150 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE mettre à sa barre pour entendre sa justification (75). 21 Le rapporteur du comité d’instruction publique, qui avait été interrompu, continue son rapport, et présente un projet de décret. GRÉGOIRE : Le mobilier appartenant à la nation a souffert des dilapidations immenses, parce que les fripons, qui ont toujours une logique à part, ont dit : Nous sommes la nation; et, quoique en général on doive avoir mauvaise idée de quiconque s’est enrichi dans la révolution, plusieurs n’ont pas l’adresse de cacher des fortunes colossales élevées tout à coup. Autrefois ces hommes vivaient à peine du produit de leur travail, et depuis longtemps ne travaillant pas ils nagent dans l’abondance. C’est dans le domaine des arts que les plus grandes dilapidations ont été commises. Ne croyez pas qu’on exagère en vous disant que la seule nomenclature des objets enlevés, détruits ou dégradés, formerait plusieurs volumes. La commission temporaire des arts, dont le zèle est infatiguable, regarde comme des conquêtes les monuments qu’elle arrache à l’ignorance, à la cupidité, à l’esprit contre-révolutionnaire, qui semblent ligués pour appauvrir et déshonorer la nation. Tandis que la flamme dévore une des plus belles bibliothèques de la République, tandis que des dépôts de matières combustibles semblent menacer encore d’autres bibliothèques, le vandalisme redouble ses efforts. Il n’est pas de jour où le récit de quelque destruction nouvelle ne vienne nous affliger : les lois conservatrices des monuments étant inexécutées ou inefficaces, nous avons cru devoir présenter à votre sollicitude un rapport détaillé sur cet objet. La Convention nationale s’empressera sans doute de faire retentir dans toute la France le cri de son indignation, d’appeler la surveillance des bons citoyens sur les monuments des arts pour les conserver, et sur les auteurs et instigateurs contre-révolutionnaires de ces délits, pour les traîner sous le glaive de la loi. Il y a cinq ans que le pillage commença par les bibliothèques, où beaucoup de moines firent un triage à leur profit. Ce sont eux sans doute qui ont enlevé le manuscrit unique de la chronique de Richelius, à Senones, comme autrefois ils avaient déchiré, dans celui de Geoffroy de Vendôme, la fameuse lettre à Robert d’Abrissel. Les libraires, dont l’intérêt s’endort difficilement, profitèrent de la circonstance, et en 1791 beaucoup de livres volés dans les ci-devant monastères de Saint-Jean-de-Laon, de Saint-Faron de Meaux, furent vendus à l’hôtel de (75) Débats, n° 712, 274; Moniteur, XXI, 648; Mess Soir, n° 743; M.U., XLIII, 238; C. Eg., n° 743; J.S.-Culottes, n° 563; Ann. Patr., n° 608; Ann. R.F., n° 273; Rép., n° 255 (suppl.); J. Fr., n° 706; J. Perlet, n° 708; F. de la Républ., n° 425; Gazette Fr., n° 974; J. Paris, n° 609. Bullion, d’après le catalogue de l’abbé***, titre supposé pour écarter les soupçons. Plusieurs lois et instructions, émanées de trois assemblées nationales, avaient pour but la conservation des trésors littéraires. Le texte ni l’esprit des décrets ne furent jamais d’autoriser la vente. Celui du 23 octobre 1790 ordonne d’apposer les scellés, d’inventorier, d’envoyer les inventaires au comité d’instruction publique; et cependant les livres ou les tableaux ont été vendus en tout ou en partie dans les districts de Charleville, Langres, Joigny, Auxerre, Montivil-liers, Goumay, Carentan, Neufchâtel, Gisors, l’Aigle, Lisieux, Saint-Agnan, Romorantin, Châ-tillon-sur-Indre, Château-Renault, Thonon, La Marche, Vihiers, Riom, Tarascon et Montflan-quin. Le législateur crut arrêter ces désordres par la loi du 10 octobre 1792; et malgré cette loi on vendit encore dans les districts de Lure, Cusset et Saint-Maixent. La plupart des administrations qui ne vendirent pas laissèrent les richesses bibliographiques en proie aux insectes, à la poussière et à la pluie. Nous venons d’apprendre qu’à Amay les livres ont été déposés dans des tonneaux... Des livres dans des tonneaux ! Le 22 germinal le comité d’instruction publique vous rendit compte du travail de la bibliographie, sur laquelle on n’avait jamais fait aucun rapport. La Convention nationale enjoignit aux administrations d’accélérer l’envoi des catalogues, et de rendre compte du travail dans une décade; par la correspondance la plus active et la plus fraternelle nous n’avons cessé d’éclairer, de stimuler ce travail. Nous devons des éloges à plusieurs corps administratifs; leurs nouveaux envois forment environ douze cents mille cartes, ce qui répond à près de trois millions de volumes; mais il en est qui n’ont seulement pas daigné nous écrire. Une nouvelle circulaire est en route pour leur annoncer que si elle reste sans réponse on dénoncera leur conduite à la Convention nationale. Mais, parmi ceux mêmes qui ont répondu, quelques-uns, malgré le texte précis des décrets, malgré les instructions les plus formelles, ont encore, je ne dis pas la manie, mais la fureur de détruire et de livrer aux flammes. Vous concevez que cette marche est plus expéditive que celle d’inventorier. Ainsi l’a-t-on fait à Narbonne, où beaucoup de livres ont été envoyés à l’arsenal; et à Fontaine-lez-Dijon, où la bibliothèque des Feuillants a été mise au rebut et jetée dans la salle des vieux papiers. D’autres proposent de faire un choix qui écarterait les livres licencieux, absurdes et contre-révolutionnaires. Un jour on examinera si ces productions illégitimes et empoisonnées doivent être réservées pour compléter le tableau des aberrations humaines. La Convention indiquera le point de départ pour déterminer la conservation des ouvrages qui formeront nos bibliothèques. Mais si l’on permettait de prononcer des arrêts isolés sur cet objet, chacun poserait la limite à sa manière. Quelques individus, dont le goût peut être faux, dont les lumières peuvent être très resserrées, formeraient un tribunal révolutionnaire qui prescrirait des arrêts de mort contre