SÉANCE DU 2 FRIMAIRE AN III (22 NOVEMBRE 1794) - N° 25 53 La discussion s’engage d’abord sur le fond de ces arrêtés: on donne lecture des lois des 19 mars et 10 mai 1793 (42). Douzième liasse. Première pièce. (Arrêtés de Carrier, au bas des listes, les 27 et 29 frimaire.) «Vingt-quatre brigands, dont deux de treize et deux de quatorze ans, pris les armes à la main, sont exécutés à mort sans jugement. Vingt-sept brigands des deux sexes, de dix-sept ans et au-dessus, pris les armes à la main, sont exécutés sans jugement ». CARRIER : Je déclare que je n’ai vu que les copies des deux arrêtés dont on me parle. Il peut se faire que je les aie signés de confiance, comme je l’avais fait pour plusieurs autres ; mais j’affirme qu’ils ne sont écrits ni de ma main, ni de celle de mon secrétaire, tant j’étais loin de les avoir délibérés, puisque ces arrêtés comprennent des femmes et des enfants, tandis que je les ai exceptés par un arrêté dont je vais donner lecture. (Il lit un arrêté pris le 12 ventôse par Bour-botte, Carrier et Turreau, portant autorisation aux membres du comité révolutionnaire de Nantes pour délivrer de jeunes brigands aux citoyens qui voudraient s’en charger, sous la condition d’en faire leur déclaration à la municipalité, et défense de mettre en jugement de jeunes brigands depuis douze ans jusqu’à seize.) Ce n’est pas là tout : j’offre de prouver, et les faits existent, que les premiers brigands qui arrivèrent à Nantes, j’envoyai de suite les faire distribuer dans les hôpitaux, et je déclare qu’ils y vivent encore. Quelques-uns ont été moissonnés par la maladie pestilentielle ; mais j’offre, oui, j’offre de prouver que tous ceux qui sont venus me demander de jeunes brigands en ont obtenu de moi. Je ne me rappelle point d’avoir signé ces arrêtés. Mais, en supposant que je l’eusse fait, que portent-ils? D’exécuter des brigands pris les armes à la main. Les décrets m’y autorisaient : je n’ai pu ni dû, d’après ma conduite, d’après l’autre arrêté pris avec mes collègues, vouloir y comprendre des enfants. Ce fut Bour-botte qui voulut qu’on n’épargnât les enfants que jusqu’à seize ans ; Turreau et moi, nous voulions que ce fut jusqu’à dix-huit. Enfin, ces arrêtés sont conformes aux lois rendues par la Convention. Celle du 19 mars 1793 met hors de la loi tous ceux qui sont prévenus d’avoir pris part aux révoltes dans la Vendée, d’avoir arboré la cocarde blanche. J’en vais donner lecture. BOUDIN : Je demande qu’après la lecture de la loi du 19 mars il soit donné également lecture d’un décret postérieur, du 1er août ; car il ne faut pas que la Convention soit, aux yeux du peuple, couverte de l’opprobre d’avoir ordonné des massacres. CARRIER: Je vais lire d’abord la proclamation du 17 octobre ; elle porte que la Convention (42) P.-V., L, 23. décrète que la guerre de la Vendée sera terminée avant la fin d’octobre. Il entame ensuite la lecture de la loi du 19 mars, qui met hors de la loi les brigands de la Vendée pris les armes à la main, et ceux qui auraient servi leurs projets. CLAUZEL : Je demande qu’on donne lecture de l’article II. (On lit l’article II, qui porte que «les brigands pris les armes à la main seront mis à mort dans vingt-quatre heures, mais après que le fait aura été constaté par une commission militaire établie ad hoc» J CARRIER : Eh bien, mon ordre, en le supposant de moi, est adressé au président du Tribunal révolutionnaire de Nantes ; c’était à lui de faire la reconnaissance. ( Quelques murmures.) Un moment, citoyens, un moment : écoutez, je vous prie. Que porte l’arrêté? de les faire exécuter... {Quelques voix : Sans jugement !) CLAUZEL : Il est de l’honneur de la Convention que le peuple qui nous entend ne perde pas de vue que l’arrêté porte d’exécuter sans jugement. CARRIER : Mais au moins, citoyens, au moins faut-il que je voie ces arrêtés. *** : Nous devons en effet permettre à Carrier de voir les originaux de ces arrêtés. Il en existe dans les cartons de la commission des Vingt-et-Un. Je demande que le président les fasse apporter sur le bureau. BOUDIN : Les originaux dont Carrier demande la présentation n’existent pas dans les cartons de la commission. Il n’y en a que des copies en forme, faites au greffe du tribunal de la Loire-Inférieure, où les originaux sont déposés. MONESTIER: J’avais demandé la parole pour faire la même observation; ces originaux sont déposés au procès de Fouquet et Lamberty. DUBOIS-CRANCÉ : Je demande la lecture de l’article VI de la loi du 19 mars. Il faut que l’opinion publique soit éclairée sur tous les faits. Jamais la Convention ne se chargera de l’odieux des violations de sa loi. BOUDIN : Je rappelle que j’ai demandé aussi la lecture de celle du 1er août. (On donne lecture de ces dispositions, qui portent que les brigands qui poseraient bas les armes, qui ramèneraient leurs camarades à la République, ou qui livreraient leurs chefs, ne seront point mis à mort; et seront seulement détenus jusqu’à ce que la Convention en ait autrement ordonné; et que les femmes, enfants et vieillards seront transportés dans l’intérieur, pour y recevoir tous les secours qu’exige l’humanité.) 54 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE CARRIER : La proclamation du 1er octobre fut envoyée avec profusion à toute l’armée de l’Ouest. Je déclare que, dans toutes les colonnes, avant mon arrivée à l’armée, sitôt qu’on avait pris des brigands, on les fusillait. J’interpelle ici la franchise et la loyauté de mes collègues, des gendarmes ; qu’ils disent si, avant mon arrivée, on ne les fusillait pas sans jugement. CLAUZEL : Oui, sur le champ de bataille, par suite des lois de la guerre. Mais la proclamation n’a pas ordonné qu’ailleurs les prisonniers fussent exécutés avant qu’une commission militaire les eût reconnus ; elle n’a pas ordonné qu’on fît noyer des femmes, des enfants et des vieillards. Il importe de rappeler ces faits. CARRIER: Il y a, je crois, un décret qui déclare la guerre à mort aux brigands. Ceux-ci avaient été pris les armes à la main ; ils étaient dans le cas dont vient de parler Clauzel. On dit qu’ils s’y trouvaient des femmes et des enfants. Comment peut-on le croire puisque je les ai exceptés ? ( Quelques voix : Deux mois après !) CARRIER: Un moment, citoyens: comment voudriez-vous que j’eusse fait dans un temps ce que j’ai défendu dans un autre ? J’ai toujours laissé à la commission