220 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE Plusieurs membres demandent l’impression de ce discours et le renvoi aux comités de Salut public et de Législation. Cette proposition est décrétée (140). 65 Un autre membre [BARÈRE] lui succède à la tribune. Après son discours, il présente les mêmes conclusions, et propose que la Convention nomme quelques membres de ses comités de Salut public, de Sûreté générale et de Législation, pour présenter des lois organiques de la constitution (141). BARÈRE (142) : Citoyens, je viens aussi vous parler de la préparation des lois organiques de la constitution républicaine ; et ce qui m’a porté à faire cette motion d’ordre est l’état actuel des esprits, qu’on cherche à égarer, à agiter, dans tous les sens propres à l’anarchie. Les circonstances actuelles et l’amour de mon pays... ( quelques murmures dans une partie de la salle), oui, l’amour de mon pays, dont j’ai donné quelques preuves depuis cinq ans, me font un devoir de déposer dans le sein de la Convention quelques alarmes dont les plus zélés patriotes ne peuvent se défendre. La révolution du 9 thermidor a abattu le tyran et la tyrannie ; le règne de la justice et de l’égalité a dû lui succéder. Mais, par une fatalité attachée à tout ce qui tient aux révolutions, tout est changé autour de nous, excepté la victoire et le courage des armées. Passions, intérêts, fraternité civique, projets, diplomatie, opinion publique, tout a pris du moins des formes nouvelles. L’esprit de parti a paru renaître, quand la chute des triumvirs devait nous rallier tous dans un même faisceau; des dissensions intestines se propagent dans quelques parties de l’intérieur, quand nos ennemis du dehors sont abattus; des haines particulières s’alimentent tous les jours de mille rapports divers, de mille craintes factices; les instruments qui ont servi à établir la liberté sont avilis et brisés ; des hommes tirés du sein du peuple, appelés aux mêmes travaux, associés aux mêmes fonctions, voués au même péril, se surveillent comme des ennemis acharnés, et disputent au lieu de discuter; la liberté d’opinion n’est pas le domaine de tous. Les aristocrates vindicatifs voudraient abuser d’une majorité législative, comme des accapareurs se servent des matières premières, et la calomnie couvre de ses poisons ceux qui se (140) Moniteur, XXII, 501-502. Débats, n° 782, 763 et n° 783, 775-777. Mentions dans J. Paris, n° 55; J. Mont., n° 31 ; Rép., n° 55; C. Eg., n° 818; M.U., n° 1342; Mess. Soir, n° 819. Reproductions partielles dans J. Perlet, n° 782; J. Fr., n° 780; Ann. R. F., n° 54; Gazette Fr., n° 1048; Ann. Patr., n° 683. (141) P.-V., XLIX, 167. (142) Moniteur, XXII, 503-504. Rép., n° 55. sont sacrifiés pour la liberté ; cependant il n’est aucun de nous qui oublie qu’une assemblée chargée d’établir l’unité de la République doit en donner l’exemple. C’est en vain que des applaudisseurs intéressés s’agglomèrent à Paris depuis quelques jours, et accourent de toutes les parties de la République; c’est en vain qu’ils voudraient changer le temple des lois en une arène de gladiateurs : nous ne partagerons pas leurs funestes passions ; c’est à la sagesse de la Convention nationale, c’est au génie de la liberté que nous sommes redevables si les troubles que ces hommes passionnés fomentent n’ont pas éclaté encore. Au milieu de ces agitations, le parti de l’étranger, dont je ne cesserai jamais d’accuser les complots que lorsqu’ils seront détruits, le parti de l’étranger, qui, selon moi, a depuis le commencement de la révolution dû organiser un comité secret à Paris, continue de distribuer ses rôles pour tourmenter l’opinion du peuple, pour avarier l’esprit public, pour calomnier les patriotes énergiques, pour diviser la Convention nationale. Ce n’est pas ici une fable que je viens répéter : l’étranger a le plus pressant intérêt, au milieu des victoires républicaines qui l’écrasent, l’étranger doit faire sans doute ses derniers efforts pour égarer les citoyens, pour assoupir le peuple, pour