(Assemblée nationale.] M. de Broglle, au nom du comité des rapports. Vous vous rappelez, sans doute, que le 24 avril dernier vous ordonnâtes que les pièces relatives à la dénonciation faite par M. de Gouy, au nom de la députation et de la colonie de Saint-Domingue contre M. de La Luzerne, fussent déposées au comité des rapports. Plusieurs délais ont été successivement demandés par M. de Gouy; il les motivait sur la difficulté de mettre en ordre des pièces aussi importantes et aussi multipliées. Enfin, après plusieurs invitations faites par le comité des rapports, vivement pressés par le ministre accusé, MM. les députés de Saint-Domingue se rendirent, le 1er juillet, au comité. M. de Gouy déposa sur le bureau plusieurs portefeuilles qu’il déclara renfermer les pièces de la dénonciation, au nombre d’environ 150. M. le Président instruisit les députés de Saint-Domingue de la demande, faite par M. de La Luzerne, de prendre, soit par lui-même, soit par son conseil, communication des pièces fournies contre lui. M. de Gouy répoudit que cette communication ne pouvait être donnée au ministre de la marine que par extrait, attendu que, parmi les pièces déposées, il se trouvait un assez grand nombre de lettres adressées aux députés de Saint-Domingue parleurs commettants; que ces lettres confidentielles contenaient des articles absolument étrangers à M. de La Luzerne ; qu’il était essentiel que ces articles demeurassent secrets, et particulièrement du ministre de la marine : enfin, que les députés de Saint-Domingue ne pouvaient consentir à une communication intégrale des pièces fournies par eux. M. le président du comité représenta alors qu’en principe comme en justice, la proposition de M. de Gouy était inadmissible; que jamais on n’avait vu produire des pièces par extrait, et que si MM. les députés de Saint-Domingue persistaient, il était beaucoup plus simple qu’ils retirassent, des pièces déposées, les lettres dont il s’agissait ; que les députés seraient toujours à temps, si les circonstances les y forçaient, de produire de nouveau des pièces de cette nature, et que, dans ce moment, il fallait ou les retirer, ou s’attendre que la communication intégrale ne pourrait, en aucune manière, être refusée par le comité des rapports. M. de Gouy, en se retirant avec ses collègues, dit qu’il viendrait le lendemain faire, avec le secrétaire-commis du comité, l’inventaire de toutes les pièces déposées, et qu’il demandait, au nom de la députation, que la communication n’en pût être donnée à M. de La Luzerne qu’en présence des députés de Saint-Domingue. Le 25 du mois dernier, le comité reçut de M. de La Luzerne une lettre très pressante, pour demander à être enfin admis à prendre connaissance des pièces relatives à la dénonciation. L’inventaire de ces pièces n’était pas encore achevé; il fallait accord* r à MM. les députés de Saint-Domingue un nouveau delai. Enfin, le président du comité des rapports indiqua à M. de La Luzerne, ainsi qu’à la députation de Saint-Domingue, le jour de mercredi 4 de ce mois, à neuf heures du matin. En conséquence, M. de Bonnières, représentant de M. de La Luzerne, se rendit au comité, le mercredi 4, a neuf heures du matin, et y attendit MM. les députés de Saint-Domingue et notamment M. de Gouy, jusqu’à plus de midi. Ce dernier arrivé, exposa de nouveau que les pièces ne pouvaient être communiquées que par extrait. M. de Bonnières établit : 1° Qu’y ayant un inventaire de fait, et les pièces étant déposées au secrétariat du comité [6 août 1790.] des rapports, qu’on pouvait considérer comme un véritable greffe, ce droit était acquis à M. de La Luzerne accusé, d’avoir communication intégrale et copie de toutes les pièces ; 2° Que des expéditions par extraits étaient illégales, et que l’offre même faite en dernier lieu, par les députés de Saint-Domingue, de laisser lire toutes les pièces, dans leur intégrité, soit à M. de La Luzerne, soit à son commis, en présence de ses dénonciateurs, et à la charge de ne prendre copie que des articles qui, au dire de M. de Gouy, ne concernaient pas le ministre, que cette offre était inadmissible en droit comme en principe, et même en convenance. La réplique de M. de Gouy n’avait été qu’une répétition de ses premières propositions ; M. le président lui rappela que l’avis du comité avait toujours été conforme à la demande de M. de Bonnières ; que l’inventaire des pièces étant arrêté, elles