632 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 février 1790.] Les cent millions qui composent le fonds des actions ne peuvent donc être comptés presque pour rien dans les moyens de liquidation de la Caisse d’escompte: ces moyens, dans cempment, se réduisent uniquement à son portefeuille, et vos commissaires vous ont très sagement exposé qu’on ne pourrait le réaliser brusquement, sans une commotion qui entraînerait la ruine de toutes les maisons de commerce de la capitale. Ils vous ont ajouté qu’en supposant même que cette réalisation fût possible, elle ne mettrait pas un seul écu dans la circulation, puisque la totalité des rentrées s’effectuerait nécessairement en billets de caisse et non en espèces. Les moyens de liquidation qui vous sont proposés sont donc illusoires, et vous pouvez regarder comme certain que cette liquidation est absolument impossible dans ce moment autrement qu’en papier : mais alors ce serait substituer un papier à un autre, il n’en résulterait aucun des avantages qu’on vous promet relativement à la circulation des espèces. Vous ne pouvez, Messieurs, avoir aucun motif de défiance sur ce que nous avons l'honneur de vous assurer, relativement à la difficulté de la liquidation. Les actionnaires sont trop intéressés à ce qu’elle s’opère, pour ne pas s’empresser de vous en présenter les moyens, s’il en existait ; car la valeur de leur action leur rentrerait alors sur le pied de 4,000 livres, tandis qu’elle est maintenant au-dessous de 3,500, au cours de la place : ils y trouveraient donc un bénéfice de 500 livres. De plus, ils seraient affranchis des sacrifices qu’ils sont obligés de faire journellement pour se procurer du numéraire à l’étranger, et ils seraient débarrassés d’un effet qui ne produit pas beaucoup au-delà de 5 0/0, à en juger par les derniers dividendes. Enfin, on vous a parlé de l’obligation où est la Caisse d’escompte de reprendre ses paiements à bureau ouvert, et de se procurer des espèces pour satisfaire à ses paiements. Mais pense-t-on que l’administration de la Caisse d’escompte néglige un seul des moyens possibles de parvenir à cet heureux but? Tout ce qu’elle a pu faire pour se procurer du numéraire, elle l’a fait. Elle a extrait tout ce qu’il a été possible de piastres et de matières d’or et d’argent de l’Espagne et de la Hollande ; elle n’a pas à se reprocher d’avoir négligé les moyens même les plus minutieux. Daignez interroger vos commissaires; daignez leur prescrire des vérifications encore plus étendues ; l’administration de la Caisse d’escompte ne craint pas qu’on lui reproche d’être restée au-dessous de ce qu’elle pouvait faire, en tout ce qui a dépendu d’elle : elle ne peut qu’attendre le reste du rétablissement des affaires, et du retour de la confiance. Que ces hommes sont cruels qui ne voient jamais dans leurs concitoyens que des coupables ou des hommes froids pour le bien public; qui ne tiennent aucun compte du patriotisme et du zèle; qui ne croient ni au désintéressement ni à la vertu; qui, à la difficulté des circonstances, joignent les embarras que continuellement ils font naître ! Quelle jouissance peuvent-ils donc trouver dans le tableau des malheurs publics, et dans celui d’un ministre cher à la nation, dont ils voient les jours se consumer dans l’amertume et dans la douleur ! Quel peut être le but de leurs déclamations, dans un moment surtout où tous les pouvoirs, toutes les volontés se réunissent pour concourir à l’intérêt commun ; où les représentants de la nation et le monarque ne sont plus dirigés que par un même esprit; où la tendance à l’ordre, à la tranquillité, au bonheur de tous, forme Je véritable caractère auquel on reconnaît les bons citoyens! Ne voient-ils pas que le dernier espoir des ennemis du bien public est dans le désordre des finances et qu’augmenter ces désordres, c’est en quelque façon conspirer avec eux? Pardonnez ces plaintes que nous arrache une juste douleur. Pourrions -nous ne pas être profondément affligés, quand on cherche à nous faire perdre la confiance de nos concitoyens, la vôtre, Messieurs, cette confiance que nous nous sommes efforcés de mériter par de si pénibles efforts ? Peut-être, nous oserons vous le dire, est-ce un malheur pour la chose publique, que la question qui vous occupe ait été élevée dans votre Assemblée : mais puisqu’enfin la Caisse d’escompte a excité votre sollicitude, puisque vous avez cru devoir vous livrer à la discussion de la plus épineuse de toutes les questions d’économie politique, d’une question qui tient essentiellement au système général des finances de ce moment; ne l’abandonnez pas, nous vous en conjurons, jusqu à ce que vous ayez éclairci tous vos doutes, que vous ayez approfondi jusqu’au moindre de vos soupçons. Nous ne cesserons de vous le répéter, nous ne désirons que la lumière : vous comblerez donc tous nos vœux et ceux des actionnaires, si vous pouvez obtenir de l’Assemblée nationale, ce que nous lui avons déjà demandé deux fois avec instance ; c’est de nous nommer des commissaires pris dans son sein, qui inspecteraient habituellement les opérations de l’établissement qui nous est confié. De si respectables garants ne laisseraient plus aucune prise à la méfiance et à la calomnie et nous marcherions avec plus de tranquillité vers la régénération qui nous est promise. Nous nous bornerons à cette demande parce qu’elle paraît les renfermer toutes. Lorsqu'en effet, aux forces naturelles de l’établissement s’ajouteront celles qui résulteront de la réunion des commissaires de l’Assemblée nationale, il n’est rien qu’on ne puisse entreprendre de réformer, rien qu’on ne puisse entreprendre de perfectionner. Nous nous référons au surplus, Messieurs, aux offres que nous avons faites à vos commissaires pour la distribution des sommes en espèces qui seront versées journellement dans le public. 