intercepter ou corrompre les lumières, dénaturer ses volontés, surhausser le prix des matières de première nécessité, faire perdre à l’ouvrier auprès des boutiques un temps précieux, et faire accuser la liberté de tous les abus qui n’appartiennent qu’aux circonstances de la guerre ou aux intrigues de nos ennemis cachés dans l’intérieur de la république. Décadi dernier (et le fait s’est passé en présence du neveu de Cambon), un contre-révolutionnaire a essayé l’effet que produirait le cri plusieurs fois répété : A bas la République! ( Violents murmures .) Quelques voix : La preuve! [Ce fait est démenti par plusieurs membres du comité de Sûreté générale. Barère va fouiller dans le porte-feuille des journalistes de Londres, pour prouver qu’on dit que la France est trop peuplée pour subsister en république. Bah! lui crie-t-on, tu sais bien les moyens de la dépeupler.] (143) BARÈRE : Si l’on ne veut pas entendre des faits, si toutes les vérités ne plaisent pas, je cesserai de les dire. *** : Ce jour-là j’étais dans le jardin national; on criait : Vive la Convention! Je criai : Vive la République! On me répondit, en me donnant un coup de poing : Vive la Convention ! ( Rires et murmures.) (143) Ann. R. F., n° 54. Ann. Pair., n° 683. SÉANCE DU 24 BRUMAIRE AN III (14 NOVEMBRE 1794) - N° 65 221 BARÈRE : Mais d’aussi misérables essais ne décèlent que l’audace des ennemis éhontés de la liberté. Dans quelques groupes on insinue les mots de paix et de royauté ( même murmures)', mais le peuple n’est pas le dupe de cet alliage. Quelques politiques vantent la prééminence de la constitution anglaise et les bienfaits de la constitution américaine. [Dans quelques rassemblements, reprend Barère, on a parlé de paix et de royauté en même temps ; dans quelques sociétés on voudroit exhumer la constitution de 1791.] (144) A côté de ces insinuations politiques s’ourdissent tous les jours des trames odieuses contre quelques membres de la Convention. Les moyens d’exécution de tous ces complots sont dans quelques Anglais disséminés dans Paris, dans quelques contre-révolutionnaires échappés des départements vendéens et chouans ( rires et murmures dans une partie de la salle), ou dans quelques hommes que les Anglais nous ont envoyés des colonies, et dans les mécontents de la révolution. Un projet sanguinaire, dont le secret a échappé à des aristocrates, est de faire périr quelques députés énergiques (145) qui les embarrassent, de faire menacer et frapper plusieurs autres, et de transiger ensuite avec des députés qu’on espère inutilement d’intimider par des violences publiques. La Convention nationale a prouvé à toutes les époques de la révolution, par sa sagesse courageuse et son intrépidité inébranlable, qu’elle ne craint pas plus ses ennemis de l’intérieur que ses ennemis du dehors, [des Anglais sous le titre d’anglo-américains, des contre-révolutionnaires des colonies, des rebelles de la Vendée et des envoyés des chouans. Leur but est de faire guillotiner douze membres des plus énergiques de l’Assemblée, d’en venir à d’autres après cet assassinat, et de chercher ensuite à opérer la dissolution de la Convention nationale.] (146) On voudrait donc, au milieu de tant de crimes froidement calculés, et sous les yeux du peuple généreux qui a fait si heureusement toutes les révolutions glorieuses de la liberté, préparer sur les cadavres sanglants de quelques patriotes une paix plâtrée ou une transaction peu solide. Une politique perfide est basée, dit-on : 1° sur le danger que les rois de l’Europe entrevoient en laissant dans le continent européen une démocratie puissante, une République bien organisée, et une égalité constitutionnelle ; 2° sur l’intérêt des anciennes castes privilégiées et des ambitieux de tous les partis, qui trouveraient dans une constitution modifiée un sénat ou une chambre de représentants. (Jamais, jamais! s’écrie-t-on de toutes parts. L’Assemblée entière se lève pour démentir un pareil projet. Les tribunes partagent ce mouvement et applaudissent à plusieurs