leurs écrits. Non SÉANCE DU 14 FRUCTIDOR AN II (31 AOÛT 1794) - N08 21 151 seulement Horace et Virgile y passeraient pour avoir préconisé un tyran, mais encore pour avoir été souvent imprimés avec privilège d’un autre tyran. Comment se défendre d’une juste indignation, quand pour justifier le brûlement on vient nous dire que ces livres sont mal reliés ? Faut-il donc rappeler de nouveau que souvent tous les attributs du luxe typographique étaient prodigués aux écrits dans lesquels on encense le vice et la tyrannie, tandis que des ouvrages précieux par la pureté des principes, et qui contiennent aussi une poudre révolutionnaire, étaient condamnés à l’obscurité des galetas ? Beaucoup de bibliothèques de moines mendiants, auxquelles certaines gens attachent très peu d’importance, renferment des éditions du premier âge de l’imprimerie. (Telle est celle des ci-devant Récollets de Saveme). Ces éditions sont d’une cherté excessive, et les exemplaires dont nous parlons, n’ayant jamais été dans le commerce, sont parfaitement conservés. Ce sont des livres de ce genre qui composaient la bibliothèque d’un M. Paris, dont les Anglais ont fait imprimer le catalogue, et qu’on eut la maladresse de laisser sortir de France. Tel livre qui n’était encore évalué ici qu’à quelques écus s’est vendu 125 guinées à Londres. Observons, aux brûleurs de livres et aux nouveaux iconoclastes plus fougueux que les anciens, que certains ouvrages ont une grande valeur par leurs accessoires. Le missel de la chapelle de Capet, à Versailles, allait être livré pour faire des gargousses, lorsque la bibliothèque nationale s’empara de ce livre, dont la matière, le travail, les vignettes et les lettres historiées sont des chefs d’œuvre. D’ailleurs des miniatures même peu soignées, des culs-de-lampe mal dessinés, des reliures chargées de figures informes, ont servi souvent à éclaircir des faits historiques, en fixant les dates, en retraçant des instruments de musique, des machines de guerre, des costumes dont on ne trouvait dans les écrits que des descriptions très imparfaites. Je passe à des dilapidations d’un autre genre : les antiques, les médailles, les pierres gravées, les émaux de Petitot, les bijoux, les morceaux d’histoire naturelle d’un petit volume, ont été plus fréquemment la proie des fripons. Lorsqu’ils ont cru devoir colorer leurs vols, ils ont substitué des cailloux taillés, des pierres fausses aux véritables. Et comment n’auraient-ils pas eu la facilité de se jouer des scellés, lorsqu’on saura qu’à Paris même, il y a un mois, des agents de la municipalité apposaient des cachets sans caractère, des boutons et même de gros sous, en sorte que quiconque était muni d’un sou pouvait, à son gré, lever et réapposer les scellés ? De toutes parts s’élèvent contre des commissaires les plaintes les plus amères et les plus justes. Comme ils ont des deniers à pomper sur les sommes produites par les ventes, ils évitent de mettre en réserve les objets précieux à l’instruction publique. Il est à remarquer d’ailleurs que la plupart des hommes choisis pour commissaire sont des marchands, des fripiers qui, étant par état plus capables d’apprécier les objets rares présentés aux enchères, s’assurent des bénéfices exorbitants. Pour mieux réussir, on dépareille des livres, démonte les machines, le tube d’un télescope se trouve séparé de son objectif; et des fripons concertés savent réunir ces pièces séparées qu’ils ont acquises à bon marché. Lorsqu’ils redoutent la probité ou la concurrence de gens instruits, ils offrent de l’argent pour les engager à se retirer des ventes. On en cite une où ils assommèrent un enchérisseur. Ainsi, par les spéculations de l’agiotage, les objets de sciences et d’arts, qui ne doivent pas même être mis en vente, ont été livrés fort au-dessous de leur valeur. Chez Breteuil, une pendule en malachite, la seule que l’on connaisse, a été vendue à vil prix. Les quatres fameuses tables de bois pétrifié de l’Autrichienne, où l’on admire la pureté des formes, le précieux fini des bronzes et la rareté de la matière, ont été vendues pour environ 8 000 livres, revendues pour 12 200 livres, enfin rétrocédées pour 15 000 livres; c’est peut-être le demi-quart de leur valeur. De toutes parts le pillage et la destruction étaient à l’ordre du jour. A l’horloge du Palais on brisait les statues de la Prudence et de la Justice, par Germain Pilon, et l’on y laissait les armoiries. A Saint-Paul on détruisait le monument élevé par Coysevox à Mansard. A Saint-Nicolas-du-Chardonnet on brisait un calvaire magnifique, par Poultier, sur les dessins de Lebrun. A Saint-Louis de la Culture on mutilait un monument qui a coûté plus de 200 000 livres, et que le Cavalier Bemin regardait comme un des plus beaux morceaux de sculpture. A l’église Saint-Sulpice, fermée sur la motion de Vincent, on mutilait les ouvrages de Bou-chardon; la méridienne faillit être détruite. A la Sorbonne on coupait une belle copie de Champagne, représentant le cardinal de Richelieu, mais de manière à conserver une bande qui contenait la tête et les mains, c’est-à-dire les parties les plus essentielles à l’art. A Maisons, à Caumartin, à Brunoy, même destruction. A Marly on a brisé ou enlevé l’Hippomène, l’Atalante, les figures de l’Océan et les excellentes copies de la Diane et de la Vénus de Médicis. A la ci-devant abbaye de Jouart six ou huit colonnes de marbre noir ont été cassées. A Franciade, où la massue nationale a justement frappé les tyrans jusque dans leurs tombeaux, il fallait au moins épargner celui de Turenne, où l’on voit encore les coups de sabre. Si à Paris et dans les environs, malgré les décrets et les instructions des représentants du peuple, malgré les réclamations du comité d’instruction publique, et les soins de la commission des arts, de tels dégâts ont eu lieu, que devait-ce être dans les départements ? A Dijon l’on a détruit des mausolées dont les figures principales avaient sept pieds de haut. A Saint-Mihiel, à Charleville, à Port-la Montagne, à La Rochelle, on a détruit, là des manuscrits, des tableaux; ici des chefs-d’œuvre de Pujet et de Bouchardon. 