204 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE midor ; il ajoute à cette considération l’influence extrême que les sociétés populaires ont pris insensiblement dans le gouvernement, influence qui est devenue telle que dans les derniers tems, aucun changement ne pouvoit être fait dans les choses et dans les personnes sans leur consentement ou leurs conseils; les administrations, et sur-tout les comités révolutionnaires croyoient ne pouvoir agir d’une manière utile et paisible sans avoir fait sanctionner par le suffrage des sociétés les mesures même les plus importantes. Le gouvernement révolutionnaire, dit-il, pour atteindre son but doit être unique et sans rival ; si vous laissez encore aux sociétés populaires une part aussi active au gouvernement, son action sera perpétuellement contrariée ou entravée. Un des grands moyens par lesquels les sociétés populaires sont parvenues à ce degré d’autorité, c’est la correspondance et la communication : par le moyen de ce double lien elles ont formé une corporation immense aussi puissante sur l’opinion que sur l’action du gouvernement. Cette correspondance étoit collective par sa nature ou par l’abus qui en a été fait; il est important de la réprimer afin que les sociétés réduites à leurs justes bornes ne puissent s’ériger en corporations puissantes. A la suite de ce rapport Delmas présente un projet de décret en dix articles (92). [Delmas paroit à la tribune, au nom des trois comités de Salut public, de Sûreté générale et de Législation : vous nous avez chargés, dit-il, de vous présenter les moyens de détruire les abus qui pourraient troubler l’ordre public, entraver la marche du gouvernement et allumer de funestes divisions. Voici le projet que vos comités vous apportent pour rendre utiles les sociétés populaires, en en consacrant l’existence. Le rapporteur, sans autres réflexions préliminaires, lit les articles suivants.] (93) 1°. Toutes affiliations, aggrégations, correspondances entre sociétés populaires sont défendues comme subversives du gouvernement révolutionnaire. 2°. Aucune pétition ou adresse ne peut être présentée à la Convention nationale ou aux autorités constituées, à moins qu’elles ne soient munies des signatures des citoyens qui les auront arrêtées. 3°. Il est défendu aux autorités constituées de les recevoir sous des formes contraires à cette disposition. 4°. Ceux qui signeront ces adresses ou ces pétitions comme présidens ou secrétaires seront traités comme suspects. 5°. Toutes les sociétés dresseront dans le plus court délai un tableau des citoyens qui les composent, il portera le nom de tous les membres, leur âge, leur qualité avant 1789 et depuis. 6°. Ce tableau sera adressé à l’agent national du district. (92) J. Paris, n” 26. (93) J. Perlet, n° 753. 7°. Une copie sera remise à l’agent national de la commune. 8°. Il sera envoyé également à la commission de la police des administrations et des tribunaux. 9°. Ce tableau sera renouvelé à des époques rapprochées. 10°. Tous contrevenans aux dispositions contenues dans le présent décret seront traités comme suspects (94). PELET : Il y a dans ce projet des dispositions qui méritent un profond examen. Les premières paraissent être conformes aux principes ; mais il ne faut pas mettre d’enthousiasme dans une loi de cette nature; cela pourrait faire interpréter les intentions de la Convention d’une manière désavantageuse. Je demande l’impression et l’ajournement (95). [Un membre demande l’impression et l’ajournement. Ce projet de décret, par l’importance de ses résultats, lui paraît mériter le plus sérieux examen : quelques-unes de ses dispositions lui semblent porter atteinte à la déclaration des droits, et il pense qu’une pareille loi ne doit point être adoptée d’enthousiasme, parce qu’elle intéresse essentiellement l’exercice des droits de la nation entière.] (96) THIBAUDEAU : Ce projet me paraît d’une telle importance qu’il me semble nécessaire, même quand l’ajournement serait adopté, d’éclairer le peuple par une discussion raison-née. Je suis effrayé des divers articles de ce projet ; je ne conçois pas comment on pourrait enlever aux agrégations d’hommes fibres la faculté de communiquer entre elles {Murmures). Je pense, comme tous les membres de la Convention, qu’il n’appartient qu’aux représentants du peuple et aux autorités constituées de concourir au gouvernement, que les sociétés populaires ne doivent y avoir aucune part active ; mais je sais aussi qu’elles ont des droits inhérents à la qualité des citoyens qui les composent, des droits qu’il n’est pas au pouvoir du gouvernement de leur ôter. Si les sociétés populaires se sont écartées des bornes que la raison leur prescrit; si elles ont usurpé sur le gouvernement, vous devez en accuser la législation, qui, dans plusieurs lois rendues depuis l’établissement du gouvernement révolutionnaire, les y a fait participer. Si, comme je le crois, il y a des inconvénients à ce que les sociétés populaires conservent plus longtemps ce droit, il faut le leur ôter; il faut qu’elles ne gouvernent plus : mais il ne faut pas pour cela porter atteinte aux droits que tous les citoyens ont de communiquer entre eux. [Si les sociétés populaires ont eu quelque temps une part dans le gouvernement, c’est au gouvernement lui-même que vous devez en faire le reproche; c’est lui qui, par des décrets posi-(94) J. Paris, n° 26. (95) Moniteur, XXII, 255, dont nous suivons le compte rendu; les variantes sont indiquées entre crochets. (96) Débats, n° 755, 385. SÉANCE DU 25 VENDÉMIAIRE AN III (16 OCTOBRE 1794) - N° 39 205 tifs, leur a accordé cette part dans ses opérations. J’y consens, réformez les abus; que les sociétés ne gouvernent plus; mais gardez-vous de porter une atteinte mortelle au droit inviolable qu’ont tous les citoyens de correspondre entr’eux. Chacun de nous se rappelle les services que rendirent, de tous temps, les sociétés populaires, et il n’est pas un de nous qui ne se fasse honneur d’en avoir été membre (On applaudit) et qui ne soit obligé de convenir qu’il n’a peut-être été investi des pouvoirs de représentant du peuple, que par suite de leur influence dans l’opinion publique (On murmure ).] (97) Rappelez-vous les services rendus à la république par les sociétés populaires, tant qu’elles ont été contenues dans de justes bornes; il n’est pas un membre de la Convention qui ne se fasse honneur d’avoir été de ces sociétés (on applaudit), et qui ne doive à leur influence le caractère dont il est revêtu ( murmures ), parce que c’est là où les patriotes se sont fait connaître. Il ne s’agit pas de détruire ces institutions, personne n’en a l’envie; mais il faut être prudents dans les mesures à prendre; il ne faut pas que ces sociétés puissent influencer d’une manière arbitraire, directe et tyrannique, le gouvernement; mais aussi il faut qu’elles jouissent de la plus entière liberté. [En définitif, citoyens, de quoi s’agit-il? Personne de nous ne pense, sans doute, à la dissolution des sociétés populaires (Non, non, s’écrie-t-on de toutes parts, et on s’applaudit .] (98) Ce ne sont point les sociétés populaires qu’il faut accuser des maux qui ont tourmenté la République, mais le malheur des circonstances, mais les conspirations du gouvernement lui-même ; car c’est le gouvernement qui fait la morale publique. Lorsqu’il donne de bons exemples, lorsqu’il prêche la morale et qu’il la pratique, les citoyens et les sociétés s’empressent de la suivre (Applaudissements). Il n’est pas étonnant que, lorsqu’il était composé d’hommes perfides, qui ne prenaient que des mesures tyranniques, sous l’apparence du patriotisme, les citoyens de bonne foi qui composaient les sociétés aient été trompés sur ses intentions et aient commis des fautes. Mais si vous vouliez rechercher tout ce qui a été fait, si vous vouliez convertir les erreurs en crimes, il n’est pas un homme en France qui ne méritât d’être puni. La latitude qu’on vous a fait donner au gouvernement révolutionnaire est cause, en grande partie, des maux que la République a soufferts ; et vous n’aurez rien fait pour neutraliser tout ce que l’influence des sociétés populaires a de funeste tant qu’un homme ne sera pas à l’abri d’un autre homme, tant qu’on sera responsable envers les passions des individus, et non envers l’impassibilité des lois. (97) Débats, n° 755, 385-386. (98) Débats, n 755, 386. [C’est le gouvernement qui doit former le thermomètre de la morale ; je le sais bien ; mais, citoyens, quand le gouvernement pratiquera les vertus publiques, croyez-moi, tous les citoyens, toutes les sociétés populaires les pratiqueront aussi. Votre