appartenaient à M. de La Luzerne autant qu’à ses dénonciateurs, et que la communication allait être donnée sans retard à M. de Bonnières. Cette décision de M. le président ayant excité, delà part de M. de Gouy et de ses collègues, des réclamations vives, le comité a remis la communication au vendredi 6 de ce mois, afin de prendre les ordres de l’Assemblée; il m’a chargé de vous présenter le projet de décret suivant : « L’Assemblée nationale, après avoir entendu son comité des rapports, ordonne que la communication intégrale de toutes les pièces contenues dans l’inventaire fourni par les députés de Saint-Domingue sera donnée à M. de La Luzerne ou à son commis, même en l’absence des députés de Saint-Domingue, et que copies en forme lui en seront délivrées (1). » (Ge décret est adopté à l’unanimité.) M. le Président fait part à l’Assemblée que M. de La Tour-du-Pin, ministre de la guerre, lui a écrit pour lui annoncer qu’il était chargé de porter aujourd’hui à l’Assemblée un message du roi, et pour demander à quelle heure l’Assemblée voudrait le recevoir. M. le Président est autorisé à répondre au ministre qu’il sera admis à deux heures. M. le Président. L’ordre du jour est un rapport sur l'abolition du droit d’aubaine. M. Barrère de'Vienz&c, rapporteur du comité des domaines (2). Messieurs, le droit d’aubaine, existant dans les plus anciennes républiques, prit son origine dans un temps où il n’y avait ni communication, ni commerce des peuples avec leurs voisins. La philosophie n’avait pas encore révélé à l’espèce humaine cette grande maxime que la liberté proclame: Les hommes formentuue même famille répandue sur la surface de la terre... Des lois barbares, sous le nom de droit civil, avaient insulté chez tous les peuples au droit naturel et au droit des gens. C’est au temps des Yisigoths, dit Montesquieu, que s’établirent les droits insensés d’aubaine et de naufrage; les hommes pensèrent que les étrangers ne leur étant unis par aucune communication du droit civil, ils ne leur devaient, d’un côte, (1) Voyez aux annexes de la séance la lettre des députés de Saint-Domingue à leurs commettants. (2) Nous empruntons ce rapport au Journal le Point - du-Jour, tome Xll, page 457. Le Moniteur ne donne qu’un sommaire de ce document. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 août 1790.] aucune sorte de justice, et, de l’autre, aucune sorte de pitié. Dans les bornes étroites où se trouvaient ces peuples, tout leur était étranger; dans leur pauvreté, tout était pour eux un objet de richesses, mais les seigneurs féodaux ne tardèrent pas à s'en emparer, lorsqu’il ne restait d’autre loi que la force. L’étranger qui mourait sur la terre d’un baron sans avoir ordonné, par testament, qu’il lui fût payé une certaine somme, ne pouvait disposer d’aucuns meubles ; ils étaient saisis au profit du baron. Quelquefois, même, tous ses biens étaient confisqués, s’il n’avait point d’enfant; et, s’il en avait, on se contentait d’en prendre la moitié. Cet usage féodal, aussi contraire à l’humanité qu’au droit des gens, disparut quand les rois reprirent quelque autorité; et les sages établissements de saint Louis portent que les étrangers ne pourront se faire d’autre seigneur que le roi. Dès lors, le droit d’aubaine fut regardé comme domanial et incommunicable. La législation vint légitimer ce qui n’avait été, chez les anciens, qu’une preuve d’ignorance; chez les seigneurs féodaux, qu’un acte d’usurpation; et chez nous, qu’une police fiscale qui a subi depuis quelques vicissitudes et quelques adoucissements à la voix du commerce, des sciences et des arts. Voici les principes observés jusqu’à ce moment en cette matière : Tout étranger est capable, dans un royaume, du droit des gens; il peut librement vendre, échanger et, en général, passer toutes sortes de contrats que ce droit autorise; il peut donner et recevoir entre-vifs, mais il ne peut recevoir ni disposer par testament, ni pour cause de mort. Il vit libre , mais il meurt serf : telle est la maxime atroce que les représentants d’un peuple libre doivent s’empresser d’effacer de ses lois. La France doit ouvrir aujourd’hui son sein à tous les peuples de la terre. Quels motifs pourraient s’y opposer, la politique? mais ce droit a paru si barbare etcontraire même aux intérêts de l’Etat, que nos anciennes lois en ont adouci ou suspendu l’exercice. Que l’étranger vienne donc chercher en France une