152 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE A Nancy, dans l’espace de quelques heures, on a brisé et brûlé pour cent mille écus de statues et de tableaux. Mais sur la frontière, et surtout dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais, les dégâts sont tels, que pour les peindre l’expression manque. A Sedan on est parvenu toutefois à conserver un tour en quelques morceaux d’ivoire et d’ébène, qu’un maître de forges voulait se faire livrer, sous prétexte de service national. Des colonnes de porphyre, dont chacune vaut peut-être cinquante mille livres; quatre colonnes magnifiques de verre antique d’un tombeau qui était dans l’église d’Emile, ont été arrachées à la destruction. Un très beau vase de Benevenuto Cellini, que le comité de surveillance de la section du Contrat-Social voulait livrer à la fonte, est conservé. A Auteuil, on a sauvé des bas-reliefs sur l’antique qu’on voulait faire démolir. A Anet, au milieu d’une pièce d’eau, était un cerf en bronze d’un beau jet. On voulait le détruire, sous prétexte que la chasse est un droit féodal. On est parvenu à le conserver, en prouvant que les cerfs de bronze n’étaient pas compris dans la loi. A Pont-à-Mousson un grand tableau, que des connaisseurs avaient proposé de couvrir d’or pour qu’on le leur cédât, avait été vendu au prix de quarante-huit livres. On l’a fait rentrer dans le mobilier national. A Mousseaux on avait mis le scellé sur des serres chaudes : si l’on n’était parvenu à le faire lever promptement, toutes les plantes étaient perdues. A Balabre, district du Blanc, département de l’Indre, cent vingt-quatre orangers, dont plusieurs ayant dix-huit pieds de haut, allaient être vendus de 6 à 18 livres pièce, y compris la caisse, sous prétexte que les républicains ont besoin de pommes et non d’oranges. Heureusement on est parvenu à suspendre la vente. Il faudrait un grand effort d’indulgence pour ne voir dans ces faits que de l’ignorance. Mais si l’ignorance n’est pas toujours un crime, ses panégyristes devraient sentir qu’au moins elle est toujours un mal. Presque toujours derrière elle se cachent la malveillance et l’esprit contre-révolutionnaire. Ceux qui, au jardin de botanique de Montpellier, ont fait scier l’arbre de fer, qui avait, dit-on, plus de cent pieds de tige, pour en faire un arbre de la liberté, sont peut-être les mêmes qui voulaient faire couper les oliviers de la ci-devant Provence. Un décret sage est-il rendu, à l’instant l’aristocratie tâche de la diriger à ses fins. Parlait-on d’employer les cloches pour faire des canons, des hommes étrangers peut-être, ou payés par l’étranger, voulaient envoyer à la fonte les statues de bronze qui sont au dépôt des Petits-Augustins, les cercles du méridien fait par Butterfield pour les globes de Coronelli, et les médailles qui sont au cabinet de la bibliothèque nationale; on a calculé que réunies elles pourraient former la moitié d’un petit canon. Parlait-on de la rareté du numéraire, les mêmes hommes voulaient envoyer à la monnaie les deux célèbres boucliers votifs en argent de ce cabinet, tandis qu’à Commune-Affranchie Chassenot jetait au creuset huit cents médailles antiques en or. S’agissait-il d’extraire le salpêtre, on démolissait, dit-on, des antiques à Arles. Les beaux monuments qui sont près de Saint-Rémy ont failli subir le même sort. Vous proscrivîtes avec raison les objets qui rappelaient l’esclavage des peuples; alors on voulait détruire les tableaux d’une femme peintre, parce qu’on l’a dite émigrée. Détruire chez notre collègue Bouquier des tableaux de Carrache, parce qu’ils représentent des objets de culte. Détruire ceux de Le Sueur, parce qu’on y voit des chartreux; et anéantir enfin ces chefs-d’œuvre que l’envie avait déjà mutilés dans le siècle dernier. A Praslin, district de Melun, les statues des dieux du paganisme ont été brisées comme monuments féodaux. A Ecouen, deux bas-reliefs représentaient des femmes ailées, soutenant les armes de Montmorency. L’écusson pouvait se gratter sans endommager les figures. On proposait d’y graver des emblèmes républicains en creux, comme l’étaient les hiéroglyphes égyptiens. Tout le contraire a été fait; on a brisé les têtes des femmes et conservé les armes de Montmorency. L’on vient encore d’y briser une belle statue de marbre blanc; les débris sont dans la cour. On a fait plus, des hommes armés de bâtons et précédés de la terreur sont allés chez les citoyens, chez les marchands d’estampes. Une reliure, une vignette ont servi de prétexte pour voler ou détruire les livres, les cartes géographiques, les gravures, les tableaux. On a même déchiré l’estampe qui retraçait le supplice de Charles 1er, parce qu’il y avait un écusson. Eh ! plût à Dieu que, d’après la réalité, la gravure pût nous retracer ainsi toutes les têtes des rois, au risque de voir à côté un blason ridicule ! Sans doute il faut que tout parle aux yeux le langage républicain; mais on calomnierait la liberté en supposant que son triomphe dépend de la conservation ou de la destruction d’une figure où le despotisme a laissé quelque empreinte; et lorsque des monuments offrent une grande beauté de travail, leur conservation, ordonnée par la loi du 3 frimaire, peut simultanément alimenter le génie et renforcer la haine des tyrans, en les condamnant par cette conservation même à une espèce de pilori perpétuel; tel est le mausolée de Richelieu, l’un des chefs-d’œuvre de Girardon. La frénésie des barbares fut telle, qu’on proposa d’arracher toutes les couvertures des livres armoiriés, toutes les dédicaces, et les privilèges d’imprimer, c’est-à-dire de détruire tout. Soyez sûrs que ce fanatisme d’un nouveau genre est très fort du goût des Anglais. Ils paieraient fort cher toutes vos belles éditions ad SÉANCE DU 14 FRUCTIDOR AN II (31 AOÛT 