le droit de juger. Rappelez-vous les époques. Vous souvient-il qu’alors plusieurs collègues, plusieurs généraux vous ont écrit qu’on avait fait fusiller des prisonniers sans forme de procès, et que la Convention y a applaudi et a ordonné l’insertion de la lettre au Bulletin ? Elle a couru dans toute la France. LEQUINIO : Je demande à rétablir le fait. La lettre que j’écrivis à la Convention nationale a été insérée dans le Bulletin, ensuite dans le mémoire de Francastel, et depuis dans un petit ouvrage que j’ai publié sur la Vendée. Dans la prison de Fontenay-le-Peuple, il se trouvait non pas quatre mille cinq cents brigands; c’est une erreur du Bulletin, mais quatre à cinq cents. H y avait eu une insurrection, non pas à la façon de celle du Luxembourg, mais une insurrection véritable. Toute la geôle avait manqué d’être égorgée. Le sang avait coulé. La municipalité vint m’avertir. Je dis au maire : « Je vais tout faire rentrer dans l’ordre». J’allai chercher mes pistolets. J’entrai seul dans la première pièce. Je vis un des chefs de la révolte couvert de sang : je lui brûlai la cervelle. Je descendis, et ordonnai à la garde de tuer le second chef. A peine étais-je à Rochefort, que j’appris que l’armée de Charette allait investir Fontenay-le-Peuple. J’écrivis que, si cet investissement avait lieu, il fallait fusiller les brigands qui étaient dans la prison, sans procès. (On murmure.) Dans ce moment-là il se trouvait dans la ville une multitude de faux patriotes et de brigands. Si je n’avais pas pris ce parti, toujours dans la supposition d’une attaque, je mettais les patriotes entre deux feux, je les exposais à être égorgés par derrière pendant qu’ils se défendraient contre les assiégeants. J’étais bien sûr que l’armée de Charette aimerait mieux ne pas faire ce siège que d’exposer quatre à cinq cents des siens à être fusillés. Eh bien, c’est à cette mesure conditionnelle que Fontenay-le-Peuple a dû sa conservation. Plusieurs voix : l’ordre du jour ! LE PRÉSIDENT : Carrier a la parole. CARRIER : Ce que vient d’exposer mon collègue Lequinio n’est point dans le Bulletin qui contient sa lettre. Nous lisions le Bulletin, et nous voyions que la Convention approuvait sa mesure ; nous ignorions les circonstances. Lequinio parle des circonstances où il s’est trouvé. Je veux bien croire que ce soient les circonstances qui l’aient porté à donner cet ordre ; mais certes jamais Lequinio n’a été environné de circonstances pareilles à celles dont j’étais accablé. J’étais à Nantes, deux armées de brigands sur chaque rive de la Loire, toutes deux aux portes de Nantes, toutes entretenant des relations avec les habitants, qui leur fournissaient des secours, des vivres, des munitions. On conspirait dans les prisons de Nantes. Il y avait eu une conspiration sous mon collègue Gillet. Il y a même une lettre de lui, par laquelle il marque que le comité révolutionnaire a tous les pouvoirs et qu’il peut même les excéder. J’articule à la Convention que plus de deux mille brigands enfermés se soulevèrent, que le commandant temporaire fit marcher l’artillerie et tirer à mitraille ; je n’avais donné aucun ordre. Il y eut encore une autre conspiration. Le projet était d’incendier les quartiers de la ville ; on fut obligé de quadrupler la garde : voilà dans quelles circonstances je me suis trouvé. Il faut donc que je voie les arrêtés. Il peut se faire qu’ils ne soient pas signés de moi ; mais s’ils le sont, j’affirme et je déclare qu’ils ne sont écrits ni de ma main, ni de celle de mon secrétaire. Je prie la Convention de bien vouloir examiner ces arrêtés ; mais toujours je reviens au fait que tous les généraux faisaient fusiller les brigands. GAY-VERNON : La loi ordonne bien que le Tribunal fera la reconnaissance : si donc l’arrêté portant sans reconnaissance, je dirais : Carrier a eu tort ; mais il porte sans jugement. Il n’est pas contraire à la loi.... ( Violents murmures.) Nous n’avons pas de preuve que la reconnaissance n’ait pas été faite. Il peut se faire que la loi ait été exécutée. CLAUZEL : Il ne faut que lire la liste qui est à la page 123 des pièces remises, pour se convaincre que les dénommés dans cette liste n’ont pas été jugés conformément à la loi. BOUDIN : L’ordre du jour sur les observations des préopinants. CARRIER: Il faudra toujours bien qu’on me représente les minutes ; car la Convention ni moi ne pouvons savoir si j’ai effectivement signé ces arrêtés ; je ne me le rappelle pas, et j’ai cependant bonne mémoire. Quand les individus sont hors la loi, il ne faut pas de jugement, il ne faut qu’une reconnaissance; vous en avez eu la preuve le SÉANCE DU 2 FRIMAIRE AN III (22 NOVEMBRE 1794) - N° 25 55 9 thermidor. Peut-on savoir d’ailleurs si, dans les listes qu’on présente, on n’a pas intercalé après coup des noms de femmes et d’enfants ? GAY-VERNON : Je demande la parole. (On murmure.) *** : Je demande qu’on n’interrompe pas Carrier. BOUDIN : Je demande que Gay-Vemon ait la parole, afin d’éclaircir des faits. On demande que Carrier ne soit pas interrompu. BOURDON (de l’Oise): La mesure que la Convention semble vouloir prendre ne peut être dans son cœur ; oui, il est impossible qu’elle soit dans son cœur, car elle est contraire à l’institution des jurés. Nous sommes ici jurés ; toutes les fois que, dans le cours des débats, il y a des interpellations, vous devez entendre tous ceux qui ont à parler. Que penserait-on de la justice de la Convention si, dans la même séance, elle accordait la parole à ceux qui parleraient contre Carrier, et qu’elle la refusât à ceux qui parleraient en sa faveur? Remarquez bien que nous voilà au fait important ; si ce fait est vrai, il est contraire aux lois. CLAUZEL : Je soutiens que la reconnaissance n’a pas été faite, puisque, dans les listes, il se trouve des enfants de treize à quatorze ans. *** : Il ne faut pas que la Convention oublie qu’elle n’est ici que jury d’accusation, et non jury de jugement ; ce serait confondre tous les principes. Si vous établissiez une discussion sur chaque article, vous feriez les fonctions de juges, vous influenceriez singulièrement le Tribunal. Je demande que la parole soit maintenue à Carrier, car vous influenceriez même la Convention. MERLIN (de Douai) : La conduite que la Convention doit tenir est tracée par la loi du 8 brumaire. Elle porte que la discussion s’ouvrira trois jours