(Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 113 août 1790.] 38 principal qui m’amène, je crois devoir vous rappeler l’arrêté du conseil de ville qui vous a été envoyé hier, relativement à la pétition qui vous a été présentée par quelques membres de la commune. Je suis porteur des arrêtés des trois sections : des Tuileries, de la Fontaine de Montmorency et de Louis XIV, qui toutes désavouent la même démarche. Le second objet dont je viens entretenir l’Assemblée est le suivant : Les finances de la ville de Paris étaient en bon ordre au mois de juillet 1789 ; la balance était si bien établie que tous les ans il restait un million pour des remboursements : depuis cette époque, les circonstances ont occasionné de grandes dépenses, d’où il résulte un épuisement momentané, mais total. Leroi, par un édit du 7 septembre 1785, a pris sur L s fonds appartenant à la ville une somme dont je viens aujourd’hui solliciter le payement. Voici le décret que je propose : « L’Assemblée nationale, ayant entendu la réclamation faite par le maire de Paris, des sommes que le Trésor public doit à la ville pour les avances faites par elle, et conformément aux dispositions de l’édit du 7 septembre 1786, décrète que ces sommes montant à 352,813 livres, lui seront payées par le Trésor public, après que la vérification aura été faite par le ministre des finances, et sauf rapport, s’il y a lieu. » Divers membres demandent le renvoi de ce projet de décret au comité de liquidation. D'autres membres proposent la question préalable. Ces deux motions sont rejetées. Le projet de décret est ensuite mis aux voix et adopté. Le sieur Vidal, maître de pension et professeur de Delles-lettres à Montélimart, département de la Drôme, fait hommage à l’Assemblée de la traduction des Géorgiques de Virgile et des Odes d’Horace en 2 volumes. L’Assemblée agrée cet hommage . M. le Président. Les comités réunis des finances, des impositions et des domaines proposent de mettre à la discussion le projet de décret qu'ils vous ont soumis sur les apanages. S’il n’y a pas d’opposition, je vais donner la parole au rapporteur. (Cette proposition est adoptée.) M. Enjubault, rapporteur ( 1), résume brièvement les principes de son rapport et donne ensuite lecture de l’article 1er en ces termes : Art. 1er « Il ne sera concédé à l’avenir aucuns apanages réels ; les fils puînés de France seront élevés et entretenus aux dépens de la liste civile, jusqu’à ce qu’ils se marient, ou qu’ils aient atteint l’âge de vingt-cinq ans accomplis ; alors il leur sera assigné sur le Trésor national des rentes apanagères, dont la quotité sera déterminée, à chaque époque, par la législature en activité. » (L’article 1er est mis aux voix et adopté sans discussion.) M. Enjubault donne lecture de l’article 2. (1) Voyez e rapport de M. Enjubault, Archives parlementaires. tome XVII, page 462. — Séance du 31 juillet 1790. Plusieurs membres demandent la parole. M. Oengy de Puyvalée (1). Messieurs , la question sur laquelle vous devez aujourd’hui fixer votre opinion, est une des plus importantes de celles que vous avez soumises à l’examen de votre comité des domaines. Chacun des membres qui le compose, également guidé dans ses recherches par le désir de répondre à votre confiance, vous doit un compte exact des raisons et des motifs qu’il croit propres à éclairer votre justice et à déterminer votre décision. Si, en parcourant la même carrière, les membres de votre comité sont parvenus à des résultats différents , ils sont assurés , Messieurs , que vous ne verrez dans la diversité dç leurs opinions que le même zèle pour la justice et le même amour pour la vérité. Vous avez à examiner si les domaines, donnés en apanage aux enfants de France, sont à la disposition de la nation ; si les représentants peuvent en décréter l’aliénation lorsqu’ils la croiront convenable à l’intérêt de l’Etat, et s’ils peuvent substituer à des domaines fonciers une rente sur le Trésor public. Dans la discussion de cette grande ét importante question, j’écarterai avec soin toutes les considérations incidentes dont on se plaît à l’envelopper. Je me bornerai à examiner la rigueur du oroit et la sévérité des principes , parce que l’intention de l’Assemblée est par-dessus tout d’être juste, et de connaître ce qu’elle doit, plutôt que ce qu’elle peut faire dans une circonstance surtout où la nation se trouve , pour ainsi dire, juge et partie. Il est nécessaire avant tout de se former une idée claire et précise sur ce que l’on entend par le mot apanage t L’apanage est une portion des domaines de la couronne, donnée aux fils puînés de France pour leur tenir lieu de leur part héréditaire, légitimais ou alimentaire. L’état politique des puînés de la maison de France a éprouvé bien des variations depuis l’établissement de la monarchie. On ne peut, à proprement parler, faire remonter l’établissement des apanages jusqu’à Philippe-le-Bel. Sous les deux premières races, les enfants des rois partageaient également les domaines et les prérogatives de la couronne. Au commencement de la troisième , l’inconvénient de ces partages détermina à abandonner aux puînés la propriété in-commutable d’une portion des domaines. Mais à mesure que les principes de la vraie politique se perfectionnèrent, on sentit l’iucon-vénient du démembrement d’une partie du domaine de la couronne. En conséquence, on stipula dans la concession des apanages la clause de réversion à défaut d’hoirs. Les apanages ne furent plus, pour me servir de l’expression du président Haynault, qu’une espèce de majorât ou de substitution. Ils furent restreints aux hoirs des apanages ; mais dans ces hoirs, les femmes, ainsi que les mâles, étaient comprises ; ce qui était dangereux et impolitique, parce que des portions d’apanages pouvaient passer à des étrangers par mariage, et c’est ce qui arriva par le mariage de Mahaut d’Artois, qui fit passer cette belle province dans la maison d’Autriche. Philippe le Bel prévint tous ces inconvénients (1) Le discours de M. Bengy de Puyvalée est incomplet au Moniteur. [13 août 1790.J ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 39 [Assemblée nationale.] en ordonnant que l’apanage donné à son fils puîné retournerait à la couronne, défaillant , est-il dit, les hoirs mâles. Par cette sage précaution, il exclut pour jamais les femmes. Cette disposition a été observée par tous les successeurs de Philippe le Bel, et adoptée par la nation elle-même. Tel est l’état de la jurisprudence actuelle sur le fait des apanages, tous ces faits sont constatés par une foule de monuments historiques qu’il est inutile de rapporter. Maintenant la question de savoir si la nation peut disposer des domaines qui forment les apanages actuels, doit nécessairement être examinée d’après les principes du gouvernement qui