SÉANCE DU 7 FRIMAIRE AN III (27 NOVEMBRE 1794) - N° 46 267 Tous les individus arrêtés en exécution des lois des 7 et 17 septembre 1793, et du 26 frimaire dernier, seront jugés par la section du tribunal criminel du Nord, qui en est spécialement chargée, de quelques crimes ou délits qu’ils soient prévenus ou coupa-blés ; la Convention nationale lui donnant, à cet effet, tous les pouvoirs nécessaires et non attribués par les lois précédentes (105). PÉRÈS (au nom du comité de Législation) : Citoyens, votre comité de Législation vient appeler un instant vos regards sur les prisons du département du Nord, où quinze cents individus, la plupart cultivateurs, arrêtés comme complices des ennemis, attendent de vous, dans un morne et respectueux silence, une explication qui peut les rendre à leurs familles ou les envoyer à l’échafaud: cet intérêt sacré me promet toute votre attention. Lorsque les féroces Autrichiens et les lâches Anglais, unissant aux moyens ordinaires de la guerre les armes les plus redoutables de l’intrigue, de la perfidie et de la trahison, achetaient plutôt qu’ils ne prenaient nos places, et portaient la terreur et la dévastation dans nos campagnes, vous prîtes des mesures vigoureuses contre ces faux ou tièdes amis de la liberté que la présence du danger intimide, qui caressent un maître dès qu’il se présente en vainqueur, ou qui préfèrent à une belle mort la plus honteuse servitude. Par un premier décret du 7 septembre 1793, vous déclarâtes traîtres à la Patrie et vous mîtes hors la loi tout Français qui aurait accepté des fonctions publiques dans les parties de la France envahies par les despotes coalisés ; par un second décret du 17 du même mois, vous rendîtes ces dispositions communes à tout Français employé à un service public, ou jouissant de quelque bienfait national, qui, après l’invasion du lieu de sa résidence ou de l’exercice de ses fonctions, ne serait pas rentré aussitôt dans le territoire non envahi; un troisième décret du 26 frimaire dénombra les autorités constituées comprises dans la rigueur des précédents, traça un mode d’exécution qui atteignait les personnes et les biens, et détermina la manière dont les coupables devaient être jugés. Cette marche ferme et rapide annonçait la sainte colère dont vous enflammait la présence des satellites de la tyrannie ; elle annonçait votre indignation contre les déserteurs de la cause de l’égalité, et votre solbcitude sur la contagion de l’exemple ; mais un nouvel ordre des choses est prêt à éclore. Le génie de la liberté ouvre la campagne, et sous ses auspices, les champs de la Belgique se couvrent de lauriers que moissonnent nos valeureux républicains, Fleurus surtout est le théâtre de leur gloire ; l’ennemi fuit épouvanté ; nos places sont reprises, nos frontières redeviennent libres, et des chants de victoire succèdent partout aux accents de la douleur ou au silence de la consternation. Pourquoi faut-il qu’au milieu de ces triomphes il y ait des vengeances à exercer ? (105) P.-V., L, 147-148. C 327 (1), pl. 1432, p. 9. Pérès rapporteur selon C*II, 21. Des traîtres ont favorisé les progrès de l’ennemi, des lâches ne s’y sont pas opposés ; mais la différence des temps en va mettre une dans vos dispositions. Vous tempérerez la rigueur des lois précitées, qui auraient dépeuplé une partie intéressante du sol français, et votre main paternelle ne frappera qu’autant que l’exigeront le besoin et le salut de la patrie. C’est dans cet esprit que vous portâtes la loi du 16 fructidor, qui diminue le nombre des personnes mises hors la loi, en ne comprenant dans cette mesures, quelquefois salutaire, toujours terrible, que celles attachées aux armées ou employées à leur suite. Il fallait, pour compléter cette loi bienfaisante, une disposition qui enjoignît aux tribunaux de ne pas confondre la terreur, l’égarement ou la faiblesse, avec des intelligences perfides et des trahisons caractérisées, c’est-à-dire une disposition qui rétablît la question intentionnelle que l’art. XXTV de la loi du 26 frimaire leur avait défendu de poser. Les individus arrêtés avaient d’autant plus lieu de l’espérer, qu’à cette époque le dernier tyran avait payé de