après le rapport. Il est impossible de délibérer sans discussion. L’embarras vient de ce que, pour établir d’autant plus la garantie des représentants du peuple, nous avons été forcés de conserver des formes qui n’existent pas dans l’institution ordinaire du jury ; car l’accusé n’est alors pas entendu. Dans cette cause, nous n’avons ni juges de paix, ni directeur du jury. Je demande que la discussion continue d’avoir Heu article par article. BENTABOLE : Il est question de constater si la loi a été violée. Je vois deux listes qui comprennent des enfants de quatorze à dix-sept ans. Je remarque que dans ces listes les reconnaissances n’ont pas été faites. La loi n’a pas été exécutée ; car la loi excepte les vieillards, les femmes et les enfants. Voila donc la violation de la loi. BERNARD (de Saintes) : Je prie le président d’interpeller Carrier si le président du Tribunal a été lui faire des observations sur son arrêté. CARRIER : Le président ne m’en a pas parlé. Je le répète, je ne me rappelle pas d’avoir signé ces ordres. Si je les ai signés, ils ne sont pas écrits de ma main, ni de celle de mon secrétaire. Qui est-ce qui vous assurera que les listes ne sont pas de la main du président, que les noms n’ont pas été changés, qu’il n’y en pas eu d’intercalés ? J’en ai vu une dans une grosse brochure que ce président a fait imprimer. CADROY : Carrier se retranche à dire que la pièce n’a pas été écrite de sa main ; il doute même qu’elle existe. La pièce est-elle probante pour nous ? Oui : c’est une copie en forme, délivrée par un tribunal qui a la minute. ( Quelques murmures.) Chacun parle ici d’après sa conscience ; je crois devoir remplir mon devoir en parlant d’après la mienne. N’oublions pas, citoyens, que nous sommes ici jury d’accusation, et non jury de jugement. Ce sera devant ce dernier qu’on discutera l’authenticité de la pièce, qu’on examinera si elle existe ou non; il suffit que devant le jury d’accusation la pièce existe légalement. Dans le fond, il est certain que le représentant du peuple a fait lui-même la fonction que la loi déléguait à d’autres; car il a déclaré au Tribunal que les femmes et les enfants avaient été pris les armes à la main ; or c’était à une commission militaire à le constater, et je n’en vois pas une. LEFIOT : La Hste du 27 frimaire est rapportée deux fois : la première aux pages 46 et 47 ; elle commence par Thomas Juchiome, âge de vingt-six ans, etc., et finit par François Mainguet, âgé de trente-et-un ans. On y lit : «Pour ordre, au citoyen Phelippes, président au tribunal criminel, de faire exécuter sur-le-champ, sans jugement, les vingt-quatre brigands ci-dessus, etc. Nantes, 27 frimaire, an 2 de la République française, une et indivisible et impérissable. Signé Carrier. » Pour copie conforme. Signé, MABELLE, greffier. La seconde, aux pages 113, 114 et 115. Elle commence aussi par Thomas Juchiome, et finit par François Mainguet, et porte seulement : «Pour ordre, au citoyen Phelippes, président du tribunal criminel, de faire exécuter sur-le-champ les vingt-quatre brigands, etc. Nantes, 27 frimaire, l’an 2 de la République une et indivisible. Signé, Carrier. » En marge est écrit: «Pour chiffrature, PHELIPPES.» Vous voyez que dans cette dernière il n’y a point sans jugement et impérissable. Ce n’est donc plus la même pièce. S’il était question d’établir la propriété d’un arpent de terre, je vous dirais que jamais une copie collationnée sans la partie appelée n’a été admise en justice ; et vous l’admettriez lorsqu’il s’agit de la vie d’un citoyen, d’un représentant du peuple ! Mais cette objection, je la ferai lors de la discussion. 56 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE BOUDIN : Je demande que Lefîot lise la seconde pièce jusqu’au bout. LEFIOT lit: «Soussigné, président du tribunal révolutionnaire, ayant avec moi pour adjoint le commis-juré soussigné, avons rapporté procès-verbal de ce que devant, pour servir à ce qu’il appartiendra, et être présenté au tribunal et à l’accusateur public, pour faire ce qu’ils jugeront convenables. Nantes, ce 27 frimaire, l’an 2 de la République française. Signé, Phelippes et Bouvier. » «Le tribunal, vu le procès-verbal inscrit sur le présent registre, rapporté par le président, et l’ordre déposé au greffe, à lui adressé par le représentant du peuple; ouï l’accusateur public dans ses conclusions, a déclaré acquis et confisqués au profit de la République les biens des vingt-quatre particuliers arrêtés les armes à la main, nommés et désignés dans le susdit ordre inscrit sur le registre, le tout conformément aux articles VII et VIII de la loi du 19 mars; ordonne qu’une expédition du présent, sera, à la diligence de l’accusateur public, adressée au département. Fait à l’audience publique, où présidait Phelippes, et assistaient Lenormand, Lepelet, Lecoq et Davers, juges du tribunal; présent Goudet, accusateur public. Pour expédition. Sign, RAMET, commis juré. Pour copie conforme. Signé, PHELIPPES. » La pièce précédente existe une seconde fois dans la liasse du cinquième envoi. La seule différence est la note suivante, qu’on lit à la marge : «Procès-verbaux rapportés par Phelippes, lors président du tribunal révolutionnaire du département de Loire-Inférieure, séant à Nantes, constatant l’exécution des ordres donnés par le citoyen Carrier, représentant du peuple, pour faire guillotiner sans jugement divers individus des deux sexes, pris les armes à la main. Ces pièces prouvent que Phelippes n’a agi dans cette circonstance que malgré lui, et par pure obéissance; d’ailleurs, c’est l’accusateur public qui a fait faire l’exécution. Si Phelippes n’eût pas obéi, on aurait dit qu’il ne voulait pas reconnaître la Convention, ni les commissaires, auxquels il fit des représentations inutiles. La loi défend de faire guillotiner avant quatorze ans. » GARNIER (de Saintes) : La Convention, par son décret du 1er août, a voulu la fin de la guerre de la Vendée ; mais, par un sentiment d’humanité et de justice, elle ordonna que les femmes et les enfants seraient transportés dans l’intérieur. Si cependant, les femmes ont été prises les armes à la main ; si, comme après la déroute de Laval, elles massacraient nos prisonniers; si des enfants combattaient avec elles, la Convention n’a pas voulu sauver les assassins de nos braves défenseurs. LEVASSEUR (de la Sarthe) : Il n’est pas parlé dans