1794) - N“ 21 153 usum Delphini; et ne pouvant les avoir ils paieraient volontiers pour les faire brûler. Ce sont eux peut-être qui possèdent les mémoires et les plans manuscrits volés aux dépôts de la guerre et de la marine. C’est en Angleterre, dit-on, que sont passées les magnifiques galeries de la Borde et d’Ega-lité. Celle de Choiseul-Gouffier allait vous échapper au moment où le patriotisme y mit l’embargo à Marseille : et l’on vient encore de recouvrer chez un banquier trois tableaux, dont deux de Claude Le Lorrain et un de Van-Dyck, qui étaient achetés pour l’Angleterre. Permettez-moi de vous présenter ici une série de faits dont le rapprochement est un trait de lumière. Manuel proposait de détruire la porte Saint-Denis; ce qui causa pendant huit jours une insomnie à tous les gens de goût et à tous ceux qui chérissent les arts. Chaumette, qui faisait arracher des arbres sous prétexte de planter des pommes de terre, avait fait prendre un arrêté pour tuer les animaux rares que les citoyens ne se lassent point d’aller voir au muséum d’histoire naturelle. Hébert insultait à la majesté nationale en avilissant la langue de la liberté. Chabot disait qu’il n’aimait pas les savants; lui et ses complices avaient rendu ce mot synonyme à celui à’ aristocrate. Lacroix voulait qu’un soldat pût aspirer à tous les grades sans savoir lire. Tandis que les brigands de la Vendée détruisaient les monuments à Parthenay, Angers, Saumur et Chinon, Hanriot voulait renouveler ici les exploits d’Omar dans Alexandrie. Il proposait de brûler la bibliothèque nationale, et l’on répétait sa motion à Marseille. Dumas disait qu’il fallait guillotiner tous les hommes d’esprit. Chez Robespierre on disait qu’il en fallait plus qu’un. Il voulait d’ailleurs, comme on sait, ravir aux pères, qui ont reçu leur mission de la nature, le droit sacré d’élever leurs enfants. Ce qui dans Lepeletier n’était qu’une erreur était un crime dans Robespierre. Sous prétexte de nous rendre Spartiates, il voulait faire de nous des ilotes, et préparer le régime militaire qui n’est autre que celui de la tyrannie. Pour consommer le projet de tarir toutes les sources des lumières, il fallait paralyser ou anéantir les hommes de génie, dont l’existence est d’ailleurs si souvent tourmentée par ceux qui les outragent pour se dispenser de les admirer; il fallait leur refuser indistinctement des certificats de civisme, crier dans les sections : Défiez-vous de cet homme, car il a fait un livre; les chasser des places qu’ils occupaient, flatter l’orgueil de l’ignorance, en lui persuadant que le patriotisme, qui est indispensable partout, suffit à tout; et, sous le prétexte même de faire triompher les principes, compromettre la fortune, l’honneur èt la vie des citoyens, en les confiant à des mains inhabiles. C’est à quoi l’aristocratie déguisée avait complètement réussi. Sans doute il est des gens de lettres qui après avoir, dans l’ancien régime, sacrifié au faux goût, à la lubricité, à la flatterie, ont continué ce rôle avilissant. Il en est même qui, après avoir fait faire un pas à l’esprit humain, ont rétrogradé et se sont prostitués au royalisme, c’est-à-dire à tous les crimes. Et dans quelle classe n’a-t-on pas vu des scélérats et des hommes estimables ? Une république ne doit connaître que des citoyens; et, quels qu’ils soient, la loi doit frapper ceux qui sont coupables et protéger tous ceux qui sont purs. Pourquoi d’ailleurs confondre avec les ennemis de la patrie des hommes qui, sans être doués d’une grande énergie révolutionnaire, chérissent la liberté, mais que le goût et l’habitude de la retraite éloignent des orages-? Ne les mettez pas au timon des affaires, mais donnez à celui-là ses livres; à celui-ci ses machines et son laboratoire; à cet autre un télescope et les astres, et la patrie recueillera les fruits inappréciables de leur génie. Le système de persécution contre les hommes à talent était organisé. On a mis en arrestation Desault, un des premiers chirurgiens de l’Europe, qui est à la tête du plus grand hospice de malades à Paris, et le seul presque qui forme des élèves pour nos armées; votre comité de Sûreté générale s’est empressé de l’élargir. Pendant neuf mois on a fait gémir dans une prison le célèbre traducteur d’Homère, Bitaubé, fils de réfugié, que l’amour de la liberté a ramené depuis longtemps dans la patrie de ses pères, et que le tyran de la Prusse prive de ses revenus parce qu’il est patriote. Thillaye, Cousin, Laharpe, Vandermonde, Ginguené, Lacha-beaussière, Lametherie, François-Neufchâteau, Boncerf, Oberlin, Volney, Laroche, Sage, Bef-froy, Vigée et beaucoup d’autres ont éprouvé le même sort. Mauduit, Latourette et Chamfort ont péri victimes de cette inquisition. Citoyens, dût-on contester l’authenticité ou atténuer l’importance de quelques-uns des faits que j’ai mentionnés, outre que cette énumération est très incomplète, il en resterait assez pour porter à l’évidence le fléau de l’ignorance et les crimes de l’aristocratie. Anéantir tous les monuments qui honorent le génie français, et tous les hommes capables d’agrandir l’horizon des connaissances, provoquer ces crimes, puis faire le procès à la révolution en nous les attribuant; en un mot nous barbariser, puis crier aux nations étrangères que nous étions des barbares pires que ces musulmans qui marchent avec dédain sur les débris de la majestueuse antiquité : telle était une des branches du système contre-révolutionnaire. Dévoiler ce plan conspirateur c’est le déjouer. Les citoyens connaîtront les pièges tendus à leur loyauté; ils signaleront ces émissaires de l’étranger que le char révolutionnaire doit écraser dans sa course. Une horde de brigands ont émigré, mais les arts n’émigreront pas. Comme nous, les arts sont enfants de la liberté; comme nous, ils ont une patrie, et nous transmettrons ce double héritage à la postérité. Ce que les législateurs ont fait pour vivifier les sciences, et pour en répandre les bienfaits, 