ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [16 juin 1789.] 123 [États généraux.] tenir l’ unanimité dans tous les représentants de la nation ; espérons-la toujours, et gardons-nous de calomnier les intentions de ceux qui hésitent. Vous gémissez sur les maux qui affligent vos pasteurs: oubliez leurs intérêts, Messieurs, ou-bliez-les pour un moment. De plus grands désastres appellent votre attention : oubliez-les pour toujours s’il le faut; c’est le soulagement, c’est le bonheur de nos paroissiens que nous vous demandons avant tout, et à quelque prix que ce soit. M. Laurent a remis ses pouvoirs sur le bureau, et a pris séance sur les bancs du clergé. MM. le duc du Châtelet, le vicomte de Noai lies , le marquis de Digoine, des Fossés, le prince de Broglie, et le comte de la Marck, députés des membres delà noblesse, se sont présentés, et ont été reçus en la forme ordinaire. Ils ont pris place sur les bancs de la noblesse, et ont communiqué un arrêté des députés de leur ordre, qu’ils ont bemis sur le bureau après en avoir fait lecture. Teneur de cet arrêté: « An été que l’ordre de la noblesse nommera des commissaires à l’effet de se concerter avec ceux des autres ordres, pour aviser aux pro-positionsquiluiont été faites par l’ordre du clergé, et examiner les moyens de remédier à la cherté des grains et à la misère publique. Signé : Montmorency-Luxembourg, Bouthillier. » M. le Doyen a répondu : Messieurs, vous nous voyez occupés de l’exécution de la délibération dont nous avons eu l’honneur de vous donner connaissance vendredi dernier. Quand nous serons constitués, nous nous occuperons sans relâche d’un objet aussi pressant. MM. Clerget, curé d’Onan; Longpré, chanoine tjleChamplitte ; Rousselot, curédeThiennaut, tous trois députés du clergé du bailliage d’Amont en Franche-Comté; Joubert, curé de Saint-Martin, député du clergé du bailliage d’Angoulême ; et Lucas, recteur de Minitri, député du clergé du diocèse de Tréguier, sont entrés, et ont pris séance sur les bancs de MM. du clergé. M. Joubert a dit: Messieurs, pénétrés de la grandeur de notre caractère, connaissant toute l’étendue des obligations qu’il nous impose, nous p’avions pas besoin d’être entraînéspar l’exemple de ceux de nos confrères qui nous* ont précédés dans la noble carrière du patriotisme. Intimement persuadés que la force de la raison, la solidité des principes, et surtout l’intérêt de la nation, exigeaient que la vérification des pouvoirs fût faite en commun, soyez persuadés, Messieurs, que l’espèce de délai que nous avons apporté à notre démarche a été le sacrifice le plus douloureux à notre cœur, et n’a été motivé que par l’espérance de réunir à notre opinion tous ceux que nous avons vus avec une amère douleur, faire les plus grands efforts pour consacrer d’iniques usages qui perpétueraient les abus que nous sommes venus détruire. Pressés par les mouvements de notre conscience, altérés du bonheur public, effrayés des funestes conséquences que produiraient infailliblement les irrésolutions perpétuelles de la Chambre du clergé , honorés, ainsi que vous, Messieurs, du titre glorieux de députés de la nation française à ses Etats généraux, nous vous apportons nos titres, nous soumettons nos ouvoirs à votre vérification, en vous priant de ous donner également connaissance des vôtres, et d’étre intimement convaincus que notre seule ambition, le désir le plus cher à notre cœur, est de coopérer efficacement avec vous au grand œuvre de la félicité de la nation. M. ILo3t£prc a dit (]}: Nous venons enfin, Messieurs, rendus à nos vœux les plus chers, paraître au milieu des représentants de la nation, y produire le titre honorable qui nous associe à leur travail et à leur zèle, et reconnaître ceux à qui elle a confié ses plus grands intérêts, l’ouvrage immortel de son bonheur. Nous aurions peut-être dû, Messieurs, donner plus tôt l’essor au patriotisme qui nous anime, nous hâter de le confondre avec celui de nos concitoyens; sûrs de trouver parmi eux la lumière et des guides, cet attrait puissant devait doubler notre ardeur. Notre empressement plus tardif n’en était moins réel ; dans les premiers, il a ôté un sentiment ardent qui n’a pu se contenir et se défendre. Celui qui, mesurant sa marche, a cherché à se communiquer et à se répandre; celui qui a combiné ses forces pour mieux en assurer