ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 379 [Assemblée nationale.] mener tous les citoyens à l’ordre et à l’obéissance qu’ils doivent aux autorités légitimes. Sa Majesté sera suppliée de donner les ordres nécessaires pour la pleine et entière exécution de ce décret, lequel sera adressé à toutes les villes, municipalités et paroisses du royaume, ainsi qu’aux tribunaux, pour y être lu, publié, affiché et inscrit dans les registres. On est revenu à la discussion sur les articles de la rédaction de l’arrêté du 4, relatif a l'abolition des privilèges. M. le marquis de Thiboutot, qui n’avait pas assisté à la séance du 4 août, demande à faire quelques observations sur les articles relatifs à la féodalité; il obtient la parole. M. le marquis de Thiboutot. Je ne saurais admettre, Messieurs, pour l’intérêt de mes commettants, la rédaction de l’arrêté qui se trouve dans ce moment-ci soumis à votre jugement. Elle semble annoncer à l’ordre de la noblesse la suppression de ses droits féodaux. C’est sur ces droits qu’est fondée l’existence des fiefs; c’est sur l’existence des fiefs que son fondées les distinctions de la noblesse, et je ne crois pas, Messieurs, qu’après le sacrifice volontaire qu’elle a fait de ses privilèges pécuniaires, vous vouliez la dépouiller de ses privilèges honorifiques. Vous n’ignorez pas que son intention n’est pas de s’en dépouiller elle-même; et comme il n’est point de Français qui n’ait eu dans ce moment-ci les yeux ouverts sur elle, il n’en est point aussi qui ne sache qu’autant elle a mis d’empressement à se soumettre à l’égalité de l’impôt, autant elle a cru pouvoir exiger de fermeté de ses représentants pour la défense des distinctions qui la caractérisent, et qu’elle croit nécessaires à conserver dans une monarchie. Vous ne pourriez donc regarder l’abandon qu’en ont fait hier quelques-uns des députés comme son propre vœu. L’empressemeut avec lequel ils l’ont fait doit même vous prouver qu’ils n’en ont point envisagé les conséquences, et vous devez cire d’autant moins étonnés qu’ils ne les aient point envisagées, qu’il n’était question de cet objet, si intéressant pour leurs commettants, que comme d’un objet accessoire et secondaire de votre arrêté. Les premiers mouvements de l’homme, Messieurs, sont sans doute pour la nature ; mais les seconds chez lui, doivent être pour la raison. Il est dans la nature de tout gentilhomme français de ne plaindre aucun sacrifice pour l’intérêt de sa patrie ; mais il est de la raison et du devoir de ceux mêmes d’entre eux qui auraient oublié hier le vœu de leurs commettants, pour ne s’occuper que du leur, d’exprimer aujourd’hui ce vœu, de se conformer aux intentions bien connues de leur ordre, et de défendre de tout leur pouvoir sa propriété honorifique. On vous a présenté, Messieurs, les droits féodaux comme nuisibles à l’agriculture ; mais est-il un état, est-il même une république où l’agriculture soit aussi florissante qu’elle l’est en Angleterre? Et les seigneurs de terres ne jouissent-ils pas en Angleterre de presque tous les droits dont les anciens seigneurs normands jouissaient en Normandie, lorsqu’ils ont conquis ce royaume, et qu’ils y ont apporté les lois de leur pays? On vous a proposé de supprimer sans indemnité les corvées qui se trouvent encore dues aux propriétaires de quelques terres par les habitants des campagnes, et on a voulu vous faire envisa-[10 août 1789.] ger ces corvées comme des restes de l’ancienne servitude de la. France. Mais ne sont-elles donc pas, Messieurs, ainsi que tous les droits des seigneurs, le produit de la cession qu’ils ont faite de la plus grande partie de leurs terres à ceux qui n’en avaient pas ? Cette cession à bail perpétuel, connue sous le nom d’inféodation, ne doit-elle pas être, par la nature des choses, soumise aux mêmes lois que Celles faites à bail emphytéotique ou à bail de neuf et sept ans ? Et s’il a toujours été permis d’exiger des corvées des particuliers auxquels on a cédé, par bail à terme, le profit qu’on pouvait faire sur ses terres, n’a-t-il pas toujours dû l’être aussi d’en exiger de ceux auxquels on a cédé pour un temps indéfini le même profit? Vous savez, Messieurs, qu’il n’existe pas plus de charges sans bénéfices, que de bénéfices sans charges. Vous savez qu’on n’a jamais conclu ni accepté de marché, que lorsqu’on a trouvé plus d’avantage que de désavantage à le conclure ou à l’accepter. Vous avez déjà fait connaître l’esprit d’équité qui vous anime, en consacrant les droits de propriété, et en adoptant pour base ou pour premier principe de la constitution française, que tout citoyen avait un droit égal à la justice de la société. Les gentilshommes, Messieurs, sont des citoyens. 