontra que, si l’on persistait à former la digue des cônes base à base, la clôture de la rade de Cherbourg exigerait 18 ans de travail. Cette considération décida à espacer les caisses coniques, et à remplir les intervalles par des dignes en pierres perdues élevées de quelques pieds seulement au-dessus des plus basses mers; et comme on ne doutait point alors que ces caisses ne contribuassent à la solidité de l’ouvrage, en raison de leur nombre et' de leur rapprochement, on fixa leur distance à 30 toises. Telle fut l’origine du système mixte qui détruisit sensiblement celui des cônes, par l’éloignement progressif auquel ils furent graduellement portés. Les accidents multipliés qu’ils éprouvèrent à mesure qu’on les espaçait davantage, donnèrent une grande faveur aux partisans des digues. Ceux du système des caisses auront cependant toujours à opposer qu’on ignore si les côms placés base à base, et se prêtant un mutuel appui, n’eussent pas formé un rempart capable de résister aux attaques de la mer, surtout, si, comme le proposait M. de Cessart, on eût pu établir, dans leur partie émergée, une maçonnerie solide de granit et de pozzolane qui, en soutenant et défendant leur charpente, en eût prolongé la durée. Quoi qu’il en soit, au lieu de 90 cônes qui devaient fermer la rade de Cherbourg, 18 seulement, espacés depuis 25 jusqu’à 286 toises, furent échoués à différentes époques. Ceux que la mer n’avait point brisés, furent recépés en 1789. Un seul, le plus à l’est de l’île Pelée et couronné en maçonuerie, sert encore à indiquer aux bâtiments l’extrémité des digues et le commencement de la passe. C’est celui qui fut coulé le 23 juin 1786 en présence du roi qui s’applaudissait de pouvoir forcer la nature, pour rendre à la navigation française la supériorité qu’elle devait avoir dans la Manche. A mesure que le nouveau système triomphait de l’ancien, les travaux se suivaient avec une activité toujours croissante. Le versement des pierres fut tel, qu’à la fin de 1790, les digues conduites jusqu’à leur extrémité du côté de l’ouest, terminèrent la construction d’un môle près de 2,000 toises de longueur sur 30 à 32 pieds de hauteur. 360,000 toises cubes de pierres à 42 livres la, toise avaient été employées à cette entreprise, qui d’ailleurs a coûté jusqu’à ce moment une somme de 31,215,635 livres, et qui exige encore une somme de 879,684 livres pour niveler le sommet des digues à une même hauteur, c’est-à-dire un peu au-dessus du niveau des basses mers ordinaires. Vous n’attendez pas, Messieurs, que, détournant votre attention du grand objet qui vous occupe, j’examine scrupuleusement l’emploi de ces fonds année par année. Ce qn’il importe de vous dire, c’est qu’il ne paraît pas qu'il y ait eu aucune espèce de dilapidation. Ceux qui prétendent qu’on aurait dû dépenser beaucoup moins ne veulent pas voir que l’entreprise d’une rade fermée en pleine mer était absolument neuve, qu’il était impossible de calculer avec précision la valeur d’un travail sous l’eau, subordonné d’ailleurs à la fureur d’un élément dont la force destructive n’est jamais bien connue que par l’expérience. Vous devez remarquer aussi qu’il a fallu tout créer à Cherbourg, que la population de cette ville était bien au-dessous de ses besoins, qu’il n’y avait sur les bords de la mer aucun des établissements qu’exigeaient les constructions projetées, qu’il a fallu former une espèce d’arsenal, construire des cales et des chantiers, élever des magasins pour la marine et des casernes pour les troupes; quhnfin, pour se défendre du mode toujours ruineux de conduire ces sortes de travaux par économie, on a été forcé de chercher une compagnie puissante pour l’ouverture des carrières, la confection des chemins et le transport des pierres. L’adjudication de cette fourniture avait été faite à 45 livres la toise cube versée en rade. M. le maréchal de Gastries la réduisit d’autorité à 42 livres. Ce prix paraît aujourd’hui excessif, et permet de penser que les entrepreneurs ont fait une grande fortune; mais quelque prévention qu’on veuille donner contre de tels avantages, il serait injuste de s’élever contre des bénéfices achetés par de grands risques et l’avance de [Assemblée nationale.! ARCHIVES PARLEMENTAIRES, [12 mai 1791.] 