reprises.) (144) Rép., n° 55. (145) Ann. R. F., n° 54 et Gazette Fr., n° 1048, indiquent « les 12 représentants les plus énergiques ». (146) Rép., n° 55. Tant de folie n’a pu éclore dans la tête de ces contre-révolutionnaires, qui ne connaissent sans doute ni l’esprit du peuple français ni l’énergie de la Convention nationale, que parce qu’ils spéculent mal sur l’exaspération momentanée des opinions contraires et sur réchauffement des esprits aigris par des événements antérieurs. Tous ces misérables projets d’un jour ne peuvent obtenir aucun résultat favorable à aucun intérêt, à aucune passion ; et les orages passagers ne feront que désigner plus particulièrement les ennemis de la révolution. Comment les intrigants qui rôdent dans Paris et autour de la Convention ont-ils pu espérer de s’emparer ainsi des victoires innombrables de douze armées, de mettre à profit contre le peuple les succès des sans-culottes, et de donner quelque triomphe à l’aristocratie au prix du sang de tant de milliers de républicains qui ont péri sur les frontières et dans les pays ennemis, pour assurer la liberté française? Agents corrompus et secrets des gouvernements royaux, croyez-vous que, sous les yeux d’une Convention énergique et pure, les armées républicaines combattent avec tant d’avantage les hordes étrangères, pour revenir à quelque espèce de tyrannie? Croyez-vous que les sans-culottes se battent intrépidement pour ressusciter l’aristocratie; que les frontières sont rou-gies du sang du peuple, pour élever quelques ambitieux subalternes ? croyez-vous que les soldats de la liberté ont conquis, avec la rapidité de la foudre, les campagnes d’Italie, les vallées de l’Espagne, les villes de la Hollande, les plaines de la Belgique et les riches contrées de l’Allemagne, pour éprouver, sur leurs foyers, quelque oppression, ou recevoir le joug des anciens préjugés? Le peuple de l’intérieur se sera-t-il laissé froisser par toutes les tempêtes politiques, pour échouer contre les efforts de l’égoïsme et de l’aristocratie ? Non, ne l’espérez pas. Les rois sont ceux à qui il convient de demander la paix ; ils ont besoin de laisser respirer leurs esclaves des dangers, des fatigues et des tournois sanglants qu’ils leur ont donnés : ils ont besoin de pressurer tranquillement leurs sujets, pour remplir leurs caisses épuisées; mais pour y parvenir plus sûrement, ils ont préféré de faire en France une guerre moins coûteuse et plus efficace, en employant la corruption et l’intrigue, la calomnie et l’assassinat. Ils ne manqueront pas, pour obtenir une paix moins humiliante de faire dire au peuple que les bienfaits de la paix vont le dédommager en un instant de tant de sacrifices et de privations inévitables pendant la guerre ; que l’abondance va couvrir nos ports et nos cités, que l’agriculture va se ranimer, et que l’ordre public va renaître. Sans doute un jour la paix fera jouir le peuple de tous les bienfaits de la liberté ; il n’est pas un député qui ne vote avec enthousiasme la signature d’un traité solide, honorable et digne de républicains victorieux ; car nous n’avons fait la guerre que pour arriver à la paix, et nous n’avons fait la guerre avec tant de 222 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE vigueur que pour jouir plus sûrement de la constitution que les Français ont acceptée le 10 août 1793, et pour démontrer aux gouvernements européens que nulle puissance sur la terre ne peut empêcher un peuple belliqueux d’être libre quand il veut l’être, et de se donner le gouvernement et la constitution qui lui paraît la plus convenable. Ainsi la paix ne saurait être faite en altérant une seule ligne de cette constitution républicaine, palladium de nos libertés et caution des droits de l’homme. Le système anglais qui tourmente sans cesse notre révolution, après avoir essayé plusieurs fois de l’accaparer, le système anglais est de ne laisser exister nulle part, en Europe, de constitution britannique. Le système de ces insulaires est de ne laisser établir aucune grande