a existé jusqu’ici et d’après la nouvelle organisation que vous voulez lui donner aujourd’hui; il me semble donc que, pour procéder avec méthode, il faut envisager la question relativement aux lois existantes et relativement à celles qu'on veut établir. Examinons d'abord si les lois qui ont jusqu’ici déterminé la nature et les conditions des apanages permettent d’en faire l’aliénation. Il existe une première loi immuable par sa nature, parce qu’elle est la base et le fondement de toutes les sociétés ; c’est qu’une Constitution quelconque doit garantir à chaque individu la jouissance paisible de ce qu’il possède en vertu de la loi. Les titres en vertu desquels les princes possèdent leurs apanages sont fondés sur les lois de la nature et sur les lois politiques . Je dis d’abord sur les lois de la nature. Un enfant en naissant acquiert un droit quelconque à la succession de son père, c’est un principe de droit naturel. Quelque identité qu’on suppose entre l’Etat et le roi, quelque perpétuelle et indissoluble que soit la société qui s’établit entre la couronne et celui qui la porte, ce contrat n’a jamais pu détruire les liens sacrés que la nature a formés, il n’a jamais pu anéantir les rapports qu’elle a établis entre un père et ses enfants. Toutes les convenances , toutes les institutions politiques ont toujours été soumises à cette loi immuable qui veut que celui qui nous transmet la vie, nous laisse les moyens de la conserver; que celui qui nous assigne en naissant un rang dans la société, nous mette à même d’en soutenir l’éclat et d’en remplir les obligations. Je n’examinerai point, Messieurs, si, par la réunion qui s’est faite à la couronne des terres et seigneuries appartenant à nos rois, ils en ont perdu la propriété. C’est un problème politique que personne n’avait osé résoudre jusqu’ici. Je me bornerai à observer que tous les rois des deux premières dynasties, que plusieurs rois de la troisième, ont disposé des domaines de la couronne soit en faveur de leurs enfants , soit en faveur de leurs sujets. Je n’examioerai pas si la loi de l’inaliénabilité qui ne remonte pas, quoi qu’on en dise , à une époque bien reculée, a dépouillé nos rois de la propriété de leurs domaines, et en a tellement investi la nation, qu’elle puisse en disposer à son gré ; de manière que le sort de nos rois et de leurs enfants soit dans une dépendance absolue des représentants de la nation, et que la dignité, l’existence, et même la subsistance de la maison royale puissent être compromises par des circonstances et des événements politiques qu’on ne doit pas prévoir, mais qu’il serait possible d’imaginer. Je suppose, d’après les principes adoptés par votre comité, que les domaines qui ont appartenu à nos rois, ont été réunis de plein droit à la couronne , et qu’ils sont sensés appartenir à l’Etat. Je suppose que le domaine public attire le domaine particulier, en sorte qu’il se fasse un mélange indissoluble du tout au tout; c’est de là même que je tire, et par le droit, et par le fait, l’argument le plus invincible en faveur des apanages des puînés de la maison de France. Dans le droit, tout pacte social , tout contrat politique impose nécessairement des obligations réciproques ; si la loi de l’État est telle que le patrimoine du prince se confonde avec le domaine de l’État, la nation, non seulement contracte rengagement solennel de pourvoir aux besoins du prince d’une manière conforme au sacriQce qu’il a fait de son patrimoine, et à la dignité dont il est revêtu, mais elle contracte encore l’obligation de mettre le prince et même de remplir, vis-à-vis de ses enfants, les devoirs que la nature impose au père. Il y a mieux, c’est que l’alliance indissoluble et politique qui s’établit entre la nation et le roi, est en même temps une adoption formelle que l’Etat fait des enfants des rois, qui, à ce titre , deviennent nécessairement les enfants de l’État. C’est une vérité que l’on doit regarder comme un principe de droit naturel, public et national ; et c’est par une suite de ce principe que les enfants de nos rois sont appelés les fils de France. Maintenant comment, dans le fait, la nation a-t-elle rempli jusqu’ici les obligations résultant du contrat primitif fait entre elle et la famille royale, relativement au sort des puînés de France ? Il y a deux manières de connaître quelles ont été, sur cet objet, l’intention et la volonté de la nation : par le consentement facile qu’elle a donné à l’aliénation d’une portion des domaines de la couronne, pour former des apanages aux enfants de France : par des lois précises qu’on puisse regarder comme lois de l’État, qui ont fixé la nature et les conditions des apanages. Si l’on examine d’abord l’usage constant autorisé par le consentement tacite de la nation, nous voyons que, sous la première et la seconde races, les enfants des rois partagaient également les États de leurs pères. Chaque portion de l’empire partagé était dans une indépendance abso-. lue ; ensuite l’aîné conserva une sorte de supériorité sur la part des cadets. Depuis l’avènement de Hugues Capet au trône, une loi tacite, mais devenue fondamentale, proscrivit tout démembrement de la monarchie ; on donna aux puînés de grands domaines , où ils jouirent pendant longtemps des droits régaliens; ensuite on opposa à la constitution des apanages la clause formelle de réversion à défaut d’hoirs ; enfin on y mit la restriction à défaut d’hoirs mâles. Je vous supplie, Messieurs, de remarquer trois conséquences bien importantes qui résultent de l’exposé historique que je viens de vous faire. Le premier, c’est que le traitement des puînés de la maison de France a toujours été formé d’une portion des domaines de la couronne. La seconde, c’est que la clause de réversion, à défaut de postérité masculine, qui est une condition constitutive des apanages, prend sa source dans l’inaliénabilité même des domaines. Par conséquent, les domaines fonciers ont toujours été l’objet matériel des apanages. La troisième, c’est que les puînés de la maison de France ont des apanages, tandis que les filles 40 (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. |13 août 1790.] des rois n’ont qu’une dot en argent ou une pension sur le Trésor royal ; cette différence est fondée sur la loi salique, qui, en excluant les femmes du trône, les exclut également de la possession des domaines de la couronne. De ces trois observations il résulte clairement que par le mot apanage on a toujours entendu jusqu’ici une portion des domaines de la couronne. L’authenticité des preuves qui établissent ce fait positif, suffit pour répondre à la subtilité des raisonnements par lesquels on voudrait l’atténuer en nous citant l’autorité de Chopin, qui est démentie par l’histoire et par le témoignage de tous les publicistes du royaume. En