intention ne peut être de transformer les erreurs en crimes (Non, non). Eh bien! citoyens, c’est, je vous le répète, le gouvernement lui-même qui a confié à des mains perfides, il est vrai, des moyens tels, qu’ils ont causé de grands maux. Ne vous y trompez pas, citoyens : tant que l’homme libre ne sera pas positivement à l’abri de l’arbitraire, tant que tout fonctionnaire ne sera pas responsable envers la loi, de l’exercice du pouvoir qui lui est confié, les sociétés populaires, et leur influence salutaire jusqu’ici, seront utiles à la République. Quant à moi, citoyens, je vous le déclare : je ne connois que la loi, et j’aimerois mieux obéir à une loi insensée et féroce, que de dépendre du caprice des hommes (On applaudit ).] (99) Sous ce rapport, la loi du 17 septembre a besoin d’être revue; il importe de bien déterminer ce qu’il faut entendre par gens suspects. J’aime mieux être responsable envers une loi atroce qu’envers les caprices des hommes. Je crois, citoyens, qu’on ne peut point interdire la correspondance entre les sociétés, et je demande que les trois comités soient chargés de vous présenter les moyens d’ôter aux sociétés populaires la part active qu’on leur a donnée dans le gouvernement (100). [Je demande donc l’ajournement du projet de décret, et que vos trois comités soient chargés de vous présenter, sous le plus court délai, leurs vues sur les moyens d’ôter aux sociétés populaires la part active qui leur a été confiée par le gouvernement ; mais je persiste à croire qu’il est impossible de leur interdire la correspondance.] (101) Un membre [GIROT-POUZOL] (102) : La loi qu’on vous présente intéresse la tranquillité publique, les droits des citoyens, la sûreté et la dignité de la représentation nationale. On parle de cette loi comme si elle prononçait la destruction des sociétés populaires ; ce n’est pas de cela qu’il s’agit, mais seulement d’étendre sur elles l’action que le gouvernement a et doit avoir sur tous les citoyens, en quelque heu et sous quelque dénomination qu’ils se rassemblent, afin d’empêcher que le trouble et le désordre ne compromettent la sûreté de l’État. En remontant à l’origine des sociétés populaires on voit qu’elles n’eurent jamais d’organisation, qu’elles se sont formées d’elles-mêmes, par le concours de citoyens que l’amour de la patrie réunit pour renverser le despotisme; elles se sont ensuite accrues et ont puissamment contribué à détruire la monarchie : mais dans la suite, voulant attaquer un gouvernement libre... (On murmure). (99) Débats, n° 755, 386. (100) Moniteur, XXII, 255-256; J. Mont., n° 5. (101) Débats, n° 755, 386. (102) Débats, n 755, 386; J. Univ., n 1788. 206 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE MERLIN (de Thionville) : Rappelez-vous la conspiration du 9 thermidor. GIROT-POUZOL : Dans la suite des temps, ces sociétés, abusant de leur influence contre le gouvernement qui avait été établi, le renversèrent ( Plusieurs voix : Le gouvernement monarchique). Or vous devez surveiller avec soin une institution qui renverse avec le même succès et le despotisme et la liberté. Je dis qu’elles ont concouru à renverser un gouvernement libre ; et, en effet, le gouvernement n’était pas dans vos mains lorsque le sang coulait par torrents, lorsque les têtes tombaient par milliers dans toute la République. Non, ce n’était pas vous qui gouverniez {On applaudit). [Remontons à la création des sociétés populaires : dans l’origine ce fut une réunion d’hommes courageux, ralliés par le danger commun; des sociétés inorganisées devenues puissantes par l’opinion et le souvenir de leurs services passés, et qui depuis osèrent contrebalancer le pouvoir souverain, et rivaliser la représentation nationale en abusant de leur influence. Les sociétés populaires avoient contribué à renverser la tyrannie : quand il n’y eût plus de trône à détruire, elles tentèrent d’ébranler le pouvoir représentatif : témoin le 9 thermidor. Ce furent elles qui ensanglantèrent la France et la couvrirent de crimes et de terreur. La Convention a repris les rênes du gouvernement : le peuple a applaudi à son triomphe. Citoyens, ne l’oubliez jamais : les sociétés populaires avoient pu placer un homme au-dessus de la Convention : c’en est assez pour qu’elles puissent être regardées comme dangereuses pour la liberté, et comme telles renfermées dans leurs limites exactes {On applaudit ).] (103) Lors de l’heureuse révolution du 9 thermidor, lorsque le peuple vit que vous aviez ressaisi les rênes, que vous vouliez substituer la justice à la terreur, il se tourna vers vous, il vous tendit les bras, et il sentit que, sans l’assistance des Jacobins, Robespierre et ses complices ne fussent jamais parvenus à vous dominer ( Applaudissements ). Or, puisque les sociétés ont su vous arracher le gouvernement et le mettre entre les mains d’un homme qu’elles ont placé au-dessus de la Convention et au-dessus du peuple, vous devez croire qu’elles ne peuvent être surveillées de trop près. [Quand le sang couloit par torrens, le gouvernement n’étoit pas entre vos mains, mais entre celles des Jacobins. Ainsi lorsque vous en avez resaisi les rênes, lorsque vous avez substitué la justice à la terreur, les bons citoyens se sont tournés vers vous, parce qu’ils ont bien senti que toutes les atrocités commises n’étoient pas dans vos coeurs, et que, sans la domination de Robespierre et d’une partie des Jacobins coalisés avec lui, elles n’auroient pas en lieu.] (104) [Quand on a vu les sociétés populaires élever un scélérat au-dessus de la Convention, au-dessus du peuple souverain lui-même; quand on a vu la plus célèbre de ces sociétés mettre la terreur à l’ordre du jour, et prêcher le règne du sang, on a droit de dire que les sociétés populaires ont voulu renverser la liberté.] (105) [Au reste, que vous propose-t-on? De rendre les sociétés populaires à leur institution primitive. Avoient-elles, dans l’origine, cette correspondance immense qui les a constituées le centre de l’opinion publique, et ces affiliations multipliées qui, les isolant du gouvenement, en font autant de petits états fédératifs qui se rattachent à un centre qui n’est point la Convention nationale?] (106) On vous propose de leur défendre toute affiliation et toute correspondance... (LEVASSEUR (de la Sarthe) : C’est une bagatelle !) Quel est le gouvernement représentatif? N’est-ce pas celui où les représentants forment le voeu public? Si vous admettez que quelques citoyens ou sociétés ne soient point assujettis aux lois et puissent s’élever contre la représentation nationale, alors le gouvernement n’est plus qu’anarchique ; alors ce n’est plus que le règne de quelques intrigants qui forceront le peuple et ses délégués d’avoir des volontés qui ne seront jamais entrées dans leur intention. On a fait des objections relativement à la correspondance ; mais n’est-il pas constant que toutes les pétitions doivent être faites en nom propre, qu’elles ne doivent présenter qu’un voeu individuel; et je vous demande si, toutes les fois qu’on vous apporte ici un voeu influencé par quelques membres qui jouissent d’une certaine considération dans une société, vous pouvez regarder ce voeu comme individuel. [Que vous propose-t-on encore? D’interdire ces pétitions collectives, oeuvres dangereuses de l’intrigue, dont la responsabilité est nulle pour le gouvernement et la police ; ces pétitions évidemment contraires au voeu de la loi. On vous propose de rappeler les Amis de l’égalité à l’obéissance aux lois : ah ! j’aime à croire que ce ne sera un effort pour aucun d’eux {On applaudit).] (107) L’article qu’on vous propose est conforme aux principes, il n’est qu’avantageux même aux sociétés ; car, quel est le but de leur réunion? c’est d’exercer la surveillance : mais cette surveillance appartient à tous les citoyens, et non point exclusivement aux sociétés populaires. II faut donc faire en sorte que tous les citoyens puissent surveiller individuellement. [Citoyens, il est de votre devoir de protéger les vertus partout où vous les rencontrez ; mais vous devez punir, sans foiblesse, les conspirateurs, quelque part que vous les trouviez. Si les sociétés populaires avoient le privilège inconcevable d’assurer l’impunité à leurs membres, ne voyez-vous pas tous les lâches, qui n’auroient pas le courage de dénoncer un homme en place (105) J. Univ., n" 1788. (103) Débats, n" 755, 387. (106) Débats, n” 755, 387. (104) Ann. R.F., n” 26. (107) Débats, n“ 755, 387. SÉANCE DU 25 VENDÉMIAIRE AN III (16 OCTOBRE 1794) - N° 39 207 publique, se réfugier dans leur sein, calomnier sous leur bannière, et déshonorer