154 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE ce qu’ils feront encore est une réponse victorieuse à toutes les impostures. Des procédés nouveaux pour l’extraction de la soude et du salpêtre, pour la confection de la poudre et de l’acier, des manufactures d’armes, des foreries, des fonderies de canons improvisées, pour ainsi dire, de toutes parts, le travail du cadastre commencé, le télégraphe et les ballons appliqués aux opérations militaires, l’organisation du Conservatoire, du muséum d’histoire naturelle, de la commission des arts; la mesure la plus grande qu’on ait jamais entreprise d’un arc du méridien qui embrasse neuf degrés et demi; le nouveau système des poids et mesures qui va lier les deux mondes : tout cela s’est fait au milieu des orages politiques. Législateurs, c’est votre ouvrage. Le projet d’uniformer l’idiome, et de donner à la langue de la liberté le caractère qui lui convient, commence à s’exécuter. Déjà plusieurs sociétés populaires du Midi ont arrêté de ne plus discuter qu’en français. La musique même a fait des conquêtes, et des instruments étrangers ou antiques, le tamtam, le buccini et le tuba-corva, sont venus embellir nos fêtes et célébrer nos victoires. Certes ils protègent les arts ceux qui décernent des statues et le Panthéon à Descartes et à Rousseau; nous ne ferons à aucun représentant du peuple l’injure d’élever des doutes sur l’intérêt qu’il attache aux dons du génie. Un grand homme est une propriété nationale. Un préjugé détruit, une vérité acquise, sont souvent plus importants que la conquête d’une cité, et lors même que des découvertes ne présentent que des faits et des vues, sans application immédiate aux besoins de la société, tenons pour certain que ces chaînons isolés se rattacheront un jour à la grande chaîne des êtres et des vérités. Lions donc le génie d’une manière indissoluble à la cause de la liberté. Il fera circuler partout la sève républicaine, et accélérera l’époque qui doit conduire la France au maximum de prospérité et de bonheur. Citoyens, il est affligeant, sans doute, le tableau que nous avons tracé sous vos yeux, en vous parlant de monuments détruits. Mais il fallait joindre cette nouvelle série de crimes à tous les crimes de nos ennemis : fournir de tels matériaux à l’histoire c’est aggraver le mépris et l’exécration qui pèseront à jamais sur eux. Prouver qu’ils ont voulu dissoudre notre société politique par l’extinction de la morale et des lumières, c’est nous rendre plus chères les lumières et la morale; et d’ailleurs les pertes dont vous avez entendu le récit sont bien adoucies par l’aspect des richesses immenses qui nous restent dans tous les genres d’arts et de sciences. Vous en aurez l’état complet : on ne peut ici que les indiquer. Il y a cinq mois qu’à cette tribune nous avions calculé à 10 millions de volumes les livres nationaux. Une approximation nouvelle élève ce nombre à 12 millions. Vous venez de rendre un décret qui ordonne de présenter les moyens d’utiliser les manuscrits. L’instruction de la commission des Arts, imprimée par ordre du comité d’instruction publique, doit vous persuader que cet objet entre dans le plan de ses travaux. Mais il fallait préalablement réunir ces manuscrits, dont le nombre est immense, et qui offrent des ouvrages d’une haute importance. Tenez pour certain que, si les Anglais ou les Hollandais avaient cette mine féconde à exploiter, ils rendraient les deux mondes tributaires, eux qui quelquefois nous ont vendu fort cher des éditions d’auteurs anciens, d’après les manuscrits de la bibliothèque nationale. Bacon prétend qu’Homère a nourri plus d’hommes par ses écrits qu’ Auguste par ses congiaires. On ignore peut-être que, grâce aux travaux des gens de lettres et des savants, les mouvements de l’imprimerie et de la librairie étaient, il y a quelques années, de 200 millions pour la France, dont 54 millions pour Paris. Tous nos bons livres, entre autres ceux de plusieurs de nos collègues, sur l’art de guérir, sur la chimie, sont classiques chez la plupart des nations éclairées. Vous mettrez sans doute en activité l’imprimerie du Louvre, la première de l’Europe. Si les caractères de Garamond et de Vitré restaient plus longtemps sans être employés, nous serions indignes de les posséder. Réimprimons tous les bons auteurs grecs et latins, avec les variantes et la traduction française à côté : c’est un nouveau moyen d’enrichir la République et de répandre la langue nationale. Tirons enfin de la poussière ces milliers de manuscrits entassés dans nos bibliothèques. Ce triage et celui de nos archives éveilleront la curiosité de l’Europe savante. Alors seront mises en évidence une foule d’anecdotes qui attesteront les forfaits du despotisme. Déjà des lettres de Charles IX et de François II, récemment publiées, ont révélé des infamies royales qui jusqu’à présent avaient été ensevelies. Alors se produiront au grand jour, pour fournir de nouvelles armes à la liberté, des monuments que le despotisme forçait à se cacher. Ainsi à la bibliothèque nationale un manuscrit inédit présente la liste des anciens tyran-nicides. Ainsi la médaille où l’on voit une main armée moissonnant des lis et brisant des sceptres paraît après deux siècles. Nulle mention d’elle dans l’histoire; on voit seulement par le catalogue que, déjà sous Louvois, elle était au cabinet des médailles, mais modestement cachée dans une tablette. Ainsi à Ribauvilliers, département du Haut-Rhin, chez un ci-devant prince, on vient de découvrir un vase de vermeil, pesant plus de vingt-trois marcs, qui est un chef d’œuvre : il représente Clélie, Codés, la mort de Virginie, la suppression du décemvirat, le dévouement de Scaevola et l’expulsion des Tarquins. Ainsi, après soixante-dix ans, un tableau de Champagne va sortir de l’obscurité, pour être placé dans la salle de vos séances. Le sujet est Hercule foulant aux pieds des couronnes. En parcourant l’échelle des connaissances humaines, nous