effet, Messieurs, depuis Hugues Capet jusqu’à nos jours, on compte trente-trois apanages institués par une aliénation d’une partie des domaines, sous les différentes clauses et conditions qui ont été opposées à mesure que l’expérience et le temps ont perfectionné la jurisprudence sur cette matière. Il résulte donc de l’usage consacré par le consentement tacite de la nation, que son intention et sa volonté formelles ont été constamment qu’on donnât aux puînés de la maison de France une portion des domaines de la couronne pour leur tenir lieu de leur part héréditaire ou légiti-maire ; et pour remplir, vis-à-vis d’eux, l’engagement que la nation avait nécessairement contracté en les adoptant pour enfants de l’Etat. Cette succession constante d’aliénation des domaines donnés en apanages, qui n’a souffert aucune interruption depuis l’établissement de la monarchie, suffirait seule pour former le droit public du royaume sur cette question. Mais il existe encore des lois précises qu’on doit regarder comme lois de l’Etat, qui ont déterminé, d’une manière authentique, l’intention et la volonté de la nation sur le fait des apanages. On doit nécessairement regarder comme loi de l’Etat une loi qui a été rendue à la demande et avec le consentement des Etats généraux du royaume. Je dis à la demande, afin de faire voir le vœu manifeste de la nation. Je dis avec le consentement , afin de constater que le vœu a été exprimé dans la loi, conformément à la demande de la nation. Je n’imagine pas que des lois revêtues de pareils caractères ne soient pas regardées comme lois de l’Etat. Cela posé, ce fut particulièrement pour fixer la nature et la qualité des apanages que les Etats généraux de 1468 furent assemnlés à Tours. S’ils décidèrent que l’on ne devait pas démembrer la Normandie pour en former l’apanage de Charles, duc de Berri, frère de Louis Xl, ils lui assignèrent la Guyenne en apanage. Ainsi, iis reconnurent formellement qu’on devait aliéner une portion des domaines de la couronne pour former l’apanage d’un fils de France. La fameuse ordonnance des domaines, rendue à Moulins au mois de février 1566, à la demande des Etats généraux d’Orléans et de Blois, a fixé, par la sagesse de ses dispositions, la jurisprudence domaniale. Elle porte expressément « que le domaine de la couronne ne peut être aliéné qu’en deux cas seulement. L’un pour apanage des puînés de la Maison de France : auquel cas il y a retour à la couronne, est-il dit, par leur décès sans mâles. » Il résulte de cette disposition formelle, que les apanages des puînés de la maison de France doivent être composés d’une portion des domaines de la couronne; que l’apanage est une véritable aliénation du domaine, sous la seule réserve du retour à la couronne, à défaut de postérité masculine ; enfin, que cette aliénation est fondée sur une loi précise rendue à la demande des Etats généraux et autorisée par le droit public du royaume. Les Etats généraux assemblés à Blois en 1576 demandèrent l’exécution de l’ordonnance de 1566; et, sur leur demande, Henri III en ordonna l’exécution et rappela et sanctionna les principes qui l’avaient dictée. Ainsi, des lois qui expriment le vœu et le consentement de la nation ont déterminé la nature et les conditions des apanages ; ainsi, des lois qu’on doit regarder comme lois de l’Etat, ont exprimé la volonté et l’intention de la nation sur le fait des apanages; d’après cela, si l’on examine les principes du gouvernement qui a existé jusqu’ici, les princes apanagistes sont fondés en titres certains et en possession incontestable. Voyons maintenant si les nouvelles lois qu’on veut établir peuvent porter atteinte aux apanages, en dénaturer l’espèce, et déposséder les enfants de France d’une portion de domaines dont iis jouissent en vertu de la loi et sous sa garantie? J’examinerai cette seconde question sous deux rapports, d’après des principes de justice et d’après des considérations politiques. Une vérité constante reconnue par les législateurs de toutes les nations comme la base et le fondement de tout l’ordre social, c’est que les lois ne peuvent jamais avoir d’effet rétroactif, à moins, comme le dit Grotius, qu’elles n’aient pour objet de proscrire des conventions contraires aux lois naturelles ou divines. Je crois, Messieurs, vous avoir prouvé qu’il avait existé nécessairement un premier contrat tacite ou conventionnel entre la nation et la famille royale. Pour ne pas nous égarer dans des systèmes plus ingénieux que solides, il faut remonter, s’il est possible, à ta source de ce premier contrat, et, pour en distinguer la nature, il. faut voir quels en ont été les effets. Les monuments de l’histoire, les principes du droit publicdoivent nous servir de guide. Les rois ont eu, pendant plusieurs siècles, la libre disposition de leurs domaines; iis pouvaient en concéder des portions à leurs enfants , et même à leurs sujets. Voilà ce que l’histoire nous atteste. Sous la troisième race, les rois, qui étaient alors les législateurs de la nation, guidés par les principes d’une sage politique ont consacré, par des lois solennelles, l’union de leur patrimoine à la couronne ; ils se sont même dépouillés du droit, dont ils avaient toujours joui, d’aliéner leurs domaines ; mais ils se sont réservé, par ces mêmes lois, le pouvoir de disposer d’une portion de domaines pour apanager leurs enfants. Ce n’est que sous cette condition prescrite par la raison et par la nature, que les rois ont consenti à la réunion et à l’inaliénabilité de leurs domaines; la nation elle-même a approuvé ces lois, et en a demandé l’exécution. Voilà ce que déposent les fastes de la monarchie, voilà la nature du premier contrat qui lie la nation avec le monarque. Aujourd’hui, Messieurs, la nation, pour l’intérêt de son bonheur, qui est inséparable de celui du roi, veut faire un nouveau pacte avec la famille royale : elle veut élablir un nouvel ordre de choses pour l’avenir ; mais elle ne peut pas empêcher qu’il n’ait existé un premier con (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (13 août 1790. 