l’effet; celui qui regrettant, dans les liens de la confraternité, de ne pouvoir entraîner avec lui tous les esprits et tous les cœurs, n’est pas moins digne de vous être offert. M. Xucas a pareillement fait un discours, mais il ne l’a pas déposé. MM. Clerget, Longpré, Rousselot, Joubert et Lucas ont remis leurs pouvoirs sur le bureau. La discussion sur la question du mode de constitution est reprise. M. Mounier donne de nouveaux développements à sa motion, et combat les réponses de M. l’abbé Sieyès. Vous vous constituerez, dit-il, Assemblée composée de la majorité en l’absence de la minorité. Depuis que les hommes délibèrent, ils doivent céder, obéir à la majorité, nonobstant les refus, les oppositions de la minorité : or, par le titre de cette constitution, vous auriez incontestablement le droit de tout faire, de tout décider, puisque vous êtes la majorité; et ce droit ne dérivera pas de celle de M. l’abbé Sieyès. Il est encore une autre argument, c’est que vous seriez forcés d’abandonner le titre qu’il vous présente, puisqu’il ne vous appartiendra pas à vous seuls, puisque les autres Chambres se disent vérifiées, et que vous leur laissez le droit de le dire. M. le comte de Mirabeau. Messieurs, la manière dont un des honorables membres a parlé, je ne dirai pas contre ma motion, elle reste entière, mais contre la dénomination que j’ai choisie pour nous constituer représentants du peuple français ; l’approbation qu’ont donnée aux objections plusieurs de ceux qui ont parlé après l’honorable membre, m’ont causé, je l’avoue, une extrême surprise. Je croyais avoir énoncé clairement mon opinion touchant la séparation des ordres, et l’on m’accuse d’avoir favorisé la séparation des ordres. Je croyais avoir présenté une série de résolutions qui montraient les droits et la dignité du peuple ; et l’on m’apprend que ce mot de peuple a une acception basse, qu’on pourrait nous adapter exclusivement. Je me suis peu inquiété de la signification des mots dans la langue absurde du préjugé; je parlais (1) Le discours de M. Longpré n’a pas été inséré au Moniteur. J24 [États généraux.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [16 juin 1789.] ici la langue de la liberté, et je m’appuyais sur l’exemple des Anglais, sur celui des Américains, qui ont toujours honoré le nom de peuple , qui l’ont toujours consacré dans leurs déclarations, dans leurs lois, dans leur politique. Quand Chatham renferma dans un seul mot la charte des nations et dit la majesté du peuple ; quand les Américains ont opposé les droits naturels du peuple à tout le fatras des publicistes sur les conventions qu’on leur oppose, ils ont reconnu toute la signification, toute l’énergie de cette expression à qui la liberté donne tant de valeur. Est-ce, Messieurs, à l’école des Anglais et des Américains que j’aurais à employer ce nom d’une manière suspecte qui blessât la délicatesse des représentants nationaux, ei, que je serais devenu moins jaloux qu’eux de la dignité . de notre Assemblée? Non, je ne le pense pas ; je n’imagine pas meme que je puisse être accusé de dégrader le peuple, si je réfute l’opinion hasardée d’un préopinant dont la jeunesse peut bien ajouter à mon estime pour ses talents, mais n’est pas un titre pour m’en imposer. Il répond à ce que j’ai dit sur la nécessité de la sanction royale, que lorsque le peuple a parlé, il ne la croit pas nécessaire. Et moi, Messieurs, je crois le veto du Roi tellement nécessaire que j’aimerais mieux vivre à Constantinople qu’en France, s’il ne l’avait pas : oui, je le déclare pour la seconde fois, je ne connaîtrais rien de plus terrible que l’aristocratie souveraine de six cents personnes qui demain pourraient se rendre inamovibles, après-demain héréditaires, et finiraient, comme les aristocrates de tous les pays du monde, par toute envahir. Mais, Messieurs, puisque ma motion a été mal comprise, je dois la défendre avec des raisons plutôt qu’avec des récriminations ou des exemples tirés des langues étrangères. Je dois vous montrer en quoi elle ressemble à toutes les autres, et vous prouver que dans les points où elle en diffère, elle présente de grands avantages ; tant que nous sommes ici des individus qui exposons notre sentiment, mon devoir m’impose de défendre le mien, et il n’appartient qu’à la décision de l’Assemblée de me soumettre. Plus je considère les différentes motions entre lesquelles vous avez à vous déterminer, plus je me pénètre de cette incontestable vérité, c’est qu’elles se rapprochent, c’est qu’elles coïncident en ces points essentiels : 1° La nécessité rie se constituer promptement en Assemblée active. Cette nécessité est reconnue par M. l’abbé Sieyès, par M. Mounier, elle l’est par ma motion, qui tend à nous préserver des malheureux effets que pourrait avoir une plus longue durée de l’inaction à laquelle nous avons été jusqu’à présent forcés par la persévérance des classes privilégiées, leur refus de se réunir. 