la seconde liste de faire exécuter sans jugement. On envoie au président du tribunal vingt-quatre brigands, mais on ne lui défend pas de faire exécuter la loi. BOURDON (de l’Oise) : J’ai demandé la parole uniquement pour faire sentir combien le raisonnement d’un des préopinants serait funeste à la liberté. Il est certain que, si nous en venions à cette aberration de principes de croire qu’un représentant du peuple peut être mis en accusation sur des copies collationnées, la liberté serait bientôt compromise. Je remarque dans les listes des variantes ; l’tme porte sans jugement, celle-là est contraire à la loi ; l’autre de faire juger sur-le-champ. Plusieurs voix : Exécuter ! BOURDON (de l’Oise): Que devons-nous faire ? Nous ne voulons pas sacrifier un représentant du peuple. ( Violents murmures.) Le sur-le-champ pourrait être interprété avant les vingt-quatre heures de la loi. ( Nouveaux murmures.). Je déclare que jamais je ne serai mu par aucun esprit de parti ni de haine. Il est certain que si le mot, pour ordre d’exécuter sans jugement, est de la main de Carrier, il est coupable. Je demande que les originaux soient apportés. 0 Quelques applaudissements.) CARRIER: Deux observations viennent de vous être présentées ; l’une par Garnier, l’autre par Bourdon. Quant à celle de Garnier, elle est constante. Toutes les femmes, tous les enfants qui ont passé la Loire se sont battus comme les brigands. À Dol, un bataillon de femmes s’est battu contre nos tirailleurs. À Pontorson, les enfants se sont battus, ainsi qu’elles, aussi bien que les hommes. Les femmes étaient à l’avant-garde à Château-Gontier. À la bataille de Laval, les femmes ont égorgé nos prisonniers. J’interpelle les braves grenadiers de la Convention d’attester tous ces faits. On vous a fait remarquer une variante incontestable dans les deux listes ; et, comme l’a dit Bourdon, le mot sur-le-champ n’empêche pas la reconnaissance par le tribunal. La Convention ne peut prendre une détermination sans voir les originaux. Je conclus donc, comme Bourdon, à ce que les pièces soient rapportées. GUÉRIN: Il n’est pas question dans ce moment-ci de décréter l’apport des originaux des arrêtés pris par Carrier; vous n’avez pas encore entendu les réponses au surplus du rapport. Vous ne savez donc pas s’il ne sortira pas des preuves suffisantes pour éclairer votre conscience. La proposition qui vient de vous être faite est au moins imprudente dans ce moment-ci, car il n’appartient pas à un membre d’influencer la Convention, et elle peut avoir cet effet. L’un des hommes qui les premiers ont eu le malheur d’examiner cette horrible affaire peut vous assurer que l’arrêté dont il est ici question est l’un des moins atroces. Je les ai tous examinés, et je puis vous assurer ce fait. La variante dont on se plaint est que, dans l’un des arrêtés qui sont sous vos yeux, il y a exécuter sans jugement, et dans l’autre exécuter sur-le-champ. Mais est-ce à des Français fibres que Ton veut faire croire que ces mots, exécuter sans jugement, SÉANCE DU 2 FRIMAIRE AN III (22 NOVEMBRE 1794) - N° 25 57 ne signifient pas mettre à mort sans autre forme de procès ? Les commissions que la Convention a nommées étaient destinées à juger les coupables ; et, dès qu’un représentant du peuple s’est permis de faire exécuter sans jugement, il est coupable. {Quelques murmures .) L’erreur ou l’ignorance ont pu seules dires que les mots exécuter sur-le-champ pouvaient s’interpréter dans ce sens : exécuter après que la reconnaissance exigée par la loi aura été faite. Exécuter sur-le-champ signifie, dans mon sens, sans examiner si les enfants de douze à treize ans et les femmes ont été réellement pris les armes à la main ; d’ailleurs il est constant qu’il n’a été procédé à aucun jugement contre les individus compris dans la liste qui est sous vos yeux. Puisqu’on élève des difficultés sur l’arrêté du 27, je consens à le regarder comme nul dans ce moment-ci ; mais celui du 29, par lequel plusieurs femmes ont été mises à mort sans jugement, est-il nul aussi? Je crois avoir démontré que l’arrêté du 29 suffisait seul pour déterminer l’opinion des membres ; je combats maintenant la proposition principale qui a été faite. On a prétendu qu’il fallait faire venir les pièces originales, et que sans elles il était impossible d’asseoir son opinion. Sans doute il est important, dans le cas où un tribunal sera chargé de prononcer sur l’affaire qui nous occupe en ce moment, d’avoir sous les yeux les pièces originales ; mais les faire venir avant que vous ayez pris une détermination, ce serait faire injure à vos trois comités réunis qui.... {Quelques murmures.) Je dis que ce serait contrarier votre loi que de vous arrêter à ce fait isolé ; il en existe plus de vingt sans celui-là, et je déclare, d’après ma conscience, que.... ( Murmures.) J’ai déjà émis mon opinion comme membre de la commission des Vingt-et-Un, je pins donc faire une déclaration d’après ma conscience. Je demande que Carrier réponde au surplus de l’accusation qui est faite contre lui, et je déclare qu’il y a des preuves plus que suffisantes pour prononcer le décret d’accusation. *** : Nous sommes ici pour entendre Carrier dans ses défenses, et nous ne devons pas nous laisser influencer par un de nos collègues. GUÉRIN : Je demande l’ordre du jour sur la proposition qui a été faite, et que Carrier continue sa défense. Vous ne devez pas oublier surtout, citoyens, que les décrets de la Convention sur la Vendée ordonnaient de frapper surtout les hommes de l’Ancien Régime qui égaraient le peuple ou le portaient à la révolte. Eh bien, sur les listes que vous avez sous les yeux, vous n’y verrez seulement que les noms de malheureux cultivateurs. MILHAUD: Citoyens, dans une affaire qui intéresse le sort d’un représentant du peuple dont la vie est liée aux droits individuels des citoyens, et est unie à l’intérêt politique de la Nation, il faut que les passions soient bannies, et que la justice seule règle la conduite des législateurs. Je ne sais pourquoi un de mes collègues vient de dire qu’une majorité imposante s’était prononcée dans cette question.... Plusieurs membres : Il n’a pas dit cela. MILHAUD : Pour moi je déclare que je ne suivrai d’autre impulsion que celle que me dictera ma conscience. J’examine la question qui occupe en ce moment l’Assemblée ; je vois deux arrêtés de Carrier adressés