41 trat ; elle ne peut pas annuler les effets antérieurs qu’il a produits ; un des effets de ce contrat est la concession des apanages ; la nation, garante de ses propres faits ne peut pas, sans injustice, en dépouiller les princes apanagistes ; et qu’on ne nous dise pas qu’il s’agit aujourd’hui d’une nouvelle Constitution; d’après les principes mêmes de cette Constitution, la nation et vous, Messieurs, qui êtes ses organes, n’avez point détruit le premier contrat fvous avez, au contraire, maintenu la première clause qu’il renferme, celle de la réunion à la couronne des domaines anciens et nouveaux qui formaient le patrimoine de nos rois ; d’après votre nouvelle Constitution , la monarchie subsiste : le trône est héréditaire ; l’association politique n’est pas dissoute ; chacun des membres de la société est obligé de remplir ses anciens engagements. A plus forte raison la nation est-elle tenue de respecter les obligations antérieures qu’elle a contractées ; elle ne peut ni ne doit user de sa puissance pour les défendre. Développons encore, s’il est possible, cette vérité politique qui est la sauvegarde des propriétés, et le lien le plus sacré de la société. Il est incontestable que la loi autorisait l’administrateur suprême du royaume à aliéner une portion des domaines de la couronne en faveur des puînés de la maison de France ; cette aliénation a été faite et consommée par le titre même de concession des apanages. Pour dépouiller les princes, il faut anéantir le titre en vertu duquel ils possèdent; ce titre repose sous la garantie de la loi; une loi ne peut être détruite que par une loi subséquente ; mais une loi subséquente ne peut pas, sans renverser tous les principes de l’ordre social, avoir un effet rétroactif ; la nation ou ses représentants ne peuvent pas annuler les effets du premier contrat et substituer à des domaines fonciers une rente en argent, parce que la nation ne peut jamais faire ce qui est injuste, parce que si les princes sont soumis, comme les autres citoyens, à l’empire de la loi, ils ont également droit à sa protection, et plus particulièrement encore dans une circonstance où la nation elle-même est le garant de l’engagement et du contrat dont ils réclament l’exécution. Après avoir établi les principes sur lesquels j’appuie mon opinion, il est de mon devoir, comme membre de votre comité des domaines, de mettre sous vos yeux toutes les objections qui ont été discutées et approfondies dans votre comité, de vous les présenter dans toute leur force, et d’essayer par mes réponses de jeter un nouveau jour sur cette importante question. On objecte d’abord que le roi n’ayant été jusqu’ici qu’un simple administrateur, la nation a le droit aujourd’hui de disposer des biens domaniaux pour libérer le fisc; que la portion de ce s domaines, dont la jouissance a été abandonnée aux enfants de France, ne doit pas être plus sacrée que celle qui est restée entre les mains du monarque; qu’elle doit subir le même sort, parce que le bien de l’Etat est la suprême loi, et parce qu’il s’agit d’un nouvel ordre de choses devant lequel toutes les convenances doivent plier. Je répondrai d’abord, avec Montesquieu, en me servant de ses propres expressions, que c’est un paralogisme de dire que le bien particulier doit céder au bien public ; que cette maxime n’a lieu que lorsqu’il s’agit de lois générales qui ont pour objet toutes les parties de l’Empire, et qui, par leurs dispositions, frappent sur tous les citoyens indistinctement. Par exemple, l’Assemblée nationale a anéanti le régime féodal, elle a supprimé sans indemnité des droits oppresseurs qu'elle a crus contraires aux lois de la nature et aux principes de la liberté; quoique ces droits aient fait partie de la concession des apanages, quoiqu’ils en diminuent considérablement le revenu, l’intérêt particulier des apanagistes doit céder au bien général; mais il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit de dépouiller quelqu’un de tout ce qu’il possède. Le bien public, continue Montesquieu, est toujours que chacun conserve invariablement ce qui lui appartient en vertu de la loi; le bien public n’est jamais que l’on prive un particulier de son bien, ou qu’on lui en retranche la moindre partie par une loi ou un règlement particulier qui ne frappe que sur un individu. Ainsi l’intérêt public ne peut autoriser une infraction à la loi des apanages existants. Je répondrai, en second lieu, que lorsque la nation vend et aliène les domaines qui sont restés entre les mains du monarque, elle dispose d’un bien qui lui appartient, parce que la nation et le roi n’ont qu’un seul et même intérêt, et parce qu’ils ne portent de préjudice à personne; mais si la nation s’emparait d’une portion de domaines dont la jouissance a été aliénée et abandonnée aux enfants de France en vertu d’une loi politique de l’Etat, elle annulerait un contrat fait sous sa garantie; elle mettrait son intérêt à la place de la loi; elle donnerait à sa volonté un effet rétroactif; elle blesserait tout à la fois les règles de la justice et les principes de l’ordre social. Je répondrai, en troisième lieu, que si les lois qui ont déclaré le domaine de la couronne inaliénable attestent que le roi n’a été jusqu’ici qu’un simple administrateur, ces mêmes lois consacrent là légitimité, l’authenticité des aliénations faites à titre d’apanage. Ainsi, lorsque la nation invoque la rigueur du premier principe, c’est-à-dire celui de l’inaliénabilité, pour déclarer que tous les domaines de la couronne sont une propriété nationale, elle doit reconnaître et respecter l’exception portée par la même loi en faveur des puînés de la maison de France, parce qu’il serait indigne de la loyauté nationale d’adopter dans une loi une disposition favorable à l’intérêt de la nation, et de rejeter celle qui établit et qui consacre le droit d’un tiers, surtout lorsqu’il s’agit d’uue convention qui n’est, comme je l’ai déjà dit, que l’exécution du contrat primitif fait entre la nation et la famille de celui qu’elle a choisi pour la gouverner. Enfin, j’ajouterai que ce serait outrager la dignité de la nation française que d’oser dire qu’au moment où elle s’occupe à régénérer son gouvernement, à améliorer et perfectionner sa Constitution, elle peut impunément manquer de fidélité à ses engagements, renverser toutes les institutions sociales, étouffer le cri de la justice et ne connaître d’autres règles que son intérêt, sa volonté et sa toute-puissance. On objecte encore que les monuments historiques attestent qu’il y ia eu une variation continuelle dans la nature et les conditions des apanages; que la nation, suivant les circonstances, les besoins et l’intérêt de l’Etat, a successivement altéré, modifié et changé le traitement des apanagistes; par conséquent, que la nation est autorisé aujourd’hui, par l’exemple et par l’usage, à substituer à des domaines fonciers un équivalent en pensions ou en rentes sur le Trésor royal. On ne fait pas attention, Messieurs, que cette objection, quelque spécieuse qu’elle paraisse, est positivement une des raisons les plus fortes qui 42 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 août 1790.