2° L’aveu que notre Assemblée n’est et ne peut être les Etats généraux. Aucun de nous n’ose nous donner ce titre. Chacun sent qu’il n’appartient qu’à une Assemblée de députés des Etats des trois ordres. Ici encore, M. l’abbé Sieyès, M. Mounier et moi, nous nous rencontrons parfaitement. 3° L’avantage qu’il y aurait à trouver quelque autre dénomination sous laquelle cette Assemblée puisse être constituée , et qui, sans équivaloir à celle d’Etats généraux, soit cependant suffisante pour la mettre en activité. Ici nous sommes d’accord; car soit que nous appelions les représentants connus et vérifiés de la nation les représentants de la majeure partie de la nation, ou les représentants du peuple, notre but est le même; toujours nous réunissons-nous contre la qualification également absurde et déplacée d'Etats généraux; toujours cherchons-nous, en excluant ces titres, à eu trouver un qui aille au grand but de l'activité, � sans avoir le funeste inconvénient de paraître une spoliation des deux autres ordres, dont, quoique nous fassions, nous ne pourrons nous dissimuler l’existence, bien que nous nous accordions à penser qu’ils ne peuvent rien par eux-mêmes. 4° Le quatrième point sur lequel nous sommes d’accord, c'est la nécessité de prévenir toutq opinion par Chambre, toute scission de l'Assemblée nationale, tout veto des ordres privilégiés. Ici encore je me plais à rendre hommage aux: autres motions; mais sans croire qu’elles aiem: pourvu à ce mal que nous craignons tous, avec plus d’énergie que je ne l’ai fait. En est-il une qui ait plus fortement exprimé que la mienne l’intention de communiquer, non avec les autres ordres, mais directement à Sa Majesté, les mesures que nous estimons nécessaires à la régénération du royaume? En est-il une qui rejette plus fortement que la mienne tout veto, c’est-à-dire tout droit par lequel les députés des classes; privilégiées, en quelque nombre qu’ils soient-voudraient s’opposer par des délibérations sépaf rées, prises hors de l’Assemblée nationale, à cq qui serait jugé nécessaire pour le bien général de la France ? Nous sommes donc d’accord sur ces quatre points vraiment cardinaux, vraiment nécessaires, qui devraient nous servir à tous de signal de ralliement. ! En quoi différons-nous ? Qu’est-ce qui peut justifier cette chaleur, cet éloignement que nous marquent les uns pour les opinions des autres? Comment se fait-il que ma motion, si clairement fondée sur les principes, qui les met au-dessué de toute atteinte, si explicite, si satisfaisante pour tout homme qui déteste comme moi toute espèce d’aristocratie, comment se peut-il qué cette motion ait été présentée comme si étrange, si peu digne d’une Assemblée d’amis, de serviteurs de ce peuple qui nous a chargés de le défendre? 1° Un défaut commun aux dénominations que j’attaque, c’est qu’elles sont longues, c’est qu’elles sont inintelligibles pour cette portion immense des Français qui nous ont honorés de leur confiance. En est-il un seul qui puisse se faire une idée juste de ce que c’est que les représentants connus et vérifiés de la nation? En est-il un seul qui vous comprenne, quand vous lui direz que vous êtes « l’Assemblée formée par les représentants de la plus grande partie de la nation, et par la majorité de tous les députés envoyés aux Etats généraux dûment invités, délibérant en l’absence de la minorité dûment invitée ? » A ces titres énigmatiques, à, ces doubles logor gryphes, substituez : les représentants du peuple français , et voyez quelle dénomination offre la définition la plus claire, la plus sensible, la plus propre à nous concilier nos commettants mêmes? 