la plus utile des institutions révolutionnaires (On applaudit).] (108) Vous avez établi en principe que tous doivent être également protégés et punis par les lois. Or tous les délits doivent être punis, dans quelque lieu qu’ils soient commis. Si dans une société populaire on pouvait impunément prêcher la révolte contre la Convention, vous verriez bientôt tous les êtres pervers, tous ceux qui n’ont pas le courage d’aller exciter à la sédition dans les lieux publics, vous les verriez bientôt se retrancher dans les sociétés populaires et y provoquer au crime. Nous avons le plus grand intérêt d’empêcher toutes les factions de renaître, et nous savons tous que ce n’est qu’au sein des sociétés populaires qu’elles se sont formées, parce que c’est là que des hommes infâmes ont abusé de l’influence qu’ils avaient acquise par l’hypocrisie pour soumettre la Convention à leur volonté. Enfin je soutiens que, dès que le projet qu’on vous propose n’attaque pas l’existence des sociétés populaires, et qu’il ne fait que les soumettre, comme tous les citoyens, à l’action du gouvernement, il doit être mis aux voix. LEJEUNE : Et moi aussi je veux que les sociétés populaires rentrent dans leurs bornes ; je veux que les abus disparaissent, et que le gouvernement soit dirigé par la Convention seule ; mais je réclame pour les sociétés populaires les droits qui sont garantis à tous les citoyens par la volonté suprême du peuple. La nation, en acceptant la constitution, a garanti aux sociétés populaires la libre manifestation de leurs pensées et de leurs opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière ; c’est aussi ce que porte la Déclaration des Droits de l’Homme. Je vois qu’on veut ôter aux sociétés le droit de manifester leur opinion. ( Plusieurs voix : Non, non!) On veut leur ôter le droit naturel et imprescriptible de correspondre entre elles, de se communiquer leurs pensées. Pour-rait-on l’ôter à un citoyen? ( Plusieurs voix : Non, non, point à un citoyen!) Eh bien, on ne peut pas davantage en priver les sociétés populaires. Ce droit sacré est garanti par la constitution et par les Droits de l’Homme (On applaudit). Pourquoi ose-t-on contrarier la volonté suprême de la nation quand elle s’est manifestée? Je sais qu’on a trouvé dans ces sociétés des instruments qui ont servi aux ambitieux. Eh bien, il faut que le glaive de la loi frappe les têtes coupables, mais il faut aussi qu’on laisse subsister des institutions qui servent à propager les vertus sociales et la haine de la tyrannie, des institutions qui nous ont sauvés des horreurs de la guerre civile ( Murmures et applaudissements). [Et moi aussi, je veux la réforme des abus, mais je veux aussi le maintien des droits imprescriptibles du peuple, de ces droits universellement reconnus, de ces droits bases (108) Débats, n“ 755, 387-388. éternelles de la constitution républicaine acceptée à l’unanimité par le peuple français ; le droit d’émettre son opinion par écrit ou autrement, et de se réunir en société populaire pour agiter les grands intérêts de la patrie. Voudroit-on nous ravir ces droits sacrés? (Eh ! non) Peut-on empêcher des citoyens de correspondre entr’eux? (Non, mais d’en abuser). Citoyens, cette faculté consignée dans la déclaration des droits de l’homme, est garantie par le voeu général du peuple solennellement exprimé. Mais il y a, dit-on, dans le sein des sociétés populaires, des traîtres, des ambitieux, des conspirateurs : eh bien! qu’on les saisisse; que le glaive de la loi en fasse justice. Mais quand ces sociétés ont sauvé la République; quand, sans elles, la guerre civile auroit embrasé toute la France. Quelle ingratitude... (Murmures).] (109) MERLIN (de Thionville) : Elles ne nous ont pas sauvés des assassins; il faut les arracher de leur sein. [Et les conspirateurs du 9, qui les a dénoncés, dit Merlin (de Thionville)? N’a-t-il pas fallu les aller arracher de votre sein? Avez-vous dénoncé un seul des anciens comités révolutionnaires, dit un autre membre. LEJEUNE : Si le 9 thermidor quelques in-trigans se glissèrent dans les sociétés populaires, et y conspirèrent pour les compromettre, croyez que les vrais républicains eux-mêmes les eussent chassés de leur sein, et les eussent livrés à la justice du peuple.] (110) LEJEUNE : Il ne faut pas être ingrats; il ne faut pas oublier les services immortels rendus par ces sociétés tant calomniées (On applaudit). Il ne faut pas oublier que les tyrans coalisés seraient venus dévorer notre commune patrie sans les secours qui nous ont été donnés par ces sociétés (Murmures et applaudissements). [Lejeune rappelle qu’elles ont rendu des services signalés à la République, et qu’elles ont sauvé le peuple des fureurs du fédéralisme. Il déclare que les tyrans ont toujours demandé et tenté la dissolution des sociétés populaires.] (111) Il n’est aucun observateur de la révolution qui ait pu s’y méprendre ; depuis cinq ans, les projets des ennemis de la patrie et des tyrans coalisés ont tendu à détruire les sociétés populaires ( Applaudissements ). Plusieurs voix : Il ne s’agit pas de les détruire. [Nous voulons les consolider, s’écrient tous les membres.] (112) LEJEUNE : Ce n’est que par la police seule que vous pourrez les ramener aux limites qui leur ont été assignées. Nous avons eu la gloire de faire une constitution républicaine, que le peuple a acceptée; douze cents mille citoyens ont volé au combat (109) Débats, n“ 755, 388. (110) Débats, n” 755, 388. (111) J. Univ., n” 1788. (112) Débats, n" 755, 388. 208 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE pour la sceller de leur sang : occupons-nous d’effacer du coeur de nos frères les vieilles habitudes monarchiques, propageons l’enthousiasme de la patrie et l’amour de la liberté, et pour cela servons-nous des sociétés populaires, de ces sociétés que, dans des jours d’avilissement et d’opprobre, Chapelier et ses partisans voulurent entraver, voulurent organiser à leur manière. Je conviens qu’il y a d’excellentes dispositions dans le projet de décret, mais je soutiens qu’il faut aussi le temps de le mûrir, et je demande l’impression et l’ajournement à trois jours. [Lejeune termine par observer qu’après avoir décrété une constitution républicaine, il ne reste plus à la Convention nationale qu’à organiser l’instruction publique et la morale, et il pense que c’est sur-tout par la protection qu’elle accordera aux société populaires, qu’elle peut y parvenir.] (113) [Décrétez la République dans les coeurs. Vous y parviendrez, en confiant aux sociétés populaires le soin de propager l’amour de la liberté et l’enthousiasme de la patrie. Je vote pour l’impression et l’ajournement.] (114) MERLIN (de Thionville) : Je demande que le président rappelle la question ; car le dernier opinant ne l’a point abordée. Il a parlé de l’anéantissement des sociétés populaires, et personne n’a envie de les anéantir. [Je demande que les orateurs ne s’écartent pas de la question. Il n’entre dans l’intention d’aucun membre de l’assemblée de détruire les sociétés populaires. (Non, non s’écrie l’assemblée toute entière, en se levant et en applaudissant). Nous ne voulons que les organiser, en les ramenant aux principes de leur institution : nous voulons qu’elles continuent à être utiles sans pouvoir devenir des instrumens nuisibles entre les mains des factions ou des nouveaux tyrans.] (115) REUBELL : La discussion qui vient de s’élever servira à éclairer les dispositions du projet de décret. J’adopte les principes posés par Thi-baudeau et par Lejeune, mais j’en tirerai une conclusion différente ( Murmures et applaudissements). Et moi aussi j’ai juré de maintenir la Déclaration des Droits de l’Homme, et c’est parce que je l’ai fait de bonne foi que je veux la liberté et l’égalité (On applaudit). Thibau-deau a été obbgé de convenir qu’on avait mal à propos donné aux sociétés, dites populaires {.murmures), une part dans le gouvernement ; il aurait dû ajouter que, si on leur a donné une part, elles ne s’en sont pas contentées, elles ont tout pris (On applaudit). Elles se sont établies en sociétés d’inquisition par toute la Répu-bbque, et ce sont des hommes de cette société qui l’ont inondée de sang (On applaudit). Il est temps de faire cesser cette odieuse inquisition; (113) Débats, n 755, 389. (114) Ann. R.F., n° 26. (115) Ann. R.F., n’ 26. il est temps de rapporter cette législation, ouvrage des dominateurs, qui donnaient à ces sociétés une part active dans le gouvernement ; il est temps de ramener tous les citoyens à l’égalité (On applaudit). La grande difficulté qu’on élève roule sur la correspondance. On dit : vous ne pouvez pas priver les sociétés populaires de correspondre entre elles, puisque tous les citoyens ont ce droit. Oui, les citoyens peuvent communiquer entre eux; mais ils ne communiquent pas par président et par secréaire (On applaudit). Peuple, de quel oeil peux-tu voir des gens qui veulent se mettre au-dessus des lois, des gens qui, communiquant entre eux comme citoyens, veulent être plus que les autres citoyens, veulent encore communiquer comme corporation ( Applaudissements )? Peuple, c’est l’abus de ces corporations qui a fait tous tes malheurs : tu as abattu le monstre du fédéralisme; tu n’as pas voulu que les sections, les départements communiquassent entre eux; abats cette correspondance exécrable qui fait le malheur de la Répubbque, cette correspondance qui a substitué au fédéralisme des départements le gouvernement de Robespierre, et qui voudrait substituer au gouvernement de Robespierre le fédéralisme des sociétés populaires (. Applaudissements ). [Peuple ! n’as-tu donc versé tant de sang que pour voir renaître des privilèges contraires à l’égalité? Peuple! tu as abattu le fédéralisme des administrations, et l’on y a substitué celui des sociétés populaires. On a empêché les autorités constituées de communiquer entr’elles, et l’on pourroit laisser ce droit à des sociétés? Non, il faut que le règne de l’égalité s’établisse enfin, loin de nous tous les privilèges. Je demande l’adoption du projet.] (116) [Il faut recueillir le prix de cinq ans de travaux et de sacrifices, le prix de tout le sang versé à nos frontières. Il faut que les malheurs disparoissent ; qu’on ne précipite plus les citoyens tout vivans, dans les antres de la mort, pour les dévorer ensuite. Vous avez abattu le fédéralisme : eh bien! on a cherché à fédérali-ser la République par les sociétés populaires, et Robespierre étoit à la tête de cette ligue impie ( Vifs applaudissemens). Je le répète : les citoyens sont tous, doivent tous être égaux; et loin qu’aucun des articles du projet de décret qu’on vous présente blesse cette égalité, ils tendent tous à la consolider {On applaudit ).] (117) Voulons-nous être libres ? soyons égaux ; qu’il n’y ait de privilège pour personne, pas plus pour plusieurs que pour un seul. Je défie qu’on trouve dans le projet de décret rien qui blesse l’égalité; d’après cela, qu’on aille aux voix. BENTABOLE : Si l’on insiste sur l’ajournement, je ne m’y oppose point ; mais je crois nécessaire de répondre brièvement à quelques objections qui n’ont été faites que pour égarer le peuple sur la véritable question {On applaudit). (116) M. U., XLIV, 406. (117) Débats, n° 755, 389. SÉANCE DU 25 VENDÉMIAIRE AN III (16 OCTOBRE 1794) - N° 39 209 On a dit qu’il y avait dans ce projet d’excellentes et de mauvaises choses : vous allez voir qu’en le disséquant, tout ce qu’on y trouve de mauvais disparaîtra, et qu’il n’y restera que le bon. Il se réduit à deux articles principaux : le premier, qui empêche que les sociétés populaires agissent en nom collectif, soit dans leurs pétitions, soit dans leurs adresses; le second, qui les soumet à l’action du gouvernement, en les obligeant de faire connaître la liste de leurs membres, afin qu’on sache s’il ne s’est pas glissé parmi eux des brigands, semblables à ceux qui ont mis dernièrement la République à deux doigts de sa perte; les autres articles ne sont que d’exécution. [Toutes ces mesures ne tendent qu’à comprimer les amis de l’anarchie, toujours prêts à renverser la Répubbque pour la rendre la proie des scélérats qui, à la faveur de l’influence qu’ils exercent, et de quelques talens oratoires, osoient et voudroient encore disposer au gré de leur haine et de leurs passions de la vie et des biens des citoyens ( vifs applaudissemens ).] (118) Je vais donc me renfermer dans ces deux bases, et prouver qu’à moins d’être l’ami de l’anarchie et vouloir perdre le fruit de la révolution ; qu’à moins d’être du nombre de ces hommes qui, sous le nom de révolutionnaires, veulent perpétuellement être maîtres de la fortune publique, on ne peut refuser son assentiment à ce projet de décret. Voici ce que j’adresse à ceux qui veulent que les sociétés populaires agissent en nom collectif. Je leur dis que le gouvernement révolutionnaire n’a point été établi pour être la proie de quelques factieux qui voudraient tout piller et tout égorger dans la République ( Applaudissements ). Je leur dis qu’il ne faut pas que quelques intrigants abusent de leurs talents dans les sociétés populaires, et ailleurs peut-être, pour se rendre maîtres de la Répubbque. Je leur dis qu’il faut, pour que la Convention, qui a de bonnes intentions, qui veut sauver le peuple, qui veut gouverner avec justice, puisse satisfaire à sa conscience, je leur dis qu’il faut qu’elle puisse agir librement, et qu’elle n’aura jamais de liberté, qu’elle ne sera jamais maîtresse de sauver la République, tant que les abus qui résultent des affiliations existeront (On applaudit). Quand la Convention ne sera plus contrariée par cet autre centre qui s’est élevé à côté d’elle, par ce centre qui égare l’opinion pubbque, qui ôte à la représentation nationale la confiance et le respect qui lui sont dus, alors on verra que le gouvernement révolutionnaire n’est point un gouvernement de sang, comme il le fut à la faveur des Jacobins qui soutenaient Robespierre (Applaudissements). [Bentabole envisage la question sous ses grands rapports pohtiques. Qui a été nommé pour sauver le peuple? la Convention. La Convention doit donc être libre, dégagée de toutes entraves, et ne doit pas souffrir à côté (118) Débats, n 755, 390. d’elle une autorité rivale. Si elle la souffre, elle éloigne le vaisseau du port ; le sang, le meurtre, tous les crimes se répandent de nouveau sur la terre, et alors la liberté s’évanouit.] (119) Quelle raison peuvent donner pour leur opinion ceux qui veulent que la correspondance soit toujours faite en nom collectif? Veulent-ils que les sociétés populaires aient plus de pouvoir, plus de privilèges que n’en ont les autorités constituées? (On applaudit). Ceux qui disent : Nous voulons maintenant le gouvernement révolutionnaire, font semblant de ne pas savoir que la loi du 14 frimaire, qui l’institue, contient une disposition expresse qui défend aucune fédérabsation, aucune centralisation, aucune correspondance collective d’autorités à autorités. Or, si l’on a craint que les autorités constituées compromissent ainsi la Répubbque, pourquoi n’aurait-on pas la même crainte de la part des sociétés dans lesquelles il s’est trouvé beaucoup d’hommes qui lin ont nui? Voilà une contradiction qui prouve qu’il existe un centre à côté d’un centre; s’il doit y avoir deux centres, je demande au peuple quel est celui qu’il veut suivre (On applaudit). [Des sociétés pourroient-elles avoir plus d’ascendant que les autorités? Je le demande au peuple. Qu’il parle; qu’il dise lequel des deux centres il préfère, des Jacobins ou de la Convention. (Des cris innombrables et réitérés partent des tribunes : Vive la Convention ! vive la seule Convention /)] (120) [Si l’on veut établir un centre à côté du centre de la Convention, élever centre contre centre, eh bien! je dirai au peuple de choisir... (La Convention! la Convention, s’écrie-t-on de toutes parts!)] (121) On dit que la correspondance en nom collectif ne présente aucun inconvénient; mais il n’est personne ici qui ne soit convaincu de la mauvaise foi de cette assertion; car, depuis le 9 thermidor, depuis qu’on a abattu le triumvirat, le gouvernement qui faisait couler des flots de sang, n’a-t-on pas vu la société populaire de Marseibe, qui correspondait avec celle de Paris, se révolter contre la Convention, l’obliger de la dissoudre et de faire tomber le glaive de la loi sur la tête des scélérats qui avaient levé l’étendard de la rébelbon, et invitaient les autres sociétés à l’arborer aussi? N’a-t-on pas vu les sociétés de Dijon, d’Aurillac, marcher dans un sens contraire à la Convention, et envoyer partout des adresses qui empêchaient qu’on suivît les lois? (On applaudit). Ainsi on ne veut qu’empêcher la correspondance en nom collectif; on ne veut point porter atteinte aux droits qu’ont tous les hommes de communiquer librement entre eux. Je défie qu’on trouve dans le projet une disposition qui empêche un citoyen membre d’une société populaire d’écrire à un membre, et même à tous les membres de toutes les sociétés possibles. On veut seulement empêcher que, (119) M. U., XLIV, 406. (120) M. U., XLIV, 406. (121) Débats, n" 755, 390. 