3e ANNEXE à la séance de l’Assemblée nationale du 17 février 1790. Opinion de 11. de Bouville (1), député du bailliage de Caux, sur la motion de M. de Gaza-lès ainsi conçue : L’ Assemblée nationale doit-elle décréter que les départements , aussitôt qu’ils seront assemblés , nommeront de nouveaux députés (2) ? Messieurs, lorsque l’on a jeté de la défaveur sur ùne proposition dictée par le patriotisme, il (1) Ce document n'a pas été inséré au Moniteur. (2) Je fais imprimer une opinion que je n’ai point prononcée, et sur une question décidée par l’Assemblée nationale ; mais la motion que j’y défends a été tellement dénaturée dans tous les journaux, ,on y annonce des intentions si suspectes de la part de ceux qui l’ont Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (17 février 1790.] 633 devient plus difficile de l’appuyer qu’il ne l’a été de la combattre. C’est donc moins pour défendre la motion de M. de Cazalès, car son sort parait déjà décidé, que je prends la parole, que pour développer les motifs et de celui qui l’a faite et de ceux qui la soutiennent. A voir l’espèce d’enthousiasme avec lequel plusieurs députés se sont empressés de renouveler le serment déjà prêté de ne point se séparer que la constitution ne soit terminée, il semble que l’on ait cru que l’intention de l’auteur de la motion ait été d’engager l’Assemblée à interrom-soutenue, qu’il ne peut pas être sans intérêt de faire connaître combien leurs véritables motifs étaient opposés à ceux que l’on a voulu si gratuitement leur supposer. D’ailleurs, le respect que j’ai pour les décisions de l’Assemblée nationale ne peut pas m’empêcher de rappeler des principes sur lesquels, sans doute, elle n’a pas voulu prononcer. M. de Cazalès fit, dans la séance du 17 février, une motion qui avait pour objet d’engager l’Assemblée nationale à décréter : 1° qu’aussitôt que les départements seraient assemblés, ils nommeraient de nouveaux députés pour former la première législature constitutionnelle ; 2° qu’aucun député à l’Assemblée nationale actuelle ne pourrait être réélu ; 3° que la prochaine Assemblée ne pourrait point être convoquée à une [distance de Paris moindre de trente lieues. Le simple énoncé de cette proposition excita une grande rumeur dans une partie de l’Assemblée, et le développement qui en fut fait sur le champ ne fut pas plus heureux ; soit que les motifs de la motion eussent été mal saisis, soit qu’elle n’eût pas été suffisamment développée, plusieurs voix s’élevèrent pour la traiter d’insidieuse, dangereuse, contraire au serment & prêter par les députés. Cette opinion n’était cependant pas générale, plusieurs députés, et je fus du nombre, demandèrent la parole pour appuyer la motion, mais la discussion futdéfendue,etlamajorité de l’ Assemblée s’accordant à vouloir jeter un voile religieux sur ces questions délicates, repoussa toujours, par des signes d'imbrobation, ceux qui se présentaient à la tribune pour les développer, enfin la question préalable fut proposée, et il fut décrété qu’il n’y avait pas lieu à délibérer. Des trois articles de cette motion, le second, ne pouvait être regardé que comme prématuré : car il faudra bien que l’on décide, en général, si les membres d’une législature pourront être réélus par la législature suivante, et en thèse particulière, si ceux qui ont fait la constitution de l’Assemblée nationale actuelle, pourront être envoyés pour la juger dans la prochaine législature. Le troisième pourrait être difficile à traiter dans une salle ou tous ceux qui nous entendent attachent une grande importance à conserver l’Assemblée nationale à Paris, et se permettent d’ailleurs d’exercer, sur les représentants de la nation, une sorte de juridiction par des signes énergiques d’approbation ou d’improbation qu’il est permis de ne pas regarder comme l’expression de l’opinion publique, mais qu’il est souvent difficile de braver avec une faible voix. Il faudra cependant que celtequestion soit traitée un jour et décidée constitutionnellement, au risque des murmures, ou même des applaudissements des tribunes. Mais la question véritablement importante parmi celles que présentait M. de Cazalès, la seule que j’aie traitée, celte qu’il me paraissait vraiment utile de décider sur-le-champ, était celle de l’élection d’une nouvelle législature à fairepar les départements lorsqu’ils seraient assemblés. A cela tient une des plus importantes questions de droit public, celle de savoir quels sont les rapports de l’Assemblée nationale avec la nation, quelles sont les bornes du pouvoir de l’une au moins dans leur durée, quels sont les droits que l’autre conserve, malgré la délégation qu’elle a faite de ses pouvoirs. Enfin la position actuelle de la France ne me laissait pas douter qu’il ne fût urgent d’examiner