2° Un défaut particulier à une de ces deux motions, c’est qu’elle nous donne un nom qui ne nous désigne pas seuls, qui, par conséquent, ne nous distingue pas, qui peut convenir au?y députés des autres ordres, des autres Ghambresj, aux députés des classes privilégiées , suivait qu’il vous plaira les appeler : car ils peuvent aussi bien que nous se dénommer les représenr ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [16 juin 1789.] [États généraux.] t|ants connus de la nation. Supposons que vous pyez à vous adresser au Roi, oseriez-vous lui dire que vous êtes les seuls représentants de la : nation qui soient connus de Sa Majesté? Lui di-; riez-vous qu’il ne connaît pas les députés du �lergé, qu’il ne connaît pas ceux de la noblesse pour des représentants de la nation, lui qui les à convoqués comme tels, lui qui a désiré qu’ils lui fussent présentés comme tels, lui qui les a fait appeler comme tels, lui qui les a présidés ainsi que nous, dans l’Assemblée nationale, lui enfin, qui a reçu leurs discours, leurs adresses pomme les nôlres, et qui les a constamment désignés par des termes équivalents à ceux dont il s’est servi avec nous. ] Le titre que je vous propose, ce titre que vous réprouvez, n’a point l’inconvénient de s’appliquer [à d’autres qu’à nous, il ne convient qu’à nous, jil ne nous sera disputé par personne. Les représentants du peuple français ! Quel titre pour des hommes qui comme vous aiment le peuple, qui 'sentent comme vous ce qu’ils doivent au peuple 1 3° Cette même motion que je combats, tout en vouant mon estime, mon respect à celui qui La proposée, vous appelle les représentants vérifiés de la nation, comme si les autres représentants n’avaient pas été aussi vérifiés; comme s’il pouvait leur être défendu de s’appeler, ainsi que nous, les représentants vérifiés , parce qu’ils n’ont pas 'été vérifiés à notre manière. i 4° Cette même motion tire une conséquence 'qui n’a aucun rapport avec les premières. Consultez celle-ci, on croirait que vous allez vous constituer en Assemblée nationale, en Etats généraux. C’est ce qui résulte de cette phrase remarquable : Il appartient à cette Assemblée, il n appartient qu'à elle d’ interpréter et de présenter [la volonté généralede la nation. Est-ce là cependant ' ce qu’on nous propose? Est-ce la conclusion que, selon la motion, vous devez tirer du principe? [Non, vous allez vous déclarer les représentants | connus et vérifiés de la nation. Vous laissez à ce [qu’il vous plaît d’appeler les représentants non ! connus , non vérifiés , le soin de fixer à leur tour les qualifications dont il leur plaira de se décorer. ; 5° Cette même qualification ne porte que sur : une simple dispute de forme, dans laquelle notre droit n’est fondé que sur des arguments très-j subtils, quoique très-solides, et non sur une loi ! positive. La mienne porte sur un fait, un fait authen-; tique, indéniable : c’est que nous sommes les * représentants du peuple français. 6° Cette même qualification est d'une telle faiblesse, comme l’a observé un des préopinants (M. Thouret), que dans le cas, très-aisé à supposer, où ies députés du clergé et de la noblesse se détermineraient à venir dans notre salle pour faire vérifier leurs pouvoirs, et retourneraient ensuite dans leurs Chambres respectives pour y opiner par ordre, cette qualification ne pourrait plus nous convenir. Celle que je vous propose nous convient dans tous les temps, dans tous les cas, et même dans celui où, comme nous le désirons tous, les députés des trois ordres se réuniraient formellement dans cette salle en Etats généraux, pour y voler par tête, et non par ordre. On vous a dit, Messieurs, on l’a dit au public, on en a fait une espèce de cri d’alarme contre ma motion, qu’elle tendait à chambrer les Etats généraux, à autoriser la distinction des ordres. Mais moi, je vous le demande, je le demande à tous ceux qui m’ont entendu, à tous ceux qui m’ont 125 lu ou qui liront ma motion : où s’y trouve cette distinction des ordres, cette nécessité des Chambres? Peut-on ainsi, en prenant une partie de cette motion, passer l’autre sous silence? Je vous ai déjà rappelé les termes dont je me suis servi; je vous ai dit, et j’ai exprimé de la manière la plus forte, que les deux ordres qui veulent s’isoler du peuple ne sont rien quant a la constitution, tant qu’ils veulent être étrangers au peuple; qu’ils ne peuvent avoir une volonté séparée de la sienne; qu’ils ne peuvent ni s’assembler, ni