210 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE par la communication collective, on ne trompe le peuple et on ne fédéralise la République ; car, lorsque le peuple entend lire un arrêté signé du président et du secrétaire d’une société, il croit que c’est là le voeu de la société entière, tandis que ce n’est l’ouvrage que de cinq ou six intrigants qui la dominent (On applaudit). Au lieu que si vous obligez tous les membres d’une société populaire à correspondre individuellement, à signer toutes leurs adresses et pétitions, alors on n’agira plus légèrement, parce qu’on saura que la signature restera, qu’elle servira à faire connaître si les hommes qui composent la société sont des hommes moraux, estimables, ou si ce ne sont que des hypocrites et des patriotes de fraîche date. [Où donc est le mal, d’obliger un citoyen à signer ce qu’il pense? mais il y en a un très grand dans les correspondances en nom collectif qui donnent pour l’opinion de toute une société ce qui n’est l’ouvrage que de quelques membres, et souvent à l’insu, sans la participation et même quelquefois contre le gré du plus grand nombre de ces membres (Ce discours est vivement applaudi).) (122) Ainsi ce projet ne tend qu’à établir l’unité, l’indivisibilité de la République, en assurant aux sociétés populaires le droit de n’être plus dominées par quelques mauvais sujets, et en démasquant les fripons, que la police saisira aussitôt. BOURDON (de l’Oise) : Je déclare que, si l’on veut l’ajournement, je ne prendrai pas la parole; mais il me semble nécessaire de bien faire connaître les dispositions d’un projet dont le but est de nous donner le gouvernement après lequel nous soupirons depuis cinq ans. Depuis cinq ans nous voulons une république représentative. Que sont les sociétés populaires? Une collection d’hommes qui, semblables aux moines, se choisissent entre eux (On applaudit). Je ne connais pas dans l’univers d’aristocratie plus constante et mieux constituée que celle-là (Applaudissements). Je ne prétends point par cette pensée porter atteinte au droit que tous les citoyens ont de se réunir paisiblement et sans armes; mais je veux dire que l’aristocratie commence là où une collection d’hommes, par sa correspondance avec d’autres collections, fait triompher d’autres opinions que celle de la représentation nationale. [Si la Convention prononce l’ajournement, je ne ne m’y oppose pas; mais il est bon de dire que dans la discussion qui a eu Heu relativement à un projet de décret qui ne tend qu’à affermir le gouvernement, l’on a fait un étrange abus des principes les plus sacrés. Qu’est-ce que notre gouvernement? Nous sommes une république démocratique; notre gouvernement est représentatif; il est composé d’hommes que le peuple a choisis : mais que sont les sociétés populaires ? Une association d’hommes qui se sont choisis eux-mêmes (on applaudit) : telles qu’elles sont, je ne connois pas d’aristocratie (122) Débats, n 755, 391. mieux constituée (Applaudissemens). Certes, je ne prétends pas porter atteinte aux droits qu’ont tous les citoyens de s’assembler paisiblement et sans armes; mais elles ne doivent pas avoir le droit d’établir un centre d’opinion autre que la Convention nationale.] (123) Il est démontré que ceux qui se sont opposés à la liberté illimitée de la presse ont eu raison; il me semble qu’il doit l’être autant que ceux qui veulent défendre la correspondance en nom collectif sont aussi fous que les partisans de la liberté absolue de la presse. Je le répète, c’est là où est la véritable aristocratie; car ce n’est pas le peuple qui a nommé, qui a constitué ces sociétés ; ce sont elles-mêmes qui se sont donné le nom de populaires, et, lorsqu’on leur donne cette épithète, on ne pèse point assez tout l’abus qu’elles en pourraient faire. Je ne vois le peuple que dans les assemblées primaires (applaudissements) ; mais je vois un souverain s’élever à côté du gouvernement représentatif, souverain dont le trône est ici aux Jacobins, quand je vois des collections d’hommes semblables correspondre entre elles (On applaudit). J’y mets si peu de passion que, pour avoir l’unité et la paix, je dirais volontiers au peuple : Choisis entre les hommes que tu as nommés pour te représenter et ceux qui se sont élevés à côté d’eux; peu importe, pourvu que tu aies une représentation unique (On applaudit). [Un seul cri se fait entendre de toutes parts : Vive la Convention nationale (124).] [Peu m’importe : le peuple est le maître, pourvu qu’il n’ait qu’un centre d’autorité unique ; tant qu’il y en aura deux, il y aura anarchie (Applaudissemens).) (125) [La preuve que je ne mets point de partialité dans mon opinion, c’est que j’en appelle au peuple. Qu’il choisisse entre ceux qu’il a nommés et ceux qui veulent usurper les droits de ses délégués, peu m’importe, pourvu qu’il y ait un gouvernement heureux. N’a-t-on pas vu dans la société des Jacobins, des représentans du peuple marqués du sceau de la réprobation?] (126) Oui, que le peuple choisisse entre ses vrais représentants et les hommes qui ont voulu marquer du sceau de la réprobation ceux qui sont chargés de la confiance de la République, et les hommes qui, liés avec la municipalité de Paris, voulaient, il n’y a pas encore deux mois, assassiner la liberté (Applaudissements). Citoyens, voulez-vous faire une paix glorieuse? voulez-vous arriver jusqu’aux anciennes limites de la Gaule? Présentez aux Belges tranquilles une révolution paisible, une république sans représentation à côté de la vraie représentation, une république sans comités révolutionnaires teints du sang des citoyens. Dites aux Belges : « Vous vouliez une constitution à peu près libre, nous vous donnons la liberté tout entière ; les cicatrices de nos plaies sont encore (123) Débats, n” 755, 391. (124) F. de la Républ., n° 27. (125) Débats, n 755, 391. (126) J. Univ., n 1788. SÉANCE DU 25 VENDÉMIAIRE AN III (16 OCTOBRE 1794) - N° 39 211 sur notre visage; venez, serrez-nous dans vos bras, vous aurez la république sans passer par ces malheureuses périodes qui ont fait gémir nos coeurs. » (On applaudit). Citoyens, vos ennemis ont empoisonné vos sociétés populaires et vos sections d’hommes inconnus à ceux qui ont commencé la révolution en 1789, d’hommes qui ne veulent que pillage, que désordre, que meurtres, qu’assassinats : ce sont ces hommes qu’il faut faire rentrer dans la poussière, et c’est ce qu’on vous demande en vous proposant la garantie de la correspondance. [Savez-vous ce que désirent vos ennemis? C’est de vous voir, c’est de voir vos société populaires en proie à ces hommes dont aucun n’est connu depuis 1789; de ces hommes qui ne veulent que troubles et désordres; de ces atroces tyrans qui ne veulent qu’opprimer et gouverner, et n’importe par quels moyens. Déjà les journaux étrangers demandent avec qui on traitera la paix; si ce sera avec la Convention nationale ou avec les Jacobins (Vifs applaudissemens ). Si vous permettez que ces sociétés correspondent en nom collectif, plus de garantie ; mais si vous adoptez le projet de décret, ceux qui chercheront à agiter et égarer les sections, sauront qu’il faudra signer (vifs applaudissemens) et voilà la garantie; voilà l’assurance de l’ordre et de l’union.] (127) Les agitateurs, sachant qu’il faudra signer, craindront alors d’être connus; ils n’égareront plus si légèrement les citoyens paisibles qui n’apportent dans les sociétés populaires que de bonnes intentions (On applaudit). Mais, je vous le dis encore, si vous souffrez un centre à côté du gouvernement représentatif, il ne faut plus penser à la république ni à la démocratie. Si vous voulez dégoûter les Belges et tous les peuples jusqu’au Rhin de faire cause commune avec vous, il faut tenir aux mauvais principes qui ont désolé votre pays jusqu’à présent ; souvenez-vous que vos ennemis mettent tout en oeuvre pour les détourner de s’unir à vous. Comment voulez-vous, leurs disent-ils, qu’on traite avec la France? est-ce à la Convention ou aux Jacobins qu’il faut s’adresser? Mais, citoyens, quand vous aurez de l’unité, de l’ensemble dans votre gouvernement, vous verrez qu’aucun peuple ne déteste la liberté (applaudissements); vous verrez que, si le lion belge fut opprimé, il ne fut jamais esclave ; vous verrez qu’il se jettera avec joie dans les bras de l’indépendance. La maison d’Autriche ne tenta jamais de lui ôter l’espèce de liberté dont il a toujours joui, parce qu’elle savait qu’elle n’aurait jamais pu y parvenir; mais elle se servit des infâmes prêtres pour réussir dans ses desseins. Portons à ce peuple généreux une autre religion, portons-lui celle de la liberté et de l’égalité; il l’adoptera certainement. Il pourra arriver que