au président du tribunal criminel du département de la Loire-Inférieure, par lesquels il l’invitait à faire, à l’égard de vingt-quatre individus dont il lui faisait passer la liste, ce qui était convenable. J’observe d’abord que le président de ce tribunal, en faisant ce qui était convenable, devait se conformer à la loi. En second lieu, je rappellerai les observations politiques et sages faites par Garnier (de Saintes). Dans une guerre aussi désastreuse pour la patrie, il faut examiner si des individus, malgré la faiblesse de leur âge ou de leur sexe, n’avaient pas mérité la vengeance des Français. Le fanatisme, ainsi que la liberté, a ses martyrs. On a vu des enfants des rebelles périr en criant vive le roi ! comme Bara est mort en criant vive la liberté! Je demande que les originaux des pièces soient apportés, et que, dans l’appel nominal qui aura lieu, chaque député ait le droit, ainsi que dans le procès de Capet, de motiver son opinion. BENTABOLE : La proposition qui vous a été faite doit fixer toute votre attention, parce qu’elle tend, sans que celui qui l’a faite en ait eu l’intention, à vous faire dévier du but et de la marche que vous avez voulu suivre lorsqu’il s’agit de prononcer contre l’un de vos membres. En effet, la loi que vous avez rendue sur la garantie de la représentation nationale porte: qu’après avoir examiné toutes les pièces qui lui auront été remises, la commission des Vingt-et-Un viendra vous soumettre son avis. Ce n’est donc pas principalement sur les pièces qui font la base du rapport que l’Assemblée doit se déterminer, mais bien sur l’avis de la commission. {Murmures.) Citoyens, ce n’est pas sur l’avis de la commission que j’ai voulu dire, mais sur son rapport. La Convention, après avoir examiné les pièces qui sont à l’appui, peut déclarer s’il y a, oui ou non, lieu à accusation. Si vous déterminiez dans ce moment-ci à vous faire apporter les originaux demandés, il en résulterait que ce serait sur les pièces seules que vous baseriez votre accusation, tandis que c’est sur l’ensemble des pièces qu’elle doit se déterminer, et d’après la conviction de votre conscience. D’après le rapport qui vous a été distribué et l’impression des pièces, chaque membre peut, sans avoir besoin d’une pièce isolée, chaque membre peut, dis-je, descendre dans sa conscience et examiner quel degré de confiance il doit accorder à telles ou telles pièces qui sont sous ses yeux. Je déclare qu’il serait ridicule de suspendre l’instruction de cette affaire pour attendre un nouvel apport de pièces. Je demande qu’elle soit continuée en présence de l’accusé, et que, sans désemparer, l’Assemblée prenne une détermination. 58 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE LE PRÉSIDENT: La proposition de Benta-bole est-elle appuyée? (Oui, oui! s'écrient plusieurs membres.) Je la mets aux voix. BOURDON (de l’Oise) : Président, la mienne est aussi appuyée. Je demande à répondre à Ben-tabole. (Bruit.) LE PRÉSIDENT : Tu as la parole. BOURDON (de l’Oise) : Je n’ai rien proposé qui tendît à interrompre la suite de l’instruction du procès qui est commencé ; et ce n’est pas par une opinion qui a l’air de jeter de la défaveur sur un de ses collègues qu’on doit enlever un décret à l’Assemblée. J’ai demandé, afin d’affermir davantage la garantie de la représentation nationale, sur laquelle repose la liberté publique, qu’un représentant du peuple ne soit pas jugé sur de simples pièces collationnées. (Bruit.) Je suis d’autant moins suspect dans cette affaire que j’ai émis mon opinion avec les trois comités, je l’ai émise franchement ; je demande à le faire encore dans ce moment-ci. Je demande que, dans cette affaire, la justice la plus sévère et la plus impartiale soit observée. Voyez dans quel abîme vous pourriez précipiter la représentation nationale, si.... (Murmures.) Eh quoi! avez-vous oublié le fait atroce dont faillirent être les victimes vos deux collègues Barras et Fréron? Oubliez-vous donc que leurs signatures ont été falsifiées ? et si vous vous étiez bornés, pour prendre une détermination, à de simples pièces collationnées, n’aurait-elle pas été funeste à vos collègues ? La justice doit être égale pour tous. Je le sais, dans les faits qui sont reprochés à Carrier, il y en a qui font frémir la nature ; eh bien, c’est parce qu’ils semblent être plus atroces que vous devez prendre toutes sortes de mesures, pour vous assurer de leur réalité. Croyez que le peuple, qui dans ce moment demande justice des crimes qui semblent avoir été commis, applaudira lui-même au décret que je vous ai proposé. Dans le court espace de trois fois vingt-quatre heures on peut se procurer les pièces, et pendant ce temps l’instruction se continuera toujours. (Bruit.) Les formes que je réclame ne sont point méprisables ; elles sont l’objet des voeux d’une grande partie de cette assemblée ; et, si on les eût toujours suivies, nous aurions à regretter moins de malheurs et moins d’injustices. En réclamant une mesure qui n’interrompt pas la discussion, je défie au calomniateur le plus atroce de voir autre chose dans l’objet de ma demande que le désir d’assurer à la représentation nationale une garantie qui soit à l’abri de toutes les passions. Et ne croyez pas, citoyens, que celui qui a manqué d’être guillotiné pour avoir sauvé douze mille brigands voulût défendre un collègue qui aurait commis des atrocités. Oui, citoyens, mon collègue Goupilleau et moi, nous avons manqué de périr sur un échafaud pour avoir pensé que la clémence seule pouvait terminer cette guerre désastreuse, et avoir sauvé douze mille brigands. (Murmures.) LE PRÉSIDENT : J’invite Bourdon à ne pas confondre la Convention nationale avec les tyrans qui l’opprimaient. BOURDON (de l’Oise) : C’est parce que je ne confonds pas la Convention nationale avec une poignée de brigands qui gouvernaient, que je ne veux pas que la Convention s’éloigne en ce moment de la justice qui a toujours été la règle de sa conduite. J’ai demandé l’apport des arrêtés, parce que je ne crois pas que, dans une affaire de cette importance, l’Assemblée puisse se décider sur des pièces collationnées. Cette mesure, comme je l’ai déjà dit, n’empêchera pas la continuation de la discussion. Si l’Assemblée se trouve suffisamment éclairée sans les pièces originales, elle prononcera; dans le cas contraire, mon observation reste dans toute sa