trouvons que dans presque tous les genres vous avez une profusion d’utiles SÉANCE DU 14 FRUCTIDOR AN II (31 AOÛT 1794) - N* 21 155 matériaux. Le dépôt de la guerre seul possède plus de dix-huit mille cartes géographiques. Tous les dépôts étaient engorgés par l’accumulation de manuscrits, de mémoires, de plans obtenus à grands frais et répétés pour la plupart dans chaque dépôt, car chaque ministre s’isolait dans son domaine exclusif. Les médailles, les pierres gravées en creux et en relief, formeront de belles suites; on pourra par des empreintes remplir les lacunes. Dans les dépôts de Versailles, du Conservatoire, de Nesle, des Petits-Augustins (indépendamment de ce qui existe dans les départements), l’or, l’argent, le bronze, le granit, le porphyre et le marbre ont pris sous la main du génie toutes les formes du beau et du fini. Tableaux, gravures, statues, bustes, groupes, bas-reliefs, vases, cippes, mausolées, tout cela est sans nombre. Au dépôt des Petits-Augustins, qui s’accroît journellement, il y a déjà deux cent deux statues et cinq cent deux colonnes. Les monuments du moyen âge formeront des suites intéressantes, sinon pour la beauté du travail, au moins pour l’histoire et la chronologie. Les antiquités étrusques appelleront sans doute les regards des artistes. On sait quel prix les Anglais ont attaché aux objets de cette nature d’après lesquels Wedgewood a fondé sa nouvelle Etrurie, et procuré tant de millions à son pays par le commerce de porcelaines. Bientôt nous vous proposerons de former un conservatoire pour des machines. Cette école d’un nouveau genre avivera tous les arts et métiers, et diminuera infailliblement la masse de nos importations annuelles, qui s’élèvent à plus de trois cents millions pour des objets que nous pouvons obtenir chez nous. Une circulaire concernant les jardins botaniques et plantes rares a été envoyée à tous les districts, au nom des deux comités réunis des Domaines et d’instruction publique. Les réponses arrivent journellement, et bientôt vous pourrez répartir dans toute la République une collection de végétaux exotiques que le muséum d’histoire naturelle tient en réserve : elle est composée de 1 334 544 individus, dont plus de vingt mille pour les serres. Cette masse de richesses végétales peut former pour chaque département une collection d’environ 2 500 espèces. Vous savez d’ailleurs que le commerce des épices est près d’échapper à l’avidité hollandaise. L’an dernier, en juillet, le jardin national de Cayenne avait distribué plus de trente-deux mille individus, girofliers, poivriers, canneliers, arbres à pain, etc. Il lui restait à distribuer environ soixante-dix-sept mille individus des mêmes espèces, sans compter une pépinière d’environ cent quatre-vingt mille petits girofliers. Vos jardins de New-York et de Charles-Town, des îles de France et de Bourbon, prospèrent. Quand le comité d’instruction publique aura recueilli les renseignements nécessaires sur les jardins que la République possède à Constantinople et dans d’autres contrées de l’Orient, conformément au décret du 11 prairial, il vous présentera les moyens de les utiliser. Il me semble qu’une mesure très utile encore serait de rédiger une instruction étendue pour vos agents diplomatiques et consulaires, afin qu’ils procurent à leur patrie les végétaux, les procédés, les instruments, les découvertes et les livres étrangers qui peuvent ajouter à nos moyens. Les objets scientifiques dont nous avons parlé proviennent presque tous des ci-devant châteaux et jardins du tyran, des corporations ecclésiastiques, académiques, et des émigrés. Le dépôt de l’émigré Castries contient seul plus de 20 mille pièces manuscrites et intéressantes. C’était souvent l’opulence stupide qui en avait fait l’acquisition, sans en concevoir le prix. Ainsi on prétend que Law, l’auteur du système, ayant appris que le bon ton lui commandait d’avoir une bibliothèque, voulait faire prix avec un libraire à tant la toise de livres. Ces dépôts, qu’on ne voyait guère que par faveur, et dont la jouissance exclusive flattait l’orgueil et servait l’ambition de quelques individus, feront désormais la jouissance de tous : les sueurs du peuple s’étaient changées en livres, en statues, en tableaux : le peuple rentre dans sa propriété. Les Romains devenus maîtres de Sparte, eurent l’industrie de faire scier au Pécile le ciment sur lequel était appliquée une fresque magnifique. On la vit arriver à Rome sans être endommagée par les suites d’une opération si violente. Plus que les Romains, plus que Démétrius Poliorcète, nous avons droit de dire qu’en combattant les tyrans nous protégeons les arts. Nous en recueillons les monuments, même dans les contrées ou pénètrent nos armées victorieuses. Outre les planches de la fameuse carte de Ferrari, vingt-deux caisses de livres et cinq voitures d’objets scientifiques sont arrivées de la Belgique : on y trouve les manuscrits enlevés à Bruxelles dans la guerre de 1742, et qui avaient été rendus par stipulation expresse du traité de paix en 1769. La République acquiert par son courage ce qu’avec des sommes immenses Louis XTV ne put jamais obtenir. Crayer, Van-Dyck et Rubens sont en route pour Paris, et l’école flamande se lève en masse pour venir orner nos musées. Le génie va faire de nouveaux présents à la République. Pendant leur captivité, Cousin, Thillaye et plusieurs autres ont composé des ouvrages utiles. Tandis qu’à l’expérience des siècles ils joignent leurs découvertes, des voyages nouveaux vont paraître et nous enrichir des dépouilles étrangères : tels sont ceux de la Peyrouse, Vaillant, Desfontaines, Faujas et Dombey. Après un séjour de dix ans au Pérou, ce dernier est retourné, sous les auspices du gouvernement, dans le continent américain pour faire une nouvelle moisson. Votre comité d’instruction publique lui a remis une série raisonnée de questions propres à donner une direction nouvelle à l’œil observateur, et les réponses amèneront