sa tête infâme tout le sang dont il avait couvert la France ; que la justice, qui n’était armée sous son règne que d’un glaive exterminateur, avait repris ses poids et ses balances, et qu’une loi formelle du 23 fructidor avait enjoint au Tribunal révolutionnaire d’employer cette formule protectrice dans tous ses jugements. Avec la Convention nationale rendue à elle-même on ne soupire pas longtemps après un acte de justice, et tout le bien qu’on lui indique, elle s’empresse de le faire. Aussi des bénédictions universelles accompagnent ses travaux, et le succès le plus glorieux en marquera le terme. Vous consacrâtes donc, le 14 vendémiaire, ce principe de tous les temps et de tous les lieux : « qu’il n’y a point de crime là où il n’y a point eu intention de la commettre », et vous décrétâtes, comme une conséquence nécessaire, comme une émanation forcée de ce principe éternel, qu’à l’avenir, dans toutes les affaires soumises à des jurés de jugement, les présidents des tribunaux criminels seraient tenus de poser la question relative à l’intention, et les jurés d’y prononcer par une déclaration formelle et distincte, à peine de nullité. Les tribunaux chargés, par la loi du 26 frimaire, de juger les suspects dont je parle, devaient voir que celle du 14 vendémiaire la révoquait dans cette partie par les termes généraux dans lesquels elle est conçue ; qu’il suffisait que les prévenus, même ceux mis hors la loi, eussent le droit de porter leurs réclamations devant un jury de jugements, comme le leur assure l’article XXI de ladite loi du 26 frimaire, pour que la question intentionnelle dût être posée à leur égard. Cependant ils ont eu des doutes, et ces doutes ses sont accrus, notamment au tribunal criminel du département du Nord, depuis qu’en exécution du décret du 19 vendémiaire il y a été créée une seconde section chargée d’expédier ces sortes d’affaires. Tel est le premier objet de son référé du 29 brumaire dernier. Il en est un second qui mériterait également toute votre attention. 268 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE L’accusateur public vous observe que, parmi les individus qui attendent leur jugement, il s’en trouve un grand nombre prévenus de faits qui sont hors des attributions données par les diverses lois au tribunal auprès duquel il exerce son ministère. Tels sont ceux d’avoir, pendant l’invasion de l’ennemi, porté un signe de révolte, comme un ruban noir au bras, une cocarde noire, une croix de Saint-Louis, d’avoir repris des costumes religieux, des fonctions curiales perdues par le refus du serment ; de s’être réjoui publiquement de l’arrivée des émigrés; d’avoir déchiré des écharpes au trois couleurs ou abattu des arbres de la liberté. Faudra-t-il amener à grands frais à Paris une horde de semblables contre-révolutionnaires ? Votre comité ne l’a pas pensé, soit à raison de la difficulté et même du danger qu’il y aurait dans le déplacement et le transport; soit parce que ces crimes entrent naturellement dans la compétence qu’il a été dans votre intention d’accorder à ce tribunal, et sans laquelle il serait sans cesse arrêté ou entravé dans ses opérations; soit enfin parce que le tribunal récemment formé par nos collègues Berlier et Lacoste est composé d’hommes fermes, éclairés, énergiques et justes, et qu’il mérite conséquemment la confiance nationale, qu’il ne tardera pas à justifier. Le comité vous proposera donc de donner à ce tribunal toute la latitude de pouvoirs dont il a besoin pour remplir complètement la tâche qui lui a été imposée. À l’égard de la question soumise par ce même tribunal, s’il doit peser l’intention des prévenus, et si la loi du 14 vendémiaire a suffisamment abrogé celle du 26 frimaire, qui le lui défendait, vous la renvoyâtes, par décret du jour d’hier, à votre comité, avec pouvoir d’y statuer définitivement. Le comité de Législation, animé de vos principes, qui sont ceux de l’humanité et de la justice combinées avec ce qu’exige la vigueur du gouvernement révolutionnaire, a été unanime sur l’affirmative, mais il a pensé en même temps qu’elle ne devait pas être résolue par un simple arrêté ; qu’elle était assez importante par sa nature, son