quelques imbéciles ou quelques vieilles femmes veuillent en dégoûter les autres, mais l’homme du peuple, l’homme éclairé sur ses intérêts et sur sa dignité, dira : Voilà la di-(127) Débats, n” 755, 391. vinité pour laquelle j’ai combattu ; je m’attache au peuple qui me l’assure, au peuple qui me rend la libre navigation que m’avaient ravie la Hollande et l’Angleterre. [Ne craignez pas de ce peuple bon et courageux les préjugés de la superstition. La doctrine des prêtres n’a pris des racines profondes que dans les têtes de quelques hommes mélancoliques ou de quelques femmes imbéciles.] (128) [Présentez à ce peuple la liberté toute entière : le fanatisme l’égare, dit-on; présentez-lui une religion plus digne de lui, celle de la vertu, de la liberté et de l’égalité (On applaudit). Quelques imbéciles, quelques vieilles femmes regretteront leurs erreurs (On applaudit); mais tous les hommes vertueux se jete-ront dans votre sein (On applaudit). Ne soyez plus le jouet des tyrans ; ne souffrez plus deux autorités ; que la République soit une comme la vérité (applaudissemens) ; que le gouvernement soit un. Soyez justes et modérés, et bientôt toutes les larmes seront séchées; l’huile salutaire sera versée sur les plaies; la prospérité, le bonheur de votre pays seront le prix de vos travaux : le peuple vous bénira et la joie sera dans tous vos coeurs. (Les plus vifs applaus-dissemens couvrent ce discours).] (129) [Voulez-vous avoir une paix glorieuse, et rendre la République florissante, dites aux Belges : vous serez libres sans Jacobins; nous vous apportons la liberté toute entière ; elle ne vous coûtera pas comme à nous du sang, des meurtres, par lesquels Pitt a voulu nous aliéner les peuples en suscitant chez nous des égor-geurs. Croyez, citoyens, qu’il n’y a pas de peuple qui ne désire la liberté, et qui, à l’aspect des vertus des Français, n’aspire à jouir de leur sort. Portez aux Belges la religion des vertus : voilà ce qui les attachera à vous; ce qui assurera à la France sa navigation et son commerce.] (130) Citoyens, tout cela dépend de la décision que vous prendrez : si vous voulez le bonheur de votre pays, ne souffrez pas que deux autorités, l’une avouée, et l’autre illégitime, se le partagent et se le déchirent. Ramenez tout à l’ordre, et vous sécherez toutes les plaies, et bientôt le commerce et la prospérité consoleront le peuple de tous ses sacrifices. (Vifs applaudissements — Les membres de la Convention et les citoyens des tribunes se lèvent, en criant : vive la République ! - On demande que la discussion soit fermée.) DUHEM : Il existe une loi qui ordonne l’impression de tous les projets de décrets importants... (Il se fait du bruit dans la partie de la salle où est placé Bourdon de l’Oise). [Bourdon reprend : L’ajournement qu’on demande d’une loi si utile, l’opiniâtreté avec laquelle on vous le demande, vous font voir ce que sont les sociétés populaires; le pouvoir (128) J. Paris, n° 29. (129) Débats, n” 755, 391-392. (130) F. de la Républ., n“ 27. 212 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE qu’elles exercent, même hors de leur sein, les passions qu’on y fomente. - Plusieurs membres interrompent Bourdon. Bourdon : Rien ne m’enpêchera de dire la vérité. - On applaudit long-tems. Duhem observe qu’il y a un décret qui ordonne l’impression et la distribution de toutes les lois importantes; il en réclame l’exécution (Bruit). Bourdon (de l’Oise) parle dans le tumulte; on ne distingue que ces mots adressés à Duhem : « Vos sottises ne me font rien. » (A l’Assemblée) Vous voyez bien que les sociétés populaires portent la terreur jusques dans la Convention (On applaudit). Je demande que l’on fasse bien sentir au peuple le but de cette discussion ; il n’y est point question de dissoudre les sociétés populaires, mais de les épurer pour les rendre dignes de la liberté dont elles sont conservatrices; il n’est pas indifférent qu’il puisse apprécier d’où vient la résistance que l’on oppose à cette mesure salutaire. Plusieurs membres demandent la parole.] (131) BOURDON (de l’Oise) : Toutes vos sottises ne feront rien; il est démontré qu’on ne porte aucune atteinte aux sociétés populaires, qu’on ne veut que la garantie de la correspondance; et ceux qui demandent l’ajournement indiquent assez ce que sont actuellement les sociétés populaires (On applaudit). Ils prouvent qu’elles portent la terreur jusque dans l’âme des représentants du peuple (Applaudissements). Je demande à tous les citoyens de bien sentir le but de la discussion, de l’approfondir et de voir si la Hberté est blessée lorsqu’on veut seulement faire la police des sociétés populaires. Je demande enfin à tous les représentants qu’ils soient dignes du caractère qu’ils ont reçu de la nation. (Oui, oui, oui ! s’écrient tous les membres en se levant. — La salle retentit des plus vifs applaudissements.) CRASSOUS : Je demande la parole. MERLIN (de Thionville) : Je la demande après lui. CLAUZEL : La discussion est trop importante pour qu’elle puisse être fermée; je demande qu’on entende tous ceux qui voudront parler (On applaudit). CRASSOUS : Peut-être la discussion n’a-t-elle pris ce caractère que parce que les mots n’ont pas été assez bien définis, et que parce qu’on ne s’est pas suffisamment bien entendu. Il serait facile de relever une foule de contradictions dans les discours de ceux qui ont parlé en faveur du projet de décret pur et simple, quoiqu’il soit susceptible de beaucoup de modifications. D’abord, on a dit que les sociétés populaires présentaient le tableau de l’aristocratie la plus caractérisée ; ensuite on les a regardées comme l’institution la plus démocratique. Ici on (131) Débats, n" 755, 392. s’est répandu en invectives contre elles, et là on a été obligé de convenir qu’elles avaient rendu des services multipliés, et qu’elles ont contribué à renverser toutes les tyrannies qui ont voulu s’élever. Quelques voix : Non, non ! Rappelez Crassous à l’ordre. CRASSOUS : On prétend que, dans les Jacobins comme dans toute autre réunion, il est des hommes qui ont abusé de leur influence; mais si nous parlons des sociétés populaires en général, de cette institution précieuse qu’on veut faire servir au maintien de la liberté et de l’égalité, ne nous faisons pas illusion; expliquons-nous franchement; le projet porte que toute affiliation, agrégation, fédération et correspondance sont prohibées (Plusieurs voix : En nom collectif). Il me paraît qu’on ne dispute que sur les mots; qu’on ne veut pas plus détruire la correspondance entre les réunions de citoyens qu’entre les citoyens eux-mêmes ; car si on voulait détruire la correspondance entre les réunions de citoyens, il faudrait aller plus loin, il faudrait détruire les sociétés populaires (Plusieurs voix : Non, non!). Les comités n’ont pas fait précéder leur projet de décret d’un rapport qui en déterminât les principes ; je les trouverai dans celui que Lindet fit, il y a quelques temps, en leur nom; il disait dans ce rapport que les sociétés devaient observer toujours attentivement la marche du gouvernement (On applaudit). Pourquoi donc voulez-vous restreindre cette surveillance en les empêchant de correspondre entre elles ? car c’est la restreindre que d’empêcher deux sociétés placées aux deux extrémités de la République de se communiquer leurs pensées et leurs opinions. On a le droit de s’éclairer sur les inconvénients qui peuvent résulter d’une loi avant que de réclamer auprès de la représentation nationale les changements qui y sont nécessaires. Si vous n’adoptiez pas les modifications qui vous ont été proposées, vous mettriez le remède à côté du mal (On applaudit). [On a dit que leur laisser le droit de présenter des pétitions ou adresses en nom collectif, c’étoit anéantir la responsabilité. Je suis d’un avis contraire, et je pense que cette responsabilité n’est jamais mieux assurée que quand elle repose sur toute une société garante volontaire des travaux de tous les membres qui la composent. Il ne faut pas jouer sur les mots ; citoyens, expbquez-vous clairement : que désirez-vous?] (132) On a dit qu’en s’opposant à ce projet on voulait détruire la responsabilité des réunions. Je crois que personne n’a cette envie; car la responsabilité existe de droit; il y a un principe : c’est que le droit de pétition ne peut se déléguer; or on ne peut en faire en nom collectif. Mais expliquez-vous franchement... (Quelques membres : Aux voix le décret !). Expliquez-vous clairement : qu’on voie que vous ne voulez pas (132) Débats, n" 755, 394. SÉANCE DU 25 VENDÉMIAIRE AN III (16 OCTOBRE 1794) - N° 39 213 porter atteinte aux