force, et dans tous les cas la mesure que je propose ne peut qu’avancer le jugement de cette affaire ; car, en supposant que les pièces originales ne soient pas nécessaires pour convaincre l’Assemblée, elles seraient indispensables au tribunal que vous chargeriez de cette affaire, et qui ne pourrait prononcer sans les avoir sous les yeux. Je demande donc qu’un courrier extraordinaire soit chargé d’aller à Nantes chercher les pièces. Plusieurs membres : Aux voix la proposition de Bourdon ! D’autres : La question préalable ! PELET : Je demande la parole pour une motion d’ordre. CLAUZEL : Je la réclame pour relever un fait. La parole est accordée à Clauzel. CLAUZEL : Mon collègue Bourdon vient de dire que, pour avoir usé de clémence envers les rebelles, sa tête a manqué de tomber sous le glaive de la loi; je l’interpelle de déclarer si c’est la Convention nationale qui le tenait sous l’oppression ou toute autre autorité ? BOURDON (de l’Oise) : J’ai déjà déclaré que c’était la portion scélérate de cette assemblée que vous avez envoyée à l’échafaud. PELET : Si je ne me trompe, le point qui divise en ce moment l’Assemblée est de savoir si les variantes dont on se plaint ne sont que l’effet d’une faute d’impression, ou si elles existent réellement dans la pièce originale. La seconde question est de savoir si la Convention peut prononcer sur des copies collationnées, où si les pièces originales sont nécessaires pour déterminer son opinion. La troisième est de savoir si la discussion sera interrompue, ou si elle continuera. Il semble que quelques mots vont mettre la Convention d’accord; il faut d’abord charger la commission des Vingt-et-Un d’examiner si les variantes existent véritablement sur les copies collationnées, ou si elles ne sont que de véritables fautes d’impression. Sur la seconde question, il me semble que la Convention peut prononcer sur des copies colla- SÉANCE DU 2 FRIMAIRE AN III (22 NOVEMBRE 1794) - N° 25 59 tionnées; quant à la troisième, la Convention peut, sans interrompre la discussion, envoyer un courrier extraordinaire à Nantes, pour rapporter les pièces originales qui y sont; car si la Convention nationale n’en a pas besoin pour asseoir son opinion, elles serviront au tribunal qui prononcera définitivement. Ainsi, sous tous les rapports, il n’y a pas d’inconvénients à adopter la proposition de Bourdon. DURAND-MAILLANE : Remarquez, citoyens, que nous ne remplissons ici que les fonctions de jury d’accusation, et non celles de jury de jugement. Je vous le demande; quand les pièces seront arrivées, si le prévenu nie sa signature, de quelle manière vous y prendrez-vous pour la constater? {Murmures.) Ce n’est pas à nous de recueillir les pièces; c’est au tribunal qui sera chargé de l’affaire ou au prévenu lui-même, s’il le juge nécessaire à sa défense. Je demande donc la question préalable sur la proposition de Bourdon : ce n’est que sur l’ensemble des pièces que vous avez sous les yeux que vous devez prendre une détermination. MAILHE : Si la proposition de faire venir les pièces devait interrompre la discussion, je l’aurais vivement combattue ; mais comme il ne s’agit point de cela, je fais un raisonnement bien simple. Après la discussion qui aura lieu, la Convention nationale se trouvera assez éclairée pour prononcer sans les pièces, et alors elle passera outre ; si, au contraire, elle a besoin de ces deux pièces pour fixer son opinion, elle serait obligée de les envoyer chercher; cela entraînerait un temps considérable. Vous avez encore beaucoup de faits à discuter ; il est impossible de terminer dans cette séance. Quant bien même l’accusé aurait répondu à tout ce qu’on lui reproche, plusieurs membres pourraient demander la parole et faire naître des débats très longs. Plus l’accusation est atroce, plus vous devez y apporter de maturité pour prendre une détermination. La France entière applaudira aux sages lenteurs que vous aurez apportées; et, s’il faut envoyer Carrier au tribunal, tout le monde applaudira à votre décret, et personne ne pourra le calomnier. Je demande donc qu’un courrier extraordinaire parte sur-le-champ pour aller chercher les pièces, et que cependant la discussion continue Cette proposition est décrétée. CLAUZEL: Je demande à faire un amendement. Il est important que la Convention s’assure que les pièces lui parviendront. Je demande qu’elles soient accompagnées par une escorte. ( Applaudissements .) BOUDIN : Je demande qu’on n’apporte pas seulement les deux arrêtés, mais toutes les pièces relatives au procès de Fouquet et Lamberty. TALLIEN : Je demande qu’on fasse venir les cadavres des malheureuses victimes. LE COINTRE (de Versailles) : Il est clair comme le jour qu’on ne veut pas juger Carrier. Plusieurs voix : L’appel nominal ! D’autres : Le rapport du décret ! CAMBACÉRÈS: Je demande la parole pour une motion d’ordre. Toutes les précautions que vous croyez devoir prendre, les lenteurs mêmes, sont autant d’hommages que vous rendez aux principes ; elles régulariseront la marche de l’affaire présente, et seront la sauvegarde de l’avenir. Mais, il faut prendre garde que, par un décret qui n’a peut-être pas été assez réfléchi, la Convention ne s’embarque dans une discussion longue et sans objet. Il faut que nous fassions marcher le gouvernement, et nous n’y parviendrons jamais tant que nous tiendrons nos séances de sept à huit heures, sans avancer d’un pas dans cette affaire. Je demande à ceux qui ont réfléchi sur ce rapport s’ils croient que la discussion pourra être continuée pendant le temps qu’on ira chercher les pièces; cela me paraît inconciliable. Cependant vous ne pouvez pas trop vous dispenser de représenter les pièces à ceux de vos membres qui voudront les voir pour fonder leur jugement, car vous vous êtes écartés ici des règles ordinaires au jury d’accusation, afin d’assurer la garantie de la représentation nationale. Je ne reviens point sur le décret qui a été rendu ; mais je demande que la Convention fixe les jours et les heures qui, à compter de demain, seront consacrés à l’affaire de Carrier. (Non, non ! s’écrie-t-on.) Vous ne pourrez jamais terminer cette affaire dans une séance, fut-elle de cinquante heures, et quand même vous obligeriez le prévenu de continuer à vous donner des éclaircissements, malgré qu’il vous déclarât que ses forces sont épuisées ; car après cela chaque membre aura le droit