ce que les circonstances peuvent nous permettre ou nous commander. L’Assemblée nationale en a décidé autrement ; mais cette question est encore de celtes qu’il faudra bien discuter, et qu’un voile religieux ne peut pas couvrir longtemps. pre le cours de ses travaux, et à abandonner i’ouvrage qu’elle a commencé. Mais en cela, on s’est trompé sur ses paroles, et je crois également sur son intention. En effet, il ne dit pas, etje suis loin de comprendre dans ce sens la proposition qui vous est soumise, il ne dit pas que l’Assemblée nationale convoquera sur-le-champ les départements qui nommeront de nouveaux députés ; il demande que l’Assemblée nationale déclare que ses pouvoirs cesseront aussitôt que la nation sera assemblée, et pourra juger le résultat de ses travaux ; il demande que la nation soit mise en possession des nouveaux droits que la constitution lui assure, aussitôt que, étant régulièrement assemblée, elle pourra les exercer; il demande et dans ce sens, j’appuie de toutes mes forces la motion qu’il a faite, il demande que nous annoncions un terme à l’existence de cette Assemblée et que la nation puisse enfin prévoir l’époque où le monstrueux pouvoir dont nous sommes revêtus sera réparti dans la constitution, line s’agit donc pas de savoir si la constitution sera terminée ou ne le sera pas, si vous achèverez ou non votre ouvrage; mais si vous annoncerez à la nation l’époque où vous commencerez à la faire jouir de la constitution que vous avez organisée pour elle. Car, nous ne devons pas nous le dissimuler, tant que l’Assemblée nationale existera, la constitution ne sera que dans nos décrets, et les effets qu’elle doit produire n’existeront qu’en espérance. Quelle place, en effet, peut trouver dans la constitution une Assemblée qui est supérieure à la constitution elle-même ? Si la constitution est la distribution des pouvoirs qui doivent s’exercer dans l’Etat, et dont l’ensemble lorsqu’il est heureusement combiné, doit produire un ordre constant, elle ne peut exister avec une Assemblée dont le premier principe est de réunir tous les pouvoirs. Tant que vous pourrez faire des lois sans la sanction du Roi, le pouvoir législatif constituant existera, mais le pouvoir législatif constitutionnel n’existera point ou sera confondu avec le premier. Tant que vous pourrez, par les seuls actes de votre volonté, qui bientôt deviennent des lois, déplacer les juges, les suspendre de leurs fonctions, prononcer sur les manières dont ils les remplissent, transporter le droit de juger d’un tribunal à un autre, casser des procédures, juger vous-mêmes si vous le voulez, le pouvoir judiciaire sera sans considération et sans force; tant qu’il s’élèvera au-dessus de l’autorité royale une autorité supérieure à elle, qui remplira une partie de ses fonctions, à laquelle on aura recours de toutes les parties du royaume plutôt qu’au dépositaire du pouvoir exécutif suprême, le pouvoir exécutif n'existera point, ou sera sans vigueur ; et sans pouvoir législatif constitutionnellement établi, sans pouvoir judiciaire, sans pouvoir exécutif, comment pourrait-on trouver autre chose qu’une constitution eu espérance et des lois en spéculation ? Si la constitution était en activité, le corps législatif n’aurait pas eu à prononcer sur l’affaire du procureur du roi de Falaise, des parlements de Metz, de Rennes et de Rouen, de l’insurrection de Toulon, du prévôt de Marseille, de la municipalité de Saint-Jeun-d'Angely, et sur tant d’autres affaires particulières; il ne renfermerait pas dans son sein un comité des rapports, un comité des recherches, un comité des lettres de cachet. Les juges qui doivent dénoncer, instruire et punir; le pouvoir qui doit exécuter les lois et les maintenir, connaîtraient leurs devoirs et pourraient [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 février 1790.] 634 s’acquitter de leurs fonctions : on ne verrait pas une seule Assemblée uniquement chargée de pourvoir à tout, de lever tous les obstacles, de vaincre toutes les difficultés, de prévoir tous les dangers, de suppléer enfin à l’impuissance ou à l’anéantissement de tous les autres pouvoirs. Il y aurait des tribunaux, une police, une autorité royale, une force publique active ; les désordres seraient prévenus, les crimes seraient punis, ou ne se commettraient plus, enfin on jouirait des effets d’une constitution, de l’ordre et de l’harmonie, au lieu du désordre et de l’anarchie. Et que l’on ne croie pas que je veuille accuser l’Assemblée nationale d’imprévoyance ou de faiblesse; je ne cite que des faits; je me hâte de protester que l’on ne doit accuser personne de leurs résultats, puisqu’ils sont dans la nature des choses; l’heureux effet d’une constitution est de tout soumettre à une loi préexistante : chacun sachant l’étendue de ses devoirs, ou les bornes de son pouvoir, chacun connaissant à qui il doit obéir, et jusqu’à quel point il doit commander, il en résulte une marche réglée et uniforme, qui ne peut être interrompue que par les vices de la chose, et alors on les réforme, ou par les délits des personnes, et alors on les punit; mais ce n’est plus la même chose, lorsqu’un pouvoir supérieur à tous les pouvoirs et qui n’est point celui de la loi écrite les domine par son influence et les absorbe tous; alors la marche est interrompue, on