11 n’est aucun de leurs droits féodaux qui né soit le prix du droit sacré de propriété qu’ils avaient sur les terres qu’ils ont inféodées. Il n’eu est donc aucun dont il ne dût leur être tenu compte, si l’intérêt public pouvait en exiger le sacrifice. Je ne doute pas d’ailleurs, Messieurs, que vous ne pesiez dans votre sagesse si les mœurs des habitants des campagnes, si le commerce même, n’auraient pas à perdre infiniment à la permission qu’il vous a été proposé d’accorder à chaque cultivateur, de détruire dans tous les temps toute espèce de gibier sur ses terres. Il vous a encore été proposé de porter au denier trente l’estimation de la valeur de tous ceux des droits de ces terres dont on croyait que les seigneurs ne pouvaient êtreprivéssansindemniîé. Je dois vous prier de considérer que le plus grand nombre des rentes seigneuriales se trouve déjà réduit à la quatre-vingt-seizième partie de leur valeur, parce que le plus grand nombre des seigneurs a autrefois consenti à en recevoir le payement en argent, et que celles de ces rentes qui se perçoivent en argent ne leur produisent conséquemment plus aujourd’hui que 5 sous au lieu d’un louis, que 125 livres au lieu de 12,000 livres, et que 1,000 écus au lieu de 288,000 livres qu’elles devraient leur produire. Je dois opposer aux reproches que j’ai entendu faire en général au contrat féodal, dans cette auguste Assemblée, ce qu’en pensait, il y a quelques années, un des plus célèbres jurisconsultes du siècle. 11 n’est point, disait-il, de contrat plus favorable au débiteur. Il est le seul dont on puisse abandonner l’effet sans donner contre soi un droit de recours et d’indemnité, lorsqu’on se trouve trop grevé. Il est assujetti à une forme et à des lois particulières, pour la contrainte des redevables, qui tendent également à diminuer pour eux les frais de justice, et à alléger leur sort. Dans le plus grand nombre de provinces du royaume, les lois protègent le vassal et restreignent la liberté que le seigneur pourrait avoir d’abuser de ses droits. Des titres authentiques, 380 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [10 août 1789.] une possession constante, peuvent seuls lui en procurer l’exercice, et souvent il ne jouit pas, pour ses redevances, des privilèges que la loi accorde à son vassal pour les siennes. Dans les basses justices, il ne peut demander que trois années de ses rentes; et il semble que le contrat soit tout à l’avantage du vassal, puisqu’il contient en sa faveur une condition dont la réciprocité devrait être la base, et dont cependant le seigneur se trouve privé. 11 résulte, Messieurs, de toutes les observations que j’ai pris la liberté de vous faire: 1° qu’il n’existe plus, au moins généralement en France, de droits féodaux qu’on puisse regarder comme injustes ou comme oppressifs; qu’il n’en est aucun qui ne représente celui de l’ancienne propriété des seigneurs sur les terres qui y sont sujettes; qu’il n’en est aucun qui n’appartienne à des citoyens ; et que, comme l’a très-bien dit une des déclarations des droits de l’homme remises à nos bureaux, nul citoyen ne peut être privé, même pour le bien public, d’aucune de ses propriétés, que sous la condition d’en être payé, d’abord à raison de la plus grande valeur à laquelle elle puisse être estimée et, de plus, avec un surcroît dont la proportion doit être fixée par la loi, pour indemniser le propriétaire de ce qu’il ne vend pas volontairement; 2° qu’il conviendrait que la partie de l’arrêté dans laquelle il est question des droits féodaux fût rédigée en termes généraux, pour mieux remplir le but que l’Assemblée se propose, c’est-à-dire pour arrêter les entreprises des habitants des campagnes, auprès desquels on n’a pas craint sans doute, dans ce moment, d’employer les moyens les plus extraordinaires, d’abuser même du nom du Roi pour les porter à toutes sortes d’excès à l’égard de la noblesse ; mais que la misère a peut-être aussi rendus assez injustes pour croire qu’ils peuvent se libérer envers leurs seigneurs des charges attachées aux bénéfices qu’ils leur doivent sans être obligés de les racheter. Je laisse d’ailleurs à l’équité et à l’honnêteté des communes à décider si elles auraient dû, si elles devront jamais permettre, même à des membres de la noblesse, de proposer à l’Assemblée, et surtout d’y discuter des objets