sociétés populaires ; ce sont des réunions qui sont garanties par la constitution ; qu’on voie que vous voulez toujours leur maintenir, sous quelque dénomination qu’elles existent, leur droit de surveillance, et que la communication entre elles résulte de la correspondance. BARBEAU DU BARRAN : Le peu d’habitude que j’ai de porter la parole dans des questions improvisées m’a déterminé à jeter à la hâte quelques idées sur l’objet que j’ai appris, il y a un instant, devoir être soumis à la discussion. Je crois utile de vous les présenter, comme étant le résultat d’une intention pure et uniquement dirigée par le désir d’opérer avec vous le bien commun. Lorsqu’on traite une matière d’ordre public et de gouvernement, il faut remonter d’abord aux principes généraux ; c’est en eux que repose la garantie de nos droits et de nos devoirs respectifs. Il existe des sociétés populaires. Nées du sein même de la révolution, elles en sont devenues une des plus fortes colonnes ; c’est par elles que la tyrannie a été démasquée ; c’est par leur influence que l’esprit public s’est élevé à ce degré d’énergie qui est la sauvegarde de la liberté. On propose aujourd’hui de circonscrire ces institutions dans des limites dont il importe d’apprécier les avantages ou les dangers. En pesant ainsi les uns et les autres dans la balance de la justice et de l’intérêt national, vous vous assurez d’une décision qui sera conforme à l’utilité générale. Le projet qui nous est offert tend à supprimer les affiliations ou agrégations des sociétés, et à couper entre elles tout lien commun de correspondance. En abordant franchement cette proposition, je la regarde, citoyens, comme injuste, comme impolitique, comme liberticide. Elle est injuste : car voudrions-nous ôter aux citoyens la jouissance réelle d’un droit qui leur appartient naturellement, je veux dire le droit de se réunir paisiblement, de discuter les intérêts publics, de dénoncer les traîtres, de défendre les opprimés? Les citoyens réunis en sociétés ne pourront correspondre ; et cependant la Déclaration des Droits garantit aux citoyens le droit de manifester leur pensée et leurs opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière. Cette disposition de la Déclaration des Droits, je la réclame avec confiance. La Déclaration des Droits est de tous les temps, de tous les peuples, de tous les beux; les principes qu’elle consacre, les droits qu’elle garantit, sont immortels et immuables, comme la nature même dans laquelle ils sont puisés. Les services rendus jusqu’à présent par les sociétés populaires vous sont garants de ceux qu’elles peuvent rendre encore. Ne les réduisez pas à un état de nullité et d’inertie qui affligerait les patriotes en même temps qu’il deviendrait meurtrier pour la liberté; ce serait, j’ose le dire, tomber dans le piège que nous tendent depuis longtemps les sectateurs de la tyrannie. Encouragez, au contraire, les sociétés populaires, et par ce moyen elles continueront de se montrer les sentinelles permanentes de la révolution. Je dis encore que la mesure proposée serait impolitique : vous devez multiplier et resserrer même les liens d’union et de fraternité qui existent entre les citoyens ; et je n’en vois pas de plus puissant, de plus actif, pour rallier constamment toutes les volontés, toutes les affections vers l’unique centre de la Répubbque, je veux dire la représentation nationale ; je n’en vois pas, dis-je, de plus efficace que ces collections d’hommes qui, étrangères à tous systèmes de corporation, n’ayant en main aucune portion d’autorité, limitent leurs travaux à une surveillance continuelle sur les progrès de la révolution. Nous voulons former de bons citoyens ; ne les condamnons pas à un isolement qui serait le poison mortel de l’énergie républicaine. Ce serait livrer l’opinion à une espèce de fédéralisme qui deviendrait inconciliable avec cette identité de vues et d’intérêts auxquels se rattachent les destinées de la nation française. Une république démocratique ; une république indivisible, voilà notre contrat social : nous l’avons tous juré. Je dis enfin que la mesure dont il s’agit serait funeste à la hberté. Ce n’est pas lorsque la France est encore en guerre avec les tyrans, ce n’est pas lorsqu’il existe encore dans son sein des foyers de royahsme et de contre-révolution, ce n’est pas enfin lorsque le gouvernement révolutionnaire, que nous avons promis de maintenir jusqu’à la paix, doit recevoir de toutes parts les rayons de lumière et le degré d’impulsion nécessaire à son objet, que nous devons priver les sociétés populaires de tous les moyens d’instruction qui pourront être utiles. Et, en effet, à quoi leur servira-t-il de surveiller les actes des fonctionnaires publics, de découvrir même les trames ourdies contre la hberté, si leurs rapports d’existence sont bornés à ne voir, à ne connaître et à ne discuter que les objets purement locaux qui se passeront sous leurs yeux? J’en appelle ici à l’expérience du gouvernement lui-même depuis la révolution. N’est-ce pas à la correspondance laborieuse des sociétés qu’il a été redevable d’une immensité de renseignements qui ont concouru à sauver la chose pubhque? Lafayette et Dumouriez, Pitt et Léopold, Capet et toute son infâme cour, les administrations infidèles, les traîtres disséminés dans l’intérieur, enfin tous les apostats de la cause populaire, n’ont-ils pas trouvé leurs premiers dénonciateurs dans les sociétés patriotiques? J’aime encore à rappeler ici que c’est à la correspondance des sociétés qu’en 1793 plusieurs départements méridionaux durent leur retour aux vrais principes de l’unité et de l’indivisibilité de la République. Quand une révolution se fait, tous les membres du corps social ont intérêt à voir par eux-mêmes les moyens divers mis en emploi pour consolider l’édifice. La liberté est ombrageuse; et certes, ce n’est pas un crime, après les épreuves que nous avons faites. Je pense, citoyens, que les observations que je viens de soumettre à l’assemblée sont suffi- 214 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE santés pour motiver un profond examen de la question qui nous occupe, et en conséquence faire adopter l’ajournement que l’on réclame; mais si l’ajournement ne passe pas, je conclus dès à présent à la question préalable sur le projet qui vous est présenté (133). [Aux voix, aux voix le décret, s’écrie-t-on de toutes parts.] (134) DUBOIS-CRANCÉ : Je demande qu’on se borne à discuter le projet de décret, et qu’on ne répande pas dans le peuple l’idée très-fausse qu’on veut détruire les sociétés populaires. THURIOT : J’ai écouté bien attentivement ce qui a été dit contre le projet, et j’ose dire affirmativement que personne ne l’a encore attaqué; on n’a fait ici qu’une guerre d’opinion. Il s’agit de savoir si la Déclaration des Droits est blessée : elle assure à tous les citoyens le droit de se réunir paisiblement et sans armes. Vous propose-t-on de décréter que les citoyens ne pourront pas se réunir paisiblement et sans armes? Non. Pourquoi donc prêter cette idée aux autres ? pourquoi la créer pour la combattre et se présenter comme les seuls champions de la République? Personne ne se dissimule les grands services que les sociétés ont rendus à la liberté; et c’est pour cela qu’il faut leur en rendre de signalés, c’est pour cela qu’il faut leur conserver la pureté dont elles doivent s’honorer (On applaudit). Ce ne sont point les sociétés qu’on attaque, mais les abus dont gémissent les sociétés ; c’est la surveillance de tous qui assure à chaque citoyen l’exercice paisible du droit qui lui appartient. Et croyez-vous que cet exercice soit égal, que la garantie en soit suffisante, quand il y a des gens qui vous disent : « Si tu ne veux pas cela, l’échafaud est prêt, tu es mort? » [Ce ne sont pas ces sociétés qu’on attaque, c’est la garantie des droits du peuple qu’on réclame. Est-ce les attaquer, en effet, que de les rendre à leur pureté, que de réformer les abus dont elles sont les premières à gémir? - Vifs applaudissemens .] (135) Le projet conserve aux citoyens le droit qu’ils ont de faire des adresses et des pétitions ; mais il exige qu’elles portent les caractères de liberté : c’est là la garantie qu’il faut au peuple, car le peuple n’est pas dans les sociétés. La souveraineté réside dans l’universalité de la nation; ce n’est point, comme on l’a dit, sur les sociétés populaires en général que reposent la garantie de la société; c’est une injure atroce faite au peuple : la garantie de la liberté repose sur la noblesse et l’énergie des sentiments de l’universalité des Français. [On doit bannir