de présenter ses idées sur chaque chef d’accusation, et peut-être trente membres voudront-ils parler sur chacun. En supposant que tous les obstacles soient levés, restera encore à savoir si vous pourrez statuer sans voir les pièces qui sont à Nantes. (Oui, oui ! s’écrie-t-on.) Ensuite il faudra passer à l’appel nominal; on motivera son opinion, comme dans l’affaire de Marat et de Capet, et tout le monde sait que ces appels nominaux durent vingt-quatre heures. Pendant ce temps le gouvernement ne marche point ; car les membres de la Convention, étant obligés d’assister à la séance, ne pourront pas être dans les comités. Le peuple veut qu’on examine la conduite de Carrier, et il n’entre point dans l’intention d’aucun de nous d’oublier cette affaire, ou de sauver Carrier, s’il est coupable. (Non, non! s’écrie-t-on.) Je demande que la Convention se sépare, et que, tous les jours, depuis deux heures jusqu’à cinq, on s’occupe de cette affaire. BENTABOLE: Cette proposition tendrait à faire le procès à la commission des Vingt-et-Un. (Murmures.) Je demande si, lorsque cette commission, après avoir examiné scrupuleusement toutes les pièces, est venue vous proposer le décret d’accusation, vous pouvez faire croire qu’elle a donné une opinion à la légère? (Quelques murmures. - Oui, oui! s’écrie-t-on.) Tous 60 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE ceux qui sont instruits des circonstances de cette malheureuse affaire doivent pouvoir prononcer s’il y a ou non lieu à accusation, et toutes les difficultés qu’on oppose ne sont que des mesures dilatoires, des échappatoires. ( Quelques murmures. - Oui , oui ! s’écrie-t-on. -Les citoyens applaudissent vivement. ) Si vous vous arrêtez à ces premières difficultés, il n’y aura pas de raison pour ne pas ordonner la comparaison des écritures, pour ne pas faire venir tous les témoins, pour ne pas faire venir les instruments qui ont servi à des horreurs dont on a jamais eu d’exemple. Il faut faire venir les bateaux à soupape. ( Vifs applaudissements . ) CARRIER: J’ai des preuves écrites.... BENTABOLE : Si vous entrez dans tous ces détails, vous vous érigez en tribunal définitif; si vous vous déterminez ensuite pour le décret d’accusation, il ne restera plus rien à examiner aux jurés, et ils se trouveront forcés d’envoyer l’accusé à l’échafaud. ( C’est vrai! s’écrie-t-on en applaudissant.) Je conclus à ce qu’on entende le prévenu autant qu’il le voudra, qu’on donne ensuite la parole à ceux qui voudront parler pour ou contre, et qu’on passe enfin à l’appel nominal ; ceux qui voudront motiver leur opinion en seront les maîtres. Je demande le rapport du décret, et que la discussion soit continuée jusqu’à ce que la Convention soit suffisamment éclairée. DUBOIS-CRANCÉ : Je demande à relever un fait important. Il n’y a pas de contradiction entre les deux listes dont on a parlé. La première est celle signée de Carrier ; l’ordre qui est à la suite est l’ordre verbal que le tribunal reçut sur les observations qu’il fit à Carrier, et qu’il consigna sur ses registres. Plusieurs voix : Le rapport du décret ! MAREC : Il y a en effet deux ordres, l’un du 27, et l’autre du 29 frimaire. La variante reprochée à celui du 27 n’est pas reprochée à celui du 29. De là il est probable que l’ordre consigné sur les registres du tribunal est un ordre verbal, confirmatif de celui du 27. Plusieurs voix : Le rapport du décret ! CARRIER: Citoyens, dans une affaire si importante.... MILHAUD : C’est insulter à la Convention que de dire qu’elle veut sauver Carrier. {Murmures.) Vous fûtes plusieurs mois à discuter sur l’affaire de Capet, de cet usurpateur de la souveraineté nationale : et lorsqu’il s’agit d’un représentant du peuple, vous voudriez décider de suite ! (Rumeurs.) Je demande que la justice soit mise à l’ordre du jour dans cette affaire. (Murmures.) Si Carrier est coupable, il montera à l’échafaud ; déjà il est tombé des têtes criminelles des deux partis ; et puisque le sénat a eu le courage de faire tomber plusieurs têtes, il aura bien celui d’en faire tomber une encore, si elle est coupable. THURIOT : Je m’oppose au rapport du décret. Nous avons juré de ne laisser reparaître aucun genre de tyrannie ; c’est la justice qui doit nous diriger, et les passions doivent être étouffées. (Murmures.) La première des listes paraît être la pièce fidèle qui a été transcrite sur les registres, et l’autre n’est qu’une feuille volante mise par hasard... Plusieurs voix : On n’a jamais dit cela. THURIOT : Je vais expliquer mon idée. Je dis que, dès qu’il y a deux listes, c’est à la dernière que vous devez vous arrêter, parce qu’elle présente une inculpation moins grave. La première est intitulée : Extrait des minutes, et elle doit être au greffe; mais la pièce authentique est sur les registres d’audience criminelle, car elle est intitulée : Extrait des registres des audiences. La position est ici infiniment délicate, car ces hommes qui nous ont envoyé ces expéditions seraient grandement coupables si les minutes n’existaient pas, et je ne connais pas d’ordre qui puisse forcer un tribunal à violer la loi. ( Violents murmures.) Lorsque la loi parle, le magistrat doit périr plutôt que de la violer. (Violents murmures.) Je vois dans cet arrêté le tribunal rappeler trois articles de la loi, et cependant il s’en écarte au même moment. (Murmures.) Je suis d’avis que les crimes soient punis promptement ; mais, comme Cambacérès, je dis que la justice doit être rendue avec les précautions nécessaires. Je crois que la mesure qu’il a proposée s’accorde avec le décret qui a été rendu, et je demande qu’elle soit mise aux voix. MERLIN (de Douai) : Mailhe n’a pas proposé de discontinuer la discussion; elle pourra au contraire avoir lieu jusqu’à ce que la Convention soit éclairée, et elle pourra même prononcer sans attendre l’arrivée des pièces. Après avoir bien examiné les listes et le procès-verbal, il m’est prouvé que les mots sans jugement ont été omis dans la seconde pièce; mais ce qui est prouvé pour moi ne l’est pas pour tout le monde : il faut donc discuter. Remarquez au surplus que, de quelque manière et à quelque époque que vous prononciez, il faudra que les pièces arrivent ; car si le prévenu est traduit au tribunal, il aura le droit d’exiger la représentation des pièces. Je demande donc que le décret soit maintenu. REUBELL : Les débats que vous