n’a plus de régularité; on n’obéit plus au pouvoir auquel on est soumis, parce qu’on espère ou le détruire ou le ralentir par le pouvoir qui lui est supérieur; on ne commande plus parce que ceux qui pourraient commander sont découragés ou effrayés par l’influence du pouvoir immense qui les domine. Faut-il donc s’étonner si l’on voit les troupes presque anéanties par l’indiscipline des soldats et le découragement de leurs chefs; les tribunaux réduits au silence, ou forcés de s’entourer d’une armée, pour prononcer les sentences qu’on veut leur dicter en les menaçant, les officiers municipaux contraints de dissimuler ou de fuir, l’autorité royale généralement méconnue, et par là toutes les parties de la force publique rendues presque impuissantes et dans quel moment ! Quand l’insurrection se reproduit incessamment dans toutes les parties de l’empire, quand les propriétés sont attaquées, que la vie des citoyens est menacée, que la noblesse est presque généralement poursuivie par le fer et le feu, et n’a pas même de refuge dans sa généreuse résignation; que l’on refuse les impôts; que les revenus de l’Etat sont pillés et l’espérance de la fortune publique détruite; que des gens malintentionnés sèment partout l’erreur et la discorde ; que la terreur est dans toutes les âmes honnêtes, et la révolte dans celle de tous les mauvais citoyens ; lorsqu’enfin il suffirait d’une force active bien dirigée, pour rendre inutiles les efforts de ceux que l’on trompe, et d’une surveillance sévère pour arrêter les projets criminels de ceux qui les égarent. On nous dit souvent dans celte tribune que ce sont là les effets nécessaires d’une révolution. Eh qu’importe leur cause ! Nous ne demandons pas qu’ils n’existent point puisque vous les jugez nécessaires, mais nous demandons qu’ils cessent le plus tôt possible; nous demandons de prévoir le moment où l’on ne regardera plus comme nécessaires ces effets redoutables des circonstances, où la France pourra enfin se reposer dans un état plus tranquille des malheurs de l’anarchie. Nous demandons quand pourra commencer à exister cette constitution, qui, quelle qu’elle soit, nous offrira au moins le remède d’un ordre durable et permanent. Voilà, Messieurs, les circonstances où vous est présentée la motion de M. de Gazalès. S’il était possible de rétablir l’ordre dans l’état actuel, elle pourrait paraître déplacée, mais avec toute la puissance dont vous êtes revêtus, voU9 l’avez essayé en vain. A la nouvelle des malheurs qui vous arrivent tous les jours, vous excitez l’activité du pouvoir exécutif, vous avertissez les tribunaux de leurs devoirs, vous écrivez des adresses de paix, et cependant tous les malheurs se perpétuent, et loin d’être rétablie, la tranquillité s’éloigne encore, et le pouvoir exécutif est sans force, et le pouvoir judiciaire sans activité, et le peuple, égaré par ceux qui sont intéressés à le tromper, n’écoute point les paroles de paix qui lui sont portées par ses représentants. Il faut donc employer de nouveaux moyens, il faut donc chercher dans un autre ordre de chose la tranquillité que celui-ci ne peut plus nous laisser espérer. 11 faut chercher dans un état permanent ce qu’il est prouvé que nous ne pouvons plus attendre de l’état précaire où nous vivons ; il faut chercher dans la distribution constitutionnelle des pouvoirs l’effet que ne peut point produire leur réunion dans une seule assemblée. Je sais que vous étant prescrit le devoir d’achever la constitution, vous ne pouvez pas abandonner cette entreprise et convoquer sur-le-champ l’Assemblée qui, suivant les principes de la nouvelle constitution, sera dépositaire d’une partie des pouvoirs que vous exercez ; mais au moins, vous pouvez annoncer l’époque où elle sera convoquée ; vous pouvez indiquer le moment où une législature constitutionnelle venant vous succéder, sera réduite aux pouvoirs que vous lui avez assignés ; vous pouvez annoncer celui où les autres pouvoirs reprendront l’énergie que vous leur donnez dans la constitution ; vous pouvez enfin faire prévoir la fin de cette dictature que vous exercez et qui devient impuissante à tant d’égards. Par là, les esprits s’accoutumeront peu à peu aux idées d’ordre, d’autorité et de subordination ; les citoyens se rassureront en voyant au moins dans l’éloignement un tetme à leurs maux; les gens mal intentionnés perdront l’espérance de perpétuer les désordres, l’autorité acquerra plus d’influence et d’énergie par la certitude d'en obtenir bientôt davantage; enfin si l’ordre ne se rétablit point entièrement, au moins les désordres seront moins grands, et ce ne sera pas peu de chose d’en prévoir le terme. A des raisons aussi pressantes qu’oppose-t-on ? On dit que la constitution n’est point terminée, qu’il est impossible de fixer un terme à l’Assemblée nationale actuelle, tant que la mission qui lui a été donnée n’est point remplie ; mais toutes les bases principales en sont posées, et le reste ne peut pas sans doute nous conduire à un terme que nous ne puissions pas prévoir. On dit que vous mettriez des bornes à votre autorité dans un moment où il est essentiel que vous la possédiez dans toute sa plénitude. La raison de cette nécessité, je l’ignore ; mais je sais que, si c’est la trop grande étendue de votre autorité qui diminue l’énergie de la force publique, vous devez, aux dépens même de cette autorité, qui n’est que passagère, redonner à la force publique qui doit être durable celle qui lui manque. On dit qu’il ne suffit pas que vous ayez organisé la constitution, qu’il faut encore que [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 février 1790.] 