république, de bannir l’égalité et les droits de l’homme des constitutions politiques, et de présenter leur charte et leur organisation royale et parlementaire comme le maximum de la liberté. Le spectacle du bonheur des Français, par l’influence prochaine d’une constitution démocratique, est le tocsin journalier sonné en France contre les tyrans, les mylords et les sénateurs. Déjà les échos de Londres affectent d’élever des discussions sur la forme de gouvernement qui convient à un grand pays, comme si le voeu du peuple français n’était pas déjà bien prononcé pour la république démocratique ; comme si le genre de gouvernement exercé par une représentation nationale n’était pas la meilleure garantie de la liberté publique, et le rattachement le plus assuré de toutes les parties de la République au centre commun? Mais qu’ai-je besoin de réfuter ici les politiques du despotisme, quand je n’ai à soutenir que la volonté commune d’un peuple libre. Il ne reste donc plus aux méditations de la Convention nationale dans cette partie, que les moyens d’organiser les parties de la constitution qui concernent les agents du gouvernement, les élections, les administrations, la division du territoire, et les formes des jugements. Si l’on trouvait cette motion précoce, je répondrais que, pour ne laisser aucun intervalle entre la cessation du gouvernement révolutionnaire et l’exercice du gouvernement constitué, et pour faire jouir le plus tôt possible le peuple des avantages de lois constantes, égales pour tous, il faut préparer d’avance les lois organiques de la constitution de 1793 ; déjà un décret de la Convention ordonne à ses comités de s’occuper de cet objet ; et j’ai cru, au milieu des agitations de l’intérieur, devoir rappeler le devoir des comités, ou cette volonté de l’Assemblée nationale; je l’ai fait, comme on rappelle dans les tempêtes qu’il y a une ancre au vaisseau. Ma motion ne peut nuire aux progrès de la Révolution, mais plutôt les assurer. Si les comités sont trop chargés de travaux urgents et journaliers pour entreprendre cette partie des lois qui demande du temps et des méditations profondes, une simple commission, choisie par la Convention, pourrait y travailler. C’est ainsi que vous avez préparé le code civil, quoique vous soyez encore au milieu des agitations révolutionnaires. C’est ainsi que vous jetez les fondements de l’instruction publique, quoique vous ne puissiez avoir encore qu’une instruction révolutionnaire. C’est ainsi que vous vous occupez de régénérer les commerces et de ranimer l’industrie nationale, quoique vous soyez au milieu des obstacles et des calamités de la guerre. Mais j’ai pensé qu’en décrétant ce travail préparatoire, vous donnez aux bons citoyens la certitude que vous visez le port au milieu de la tempête ; vous indiquez aux mécontents le terme de leurs vaines clameurs ; aux intrigants, l’assurance que les maux qu’ils préparent ne seront pas de longue durée ; aux tyrans de l’Europe, qu’ils doivent désespérer de nous ravir nos droits et d’empoisonner notre liberté ; vous donnez enfin au peuple une caution nouvelle qu’il pourra bientôt jouir de ses droits et ne voir plus régner sur lui que sa propre volonté, la liberté, l’égalité et les droits de l’homme. Je conclus à ce que la Convention charge quelques membres des comités de Législation, ou une commission de cinq membres, de préparer d’avance les lois organiques de la constitution acceptée par le peuple français, le 10 août 1793. PELET (147) : Le sujet des discours que nous venons d’entendre est de la plus grande importance; mais il est bon de remarquer que c’est au moment où nous devons ne nous occuper que de battre l’ennemi, qu’on nous propose de faire des lois organiques de la constitution. Je ne ferai aucune observation sur les changements bien extraordinaires qui se sont opérés dans une partie des membres de cette Assemblée. Je ne dirai pas que ceux qui étaient le plus opposés au gouvernement constitutionnel, que ceux qui faisaient un crime à leurs collègues