sans doute de précieux résultats. La France est vraiment un nouveau monde. Sa nouvelle organisation sociale présente un phénomène unique dans l’étendue des âges; et peut-être n’a-t-on pas encore observé qu’outre le 156 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE matériel des connaissances humaines, par l’effet de la révolution elle possède exclusivement une foule d’éléments, de combinaisons nouvelles, prises dans la nature, et d’inépuisables moyens pour mettre à profit sa résurrection politique. Les caractères originaux vont se multiplier. Nous aurons plus d’écart, mais aussi plus de découvertes. Nous nous rapprocherons de la belle simplicité des Grecs, mais sans nous traîner servilement sur leurs pas, car le moyen, dit-on, de ne pas être imité c’est d’être imitateur : on surpasse rarement ce qu’on admire. La poésie lyrique et la pastorale vont sans doute renaître chez un peuple qui aura des fêtes et qui honore la charrue. L’art théâtral n’eut jamais une plus belle carrière à parcourir. L’histoire n’offre aucun sujet qui égale celui de la dernière conspiration anéantie; on y trouve jusqu’à l’unité de temps. Ainsi les plaisirs mêmes seront un ressort utile dans les mains du gouvernement, et les arts agréables deviendront des arts utiles. Législateurs, que vous prescrit l’intérêt national ? C’est d’utiliser au plus tôt vos immenses et précieuses collections, en les faisant servir à l’instruction de tous les citoyens. Le comité vous présentera un mode de répartition; et puisque, d’après la nouvelle organisation, les musées sont confiées à sa surveillance, il faut les établir. Hâtez-vous de créer des hommes à talent qui promettent des successeurs à la génération peu nombreuse de ceux qui existent. On parle quelquefois de l’aristocratie de la science : elle entre peut-être dans les vues de certains individus qui déclament contre tous les plans d’éducation, et qui voudraient condamner à l’ignorance les artisans et les cultivateurs, tandis qu’ils prodiguent les moyens d’instruction à leurs enfants. Il est un infaillible moyen pour n’être pas obligé de perpétuer la gestion des affaires dans les mêmes mains, et pour éviter le monopole des talents; c’est de les disséminer, c’est de prodiguer les connaissances utiles en organisant promptement l’éducation nationale, en formant surtout des écoles normales; car si nous avons de bons maîtres le succès est infaillible; et souvenez-vous que quand il s’agit d’éducation, comme en matière de gouvernement; des vues mesquines sont des vues détestables. Il y a quinze mois que le comité de Salut public vous disait que cette organisation était une mesure de sûreté générale; et cependant cette mesure n’est pas encore prise; l’éducation nationale n’offre plus que des décombres. Il vous reste vingt collèges agonisants. Sur près de six cents districts, soixante-sept seulement ont quelques écoles primaires; et de ce nombre seize seulement présentent un état qu’il faut bien trouver satisfaisant, faute de mieux. Cette lacune de six années a presque fait écrouler les mœurs et la science. Ses résultats se feront sentir d’une manière funeste dans les autorités constituées, et peut-être jusque dans le sein du corps législatif. Et cependant la jeunesse est tourmentée par le besoin d’apprendre : la Bibliothèque nous sert de thermomètre à cet égard. Quoiqu’une grande partie de ceux qui seraient dans le cas d’y aller soient présentement dans les armées; elle est plus fréquentée qu’autrefois, et l’on n’y demande plus guère que des livres utiles. Vainement dirions-nous que les connaissances utiles, comme la vertu sont à l’ordre du jour : on ne les commande pas. Celles-là, on les enseigne; celle-ci on l’inspire. L’une et l’autre sont les fruits de l’éducation; et vous n’obtiendrez pas même des fruits abortifs, si l’on n’organise promptement une éducation nationale qui fera chérir la liberté par principes et par sentiments : quand la révolution sera dans les esprits et dans les cœurs, elle sera partout. Pour remplir totalement le but de ce rapport, nous vous proposerons des moyens de réprimer les dilapidations. Elles ont pour cause l’ignorance, il faut l’éclairer; la négligence, il faut la stimuler; la malveillance et l’aristocratie, il faut les comprimer. Quoi ! dans le laps d’un siècle, la nature avare laisse à peine échapper de son sein quelques grands hommes; il a fallu trente ans d’études préliminaires et d’un travail continu pour produire un livre profond, un tableau, une statue d’un grand style; et la torche d’un stupide, ou la hache d’un barbare, les détruit en un moment ! Tels sont cependant les forfaits qui, répétés journellement, nous forcent à gémir sur la perte d’un foule de chefs-d’œuvre. En général un monument précieux est connu pour tel. A Moulins personne n’ignore qu’il y existe un mausolée de grand prix; à Strasbourg, tout le monde connaît le tombeau de Maurice de Saxe par Pigalle; et dans l’hypothèse qu’à défaut de connaissances et de goût on ne pût apprécier ces objets, que risque-t-on de consulter ? Rien de plus sage que cette maxime d’un philosophe : Dans le doute, abstiens-toi. Il est d’ailleurs des monuments qui, sans avoir le cachet du génie, sont précieux pour l’histoire de l’art. Les fripons ont des lettres de naturalité pour toutes les monarchies; mais ils doivent être étrangers dans une république; ne pas les dénoncer c’est être leur complice, c’est haïr la patrie. Ne confondons pas avec eux des hommes dont la droiture égale la simplicité; discernons les vrais coupables, dont le cœur dirigeait la main, de ceux qui coupables en apparence n’ont été qu’égarés; mais frappons sans pitié tous les voleurs, tous les contre-révolutionnaires, et rendons par là même plus utile l’activité du gouvernement révolutionnaire que l’aristocratie essaie vainement de décrier. Ses clameurs n’aboutiront qu’à démasquer des pervers longtemps déguisés, qui n’échapperont point à la massue nationale. Nous sommes loin