sur lesquels elles ont des intérêts contraires à ceux de cet ordre. Elles sont trop justes sans doute pour vouloir être en même temps juges et parties. El comment ne seraient-elles pas à la fois l’un et l’autre dans une délibération commune où l’on compte les voix, et où, quelle que fût la façon de penser de la noblesse, elle n’aurait jamais rien de mieux à faire que de paraître céder de bon gré ce qu’elle serait toujours obligée de céder de force, vu la prépondérance qu’elles y ont sur elle de deux voix, et peut-être même de trois contre une? Il semble qu’il vaudrait encore mieux qu'elles exigeassent d’elle, avec une franchise digne des deux ordres, le sacrifice que dans la sagesse de leur patriotisme elles jugeraient nécessaire qu’elle fît à l’intérêt du bien public. Elles ne doivent certainement pas douter qu’elle ne soit toujours portée à le préférer au sien propre. Ce discours excite, à plusieurs reprises de violents murmures. L’Assemblée passe à l’ordre du jour sur les propositions qu’il contient. La discussion continue sur la rédaction des décrets du 4. Un secrétaire fait lecture de l'article VII , relatif aux dîmes. M. Gouttes, curé d'Argelliers( 1). Messieurs, daignez, je vous prie, m'accorder votre attention, et me permettre de soumettre à votre jugement des questions sur lesquelles j’ai réfléchi depuis longtemps, dont la solution m’a paru très-difficile et peut, si l’on s’égare , entraîner les conséquences les plus funestes. Je sais que les richesses de l’Eglise ont été presque toujours la cause de la perte des ministres de la religion, et ont très-souvent occasionné celle de la religion chrétienne dans de grands empires. La Suède et l’Angleterre nous en ont fourni des exemples frappants. Si les évêques de Suède n’eussent pas été si puissants, le grand Gustave n’eût jamais cherché à introduire le luthéranisme dans son royaume ; et tout le monde sait que ce ne fut que pour se soustraire à la puissance formidable des évêques, qu’il prit ce parti. Personne n’ignore que notre religion toute sainte n’a pas besoin de cet appui pour se soutenir; que la pureté de sa morale, la simplicité de ses préceptes à la portée de tout le monde, suffisent pour lui faire donner partout la préférence sur tous les autres cultes, lorsqu’elle sera connue et annoncée par des ministres qui prêcheront autant par leurs vertus que par leurs instructions, et qui pourront dire, comme le grand Apôtre: « Soyez nos imitateurs, comme je le suis de notre divin Maître. » Imitatores mei estote , sicut et ego Ghristi. Car qui ignore que ce sont elles (2) qui, dans tous les temps, lui ont porté les coups les plus funestes ; que ce sont elles qui ont fait entrer dans le redoutable ministère des autels une foule de sujets sans autre vocation que l’espoir d’un riche bénéfice; que ce sont les vices de ces mauvais ecclésiastiques qui, en déshonorant la religion, ont attiré sur elle et sur les di gnes ministres dont elle s’honore toute la haine des peuples et les persécutions qu’ils souffrent dans ce moment? Je ne m’attacherai pas, Messieurs, à vous prouver que, si vos lois, quelque sages qu’elles puissent être, n’ont pas la religion pour base, elles ne tendront jamais au but que doit se proposer tout législateur. Je présume trop de vos lumières pour n’être pas persuadé que, lorsqu’il en sera question, vous ordonnerez que la religion et ses ministres soient respectés, et, ce qui est encore plus intéressant, que vous prendrez tous les moyens nécessaires pour que ces ministres se rendent respectables parleurs lumières et encore plus par leurs vertus. Mais est-ce au clergé à faire à l’Etat l’abandon de ses biens? Est-il de l’intérêt de l’Etat de dépouiller le clergé de toute propriété quelconque, et de le salarier en argent? Ne serait-il pas plus à propos de laisseraux ministres nécessaires à la religion, et surtout aux pasteurs, des fonds d’un produit suffisant pour subvenir à leurs besoins et secourir les pauvres? Voilà, sans doute, trois questions bien intéressantes et sur lesquelles je vous prie de me permettre de faire quelques réflexions. Tout le monde sait que nous ne sommes qu’usu-fruitiers des biens que nous possédons ; que ces biens appartiennent au clergé en général, et non à chaque individu en particulier; que la nation a sanctionné cette propriété dans des assemblées générales ou Etats généraux ; que tous les bénéficiers quelconques, séculiers ou réguliers, n’ont (1) Le discours de M. Gouttes n’a pas été inséré au Moniteur. (2) Les richesses de l’Église.