exercer un veto , ni prendre des résolutions séparées. Voilà Je principe sur lequel ma motion est fondée, voilà le but où elle tend, voilà ce que, à moins de s’aveugler volontairement, tout homme de sens y trouvera. Si je voulais employer contre les autres motions les armes dont on se sert pour attaquer la mienne, ne pourrais-je pas dire à mon tour : de quelque manière que vous vous qualifiiez, que vous soyez les représentants connus et vérifiés de la nation, les représentants de 25 millions d’hommes, ies représentants de la majorité du peuple, dussiez-vous même vous appeler l’Assemblée nationale, les Etats généraux, empêcherez-vous les classes privilégiées de continuer des Assemblées que Sa Majesiô a reconnues? Les empêcherez-vous de prendre des délibérations? Les empêcherez-vous de prétendre au veto? Empêcherez-vous le Roi de les recevoir, de les reconnaître, de leur continuer les mêmes titres qu’il leur a donnés jusqu’à présent? Enfin, empêcherez-vous fa nation d’appeler le clergé, le clergé; la noblesse, la noblesse? On a cru m’opposer le plus terrible dilemme, en disant que le mot peuple signifie nécessairement ou trop ou trop peu; que si on l’explique dans le même sens que le latin populus, il signifie la nation , et qu’alors il a une acception plus étendue que le titre auquel aspire la généralité de l’Assemblée; que si on l’entend dans un sens plus restreint, comme le latin plebs, alors il sup-pose des ordres, des différences d’ordres, et que c’est là ce que nous voulons prévenir. On a même été jusqu’à craindre que ce mot ne signifiât ce que ies Latins appelaient vulgus, ce que les Anglais appellent mob, ce que les aristocrates, tant nobles que roturiers, appellent insolemment canaille. A cet argument je n’ai que ceci à répondre ; c’estqu’ii est infiniment heureux que notre langue, dans sa stérilité, nous ait fourni un mot que les autres langues n’auraient pas donné dans leur abondance; un mot qui présente tant d’acceptions différentes ; un mot qui, dans ce moment où il s’agit de nous constituer sans hasarder le bien public, nous qualifie sans nous avilir, nous désigne sans nous rendre terribles; un mot qui ne puisse nous être contesté, et qui, dans son exquise simplicité, nous rende chers à nos commettants sans effrayer ceux dont nous avons à combattre la hauteur et les prétentions; un mot qui se prête à tout, qui, modeste aujourd’hui, puisse agrandir notre exissence à mesure que les circonstances le rendront nécessaire, à mesure que, par leur obstination, par leurs fautes, les classes privilégiées nous forceront à prendre en main la défense des droits nationaux, delà liberté du peuple. Je persévère dans ma motion et dans la seule expression qu’on avait attaquée, je veux dire la qualification de peuple français. Je l’adopte, je la défends, je la proclame par la raison qui la fait combattre. Oui, c’est parce que le nom de peuple n’est pas ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 juin 1789.] j2(3 [États généraux.] assez respecté en France, parce qu’il est obscurci, couvert de la rouille du préjugé; parce qu’il nous présente une idée dont l’orgueil s’alarme et dont la vanité se révolte, parce qu’il est prononcé avec mépris dans les Chambres des aristocrates, c’est pour cela môme, Messieurs, que je voudrais, c’est pour cela même que nous devons nous imposer non-seulement de le relever, mais de l’ennoblir, de le rendre désormais respectable aux ministres et cher à tous les cœurs. Si ce nom n’était pas le nôtre, il faudrait le choisir entre tous, l’envisager comme la plus précieuse occasion de servir ce peuple qui existe, ce peuple qui est tout, ce peuple que nous représentons, dont nous défendons les droits, de qui nous avons reçu les nôtres et dont on semble rougir que nous empruntions notre dénomination et nos titres. Ah! si le choix de ce nom rendait au peuple abattu de la fermeté, du courage... mon âme s’élève en contemplant dans l’avenir les ! heureuses suites quece nompeut avoir! Le peuple I ne verra plus que nous, et nous ne verrons plus que le peuple; notre titre nous rappellera et nos devoirs et nos forces. À l’abri d’un nom qui n’effarouche point, qui n’alarme point, nous jetons un germe, nous le cultiverons, nous en écarterons les ombres funestes qui voudraient l’étouffer; nous le protégerons; nos derniers descendants seront assis