d’oser parler de constitution, sont ceux aujourd’hui qui se précipitent dans l’arène et la demandent à grands cris. ( Applaudissements .) Je vois dans cette proposition un piège infiniment adroit pour décourager nos frères d’armes et encourager nos ennemis; car Pitt connaît la situation de l’Europe, il sera éternellement l’ennemi du nom français, et il sait que tous les peuples, fatigués de la guerre et admirateurs du courage des Français, pensent à leur demander la paix. ( Applaudissements. ) Il entre dans la politique du gouvernement britannique de mettre tout en oeuvre pour empêcher que cette paix soit conclue : or, je vous le demande, quel moyen plus adroit peut-il employer pour y parvenir que celui de diviser la Convention? {Applaudissements .) Quel moyen plus adroit peut-il employer que celui de vous porter à vous occuper des lois organiques de la constitution, tandis que toutes vos réflexions doivent se porter sur les mesures à prendre pour écraser vos ennemis? ( Applaudissements .) Comment est-il (147) Moniteur, XXII, 504-505. Rép. n° 55. SÉANCE DU 24 BRUMAIRE AN III (14 NOVEMBRE 1794) - N° 65 223 possible qu’en faisant des lois, nous puissions pourvoir aux besoins des armées et diriger la guerre avec vigueur? [Croyez-vous que ce soient vos guillotinades, vos fusillades, vos noyades qui nous aient fait triompher? Non, ce sont les bayonnettes de nos généreux guerriers.] (148) Lorsque vous eûtes la sublime idée de déclarer que la France formerait une République, vous ne doutiez pas qu’il y eût dans votre sein des hommes qui, en prêchant l’intérêt du peuple, n’avaient en vue que leur intérêt particulier ( applaudissements ); des hommes qui ont certainement des continuateurs ; mais leurs continuateurs ne seront pas plus heureux qu’eux-mêmes. Vous avez, depuis le 9 thermidor, pris une marche sublime; vous avez fait disparaître la terreur, à laquelle quelques-uns de vos membres applaudissaient, à laquelle ils attribuaient le bonheur de la France; cependant, depuis cette journée, sans échafaud, sans tuerie, nos frères d’armes ne cessent pas un instant de battre nos ennemis. ( Vifs applaudissements . ) On dit qu’il y a à Paris des chouans, des agents de Pitt, des aristocrates ; je le crois aussi qu’il y en a ; mais, si je les connaissais, je ne viendrais pas le dire à cette tribune (applaudissements); j’irais les dénoncer au comité de Sûreté générale, afin qu’ils ne pussent échapper. ( Nouveaux applaudissements.) On parle de la nécessité de s’occuper des finances, du commerce, de l’agriculture; nous sommes tous convaincus de l’importance de cet objet. Mais vous avez dû remarquer qu’en vous disant cela on n’a pas manqué de déclamer contre les propriétaires, contre les marchands; comme si le commerce pouvait être fait sans commerçants. ( Applaudissements .) Je crois devoir à l’acquit de ma conscience de dire à la Convention qu’après avoir détruit le système de terreur, qui bientôt nous aurait réduits à l’esclavage, il faut encore prendre garde que les partisans de ce système abominable ne nous jettent dans l’excès contraire. {On applaudit.) Autant nous avons montré d’énergie pour abattre le système de terreur, autant nous devons en avoir pour repousser le système nationicide de modérantisme. {Applaudissements.) S’il y a des aristocrates, vous devez les signaler, inviter les bons citoyens à les désigner, et à les faire réincarcérer. (Oui, oui ! s’écrie-t-on.) Les brigands, les satellites de Robespierre, découragés, désespérés, voudraient établir l’excès contraire d’une hypocrite modération, car ces gens sans moralité sont à tous les partis... {On applaudit.) Quand on parlait d’établir la République, des gens prétendaient qu’elle ne pourrait jamais exister, parce que la nation était trop corrompue, parce qu’il ne pouvait point y avoir une République composée de vingt-cinq millions d’hommes. Les infâmes qui disaient que la nation était corrompue la jugeaient sur l’ini-(148) J. Mont., n° 32. quité qui était au fond de leur âme. Le peuple français aime