} milite en faveur des princes apanagistes. En effet, des considérations politiques ont quelquefois déterminé la nation à changer la nature et les conditions des apanages, lorsqu’il a été question d’en établir de nouveaux; mais ces nouvelles dispositions n’ont jamais eu d’effet rétroactif sur les apanages existants. La nation, dans tous les temps, a respecté les anciennes conventions; elle n’a jamais dépouillé les princes des possessions domaniales qui leur avaient été garanties par des lois antérieures, et, jusqu’à l’extinction de leurs apanages, les princes ont joui constamment de l’intégrité des domaines qui leur avaient été concédés. Ainsi, loin qu’on puisse tirer avantage de l’usage et de l’exemple que l’histoire nous fournit, elle se réunit, au contraire, pour ajouter une nouvelle force aux titres et aux droits incontestables qui proscrivent toute espèce d’aliénation des apanages. A l’appui du système opposé, on invoque l’intérêt des provinces où sont situés les apanages, on s’appuie sur leurs réclamations formelles, on soutient que les apanages sont pour les habitants une source d’inquiétudes et de vexations. Je conviens, Messieurs, que, sous un régime arbitraire, on a pu abuser du nom des princes pour consacrer des injustices et pour exercer des oppressions; mais des législateurs doivent distinguer avec soin l’abus d’avec la chose, et s’il fallait détruire toutes les institutions humaines, à raison des inconvénients qu’elles entraînent, l’univers ne serait bientôt plus qu’un amas de décombres. Une simple observation suffit pour répondre à cet objection. L’Assemblée nationale, par ses précédents décrets, a détruit jusqu'au germe de tout ce qui pouvait donner lieu à des plaintes ou à des réclamations de la part des provinces. En supprimant le droit exclusif de la chasse, en abolissant le régime féodal, en anéantissant l’ancien ordre judiciaire, elle n’a laissé aux princes que des possessions foncières, dont ils jouiront comme les autres citoyens. Pour vous convaincre, Messieurs, du peu de fondement des réclamations dont on nous a parlé au nom des provinces, faites attention que si la nation rentrait aujourd’hui dans le domaine du Poitou, par exemple, ce serait dans l’intention de l’aliéner le plus tôt possible. Je suppose qu’un riche capitaliste s’en rende adjudicataire : il exercera, sur cette portion d’apanage, absolument les mêmes droits que le prince apanagiste qui le possède aujourd’hui. Ce nouvel acquéreur ne serait certainement pas, pour le Poitou, un sujet d’inquiétudes et de vexations, mais la jouissance du prince sera absolument la même, dans l’état actuel des choses; elle ne peut donc être ni l’objet ni le prétexte plausible d’une réclamation quelconque. On nous dit que l’Assemblée nationale a anéanti la féodalité, qu’elle s’est emparée des biens du clergé, qu’elle a le droit de rentrer dans les domaines engagés : d’où l’on conclut qu’elle peut également dépouiller les princes apanagistes de leurs domaines, parce que l’apanage, ajoute-t-on, n’est qu’un anti chrèse, un contrat pignoratif, un contrat mort-gage . Pour répondre avec méthode et précision, il est indispensable de faire voir les différences essentielles qui distinguent l’acte de concession d’un apanage d’avec chaque opération politique et chaque espèce de contrat civil qu’on a indiqué pour objet de comparaison. Et d’abord, l’Assemblée, par une loi générale qui embrasse, dans son universalité, toutes les parties de l’Empire, a cru pouvoir détruire le régime féodal; donc, qu’elle peut, par une loi particulière , envahir la possession d’un individu, dépouiller un prince de ce qu’il possède, dissoudre un contrat fait avec la nation. Si l’on pouvait accueillir un pareil raisonnement, s’il était permis d’argumenter d’un fait isolé pour établir un droit général, il n’y aurait bientôt plus ni propriété, ni droit, ni société. La justice n’aurait plus pour base que le caprice ou la force. Il suffit donc de rapprocher la loi générale, qui concerne la féodalité, de la concession particulière des apanages, pour faire voir l’incohérence qu’il y a entre ces deux opérations politiques. Il en est de même de l’induction qu’on veut tirer des propriétés ecclésiastiques. L’Assemblée nationale a considéré les biens du clergé comme une concession qui avait été faite à la nation pour payer les frais du culte : c’est sous ce point de vue qu’elle est rentrée dans un bien qu’elle a cru lui appartenir. Au contraire, ici, c’est la nation elle-même qui, par l’organe de son représentant, a fait une concession de domaines aux puînés de la maison de France pour s’acquitter d’une obligation qu’elle avait contractée avec la famille royale. Les mêmes raisons qui ont déterminé l’Assemblée à rentrer dans les biens du clergé, qu’elle a considérés comme une concession faite à la nation, s’opposent à ce qu’elle s’empare de possessions foncières que la nation elle-même a concédées aux princes apanagistes : d’un côté, c’est la nation qui reprend ce qu’on lui a donné; de l’autre, c’est la nation qui ne peut pas reprendre ce qu’elle a elle-même donné. On confond également toutes les notions du droit public, en assimilant les domaines engagés avec les domaines apanagistes; il y a cependant une grande différence. L’engagement est une convention faite avec la faculté de rachat, et sous la clause de réméré perpétuel : au lieu que l’apanage est une concession faite avec la seule clause de réversion à la couronne, à défaut de postérité masculine. En restituant au concessionnaire de l’engagement le prix de sa concession, on exécute une condition formelle du contrat fait avec lui; au lieu qu’en s’emparant des domaines apanagés avant l’époque où le contrat doit cesser, c’est-à-dire avant l’époque où la réversion doit avoir lieu, on annule, par le fait, une convention ; on détruit un contrat, on met une volonté arbitraire à la place de la loi. Enfin, Messieurs, on décompose la nature et l’espèce des différents contrats, pour leur trouver une similitude avec les apanages qu’on veut travestir en antichrèse ou en mort-gage. L’antichrèse est une convention par laquelle un emprunteur cède son héritage pour le gage ou pour l’intérêt de l’argent qu’on lui a prêté. Deux choses sont nécessaires pour la validité de ce contrat : la première, c’est que si la créance n’est pas de nature à produire intérêt, les fruits doivent être imputés annuellement sur le principal; la seconde, c’est que, si le produit de l’héritage excède le légitime intérêt, l’excédent doit encore être imputé sur le principal. Le mort-gage est un contrat par lequel le débiteur cède, engage à son créancier un immeuble dont les fruits ne sont point imputés sur le principal. Ces deux contrats, dans bien des pays, ont été regardés comme usuraires. J’avoue, Messieurs, que je n’aperçois, dans la nature de ces deux contrats pignoratifs, aucune analogie avec l’acte de concession d’un apanage, * [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (13 août 1790.] 