635 vous la mettiez eu action, que vous en jugiez les mouvements. Mais comment pouvez-vous l’espérer puisque votre existence elle-même est en contradiction avec celle de la constitution ; puisqu’il est impossible que vous y trouviez une place et que, par conséquent, elle puisse se mettre en mouvement tant que votre Assemblée sera en activité. On dit enfin que la révolution n’est point achevée, et que la présence d’une Assemblée toute-puissante est nécessaire pour la consolider: mais la révolution ne sera point achevée tant que l’ordre ne sera point établi. Une révolution tient à l’établissement d’un nouveau régime autant qu’à la destruction de l’ancien. Il est donc encore vrai de dire que l’étal de révolution, c’est-à-dire l’état d’agitation, de trouble et d’inquiétude, qui accompagne un grand changement, durera, malgré tous vos efforts, tant que l’on ne sera point parvenu à cet ordre nouveau dans lequel chaque pouvoir sera à sa place et connaîtra son étendue comme ses bornes, dans lequel l’ordre résultera de l’impossibilité où ils seront d’empiéter l’un sur l’autre : et c’est ce passage violent d’un état à un autre, c’est cette crise d’agitation, d’inquiétude et de malheur que l’on vous demande d’abréger. Ne prolongez pas plus longtemps l’état critique de la France: pensez que tant qu’une révolution dure, l’Etat est menacé, soit par les mouvements violents qui peuvent en résulter, soit par l’épuisement qu’elle occasionne. N’oubliez pas cette grande vérité qu’avant qu’une révolution soit achevée, il est impossible de prévoir où elle pourra s’arrêter ; et si, comme je le crois, vous n’avez pas l’intention de pousser plus loin celle qui nous agite, craignez que, si vous n’y mettiez pas vous-même une borne fixe, elle ne vous emportât plus loin que vous ne le voudriez et avec une rapidité avec laquelle vous ne pourriez pas commander. Posez donc cette borne que l’on ne puisse plus passer ; et en annonçant vous-même le terme où finiront nos pouvoirs, annoncez le moment où il n’y aura plus ni prétexte ni possibilité à la prolonger: annoncez une nouvelle législature ; et tous les esprits se tourneront vers elle, les uns pour y voir l’affermissement de cette constitution, que vous avez établie, les autres pour y voir opérer les réformes qu’ils croient nécessaires, tous pour jouir enfin d’une tranquillité qui est également nécessaire à tous. L’imperfection actuelle de la constitution que vous vous étés promis de terminer est sans doute la plus forte des objections contre la motion qui vous est présentée : mais quand le décret qui fixera un terme à vos pouvoirs n’aurait pas d’autre résultat que de hâter vos travaux sur la constitution, il produirait encore un effet bien utile. C’est moins d’une constitution parfaite que la France a besoin à présent que d’une constitution )romptement faite et qui puisse bientôt s’établir. ja nation la réformera, corrigera ensuite ses débuts : mais il existera un ordre quelconque; et es réformes qui s’opéreront auront au moins sur a constitution l’avantage d’être faites dans le calme et la paix, tandis qu’elle aura été le fruit des troubles et de l’agitation. Mais, d’ailleurs, on vous effraie de tout ce qui nous reste à faire. Il semble que cette constitution soit l’ouvrage de Pénélope, et qu’il soit impossible d’arriver à sa fin. Je souhaite que quelques motifs particuliers ne servent pas en cela à égarer le patriotisme; mais il me semble que si vous n’êtes pas arrivés au but, il vous est au moins très aisé de le prévoir ; il me semble surtout que si vous distinguez soigneusement ce qui tient à la constitution de ce qui appartient à la législation; que si, vous bornant à la constitution, vous ne faites en législation que ce qui y est intimement lié; que, si vous n’avez pas la dangereuse ambition de tout faire et que vous laissiez à vos successeurs le soin de faire ce qui, dans vos principes, ne tient pas essentiellement aux pouvoirs particuliers que vous exercez; il me semble, dis-je, que vos travaux peuvent avoir un terme bien plus rapproché qu’on ne vous le fait croire. Si, en vous retirant, vous deviez laisser la nation sans défenseurs, on aurait raison de vous engager à ne quitter le poste où elle vous a placés que lorsque tout ce qu’il est possible de faire serait terminé: mais de nouveaux représentants viendront vous remplacer ; ils seront comme vous légalement choisis par la nation ; ils seront comme vous chargés d’exprimer son vœu; ils auront les mêmes droits que vous en législation. Que leur manquera-t-il donc pour achever l’ouvrage que vous avez commencé? Enfin, et cette observation est bien essentielle à faire pour ceux qui jugent avec tant de sévérité la motion qui vous est soumise; on ne vous propose rien qui puisse interrompre la constitution, ni vous empêcher d’achever cet important ouvrage; on ne vous propose pas de décider que vos fonctions cesseront dans un mois, dans six semaines, soit que la constitution soit terminée, soit qu’elle ne le soit