la liberté; ce penchant qui le domine irrésistiblement est-il celui de la corruption? Il a été crédule, sans cesser d’être guidé par l’amour de la liberté; il a été longtemps entraîné par des caméléons politiques qui le trompaient avec ce mot {vifs applaudissements ); maintenant il a des lumières qui sont fondées sur l’expérience ; il connaît les hommes et, s’il est convaincu que vos travaux tendent à son bonheur, il vous suivra, il vous soutiendra. Mais souvenez-vous aussi que, s’il voyait s’élever dans cette Assemblée une faction qui l’écartât du vrai but de la révolution, il saurait bientôt la faire rentrer dans la poussière. Vingt-cinq millions d’hommes n’ont pas besoin d’autre sentinelle qu’eux-mêmes; ils n’ont pas besoin d’une corporation infâme pour garder la statue de la Liberté. {Vifs applaudissements.) Il n’est pas un individu en France qui ne vaille une société populaire, qui ne soit prêt à dénoncer l’homme infâme qui voudrait égarer le peuple et attenter à sa souveraineté. Je le répète, il faut surveiller le modérantisme. {Applaudissements.) Cette faction, qui n’existait que d’une manière métaphysique, serait bientôt organisée d’une manière physique et réelle, si nous n’y prenions garde, car les partisans de Robespierre ne veulent que le désordre et l’anarchie, et quand ils ne peuvent pas dominer dans une faction, ils se rejettent dans une autre. {Vifs applaudissements.) La situation de la France mérite de fixer toute votre attention. De tous côtés nous remportons des victoires signalées, et soyez persuadés que les tyrans coalisés ne sont pas à se repentir de nous avoir déclaré la guerre. Vous les verriez bientôt à votre barre, si la cour britannique ne les en empêchait; la seule chose dont nous devions nous occuper est d’écraser ce gouvernement infâme. La majorité des hommes qui ont voulu mener la Convention a été mise à sa place, ils ont péri sur l’échafaud ; il reste encore quelques-uns de leurs partisans, laissons-les dans la boue où ils se sont enfoncés. Que les moeurs des représentants du peuple soient un miroir dans lequel on verra l’opinion publique. {Applaudissements.) Ne faites pas un pas qui ne soit su et qui ne doive l’être. Si vous voulez que le peuple français continue de vous estimer, et qu’il ait l’orgueil de dire : « Voilà mes représentants, » soyez grands dans vos actions publiques et dans vos actions particulières. {Applaudissements.) C’est ainsi que vous déjouerez toutes les factions du dehors et du dedans ; ainsi vous présenterez un front inexpugnable à tous les lâches coquins qui voudraient vous diviser par des motions insidieuses; ainsi nous concourrons tous au grand œuvre de l’achèvement de la Révolution. {Applaudissements.) TALLIEN (149) : Après l’opinion qui vient d’être émise par mon collègue Pelet, il ne me reste que peu de choses à dire sur le fond de (149) Moniteur, XXII, 505-506. Rép., n° 55. 224 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE la proposition qui a été faite ; mais je crois qu’il est nécessaire de relever quelques faits avancés par l’un des opinants. Je ne veux pas parler ici du discours d’Audouin, parce qu’il ne renferme qu’un plan de travail qu’il propose à l’Assemblée d’adopter; celui de Barère, au contraire, est atrocement perfide : on y remarque le dessein d’accréditer les bruits que répandent les aristocrates pour faire croire que c’est encore une nouvelle faction qui a proposé les décrets salutaires que vous avez rendu dernièrement; tel est mon avis sur cette seconde édition du rapport du dernier comité de Salut public. (Applaudissements.) Quoi ! vous osez dire que ce n’est pas le peuple qui a fait la dernière révolution? Car ne vous y trompez pas, citoyens, c’est une révolution salutaire qui vient de s’opérer; le peuple a, le 9 thermidor, abattu le tyran, et le 21 brumaire la tyrannie. ( Nouveaux applaudissements.) Vous dites que ce n’est pas le peuple qui, dans la grande discussion qui vous a occupé il y a peu de jours, faisait retentir cette enceinte des cris de Vive la