patrie; qu’il puisse y séjourner, sans crainte de voir des héritiers légitimes, frustrés d’un bien qui doit naturellement lour appartenir ; qu’il y jouisse de la liberté pendant sa vie, et ses enfants de sa bienfaisance après sa mort. Déjà vos décrets ont changé les lois et les formes de la naturalisation . Epouser une Française, acquérir des immeubles, former un établissement de commerce et habiter cinq ans le royaume, c’est acquérir les droits de citoyen actif : que devient le droit d’aubaine devant le décret constitutionnel? Les étrangers étaient incapables de posséder des offices et des bénéfices ; mais, aujourd’hui, il n’en existe plus. Il n’y a que des fonctions publiques données par la voie de l’élection; tout citoyen français ou devenu français peut être élu; vous avez donc aboli 1 v droit d’aubaine, sous le rapport de la législation. Qua ut à ce que ce droit rend à la fiscalité, le calcul en est simple. Le droit d’aubaine produit annuellement environ quarante mille livres, en comprenant le droit de détraction ; et nous courrions après ce mince produit, tandis que, d’un autre côté, la vente des biens nationaux peut donner à la France des acquéreurs opulents, etdes propriétaires nouveaux qui augmenteront la masse des richesses publiques, en rassurant nos tributs, qui augmenteront notre industrie, animeront notre agriculture, notre 629 commerce et finiront par adopter la France libre comme leur patrie. Mais que pouvez-vous attendre de l'étranger tant qu’il verra dans vos lois cette menace barbare de voir enlever à sa mort, ses richesses, ses propriétés, à sa postérité chérie, et la honte de vivre comme esclaves incapables d’une partie des actes de la société civile ? Quel contraste dans nos mœurs! Attiré par la douceur du climat, par de belles possessions territoriales à acquérir, par la position favorable d’un commerce de terre et de mer, les bienfaits de la Constitution et l’influence de la liberté, l’étranger vient en France avec sa fortune, le citoyen l’accueille, la loi le prolège tant qu’il existe; vient-il à mourir, une sorte d’exhédération sociale frappe sa mémoire; une avide confiscation frappe tous ses biens; sa volonté dernière est anéantie; il n’emporte pas même en mourant l’espérance que ceux qui ont fermé sa paupière soient récompensés. M. Barrère termine en donnant lecture d’un projet de décret. M. Andrien. Il faut mettre des bornes à la loi proposée, car, sans cela, les étrangers accourront en foule pour acquérir, dans notre patrie, des biens nationaux dont ils consommeront les revenus dans la leur, en sorte que la nation française se trouvera ainsi frustrée de l’avantage qu’elle attend de la vente de ces biens. Je vote pour la destruction du droit d’aubaine, mais je demande en même temps qu’on n’accorde aux étrangers la faculté de disposer par testament de leurs propriétés en France que lorsqu’ils seront devenus citoyens de l’empire. M. SLanjuinais. Je ne crois pas qu’aucune considération puisse retarder le salutaire et désiré décret dont vous venez d’entendre la lecture. On sera toujours à temps de faire une loi sur les réserves formulées par le préopinant, si l’on s’aperçoit qu’elle est nécessaire. M. Bouche. Le décret est humain, il est conforme aux principes de la justice. En le rendant, l’Assemblée nationale réalisera la prédiction de l’immortel auteur de l’histoire philosophique et politique. Heureuse la nation qui , la première , donnera l’exemple de la destruction du droit d’aubaine ! Je voudrais que l’on ajoutât que l’Assemblée invite toutes les nations ..... (Des murmures considérables interrompent l’orateur qui n’achève pas sa phrase.) M. le Président met aux voix le projet de décret. Il est adopté, à l’unanimité, dans les termes suivants : « L’Assemblée nationale, après avoir entendu son comité des domaines, « Considérant que le droit d’aubaine est contraire aux principes de fraternité qui doivent lier tous les hommes, quel que soit leur pays et leur gouvernement ; que ce droit, établi dans des temps barbares, doit être proscrit chez un peuple qui a fondé sa Constitution sur les droits de l’Homme et du Citoyen , et que la France libre doit ouvrir sou sein à tous les peuples de la terre, en les in-viiant à jouir, sous un gouvernement libre, des droits sacrés et inaliénables de l’humanité ; « A décrété et décrète ce qui suit : « 1° Le droit d’aubaine et celui de détraction sont abolis pour toujours;