pas. On vous demande de prononcer qu’elles cesseront quand les départements seront assemblés, c’est-à-dire quand vos commettants, quand la nation, dont vous tenez vos pouvoirs, sera réunie, à l’époque enfin où vous ne pourrez plus les conserver sans empiéter sur les droits de la nation elle-même. On vous demande de hâter, autant qu’il est en vous, ce moment où la nation doit se rassembler pour juger l’usage que vous avez fait de ses pouvoirs ; on vous demande de reconnaître que votre autorité est subordonnée à la sienne et qu’elle aura le droit de mettre un terme à celle que vous exercez en son nom, aussitôt qu’elle pourra exprimer un vœu légal. Je sais que si c’est uu crime de chercher à mettre des bornes à l’autorité dont cette Assemblée est revêtue, l’auteur de la motion est coupable, car elle n’a pas d’autre but. Mais si c’est au nom de la nation, si c’est pour la mettre dans le cas d’exercer ses droits qu’il cherche à poser les limites de votre autorité, il n’est pas sans doute si coupable. Depuis assez longtemps, Messieurs, on vous parle de votre pouvoir et de son immense étendue pour que l’on puisse enfin vous parler de ses bornes et des droits de la nation. Lorsque les pouvoirs des représentants de la nation seront réglés par les lois fixes que la na-tionaura acceptées, lorsque l’étendue de leurs pouvoirs et la durée d e leur mission seront réglées, alors ils seront subordonnés à la constitution et devront compte de tout ce qu’ils pourraient faire au-delà des pouvoirs qu’elle leur donne. Mais lorsqu'ils exercent comme vous des pouvoirs sans bornes ; que la nation n’a point prescrit à la plupart de ses représentants l’époque où ils doivent cesser; que rien dans la constitution ne les avertit encore ni jusqu’où ils peuvent aller, ni où ils doivent s’arrêter, que la nation à laquelle ils ont défendu de s'assembler n’a aucun moyen légal pour exprimer ses intentions: alors il faut dire ou qu’ils peuvent s’éterniser dans la place qui leur est confiée, ou qu’ils doivent eux-mêmes mettre des bornes à la durée de leurs pouvoirs. C’est un grand défaut dans l’organisation de cette Assemblée que les pouvoirs qu’elle exerce ne 636 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 février 1790.] soient pas au moins limités dans leur durée, puisqu’il en résulte pour elle le droit, bien dangereux, de les prolonger à volonté et de se mettre, tant qu’elle le voudra, à la place de la nation, sans que celle-ci puisse réclamer contre une usurpation qui la rendrait esclave. Les décemvirs étaient moins puissants que vous : mais on avait négligé de prescrire des bornes à la durée de leur pouvoir; et par cela seul ils en abusèrent jusqu’au point de le rendre redoutable au peuple lui-même. Iis crurent qu’ils n’auraient jamais de compte à rendre, et il fallut enfin que le peuple les dépouillât avec violence d’une autorité qui, de légitime qu’elle était d’abord, était enfin devenue tyrannique en se prolongeant. Je sais que la nation française n’a point ce danger à craindre d’une Assemblée qui a prouvé son patriotisme ; mais c’est précisément pour cela qu’il vous est plus facile de la tranquilliser entièrement en vous retirant à vous-mêmes cet excès de pouvoir, dont vous ne pouvez pas user, en rendant librement aux droits de la nation un hommage qui ne retranche à votre autorité que ce qu’elle a d’abusif et ce qui pourrait la rendre dangereuse. 11 est sans doute conforme au principe de cette Assemblée de convenir que la nation a le droit d’examiner notre ouvrage, de juger notre conduite : elle ne cherchera sans doute jamais à se soustraire à cette responsabilité, pour laquelle l’opinion publique n’est qu’un organe imparfait et que la nation ne peut réellement exercer que dans des assemblées légales. Mais pour qu’elle puisse exercer ce droit qu’elle s’est éminemment réservé, il faut qu’il arrive un moment où l’autorité de l’Assemblée nationale tombe devant l’autorité de la nation elle-même. Il faut qu’il vienne une époque où les pouvoirs des représentants de la nation cessent et où la nation exerce ses droits. Or, je soutiens que cette époque est nécessairement celle où les départements seront assemblés. Dans un corps politique peu étendu la nation ne serait assemblée que lorsque tous les citoyens seraient réunis. Dans un corps politique comme la France, où ce point de réunion unique est impossible, l’Assemblée de la nation existe lorsque chacune des réunions particulières est formée : ainsi, lorsque tous les départements sont assemblés, la nation est assemblée; et alors le vœu de la nation est supérieur à celui de l’Assemblée nationale et le pouvoir de celle-ci tombe s’il n’est pas confirmé, et passe à d’autres députés, si on lui nomme des successeurs. Et je le demande, si l’Assemblée nationale pouvait prolonger son existence malgré l’assemblée de la nation, quel pouvoir sur la terre pourrait la dépouiller de ses pouvoirs ? Quel nouveau pouvoir pourrait l’engager à y renoncer? Gomment pourrait s’exercer cette responsabilité sans laquelle son autorité pourrait devenir et deviendrait nécessairement une autorité tyrannique ? Mais si tels sont les droits” essentiels de la nation, il est dans la nature <}es circonstances qu’elle ne puisse pas les exercer sans votre intervention. Suivant les principes que vous avez