des sociétés populaires la contrainte qui y a régné trop longtems ; on doit pouvoir appuyer ou combattre librement toutes les opinions; et quel est donc l’homme qui hé-(133) Moniteur, XXII, 256-260; J. Univ., n° 1789 pour le discours de Barbeau Du Barran. (134) Débats, n“ 755, 395. (135) Débats, n° 755, 395. sitera de signer une opinion qu’il aura librement émise? — On applaudit long-temps .] (136) Si un arrêté passe librement dans une société, quel est l’homme qui balancera de mettre sa signature au bas de ce qu’il aura approuvé? (Applaudissements). S’il y a au contraire de l’intrigue, des combinaisons secrètes pour faire adopter une opinion, pourquoi voulez-vous qu’on présente à la France entière, comme le voeu de cinq ou six cents hommes, ce qui ne sera que le voeu de cinq ou six intrigants? Croyez-vous, par exemple, que, si l’on eût été instruit des manoeuvres criminelles qui se tramaient à Marseille ; si l’on avait su quels étaient ceux qui étaient à la tête de ces complots, au moment où la société de cette commune fit une adresse subversive des principes, et dont le but était de porter le feu dans toute la République ; croyez-vous, dis-je, que les bons citoyens, membres de cette société, y eussent donné leur adhésion? Non; c’est parce qu’ils avaient été longtemps trompés sur les hommes qui l’avaient proposée, qu’ils ont cru qu’elle était dictée par le patriotisme, tandis qu’elle n’était que la méditation du crime. On prétend que l’existence des sociétés est altérée parce qu’on leur défend la correspondance collective, et l’on se soulève à cette idée ; mais l’on ne s’est pas soulevé lorsqu’il a fallu défendre aux administrations de correspondre avec les administrations : alors, pas plus qu’au-jourd’hui, on ne portait atteinte aux droits naturels de l’homme; on n’empêchait pas qu’un membre d’une administration pût écrire à un membre d’une autre administration : on n’empêche pas encore qu’un membre d’une société populaire puisse parler, écrire, imprimer, envoyer son opinion par toute la République. Il est étonnant que Crassous, après avoir combattu le principe, ait été obligé de dire qu’on ne pourra faire aucune adresse ni pétition en nom collectif; et c’est précisément là que ce qu’on veut empêcher... LEVASSEUR : Les mots en nom collectif ne sont pas dans le décret. THURIOT : Si l’on veut que ces expressions y soient d’abondant, il n’y a pas de difficulté. On demande à aller aux voix article par article. La discussion est fermée. - Le rapporteur relit le premier article. [Crassous, Romme et quelques autres membres demandent de nouveau l’ajournement; ils s’appuient sur l’importance de la loi, sur la nécessité de la mûrir par une méditation préliminaire, pour ne pas compromettre par une décision hâtive les droits du peuple. On demande d’autre part de fermer la discussion et d’aller aux voix.] (137) [Au premier article, Romme demande l’ajournement, pour ne pas improviser cette loi.] (138) (136) Débats, n° 755, 396. (137) Débats, n" 755, 396. (138) J. XJniv., n" 1788. SÉANCE DU 25 VENDÉMIAIRE AN III (16 OCTOBRE 1794) - N° 39 215 ROMME : Si je trouvais que les principes qui déterminent ce projet de décret eussent été bien développés dans la discussion, je demanderais qu’il fut mis aux voix; mais comme je suis persuadé du contraire, je crois devoir demander l’ajournement (On murmuré). Quel est celui d’entre vous qui osera me disputer le droit de voter? Personne. Eh bien, je veux voter avec réflexion ( Applaudissements ). Thibaudeau a fait des propositions qui n’ont pas été prévues par le projet de décret; Thuriot a développé des principes qui sont aussi les miens, et je désirerais qu’ils fussent exprimés dans les articles. Ce projet en a dix, et j’avoue que je ne sais pas improviser une pareille loi. La précipitation est contraire aux droits du peuple (On applaudit). J’ai aussi quelques propositions à faire (plusieurs voix : Fais-les !); mais je ne peux pas improviser. Si les vérités qu’on vous présente aujourd’hui sont constantes, elles ne vous échapperont pas demain. Je demande l’impression et l’ajournement. MERLIN (de Thionville) : Lorsque vous avez décrété la République, vous vous êtes tous levés d’un commun accord, et personne n’a demandé ni renvoi ni rapport. Depuis plusieurs jours vous avez chargé les comités de vous présenter les mesures qu’ils vous proposent aujourd’hui, mesures qu’ils regardent comme devant sauver la République que vous avez créée. Ils ont vu les circonstances s’aggraver tous les jours, et ils ont cru qu’elles ne leur permettaient pas même de prendre le temps de faire un rapport. Ils ont été persuadés que vous sentiriez toute la nécessité de ces mesures, quand vous réfléchiriez que, même depuis le 9 thermidor, ces sociétés ne cessent de se frotter contre la Convention. Citoyens, il ne faut pas craindre d’aborder cette caverne, malgré le sang et les morceaux de cadavres qu’on jette aux patriotes qui s’y présentent. Il faut prendre des mesures telles que les fripons et les assassins disparaissent de ces sociétés, et que les citoyens qui veulent réellement sauver la République puissent s’y réunir et y peser avec tranquillité les grands intérêts de la patrie. Je demande que de même que vous avez décrété la République sans renvoi ni rapport, vous décrétiez aujourd’hui le projet qui vous est présenté pour la sauver (On applaudit). [Il est temps d’aborder la caverne, et de mettre au grand jour les cadavres qui y sont amoncelés : il est temps que ces sociétés soient organisées; que les fripons et les assassins en disparoissent. Ce décret, qui sauvera la République, sera aussi applaudi du peuple que celui qui l’a proclamée (Vifs applaudissemens). Le peuple veut la République, et la République sera sauvée malgré les fripons et les assassins. Oui, oui, s’écrie-t-on de toutes parts : l’Assemblée se lève toute entière; les cris de vive la République retentissent longtemps.] (139) [Enfin, l’ajournement est écarté par l’ordre du jour, et malgré la plus vive opposition de (139) Débats, n° 755, 396. quelques membres, le projet est décrété article par article.] (140) La discussion est fermée, et l’article Ier adopté au milieu des plus vifs applaudissements, qui se renouvellent à mesure que les autres articles sont adoptés (141). [Le projet est mis aux voix et décrété : l’article 1er seul a souffert un amendement; après le mot correspondances, on a ajouté ceux-ci en nom collectif, et l’article a été adopté ainsi qu’il suit.] (142) [Tous les articles mis une seconde fois successivement aux voix, sont adoptés l’un après l’autre.] (143) Un membre du comité de Salut public présente, au nom des trois comités de Salut public, de Sûreté générale et de Législation, un projet de loi sur les sociétés populaires; il est adopté en ces termes : La Convention nationale, après avoir entendu les comités de Salut public, de Sûreté générale et de Législation, réunis, décrète : Article premier. - Toutes affiliations, aggrégations, fédérations, ainsi que toutes correspondances en nom collectif entre sociétés, sous quelque dénomination qu’elles existent, sont défendues comme subversives du gouvernement et contraires à l’unité de la République. Art. IL - Aucunes pétitions ou adresses ne peuvent être faites en nom collectif : elles doivent être individuellement signées. Art. III. - Il est défendu aux autorités constituées de statuer sur les adresses ou pétitions faites en nom collectif. Art. IV. - Ceux qui signeront, comme présidens ou secrétaires, des adresses ou pétitions faites en nom collectif, seront arrêtés et détenus comme suspects. Art. V. - Chaque société dressera, immédiatement après la publication du présent décret, le tableau de tous les membres qui la composent. Ce tableau indiquera les noms et prénoms de chacun des membres, son âge, le lieu de sa naissance, sa profession et demeure avant et depuis le 14 juillet 1789, et la date de son admission dans la société. Art. VI. - Copie de ce tableau sera, dans les deux décades qui suivront la publication du présent décret, adressée à l’agent national du district. Art. VII. - Il en sera, dans le même délai, adressé une autre copie à l’agent national de la commune dans laquelle chaque so-(140) Ann. R.F., n 26. (141) Moniteur, XXII, 255-260; Débats, n 755, 385-396; Ann. Patr., n° 654; Ann. R.F., n° 25, 26; C. Eg., n° 789; F. de la Républ., n° 26, 27; J. Fr., n° 751; J. Mont., n° 5, 6; J. Paris, n” 26; J. Perlet, n” 753, 754; J. Univ., n° 1786, 1788, 1789; Mess. Soir, n” 789, 790; M.U., XLIV, 395-397, 405-408; Rép., n° 26. (142) J. Fr., n” 751; M. U., XLIV, 408. (143) F. de la Républ., n 27.