de vous proposer, comme chez les Grecs, la peine de mort pour les délits dont il s’agit. Vous avez rendu un décret à cet égard; il suffit d’en rappeler et d’en étendre les dispositions qui ne s’appliquent qu’aux sculptures; car les tableaux, les bibliothèques, les cabinets d’histoire naturelle ne sont pas moins dignes d’être conservés. L’organisation nouvelle des comités donnera plus d’énergie à la surveillance. Aux mesures répressives joignons des moyens moraux : faisons un appel à toutes les sociétés populaires, à tous les bons citoyens; SÉANCE DU 14 FRUCTIDOR AN II (31 AOÛT 1794) - N“ 21 157 surtout que les représentants du peuple, par leur correspondance dans les départements, s’efforcent d’éveiller, d’éclairer le patriotisme à cet égard. En Italie, le peuple est habitué à respecter tous les monuments, et même ceux qui les dessinent. Accoutumons les citoyens à se pénétrer des mêmes sentiments. Que le respect public entoure particulièrement les objets nationaux, qui n’étant à personne sont la propriété de tous. Ces monuments contribuent à la splendeur d’une nation, et ajoutent à sa prépondérance politique. C’est là ce que les étrangers viennent admirer. Les arènes de Nîmes et le pont du Gard ont peut être plus rapporté à la France qu’ils n’avaient coûté aux Romains. La Sicile n’a presque plus de consistance que par des ruines célèbres; de toutes parts on va les interroger. Rome moderne n’a plus de grands hommes, mais ses obélisques, ses statues, appellent les regards de l’univers savant. Tel Anglais dépensait deux mille guinées pour aller voir les monuments qui ornent les bords du Tibre. Certes, si nos armées victorieuses pénètrent en Italie, l’enlèvement de l’Apollon du Belvédère et de l’Hercule Famèse serait la plus brillante conquête. C’est la Grèce qui a décoré Rome; mais les chefs-d’œuvre des républiques grecques doivent-ils décorer le pays des esclaves ? La République française devrait être leur dernier domicile. Philippe de Macédoine disait : « Je réussirai plutôt à dompter la belliqueuse Sparte que la savante Athènes ». Réunissons donc le courage de Sparte et le génie d’Athènes : que de la France on voie s’échapper sans cesse des torrents de lumières pour éclairer tous les peuples et brûler tous les trônes. Puisque les tyrans craignent les lumières, il en résulte la preuve incontestable qu’elles sont nécessaires aux républicains : la liberté est fille de la raison cultivée, et rien n’est plus contre-révolutionnaire que l’ignorance; on doit la haïr à l’égal de la royauté. Inscrivons donc, s’il est possible, sur tous les monuments, et gravons dans tous les cœurs cette sentence : « Les barbares et les esclaves détestent les sciences et détruisent les monuments des arts; les hommes libres les aiment et les conservent » (76). On demande qu’il soit mis aux voix avec l’amendement proposé par un membre. BARAILON : Les sciences et les arts, et surtout l’histoire ont perdu des choses étonnantes, lorsque les moines ont été chassés de leurs repaires. Croirait-on qu’en France il y ait eu un pays et une charte assez barbare pour ordonner la dîme des garçons et filles ? Il faut qu’elle soit connue de toute l’Europe. Je demande, par amendement, que tous les citoyens qui auraient (76) Moniteur, XXII, 85-92; Gazette Fr., n° 974; J. Univ., n° 1741; Mess Soir, n° 743; M.U., XLIII, 239-251; J. Mont., n° 124; C. Eg., n° 743; J. S. -Culottes, n° 563; Ann. Patr„ n° 608; Ann. R.F., n° 273; Rép., n° 255 (suppl.); J. Fr., n° 706; J. Perlet, n° 708; F. de la Républ., n° 424, 425; J. Paris, n° 609. détourné des manuscrits, livres, chartes, médailles, antiquités, provenant des maisons nationales, seront tenus de les rendre dans le mois au directoire de leur district, sous peine d’être punis comme suspects. On demande l’ordre du jour. BOURDON (de l’Oise) : On peut adopter l’amendement de Barailon, en mettant : ceux qui seraient dépositaires, etc. BARAILON : J’adopte (77). Ils sont l’un et l’autre adoptés dans les termes suivants : La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son comité d’instruction publique, décrète ce qui suit : 1) Les biliothèques et tous les autres monuments de sciences et d’arts appartenant à la nation sont recommandés à la surveillance de tous les bons citoyens; ils sont invités à dénoncer aux autorités constituées les provocateurs et les auteurs de dilapidations et dégradations de ces bibliothèques et monuments. 2) Ceux qui seront convaincus d’avoir, par malveillance, détruit ou dégradé des monuments de sciences et d’arts, subiront la peine de deux années de détention, conformément au décret du 13 avril 1793. 3) Le présent décret sera imprimé dans le bulletin des lois. 4) Il sera affiché dans le local des séances des corps administratifs, dans celui des séances des sociétés populaires, et dans tous les lieux qui renferment des monuments de sciences et d’arts. Article additionnel. Tout individu qui a en sa possession des manuscrits, titres, Chartres, médailles, antiquités, provenant des maisons ci-devant nationales, sera tenu de les remettre, dans le mois, au directoire de district de son domicile, à compter de la promulgation du présent décret, sous peine d’être traité et puni comme suspect. Le rapport sera imprimé et envoyé aux autorités constituées et aux sociétés populaires (78). 22 Les représentants envoyés dans les différentes sections ont fait part tour-à-tour du bon esprit qui règne dans Paris, du zèle de chaque citoyen et des officiers de santé. Tous les fonctionnaires étaient à leur poste, un grand nombre sous les armes, d’autres occupés à porter des secours aux blessés : partout, ont-ils ajouté, régnent le calme, la tranquilité, et le plus grand dévouement pour la République et la Convention nationale. (77) Débats, n° 712, 275; Moniteur, XXI, 648; Ann. R.F., n° 273. (78) P. V., XLIV, 255-256. C 318, pl. 1281, p. 45, 51, minute signée de Grégoire. Décret n° 10 659. L’article additionnel fait l’objet du décret n° 10 660.