posés, non-seulement les départements ne peuvent pas s’assembler sans votre convocation, mais encore chaque département, chaque bailliage est sans autorité, sans juridiction directe sur les représentants qui portent son nom. Ainsi, en les supposant même assemblés, tous les départements isolés auraient beau rappeler leurs députés ou leur donner des successeurs ; ce vœu national n’étant exprimé qu’isolément serait sans'force, et chacun des députés représentant la nation tout entière méconnaîtrait les ordres d’une partie quelconque de ses commettants. Ainsi la nation, éminemment supérieure à cette Assemblée, n’aurait, d’après les principes adoptés, aucun moyen possible pour exprimer ses volontés et pour mettre des bornes à la durée des pouvoirs oui s’exercent en son nom. Ce n’est pas, sans doute, un des moindres défauts de l’organisation de cette Assemblée qu’exerçant un pouvoir indéfini dans son étendue, elle puisse le conserver sans bornes dans sa durée, que la constitution n’y en puisse pas mettre puisqu’elle est supérieure à la constitution ; que la nation, enfin, qui seule lui est supérieure, ne puisse pas s’assembler sans son consentement ; qu’ainsi il puisse dépendre d’elle de prolonger à volonté ses pouvoirs. 11 n’y a donc que l’Assemblée nationale qui puisse fixer un terme à son existence ; il n’y a qu’elle qui, ayant posé les principes, puisse en faire l’application ; il n’y a qu’elle qui, par la reconnaissance formelle qu’elle fera des droits de la nation, puisse annoncer d’avance qu’elle les exercera aussitôt qu’étant assemblée elle pourra le faire. Et quel autre but a la motion de M. de Gazalès, dont on a si peu saisi les motifs, que d’intéresser à mettre des bornes à votre autorité, votre autorité elle-même, la seule puissance qui puisse le faire ; que de plaider, à votre tribunal la cause de la nation? Vous engager à prononcer que lorsque les départements seront assemblés, ils nommeront de nouveaux députés pour vous remplacer, qu’est-ce autre chose que de vous proposer de reconnaître que la nation reprendra ses pouvoirs aussitôt qu’elle sera légalement assemblée ; de reconnaître qu’elle en a le droit, et de la mettre dans le cas de l’exercer ? Craint-on qu’il ne vous restât pas assez de puissance? mais il vous en restera toujours une dont, sans doute, vous ne voudrez pas user; celle de ne point assembler ces départements que vous aurez reconnu vous être supérieurs, ou de ne les assembler que partiellement ; et d’ailleurs, je le répète, pourriez-vous regretter cette partie de votre autorité qui vous est inutile, puisque ce ne serait qu’en empiétant sur les droits de la nation que vous pourriez en user ? 11 ne vous resterait pas assez de puissance ? Mais pouvez-vous envisager l’immense étendue de celle que vous exercez , sans frémir sur les abus que vous pourriez en faire et dont les intentions les plus pures pourraientne pas vous sauver? Vous exercez le pouvoir constituant: c’est-à-dire un pouvoir qui, suivant la définition qu’on en a donnée, renferme tous les pouvoirs que la nature pourrait exercer si elle était rassemblée ; vous l’exercez dans toute sa plénitude, puisque vous avez jugé que les bailliages n’avaient point pu limiter les pouvoirs de leurs députés: vous l’exercez sans responsabilité personnelle, puisque vous avez prononcé que chaque député, étant représentant de la nation tout entière, ne devait aucun compte à ceux qui l’avaient élu; vous l’exercez seul et sans obstacle, même passager, puisque vous avez réglé que le roi n’aurait point le droit d’opposer un veto , même suspensif à vos décrets constitutionnels ; vous l’exercez sans aucune opposition, même possible, puisque vous avez défendu aux provinces de s’assembler et que vous avez suspendu toutes les cours souveraines de leurs fonctions. De grandes raisons, sans doute, vous ont engagé à vous entourer d’un appareil de puissance aussi formidable, à vous dégager de tous les liens qui pouvaient arrêter ou retarder vos opérations, à tout concentrer en vous seuls. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [18 février 1790.] [Assemblée nationale.] 637 Mais cette autorité n’a-t-elle rien d’effrayant ? Peut-il suffire à ceux qui l’exercent d’être sûrs de leur» intentions ? Peuvent -ils répondre de même de leur opinion ? Sont-ils assurés de toujours se défendre de l’erreur ou de l’excès même dans le bien ? Et si cette autorité est véritablement effrayante , que serait-ce si elle n’avait pas de bornes, au moins dans sa durée, et si elle pouvait se prolonger ainsi à volonté? Après ces grands motifs appuyés sur l’expérience, et fondés sur l’intérêt de la tranquillité publique et de la liberté nationale, je rougirais presque de combattre les faibles raisons que l’on oppose. Il ne suffit pas, dit-on, que la constitution soit achevée, il faut encore que vous en voyez agir les ressorts. Mais si une fois vous croyez pouvoir prolonger vos pouvoirs au delà de leurs bornes naturelles, quelle raison aurez-vous de vous arrêter ? qui vous avertira de les déposer ? qu’est-ce enfin qu’une faible raison de convenance, auprès des principes éternels du droit public et de la liberté des nations ? Mais, d’ailleurs, ces raisons de convenance sont-elles donc si bien fondées ? 