venez d’entendre sur le fait de la question, sur l’état des pièces, prouvent que le procès actuel sera un procès interminable. Il est dans mon âme que le prévenu ait toute latitude pour se défendre; mais, il ne faut pas, par de fausses comparaisons, nous faire dévier des principes. On a parlé du procès de Capet ; mais dans ce procès la Convention remplissait les fonctions de tribunal, au lieu qu’ici nous ne sommes que jurés d’accusation. Eh! qui est-ce qui a le droit de marquer le terme où ma conscience sera éclairée ? Si j’ai la conviction sans cette pièce, pourrez-vous me forcer d’attendre qu’elle soit venue pour émettre mon vœu ? C’est donc à la majorité de la Conven- SÉANCE DU 2 FRIMAIRE AN III (22 NOVEMBRE 1794) - N° 25 61 tion à décider du fait. Si la majorité demande à aller aux voix, à émettre le vœu de sa conscience, l’apport de cette pièce ne doit pas empêcher d’aller aux voix. Si l’on est de bonne foi, si l’on veut que le défaut de cette pièce ne puisse arrêter les débats, décrétez clairement que le décret que vous avez rendu n’empêchera point la continuation de la discussion. MAILHE relit la rédaction de ses propositions. TALLIEN : Je demande la parole, moins sur la rédaction que sur le décret en lui-même. Je crois que ce décret est inutile, qu’il est attentatoire à la dignité de la Convention. Les dernières mesures sont en contradiction avec les premières. Car, pourquoi demander des pièces si vous vous réservez la faculté de prononcer sans ces pièces ? C’est, comme l’a dit le préopinant, à la majorité de la Convention à statuer sur la question de savoir si ces pièces sont absolument nécessaires à la continuation de la discussion. Ce n’est que lorsque la délibération sera terminée, ce n’est que lorsque vous aurez rappelé les opinions des différents membres, ce n’est que lorsque vous irez à l’appel nominal, que vous déciderez cette nécessité des pièces. On vous l’a dit encore : vous n’êtes qu’un jury d’accusation, et non un jury de jugement. Votre proposition est absolument différente de celle où vous mit le procès de Capet. Il sortait de votre débbération pour monter à l’échafaud. Ce serait donc, et l’on a pas répondu à cette partie de l’opinion de Bentabole, ce serait donc, en traduisant d’après les preuves un représentant du peuple au Tribunal révolutionnaire, l’envoyer à la mort. Je demande la suspension du décret jusqu’à ce que la majorité de la Convention ait prononcé par l’appel nominal, et ait décidé si les pièces sont nécessaires. BOURDON (de l’Oise): C’est toujours la même aberration de principes dont on se sert pour faire violer à la Convention une forme conservatrice: il est bien certain que personne n’a dans son cœur l’intention de sauver un criminel ; mais il est bien certain qu’on ne peut prononcer l’accusation d’un représentant du peuple sur des pièces collationnées. {On murmure.) Je vous en conjure, maintenez ce principe qu’on ne pourra décréter d’accusation un député sur des pièces collationnées. {Nouveaux murmures.) Comment pouvez-vous vous élever contre ce principe, lorsque vous vous rappelez qu’on a, sur des pièces collationnées et reconnues fausses, diffamé Barras et Fréron ? La contradiction qu’on croit voir dans le décret n’y existe pas; il est digne de la Convention, il est conservatoire des principes. Il peut s’appliquer à ceux même qui réclament contre. Puisqu’ils sont patriotes, ils peuvent être accusés et calomniés. Je demande donc le maintien du décret et la continuation de l’examen des accusations. CLAUZEL: Il s’agit ici d’objets infiniment graves. Je demande aussi que le décret soit suspendu jusqu’au moment où la discussion sera terminée. Une fois que Carrier aura fini ses observations, chaque membre fera les siennes; msds, s’il prenait envie à quelqu’un d’éterniser cette affaire {Quelques murmures.), c’est à la majorité de la Convention à demander que la discussion soit fermée, que chaque membre monte à la tribune, et dise, à l’appel nominal, s’il y a, oui ou non, lieu à l’accusation. CARRIER : Il est très vrai que la Convention n’exerce ici que les fonctions de jury d’accusation; mais encore faut-il que, pour prononcer, elle puisse baser sa détermination sur des motifs ou des pièces suffisants. Mais pouvez-vous porter un décret d’accusation sur des pièces qui contiennent des variantes aussi contradictoires? Comment pourriez-vous préciser votre décision relativement à ces arrêtés sur des copies collationnées ? Il est donc de toute justice que le décret soit maintenu. Plusieurs membres : Aux voix la rédaction ! La Convention ferme la discussion. On demande une nouvelle lecture. Mailhe refit sa rédaction. On insiste pour la suspension du décret. Plusieurs voix : L’ordre du jour ! L’épreuve est deux fois douteuse ; un grand nombre de membres réclame l’appel nominal. Après quelques nouveaux débats assez vifs, la rédaction de Mailhe est adoptée en ces termes : « La Convention décrète ce qui suit : Article premier.- Toutes les pièces originales relatives à l’affaire de Carrier, et qui se trouvent à Nantes, notamment les arrêtés des 27 et 29 frimaire, et les pièces originales relatives au procès de Fouquet et Lamberty et à la Compagnie Marat, seront apportées sans délai au comité de Sûreté générale, après avoir été cotées et paraphées par l’agent national près le district de Nantes, qui en constatera l’état. Art. il.- Le conseil général de la commune de Nantes est chargé, sous sa responsabilité, de l’exécution de l’article précédent ; ceux qu’il commettra pour porter lesdites pièces sont autorisés à requérir pendant la route une force armée suffisante. Art. ni.- La discussion sera néanmoins continuée; et si la Convention nationale se trouve d’ailleurs suffisamment éclairée, elle prononcera qu’il y a ou qu’il n’y a pas fieu à accusation. Art. IV.- Le comité de Sûreté générale enverra sur-le-champ le présent décret, par un courrier extraordinaire, au conseil général de la commune de Nantes. » CLAUZEL : Citoyens, il importe à la tranquillité publique que la discussion de l’affaire qui nous occupe en ce moment se termine promptement. Je ne dissimulerai pas que les comités de Sûreté générale et Militaire réunis ont été obligés, d’après les renseignements qui leur sont parvenus, d’augmenter la force armée. {Murmures de quelques membres.) Il était de mon devoir d’instruire la Convention que des malveillants,