sous l’ombrage bienfaisant de ses branches immenses. Représentants du peuple, daignez me répondre ; irez-vous dire à vos commettants que vous avez repoussé ce nom de peuple ? que si vous n’avez pas rougi d’eux, vous avez pourtant cherché à éluder cette dénomination qui ne vous paraît pas assez brillante ? qu’il vous faut un titre plus fastueux que celui qu’ils vous ont conféré? Eh ! ne voyez-vous pas que le nom de représentants du peuple vous est nécessaire parce qu’il vous attache le peuple, cette masse imposante sans laquelle vous ne seriez que des individus, de faibles roseaux que l’on briserait un à un ? Ne voyez-vous pas qu’il vous faut le nom de peuple, parce qu’il donne à connaître au peuple que nous avons lié notre sort au sien, ce qui lui apprendra à reposer sur nous toutes ses pensées, toutes ses espérances. Plus habiles que nous, les héros bataves qui fondèrent la liberté de leur pays prirent le nom de gueux ; ils ne voulurent que ce titre, parce que le mépris de leurs tyrans avait prétendu les en flétrir ; et ce titre, en leur attachant cette classe immense que l’aristocratie et le despotisme avilissaient, fut à la fois leur force, leur gloire et le gage de leur succès. Les amis de la liberté se choisissent le nom qui les sert le mieux, et non celui qui les flatte le plus ; ils s’appelleront les remontrants en Amérique, les pâtres en Suisse, les gueux dans les Pays-Bas ; ils se pareront des injures de leurs ennemis; ils leur ôteront le pouvoir de les humilier avec des expressions dont ils auront su s’honorer. La dernière partie du discours de M. de Mirabeau excite beaucoup de murmures. Au milieu du tumulte et des plaintes. M. de Mirabeau s’écrie : Si ce morceau de mon discours est coupable, je ne crains pas de l’avouer, je le laisse, signé de ma main, sur le bureau. Lorsque le tumulte est apaisé, on crie de toutes parts : Aux voix ! aux voix ! M. liegrand demande à relire son projet d’arrêté. Il obtient du silence avec peine. M. Galand demande la parole ; chacun se récrie, s’impatiente, tout le monde veut alle� aux voix: il persiste cependant; quelques-uns veulent l’entendre, et il est écouté. Voici l’extrait du discours de M. Galand: Je demande qu’on se constitue en Assemblée légitime et active des représentants de la nation française. La nation est une, indivisible; le clergé n’est qu’une corporation stipendiaire de la nation pour la servir au pied des autels ; la noblesse est une corporation de gens illustrés. A peine a-t-il achevé qu’il reçoit les applaudissements les plus vifs. M. l’abbé Sieyès demande de nouveau la pa� rôle; il annonce un très-grand changement danà sa motion. Il propose de substituer à la dénomin nation de représentants connus et vérifiés le titre d’ Assemblée nationale. y Cette motion, ainsi changée, paraît à quelque� membres exiger une nouvelle discussion. Les autres veulent délibérer sur-le-champ. On va aux voix pour savoir si on discutera, ou si on délibérera. La majorité est pour le dernier parti. Plusieurs membres se retirent. D’autres veulent opiner sans désemparer. La majorité se déclare pour ce parti. Les débats se prolongent jusqu’à minuit. M. «le ISiauzat. Messieurs, nous allons nous constituer. Un acte aussi important et aussi solennel doit être fait en plein jour, avec tous les membres, en présence de la nation. Mes sentiments vous sont connus, je déclare que je vote pour qu’on se constitue en Assemblée nationale, non pas dans le moment actuel, mais demain je le signerai de mon sang. Cette observation détermine l’Assemblée à se réparer et remettre la décision à demain. La séance est levée. ÉTATS GÉNÉRAUX. Séance du mer dr edi 17 juin 1789. CLERGÉ. La discussion sur la question relative à la r union est continuée. M. «le Boîsgelin, archevêque d'Aix, soutient, dans un discours fort étendu, la distinction des ordres. M. de Lubersac, évêque de Chartres, qui a parlé la veille pour demander la vérification des pouvoirs en commun, veut répondre. La parole lui est refusée, pour l’accorder à M. l’abbé Villeneuve de Bargemont. M. l’archevêque d’Arles, qui lui succède, demande l’impression du discours de M. l’archevêque d’Aix. Une députation de l’ordre de la noblesse communique un arrêté de cet ordre relatif aux députations du bailliage d’Auxerre et du Dauphiné. NOBLESSE. La Chambre se partage en plusieurs bureaux