objet et les conséquences de sa solution, quelle qu’elle soit, pour que la Convention nationale doive prononcer elle-même. Il a pensé qu’il était d’autant plus nécessaire d’y mettre de la publicité et de la solennité que d’autres tribunaux criminels des départements frontières, moins scrupuleux peut-être que celui du Nord, exécutent encore à la lettre la loi du 26 frimaire et compromettent ainsi la vie des citoyens. Le comité de Législation le déclare donc, et la Convention nationale doit le proclamer, point de crime, point de délit, de quelque genre qu’il soit, s’il n’est accompagné de la volonté de le commettre. Juger un prévenu sans en apprécier l’intention, c’est blesser les premiers éléments de la raison et de la morale ; l’envoyer à la mort sans s’assurer par le préalable qu’il l’a méritée, c’est un attentat à la vie des citoyens, c’est un meurtre judiciaire. Eh ! si nous jugions de l’intention par l’événement, si nous nous accoutumions à voir des crimes dans toutes les actions nuisibles à la société, ne retomberions-nous pas sous la tyrannie exécrable d’où nous sortons? Et, par une décadence successive, ne serions-nous pas bientôt aussi barbares que nos ancêtres, qui faisaient des procès en forme à des animaux malfaisants ? Ne serions-nous pas aussi stupides que ce peuple de l’Antiqmté qui punissaient des statues dont la chute écrasait quelque citoyen? Oui, royalistes déguisés, contre-révolutionnaire hypocrites, qui avez tenu en présence de l’ennemi une conduite équivoque, afin de pouvoir l’interpréter à votre avantage, en cas où l’événement trompât vos espérances ; oui, vous serez jugés d’après l’intention, et vous serez frappés aussi impitoyablement par la loi que ces partisans effrénés du despotisme, qui en ont ouvertement secondé les efforts, que les prédicateurs fougueux de la monarchie, qui voient en elle seulement, et dans ses accessoires, la suprême félicité. Mais vous serez aussi jugés d’après l’intention, vous, honnêtes habitants des campagnes, vous, paisibles et laborieux cultivateurs que l’erreur ou le désir de la conservation de vous-mêmes peut avoir engagés dans des démarches imprudentes, mais en qui ne s’est jamais éteint ni le feu sacré de la liberté, ni le sentiment de l’amour de la patrie. Votre charrue oisive appelle vos bras nerveux; vos champs incultes, images des fureurs de la guerre, attendent que vous leur rendiez la fécondité. Du sein de leurs chaumières à demi embrasées par un ennemi féroce, vos mères, vos femmes et vos enfants ouvrent leurs bras pour y recevoir des fils, des pères et des époux dont la privation les afflige plus sensiblement que la misère qui les environne. Non, le jour n’est pas éloigné où vous serez rendus à la tendresse, au travail, à l’industrie, à toutes les vertus domestiques et sociales. En attendant, tressaillez de joie au fond de vos cachots, en apprenant que la Convention nationale a réformé la loi du 26 frimaire, et qu’elle vous fournit tous les moyens de faire éclater votre innocence; bénissez-la sans cesse, car sans cesse elle s’occupe du bonheur du peuple, qui lui en a remis le soin. Grande dans la prospérité, plus grande dans les revers, toujours la justice la précède, et l’humanité la suit. En butte à toutes les tempêtes, elle les conjure par son courage ; environnée de mille écueils, elle les évite par sa prudence. Français, votre confiance en elle ne sera point trompée ; malgré les vents déchaînés des passions et des partis, elle amènera le vaisseau de l’État au port de la félicité publique (106). Le rapporteur termine par un projet de décret qui est adopté en ces termes : «La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son comité de Législation sur le référé de la seconde section du tribunal criminel du département du Nord, du 29 brumaire dernier, dans lequel elle demande si la question intentionnelle doit être posée dans les affaires dont la connaissance spéciale lui est attribuée par le décret du 19 vendémiaire, ainsi (106) Moniteur, XXII, 616-618. Bull. 7 frim. ; Ann. Patr., n° 696 ; C. Eg., n° 831 ; J. Fr., n° 793 ; Gazette Fr. , n° 1060 ; M. U., n° 1357 ; J. Univ., n° 1829 ; Mess. Soir, n° 832 ; J. Perlet, n° 795.