11 faut que vous voyiez agir la constitution que vous avez faite : mais pourquoi ? Si c’est pour la consolider, elle ne pourra jamais l’être tant qu’il existera une autorité qui peut la détruire avec la même facilité qu’elle l’a créée. Si c’est pour la réformer, je répondrai que, si elle renferme des vices, ce ne sera jamais de l’Assemblée qui elle-même en a posé les principes et en a tiré les conséquences que l’on pourra en espérer la réforme; je répondrai que les seules législatures qui suivront seront dans le véritable point de vue pour la juger. Enfin, si le principe de cette Assemblée n’était pas de réunir tous les pouvoirs, je répondrais que vous n’en avez pas le droit; que votre constitution appartient à la nation; que c’est maintenant à elle à la juger, et à vousà attendre, comme simples citoyens, ce qu’elle prononcera sur l’ouvrage que vous avez fait comme ses représentants. Et si cet immense pouvoir que vous exercez ne peut être utile, ni pour consolider votre ouvrage, ni pour le réformer, pourquoi le prolongeriez-vous au delà de ses bornes naturelles ? Si le pouvoir que vous avez attribué aux prochaines législatures vous a paru suffisant, tout ce que vous en avez de plus qu’elles doit vous paraître outré. Si vous avez cru faire assez pour la nation en donnant à Vos successeurs un pouvoir qui a des bornes, à qui pourrait être utile le pouvoir illimité que vous exercez ? Ce ne sera pas à la dation, sans doute; car la nation ne peut être regardée comme véritablement libre que du moment où elle sera entrée eu jouissance de la constitution par laquelle vous avez voulu assurer sa liberté ; elle ne sera pas libre tant qu’elle sera dominée par une Assemblée dont l’autorité est absolue, dont les pouvoirs seraient véritablement despotiques s’ils étaient prolongés ; dont l’autorité est telle qu’il pourrait dépendre d’elle de donner à la nation des chaînes qu’elle ne pourrait pas briser. J’ose dire enfin avec assurance que, du moment que votre autorité ne serait plus nécessaire, elle deviendrait dangereuse; que du moment où vous refuseriez de reconnaître le droit à la nation d’y mettre des bornes, vous empiéteriez sur ses droits; que du moment où, n’étant plus nécessaires, vous prolongeriez vos pouvoirs, la tyrannie commencerait. Le long parlement d’Angleterre devint tyran en abusant de ses pouvoirs, mais en perpétuant son autorité, il rendit sa tyrannie sans remède. Je ne comparerai pas cette Assemblée distinguée par son patriotisme au long parlement connu par ses crimes; je dirai seulement qu’il est de la nature de toute autorité absolue de tendre à abuser, et que les erreurs du patriotisme peuvent elles-mêmes avoir bien des dangers; qu’il n’y en a aucun à les prévoir pour s’en défendre, que c’est même un devoir de le faire, puisque vous n’avez aucun autre moyen de reconnaître les droits de la nation dont vous tenez les vôtres. Je ne me permettrai plus qu’une seule observation; mais elle me paraît déterminante pour des citoyens zélés et qui attachent du prix, non pas à l’autorité qu’ils exercent, mais au bien qu’ils peuvent faire. Jetez les yeux sur la France : voyez son commerce presque ruiné, ses ateliers déserts, une partie de ses habitants fugitifs, d’autres effrayés et poursuivis, en effet, jusque dans leurs foyers, la fermentation dans tous les esprits, chacun calculant ses forces pour les mettre, s’il le peut, à la place du droit et de la justice; les finances menacées; le déficit augmenté dans une proportion effrayante; une partie des impôts anéantis ou suspendus; le crédit absolument nul ; la circulation du numéraire interrompue; l’armée réduite à moitié par l’indiscipline et la désertion ; les frontières défendues par la seule faiblesse ou la division de nos voisins, et jugez si notre malheureuse patrie n’en a pas assez des secousses qu’elles a éprouvées. Jugez si elle pourrait soutenir les nouvelles convulsions auxquelles une autorité sans bornes l’expose à tous les instants. Voyez si vous auriez la force de remédier à tous les nouveaux malheurs qui l’accableraient, et d’acquitter cette responsabilité dont les obligations s’augmentent à tous les instants, et qui devient sans bornes comme vos pouvoirs ; ou si plutôt vous jugez que le seul remède à nos maux présents, et le seul moyen de prévenir ceux qui peuvent encore nous menacer, est dans un régime doux et tranquille; que la seule dictature vraiment utile n’est pas celle d’une autorité sans bornes, mais celle des lois et de la constitution; hâtez-vous donc de leur donner toute l’énergie qu’elles doivent avoir; dépouillez-vous, aussitôt qu’il sera possible, de l’autorité illimitée, et toujours dangereuse, que vous exercez ; et si vous croyez devoir la conserver encore, au moins faites à présent ce que vous pouvez faire à tous les instants; annoncez-en le terme; faites-vous un devoir de rendre aux droits de la nation un hommage qui peut seul lui en assurer l’exercice, et alors on n’accusera plus d’intentions perfides ceux à qui on ne peut reprocher que d’avoir défendu dans cette Assemblée des principes d’une éternelle vérité, qui sont sans doute gravés dans le cœur de la plupart de ses membres. ASSEMBLÉE NATIONALE. PRÉSIDENCE DE M. DE TALLEYRAND, ÉVÊQUE D’AUTUN. Séance du jeudi 18 février 1790, au matin (1). M. Gruîllotin, l'un de MM. les secrétaires , donne (1) Celle séance est incomplète au Moniteur.