23 capitaux considérables. Il n’est aucun de vous ui ne sente combien il a fallu de moyens et 'industrie pour ouvrir les carrières qui ont fermé la rade de Cherbourg. Si l’on objectait que la toise cube de pierre ne coûte que 25 livres depuis l’exécution du décret que vous avez rendu, Je 12 mai dernier, sur ma proposition, vous vous rappelleriez que les entrepreneurs actuels n’ont d’autres frais à faire que l’extraction et le transport de la pierre. Mais ce n’est pas de ces détails qu’il convient de vous occuper. Qu’importe en effet qu’on ait dépensé plus de 31 millions à Cherbourg, si le but politique de cette entreprise se trouve rempli, si l’Etat est assuré d’avoir un poste dans la Manche? Pour que la rade de Cherbourg procure les avantages qu’on a le droit d’en attendre, il faut pouvoir compter : 1° Sur la solidité des digues qui la ferment; 2° Sur sa capacité ; 3° Sur la tranquillité des bâtiments; 4° Sur la sûreté contre l’ennemi. Si l’on veut apprécier la solidité des digues, il faut rechercher quel peut être sur cet amas de pierres l’effet de l’action continue des vagues pendant une longue suite d’années; si cet effet doit avoir un terme; dans quel état enfin se trouvent les digues, lorsque la mer n’a plus d’action sur la forme qu’elles ont prise. L’agitation des eaux n’étant jamais assez forte sur le fond de la rade pour y rouler des pierres d’une certaine grosseur, il résulte que la mer ne peut effacer entièrement les digues ; que leurs matériaux, soumis dans la figure extérieure de leur masse à des changements� successifs, ne peuvent cependant être divisés, et forment toujours un amas continu; que ces amas peuvent bien s’abaisser en élargissant leur base, mais que cette base ne se déplace jamais ; qu’enfin l’agitation de l’eau diminuant par degré de la surface au fond, il y a nécessairement entre ces deux termes un point au-dessus duquel les pierres peuvent bien être transportées, mais où la force des lames est incapable de produire ce mouvement, de manière que le sommet des digues une fois abaissé jusqu’à ce point, leur masse et leur figure deviennent invariables. Ainsi, plus la forme primitive des digues diffère de celle que la mer doit leur donner, plus elle doit éprouver de changement avant de parvenir à l’état de stabilité qui lui est nécessaire. Les grands effets de la nature viennent à l’appui de ces réflexions. Les côtes sont communément formées de matériaux mobiles, de pierres, de graviers, de sables, que la mer a transportés et auxquels elle a donné elle-même un arrangement stable. Les matériaux les plus pesants, tels que les pierres et les galets, se sont fixés sur les pentes les plus rapides. Les côtes qui en sont formées ont une pente de 10 à 12 pieds de longueur par pied d’inclinaison. Les graviers ne peuvent se fixer qu’avec une pente plus douce. Enfin les plages de sable présentent partout des talus infiniment plus doux, et dont la pente est souvent moindre que la centième partie de la longueur. Ainsi, l'inclinaison des côtes est d'autant moins rapide, que leurs matériaux sont plus mobiles. Ainsi chaque espèce de matière affecte, dans son état d’équilibre avec la mer, un degré de pente qui lui est propre. Les bancs sous l’eau étant soumis aux mêmes lois, il est facile d’en faire l’application aux digues de Cherbourg. Au moment de la basse mer, elles sont une côte factice opposêeaux flots, placée en avant de la côte naturelle. Sont-elles couvertes par la mer, elles ont la même stabilité que les bancs formés par la nature. Mais, dans l’un et l’autre cas, il faut qu’elles aient acquis l’inclinaison convenable aux matériaux dont elles sont composées. C’est ce qui est arrivé. Leur talus extérieur avait été arbitrairement réglé à un pied de pente sur trois de longueur. La mer, en réparant cette erreur, a fixé ce-proportions à un pied sur huit à dix, ce qui assure aux digues de Cherbourg la solidité des ouvrages de la nature. Je dois maintenant lever les doutes répandus en 1789 sur la capacité de l’espace qu’elles renferment. Le gouvernement, alarmé sur la profondeur de la rade et la superficie propre au mouillage, nomma deux commissions pour vérifier séparément ces objets, de manière qu’elles pussent contrôler réciproquement le résultat de leurs travaux. Cette double opération eut lieu vers la fin