Convention ! Je le vois, vous craignez que, quand vos crimes seront totalement à découvert, le même peuple ne fasse retomber sur vous toute son indignation. (Applaudissements.) Vous disiez aussi, vous et vos amis, avant le 9 thermidor : « Cette décade a vu tomber un grand nombre de têtes, et les armées ont été victorieuses; que la décade prochaine en voie tomber un plus grand nombre, et nos succès sur les frontières seront plus multipliés. » Hommes méprisables ! qui avez jeté un voile sur les vertus du peuple, vous lui faisiez accroire que c’étaient les nombreux supplices que vous ordonniez qui attachaient la victoire à nos drapeaux, et vous passiez sous silence la bravoure et l’intrépidité des immortels défenseurs de la patrie ! ( Applaudissements .) Eh bien, vos supplices, vos assassinats, ont été remplacés par la justice, et c’est depuis ce temps que nos soldats ont vaincu. (Vifs applaudissements.) Aujourd’hui que nos braves frères d’armes font flotter l’étendard tricolore sur les bords du Rhin, dont ils se sont rendus maîtres, et que leur intrépidité va bientôt forcer les trônes ébranlés à se courber devant la majesté du peuple français et réclamer une paix qui ne peut que lui être honorable ; aujourd’hui que la France peut, en se débarrassant d’une partie de ses ennemis, reporter la gloire de ses armes sur les bords de la Tamise et écraser le gouvernement anglais (toute VAssemblée se lève avec des acclamations unanimes; la salle retentit d’applaudissements), vous voulez faire croire aux départements qu’une faction nouvelle vient de s’emparer des rênes du gouvernement, et prépare une paix honteuse pour la République ! Il est vrai, les hommes qui ont abattu le tyran le 9 thermidor, les hommes qui ont détruit une autorité rivale de la représentation nationale forment, à la vérité, une faction redoutable (applaudissements), c’est celle des vingt-cinq millions de Français contre les fripons et les scélérats. (On applaudit à plusieurs reprises.) Cette faction veut le règne de la loi égale pour tous, et ne souffrira pas plus le rétablissement de la terreur que l’établissement du modérantisme à la manière des aristocrates. (Nouveaux applaudissements.) Cette faction sait qu’il n’est pas nécessaire d’élever un grand nombre de bastilles pour gouverner ; il suffit de bonnes lois et, ce qui est le fondement de toute législation, des moeurs, de la justice et de la probité. (Vifs applaudissements.) Vous avez cité quelques propos qui ne sont connus que de vous, et que peut-être vos affidés ont répandus à dessein. Je vais vous en rapporter un, moi, qui est à la connaissance d’une grande partie de cette Assemblée : en sortant de cette séance mémorable où le crime avait succombé un sans-culotte, qui faisait partie du grand nombre de citoyens qui entouraient cette enceinte, prit la main d’un de nos collègues, et la lui serrant, lui dit : « Vous avez fait là un grand acte d’humanité ! » Il avait bien raison le patriote qui parlait ainsi, car le jour où vous avez puni un homme qui avait abusé des pouvoirs qui lui étaient confiés, pour commettre toutes sortes de crimes, était un jour de triomphe pour l’humanité. (Vifs applaudissements.) (150) Si je voulais faire un rapprochement du discours qui vous a été présenté avec ce que disaient d’autres conspirateurs, je vous rappellerais qu’Hébert fut aussi, dans d’autres temps, demander aux Cordeliers l’établissement de la constitution. Je dirais qu’on s’élève contre les comités de gouvernement, parce qu’ils font et feront toujours le bien, parce qu’on n’est plus membre de ces comités... (Vifs applaudissements.) Mais je ferais aussi une invitation à ces mêmes hommes ; je leur dirais : Enfermez-vous dans vos cabinets, méditez-y sur vos crimes, et venez ensuite à cette tribune apporter le tribut de vos remords. Si les idées que vous présentez tendent au bonheur du peuple, nous nous empresserons de les adopter, sans examiner la source d’où elles découlent. (Vifs applaudissements.) Sans doute il faut qu’une commission s’occupe