43 qui n’est ni ■ le gage ni le prix d’aucun argent prêté, qui renferme au contraire deux conditions bien différentes, le retour à la couronne à défaut de postérité masculine et la renonciation formelle, de la part de l’apanagiste, à tous les meubles et immeubles de la succession de son père. Les deux premiers contrats ne sont que de simples engagements , qui sont annulés lorsque le débiteur peut reprendre son gage, ens’accquittant de ce qu’on lui a prêté. L’acte de concession de l’apanage, au contraire, est une véritable aliéna tion , suivant le texte formel de la loi des domaines de 1566. Ce contrat synallagmatique ne peut être détruit, suivant la disposition précise de la même loi, que dans le seul cas où la postérité masculine vient à s’éteindre. C’est ainsi, Messieurs, que, par des subtilités ingénieuses, on veut trouver, dans les contrats des apanages, des conditions qui n’y ont jamais existé, et qu’on méconnait l'authenticité des clauses qui y sont formellement exprimées. L’application erronée qu’on fait des différentes espèces de contrats avec l’acte de concession des apanages provient de ce qu’on confond toujours les lois civiles avec les lois politiques. Les lois civiles déterminent les relations qui s’établissent entre tous les citoyens, la forme et la manière dont les propriétés se transmettent, dont les jouissances sont assurées. Les lois politiques, au contraire, sont celles qui fixent les rapports du gouvernement avec les citoyens, qui assurent les engagements de la société avec ses membres. C’est par une loi politique que la nation se lie avec son chef, qu’elle statue sur les conditions de son alliance avec la famille royale, qu’elle détermine le sort des puînés de la maison de France. Mais les différentes lois politiques ont des dispositions particulières, relatives à l’objet seulement pour lequel elles sont rendues; elles en fixent la nature, l’espèce et les conditions ; tout ce qui est réglé, déterminé par une loi politique, n’est point soumis aux causes ou aux effets que produisent les lois civiles. Enfin, Messieurs, on élève une difficulté d’une bien plus haute importance, puisqu’elle ne tend à rien moins qu’à ébranler les principes sur lesquels repose tout l’édifice de l’ordre social : on nous dit que les saines notions de la politique, que les véritables maximes de la philosophie, inconnues jusqu’au xviip siècle, nous ont enfin éclairés sur l’étendue de nos droits, qui sont immuables parleur nature et imprescriptibles par leur essence. On soutient que la nation, en qui réside la souveraine puissance, au moment où elle rentre dans le libre exercice de tous les pouvoirs dont elle est la source et leprincipe, ne peut être liée par des dispositions qui ne sont pas émanées d’elle, par des lois à la formation desquelles elle n’a pas concouru, qu’ainsi toutes les conventions sociales qui ont établi les rapports du gouvernement avec les citoyens ne sont que des actes provisoires qui ne sont pas revêtus d’un caractère vraiment national; d’où l’on infère que les titres sur lesquels reposent les droits des princes apanagistes, peuvent être annulés, modifiés ou changés au gré des membres du Corps législatif ou constituant. On a si souvent articulé dans cette tribune, que les rois n’avaient été jusqu’ici qne des législateurs provisoires, cette assertion peut avoir des conséquences si funestes pour l’intérêt des peuples, elle a un rapport si direct avec la question qui nous occupe, que je supplie l’Assemblée de me permettre de me livrer à quelques détails sur cette objection. J’observai d’abord que soutenir qu’il n’y a point eu de lois jusqu’ici qu’on doive considérer comme lois de l’Etat, ce serait articuler un paradoxe dont les conséquences ne tendraient à rien moins qu’à briser tous les liens de la société, et à anéantir tout ce qu’il y a eu jusqu’ici de plus respectable et de plus sacré parmi les hommes. J’ajouterai qu’oser dire qu’on peut fouler aux pieds toutes les conventions sociales et méconnaître l’empire des lois qui nous ont précédés, ce serait parler le langagedes despostes, et proclamer la maxime des tyrans : au reste, ce n’est point par des déclamations vagues, mais par des raisonnements plausibles, qu’il faut attaquer de pareilles assertions; et, pour m’expliquer clairement, je commence, pour combattre cette étrange objection, par invoquer les mêmes principes sur lesquels on s’est appuyé pour l’établir. La plénitude de la souveraine puissance réside essentiellement dans la nation : de ce principe je tire une conséquence qui est elle-même un second empire; c’est que la nation a pu, pendant plusieurs siècles, confier à un seul homme l’exercice du pouvoir législatif, comme elle le confie aujourd’hui à douze cents représentants. En effet, si la nation n’avait pas la liberté de déposer l’exercice du pouvoir législatif entre les mains de qui bon lui semble, il serait faux de dire que la plénitude de la souveraine puissance réside essentiellement dans la nation. Si cetie vérité est incontestable dans la théorie, elle est également certaine dans la pratique. L’histoire des nations en fournit plusieurs exemples. Les Athéniens avaient mis dans Solon une confiance si absolue, qu’ils l’avaient chargé de leur donner une Constitution. Les Romains, qui exerçaient en corps de nation le pouvoir législatif, en avaient confié l’exercice aux décemvirs. Il est vrai que l’abus qu’ils en firent, en s’arrogeant la plénitude de tous les pouvoirs, força le peuple romain à reprendre une autorité dout les dépositaires n’avaient fait usage q-ue pour le malheur de leurs concitoyens. Enfin, à une époque qui n’est pas fort éloignée ,de nous, on a vu le Danemark, fatigué des dissensions malheureuses qui avaient agité si longtemps toutes les parties du corps politique, remettre entre les mains du roi l’exercice du pouvoir législatif. Ce n’est pas, Messieurs, que je veuille inférer de ces exemples, qu’il soit de la sagesse d’une nation éclairée de laisser entre les mains d’un seul le droit exclusif de donner des lois à un grand peuple. Je reconnais et je professe que la confusion des pouvoirs est le premier signe de la servitude, qu’une sage distribution de la puissance publique est le plus ferme appui et ie plus sûr rempart de la liberté civile et politique. Mais il n’en est pas moins vrai de dire que par cela seul que la souveraine puissance réside dans la nation, elle a pu, par le droit et par le fait, confier à un seul l’exercice du pouvoir législatif. Avant d’examiner si la nation a remis pendant plusieurs siècles ce pouvoir suprême entre les mains des rois, développons encore quelques principes qui ont servi de base à l’objection. La philosophie qui a agrandi la sphère de nos connaissances, en nous éclairant sur les droits des nations et la nature des gouvernements, a étendu plus loin son influence bienfaisante : elle nous a fait connaître les rapports qui nous lient 44 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. avec les générations qui nous ont précédés ; elle nous a appris que les prestiges, les erreurs, les exagérations et les préjugés Unissent toujours par venir se briser contre les règles éternelles de l’ordre, de la justice et de la raison. Les principes immuables de l’ordre nous disent que le respect que nous aurons pour les conventions sociales qui ont existé ayant nous, sera la mesure du respect qu’on aura pour nos décrets, que si, sous un prétexte frivole, nous croyons pouvoir substituer l’intérêt du moment à la place de la loi, pouvoir donner à notre volonté actuelle un effet rétroactif, on ne manquerait pas de prétexte pour oser dire que nous avons excédé nos pouvoirs, et peut-être pour nous contester le titre de législateur. Si, tiers de la supériorité des talents et des lumières de notre siècle, nous en abusions jusqu’à dédaigner les institutions politiques et sociales qui nous ont précédés, nos successeurs pourraient aussi s’aveugler jusqu’à se croire plus instruits et plus éclairés que nous. Enhardis par notre exemple, ils pourraient s’oublier jusqu’à vouloir détruire notre ouvrage. Dans ce flux de volontés opposées, il n’y aurait plus rien de stable, et les peuples seraient tour à tour le jouet infortuné des projets hardis et de l’aveugle présomption de leurs mandataires. Ainsi donc, loin qu’on puisse invoquer la saine philosophie pour interrompre la chaîne politique qui lie toutes les générations, elle nous ramène au contraire aux véritables principes de justice qui déclarent les conventions sacrées, les propriétés inviolables, et qui perpétuent parmi les hommes l’empire delà loi. L’étude de la politique nous conduit également à reconnaître qu’une société ne peut subsister sans gouvernement, qu’un gouvernement ne peut exister sans lois, et qu’enlin il ne peut y avoir de lois sans législateur. Or, il est incontestable que les Français vivent en société depuis quatorze siècles ; ils ont donc eu un gouvernement, ils avaient donc des lois, ils ont donc reconnu un législateur : d’où il résulte clairement que c’est une erreur de dire que les rois n’ont été jusqu’ici que des législateurs provisoires, parce que ce serait soutenir que nos pères n’ont formé qu’une société provisoire, ce qui serait une absurdité. Mais si la nation française a véritablement remis, pendant plusieurs siècles, l’exercice du pouvoir législatif entre les mains des rois, il est également faux de croire que les actes et les lois qui sont émanés d’eux ne sont pas revêtus d’un caractère vraiment national. Garce n’est pas par le nombre de ceux qui rédigent les lois qu’on peut juger de leur authenticité, mais par la nature des pouvoirs qui ont été confiés au législateur. Une nation confère l’exercice du pouvoir législatif de deux manières : par un consentement tacite et par une volonté formellement exprimée. Or, le titre de législateur dont les rois ont joui jusqu’ici, a été revêtu de ces deux caractères essentiels. Le consentement tacite d’une nation est constaté par sa soumission et son obéissance aux lois émanées de celui qui exerce pour elle et en son nom le pouvoir législatif. Il est hors de doute que, pendant plusieurs siècles, la nation a volontairement exécuté les lois et les ordonnances émanées des rois. La nation, par un consentement tacite, les a donc considérés comme de véritables législateurs ; mais elle leur a encore [13 août 1790.J conféré l’exercice du pouvoir législatif, par plusieurs actes de sa volonté formelle. Les Etats généraux qui nous ont précédés, ont été convoqués de la même manière, et par la même autorité qui nous a réunis : si les représentants de la nation n’ont point alors exercé les mêmes pouvoirs qui sont aujourd’hui entre nos mains, ils avaient incontestablement les mêmes droits. Chargés d’exprimer le vœu et laf volonté des peuples, ils ont fait, non pas tout ce qu’ils pouvaient faire, mais au moins ce qui leur avait été prescrit par leurs commettants ; ils se sont adressés aux rois, pour les prier de rédiger en forme de lois leurs demandes et leurs pétitions ; ils ont prescrit et déterminé la forme dans laquelle les rois exerceraient le pouvoir législatif, ils ont voulu que nulle loi ne fût obligatoire, ne fut mise à exécution, qu’autant qu’elle serait revêtue de certaines formalités. Les représentants de la nation, organe de sa volonté, ont donc véritablement conféré aux rois l’exercice du pouvoir législatif, et jusqu’au moment où la nation a changé, par un autre acte de sa volonté, l’ancien ordre de choses, en transférant à un corps de représentants le droit de faire des lois, les ordonnances émanées des rois ont été revêtues d’un caractère vraiment national ; elles ont constamment formé les liens politiques qui unissaient tous les membres de la société, liens qui ne peuvent être rompus que par des conventions nouvelles, qui ne peuvent jamais avoir d’effet rétroactif. Je ne m’étendrai pas davantage sur une matière qui serait susceptible d’un bien plus grand développement; je me bornerai, pour me renfermer dans la question qui nous occupe, à vous faire remarquer dans quel abîme d’erreurs et d’injustices peut nous conduire un oubli des principes, dans quelles contradictions frappantes il peut nous entraîner. Lorsqu’il a été question de déclarer que le patrimoine de nos rois, que le domaine de la couronne étaient une propriété nationale, on a invoqué la loi politique et fondamentale, qui réunit de plein droit à la couronne les domaines du prince qui parvient au trône; on a rappelé la loi de l’inaliénabilité. Lorsqu’il s’agit aujourd’hui de stipuler les droits des puînés de la maison de France, de reconnaître une concession de domaines, qui leur a été faite dans les formes les plus authentiques, sous l’égide et la garantie de la loi qui autorisait formellement cette aliénation; enfin, lorsqu’il ne s’agit de rien moins que de l’exécution d’un contrat primitif, fait entre la nation et la famille royale, contrat qui repose sur les mêmes lois de l’union des domaines à la couronne, et de leur inaliénabilité, on soutient qu’il n’y a point de lois revêtues d’un caractère vraiment national ; on prétend qu’il n’y a point de contrat fait avec les princes ; et lorsque l’acte même de concession de l’apanage atteste son authenticité, on décompose toutes les formes de contrats civils, pour en trouver une à l’aide de laquelle on puisse donner à une spoliation manifeste une apparence de justice; enfin, on s’égare jusqu’à dire qu’en annulant, par une loi nouvelle, une concession, acceptée, consommée et exécutée depuis longtemps, cette loi nouvelle ne renferme aucune disposition rétroactive. C’est ainsi qu’on compose avec les principes, suivant l’intérêt du moment, et qu’un excès de zèle nous emporte quelquefois au uelà des bornes de la justice et de la raison. Ce n’est, Messieurs, qu’en vous renfermant dans 45 