de la même année. Les résultats furent semblables quant à la profondeur de la rade. Les différentes parties où les vaisseaux peuvent mouiller ont depuis 25 jusqu'à 43 pieds d’eau au-dessous de la plus basse mer. Les deux commissions ne furent pas également d’accord sur la qualité des fonds; mais à quelques différences près, qu’il faudra cependant vérifier d’une manière incontestable, la capacité die la rade doit contenir au moiDs quarante vaisseaux de ligne, espacés entre eux comme le furent en 1779, dans la rade de Brest, les vaisseaux de l’armée combinée de France et d’Espagne. Telle est l’opinion la plus généralement reçue sur la capacité de la rade de Cherbourg, opinion fondée sur des épreuves légalement ordonnées, et contradictoirement exécutées. Il est temps de fixer celle qu’on doit avoir de la tranquillité intérieure de cette rade. Uq mouillage est sûr et commode, quand les lames du large sont sensiblement brisées, quand la navigation par les chaloupes est presque toujours praticable. Or, les digues de Cherbourg produisent ces effets. Dans les gros temps, et lorsque la mer est haute, on aperçoit sur toute leur longueur le brisement des vagues; preuves certaines qu’elle dépense contre ces obstacles une partie de son action, qui réagit jusqu’à la surface, et dont l'intérieur de la rade se trouve conséquemment garanti. Cet effet augmente rapidement à mesure que la mer descend, et lorsqu’elle est tout à fait basse, le sommet des digues qui se trouve plus élevé de quelques pieds, opère dans la rade une tranquillité absolue. Ainsi l’agitation périodique qui succède à cette tranquillité n’est que momentanée, et n’a lieu que pendant la marée haute. Quand même la tenue des bâtiments en aurait souffert, ce qui n’est point encore arrivé, il reste toujours un intervalle de quelques heures pour rafraîchir les câbles, et regagner le terrain par la chasse d’une ancre. Ces observations reçoivent une nouvelle force de l’expérience faite sur les vaisseaux le Brillant et le Triton , mouillés à Cherbourg depuis 2 ans. Les plus forts coups de vents d’hiver n’ont pu leur faire éprouver ia moindre avaria; et vous savez que les travaux n’avaient point alors la solidité qu’ils ont acquise depuis ces époques. Mais si la rade n’a rien à craindre de Ja violence des vents et des courants, il faut aussi qu’elle soit à l’abri d'entreprises-hostiles, et je 21 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. ]12 mai 1791.] dois vous dire quels sont les moyens qui établissent la sûreté militaire. Dans les plus hautes mers, les digues de Cherbourg n’étant couvertes que de 18 pieds d’eau, il est impossible qu’aucun vaisseau de guerre puisse les franchir; une armée ennemie ne peut donc pénétrer que par l’espace laissé aux extrémités, et alors elle se trouve sous le feu ou du fort Royal ou du fort de Querqueville. Le premier est déjà dans un état respectable de défense que le second acquerra bientôt. Les brûlois pourraient à la vérité franchir les digues dans les hautes marées ; mais ces bâtiments qu’il faut toujours abandonner à eux-mêmes, aussitôt qu’ils sont enflammés, n’obéissent uère qu’aux courants. Ainsi ceux qui régnent ans la Manche, ayant une direction parallèle aux digues, emporteraient dans cette même direction les brûlots destinés à incendier son intérieur. Mais rien n’assure encore le mouillage de Cherbourg contre le feu des galiotes à bombes, ou d’une armée supérieure, qui, pour attaquer nos vaisseaux, se placeraient en dehors des digues, à égales distances des forts situés aux deux extrémités. Tour remédier à cet inconvénient, les uns proposent d'élever une partie des digues, d’autres veulent en élever la totalité au-dessus des pli s hautes mers, et trouvent dans ce projet le double avantage de défendre la rade, et d’y procurer en tout temps un calme absolu. Tous s’accordent à placer de distance en distance des feux croisés, et en attendant proposent d’y suppléer par des bombardes et des batteries flottantes. Enfin, Messieurs, il n’y a qu’une opinion pour s’occuper, à l’ouverture de la campagne prochaine, d’un établissement qui assure à des vaisseaux désemparés les moyens de recevoir les premières réparations nécessaires pour être en état de regagner Brest. C’est cet établissement que j’avais en vue lorsque j’eus l’honneur de vous proposer, le 12 iuars dernier, d’atfecter l’abbaye de Notre-Dame-du-Vœu et ses dépendances au service du département de la marine. J ai parcouru, Messieurs, avec quelque étendue les principaux faits qui ont rapport à l’établissement de Cherbourg. Si j’ai pu saisir la vérité que je m’étais propo.