d’organiser la constitution; mais il faut que les comités de gouvernement rétablissent l’ordre dans l’intérieur; il faut apprendre aux gouvernements étrangers que ce n’est plus avec un simple comité qu’ils auront à traiter, mais avec la masse des représentants de vingt-cinq millions d’hommes. (Vifs applaudissements.) C’est en ce moment surtout que vous êtes vraiment grands aux yeux de l’Europe. Depuis longtemps des hommes qui aiment sincèrement la République aspiraient à un nouvel ordre de choses; ce nouvel ordre de choses est arrivé le 9 thermidor; la justice, reprenant son empire, et étendant ses rameaux sur toute la République, a rallié tous les Français. (On applaudit.) Que le gouvernement prenne des mesures sages pour faire une paix honorable avec quelques-uns de nos ennemis, et, à l’aide des vaisseaux hollandais et espagnols, portons-nous ensuite avec vigueur sur les bords de la Tamise, (150) J. Mont., n° 32 précise « le jour où vous avez prononcé l’arrestation de Carrier ». SÉANCE DU 24 BRUMAIRE AN III (14 NOVEMBRE 1794) - N° 65 225 et détruisons la nouvelle Carthage. (Toute l’Assemblée se lève au bruit des applaudissements.) Je demande l’ordre du jour sur la proposition faite par Audouin et Barère. PELET : Quand je me suis élevé contre les motions insidieuses, j’ai entendu parler des propositions qui nous sont quelquefois faites à la barre; il n’est point entré dans mon esprit d’attaquer les intentions d’aucun de mes collègues. Plusieurs membres demandent que la séance soit levée. L’Assemblée décrète le contraire. Barère demande la parole. LEGENDRE, président : Barère, tu as la parole. Je la demande à l’Assemblée pour te répondre. BARÈRE : J’avais demandé la parole pour savoir si les inculpations faites par mon collègue avaient quelque trait à moi. Il vient d’assurer le contraire ; je n’ai rien à dire. CHAZAL : Je te les applique, moi. Chazal monte à la tribune; il est applaudi. MÉAULLE : La patrie n’est pour rien là-dedans. Je demande l’ordre du jour. Quelques voix : Levez la séance! MASSIEU (151) : Comment, dans des moments semblables, nous allons nous livrer à des dissensions! LEGENDRE : Il est de l’intérêt de la République de ne pas lever la séance. (151) Débats, n° 783, 782 attribuent l’intervention à Gossuin. RICHARD : Je demande la parole pour une motion d’ordre. La Convention ne doit s’occuper que d’objets utiles au peuple, et je ne vois ici qu’une dispute qui ne peut amener aucun résultat avantageux. On vient de dire qu’il était utile de démasquer les fripons; ce n’est pas ainsi qu’il faut le faire, car nous aurons deux cents discussions de cette nature avant de les démasquer tous. (Murmures.) Sans doute il est nécessaire que la Convention connaisse les fripons s’il y en a dans son sein ; mais elle a sagement pris des mesures pour s’épargner de longs déchirements; elle a rendu une loi qu’on doit exécuter lorsqu’elle peut recevoir son application. Nous avons déjà entrepris de grands travaux, et le temps que nous avons à y donner ne sera peut-être pas suffisant pour les terminer ; il ne faut pas perdre les moments en vain. Je demande qu’on passe à l’ordre du jour, et qu’on ne s’occupe pas de disputes particulières. Cette proposition est adoptée (152). La Convention nationale passe à l’unanimité à l’ordre du jour (153). La séance est levée à quatre heures et demie (154). Signé , LEGENDRE, président ; MERLINO, GUIMBERTEAU, GOUJON, DUVAL (de l’Aube), THIRION, secrétaires. En vertu de la loi du 7 floréal, l’an troisième de la République française une et indivisible. Signé, GUILLEMARDET, BALMAIN, CJLA. blad, j.-j. serres, secrétaires (155). (152) Moniteur, XXII, 502-506. Débats, n° 782, 763-764 et n° 783, 777-782. Résumés des interventions dans C. Eg., n° 818; M.U., n° 1342; J. Perlet, n° 782; F. de la Républ., n° 55 ; Mess. Soir, n° 819 ; J. Fr., n° 780 ; Ann. R. F., n° 54 ; Gazette Fr., n° 1048 ; Ann. Pair., n° 683. (153) P.-V., XLIX, 167. (154) P.-V., XLIX, 167. Moniteur, XXII, 506 indique quatre heures. (155) P.-V., XLIX, 167.