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 août 1790.) la rigueur du droit, dans la sévérité des principes, qu’en écartant toutes les considérations, toutes les convenances particulières dont on veut les envelopper, que nous pourrons espérer d’être justes. Il a existé d< s lois avant nous, nous devons les respecter ; ces lois ont assuré aux princes les apanages dont ils jouissent ; nous devons les leur conserver. Pour remplir la tâche que la vérité et le devoir m’imposent, il me reste à vous présenter en peu de mots quelques considérations politiques dignes de toute votre attention. Les apanages des princes sont tout à la fois l’assignat du douaire de leurs épouses et l’hypothèque de la dot de ces princesses. L’article V du contrat de mariage de Monsieur, frère du roi, porte expressément que les 500,000 livres, données eu dot à Madame par le roi son père, seront spécialement hypothéquées sur les terres et seigneuries que le roi a destinées en apanage au prince et à ses enfants, descendants de lui. L’article X du même contrat de mariage dit que Sa Majesté le roi de France constitue à Madame un douaire qui sera délégué et hypothéqué sur les terres de l’apanage de Monsieur, et qu’elle en jouira, sa vie durant, jusqu’à concurrence de la valeur de son douaire. D’après cela, Messieurs, comment est-il possible, sans blesser les règles immuables de la justice, en dépossédant les princes de leurs apanages, de changer l’assignat du douaire de leurs épouses, de détruire l’hypothèque de leur dot, de dénaturer les conditions et d’anéantir les clauses d’un contrat de mariage, passé avec une puissance étrangère, et qui est véritablement un traité de couronne à couronne ? Je sais très bien que les pactes des rois ne lient pas les nations; mais ce n’est point à l’espèce présente qu’on peut faire l’application de cette maxime. Lorsque les rois ont contracté des engagements, sous le sceau de la foi publique, d’après des lois précises, reconnues pour lois de l’État, consacrées par un usage immémorial, alors les nations sont liées par les conventions des rois, parce que, lorsque les rois agissent, suivant et conformément à la loi, ils agissent au nom des nations ; enfin, parce que la bonne foi, la loyauté et la justice qui ont présidé aux contrats, doivent en maintenir et en assurer l’exécution. Lorsque l’Assemblée nationale a annulé le droit d’aînesse, elle a respecté les conventions résultant des contrats de mariage ; elle n’a point porté atteinte aux conditions sous lesquelles ils avaient été contractés ; elle a laissé l’exercice du droit d'aînesse à ceux qui s’étaient mariés sous l’espoir des avantages qu’il procure. Par quelle fatalité les contrats de mariage des princes apana-gistes seraient-ils les seuls dont on croirait pouvoir invalider les dispositions ? Gomment, parce qu’ils sont les enfants de l’Etat, la nation pourrait-elle s’affranchir vis-à-vis d’eux, des règles de la délicatesse, de la loyauté et de la justice, en les dépouillant d’une possession qui leur est garantie par la loi, qui est une condition expresse de leur mariage, sous la foi de laquelle leurs enfants ont reçu la naissance et leur état. Si j’avais besoin, Messieurs, à l’appui de tous ces raisonnements, d’une autorité imposante, je vous dirais que le fameux Sully, qui fut toujours l’ami de son roi, sans cesser d’être l’ami du peuple et le bienfaiteur de sa patrie, que Sully, lorsqu’il conseillait d’aliéner les domaines de la couronne, pensait en même temps qu’on ne devait pas réduire les enfants de France à une condition pire que celle du dernier citoyen par un dé-nûment absolu de toute possession territoriale ; il pensait qu’on devait les attacher à la glèbe, et les fixer dans le sein du royaume par des propriétés foncières qu’ils eussent l’espoir d’augmenter par leurs épargnes et d’embellir par leurs soins. Il penserait encore aujourd’hui que dans un moment où vous avez fait de l’élat de citoyen actif le plus beau et le seul titre qu’un Français puisse porter, ce serait une inconséquence de priver, par une loi constitutionnelle, les fils de France de l’exercice même des droits de citoyen actif. Suivant vos décrets, il faut avoir une propriété quelconque pour en exercer la plénitude : on vous propose de dépouiller les princes de toutes leurs possessions territoriales, et de ne leur laisser qu’un traitement en argent ; c’est-à-dire qu’ils ne tiendront pas même de la gêné rosité de la nation la plénitude des droits de citoyen actif. Je pourrais encore, Messieurs, mettre sous vos yeux des considérations politiques d’une bien plus haute importance; mais il me suffit d’avoir indiqué les principes certains et les convenances générales ; je dois en abandonner l’application à la sagesse d’une Assemblée éclairée et à la loyauté d’une nation généreuse. Je me résume donc, et je dis que si l’on envisage la question de l’aliénation des domaines des apanages d’après les lois qui ont existé jusqu’ici, elle est dépourvue de tout fondement, parce que les princes ont en leur faveur le titre et la possession, parce que, par le droit et par le fait, la nation leur a garanti la jouissance de leurs apanages. Si l’on examine la question relativement aux lois qu’on veut établir, je dis que les principes de la justice et des considérations politiques s’opposent à l’aliénation des apanages. D’après cela je propose le décret suivant : « Les enfants de France auxquels il a été « donné en apanage une portion de domaines de « Ja couronne, en jouiront jusqu’à l’extinction « de la postérité masculine du prince premier « apanagiste. Dans le cas de réversion, les biens « donnés en apanage retourneront à la nation, « libres de toutes dettes et hypothèques, suivant « l’ancienne loi du royaume ; lesdits domaines « pourront ensuite être aliénés en vertu d’un « décret du Corps législatif, sanctionné par le « roi. » M. de Custine. L’Assemblée ne doit point donner d’effet rétroactif à ses lois, et elle doit être juste. Elle ne doit accorder de traitement aux princes apanagés, qu’à proportion de ce qui leur était légitimement acquis. On leur accordait 200,000 livres en apanage. Le comité propose de leur en donner davantage : en adoptant son projet, nous ne serons donc point injustes. Je demande qu’on aille aux voix et je réclame la priorité pour l’article du comité. (Cette priorité est mise aux voix et accordée.) L’article du comité est ensuite décrété ainsi qu’il suit : « Art. 2. Toutes concessions d’apanages antérieures à ce jour sont et demeurent révoquées par le présent décret. Défenses sont faites aux princes apanagistes, à leurs officiers, agents ou régisseurs, de se maintenir ou continuer de s’immiscer dans la jouissance des biens et droits compris auxdites concessions, au delà des termes qui vont être fixés par les articles suivants. »