-ée pour but, vous conviendrez sans peine que l’idée de cet établissement maritime était grande et politique, qu’il a fallu une comtance raie pour persévérer dans l’exécution d’un projet qui a éprouvé toutes sortes d’oppositions et d’obstacles ; qu’enfin le succès de cette étonnante entreprise, auquel vos ennemis même ne voulaient pas croire, assure une reconnaissance éternelle aux hommes d’Etat qui ont su forcer la nature et l'opinion publique. Vous avez donc une ra le à Cherbourg, déjà protégée à l’est par le fort Royal, à l’ouest par le fort de Querqueville, au sud par le fort d’Artois; 1,900 toises de dignes, élevées au-des?us des basses mers, procurent la tranquillité du mouillage, et renferment un espace où quarante vaisseaux et un grand nombre de frégates ou bâtiments de transport sont assurés de trouver un asile. Mais ces avantages, les plus difficiles à obtenir, ne suffisent pas. Il faut perfectionner tous les ouvrages, et ajouter ceux qui manquent au complément d’unétablissement maritime. Il convient donc de faire examiner sur les lieux tout ce qui reste à entreprendre, et de contier cette mission importante aux hommes les, plus sûrs et les plus expérimentés. . . . . : . . Alors vous assurez à jamais aux armées, aux convois, au commerce de France, un a�ile contre les fureurs de la mer, et la supériorité possible de forces ennemies. Vous balancez, par la position seule de Cherbourg, tous les avantages que procure à l’Angleterre une côie abordable en tous les temps et couverte de rades et de ports aussi vastes que commodes; maîtres de surveiller ses plans de campagne, et de contrarier à votre gré ses opérations, vous l’obligez à ne paraître dans la Manche qu’avec des escadres nombreuses. Enfin vous la menacez sans cesse, par le voisinage des forces françaises, du genre d’attaque qu’elle redoute le plus, celui de porter rapidement la guerre jusque dans ses foyers. Des raisons, sur lesquelles il est permis de s’arrêter avec plus de complaisance, vous invitent encore à perfectionner les travaux de cet établissement. Jusqu’à présent votre. commerce avec le Nord a été presque nul. J’ai vu, ' pendant la guerre dernière, le Sund et la Baltique couverts de bâtiments anglais, lorsque je cherchais en vain le pavillon de ma patrie. J’ai vu ces mêmes bâtiments, après avoir choisi dans les chantiers les objets qui devaient assortir leurs cargaisons, voguer tranquillement sans escorte, et regagner leurs ports, comme si les temps heureux de la paix eussent assuré leur retour. D’où venait une supériorité si décidée ? Les Anglais avaient des ports dans la Manche, et la France ne prc-seniait dans les mêmes parages que des écueils et des dangers. C’est pour mettre un terme à une inégalité aussi désastreuse que votre comité, approuvant les travaux entrepris à Cherbourg, vous propose le décret suivant : Projet de décret. « L’Assemblée nationale, ouï son comité de marine, décrète : « 1° Qu il sera fait un fonds extraordinaire de 631,284 livres pour complé er la somme de 881,284 livres demandée par le minisire delà marine, pourexécuter le rechargement général des digue de Cherbourg; « 2° Qu’il sera fait un examen de la rade ,de Cherbourg pour constater les avantages qu’on peut en retirer dans son état actuel, et reconnaître ceux qu’on doit attendre du complément de cet établissement ; « 3° En conséquence, il sera dressé des projets de toutes les constructions nouvelles qui seront jugées utiles pour la perfection des digues, les moyens de défense, elles établissements nécessaires aux réparations, radoubs et ravitaillements des escadres, et aux secours à donner aux malades et blessés ; « 4° Décrète que son Président se retirera par devers le roi, pour supplier Sa Majesté de nommer des commissaires à cet effet, et d’y envoyer en même temps une frégate qui sera spécialement chargée de vérifier les fonds de toutes les parties de la rade, en mouillant successivemeut dans tous les points. »