{Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 février 1790.] 457 du moins, que me parait s’entendre cette promesse indéfinie de maintenir de tout son pouvoir la Constitution. C’est surtout parce que cet engagement me paraît contrarier tout à la fois et les droits incontestables du peuple, et ses vrais intérêts, parce qu’il me paraît s’opposer aux changements, aux améliorations dont le temps et l’expérience peuvent démontrer l’utilité, que je ne me crois pas permis de le contracter; car je ne saurais trop le répéter, dans un moment où il importe de ne pas laisser lieu à l’équivoque sur ses vrais sentiments, telle que soit, telle que puisse être la Constitution faite ou à faire, je serai soumis et obéissan t à ce qui est ou sera décrété par l’Assemblée nationale, accepté ou sanctionné par le Roi. Mais l’engagement de maintenir de tout mon pouvoir cette même Constitution, de la maintenir même dans ce qui reste à faire, et que je ne connais pas; j’oserai le dire, il n’est ni au pouvoir de l’Assemblée nationale de l’exiger, ni au mien de le contracter : si cet engagement doit aller au delà de cette obéissance, de cette soumission que tout citoyen doit aux lois bonnes ou mauvaises de son pays, s’il doit enchaîner mon opinion sur ces mêmes lois, s’il doit étouffer jusqu’au désir de voir substituer des lois meilleures, à celles qui me paraîtraient défectueuses, j’ose espérer que vous voudrez bien, monsieur le Président, manifester à l’Assemblée nationale mes principes et mes sentiments. « Je suis avec respect, votre très humble et très obéissant serviteur. « Signé DE Chailloué. » Lettre de II. le vicomte de Mirabeau, député du Haut-Limousin, relative au serment individuel adressée à M. le Président de l’Assemblée nationale (1). « Monsieur le Président, mon absence de l’Assemblée, au moment où le serment exige des membres qui la composent a été prononcé, n’est point un effet du hasard, elle a été calculée, et comme je crois lui devoir compte de ma conduite, j’ai l’honneur de vous prier de lui faire part de ma lettre. « Le serment individuel demandé à chacun des membres de l’Assemblée, renfermait deux parties : la première, qui promet fidélité à la nation, à la loi et au Roi, a toujours été dans mon cœur, et je la prononce avec d’autant plus d’empressement que je la signerais de la dernière goutte de mon sang; il n’en est pas de même de la seconde partie de ce même serment. J’aurais juré, et je suis prêt à le faire encore, d’être soumis à la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale, et acceptée par le Roi, Je connais le respect dû par un citoyen aux lois de son pays, mais je ne puis jurer, et je ne jurerai jamais de maintenir de tout mon pouvoir une Constitution dans laquelle j’ai cru reconnaître quelques dispositions susceptibles de modifications et de changements et contre lesquelles je réclamerais, si ma voix pouvait être entendue. « Nous avons tous rendu hommage à cette vérité sacrée qu’aucun peuple ne peut être soumis qu’aux lois qu’il a consenties; comment pourrions-nous penser que la nation française peut être forcée d’obéir à des lois qu’elle rejetterait, qu’elle regarderait comme nuisibles à son bonheur. « Gomment pourrions-nous donc prêter le serment de maintenir de tout notre pouvoir, des lois que la volonté générale, que les réclamations de toute la France pourraient nous obliger à réformer nous-mêmes. « Nous ne sommes point la nation, nousne sommes que ses députés ; chacun de nous, en votant dans cette assemblée, a dû chercher à exprimer la volonté des peuples qu’il représentait ; mais nous avons pu nous tromper, et dès lors je regarderai comme criminel celui qui entreprendrait de maintenir des lois vicieuses, des lois que le peuple, que la véritable nation répudierait ; je ne puis donc prêter un serment qui pourrait m’obliger un jour à m’armer contre ie peuple, à opposera la volonté générale une résistance que je crois d’avance très criminelle. « Je connais trop la force d’un serment, et celle des obligations qu’il entraîne après lui, pour l’interpréter en le prêtant, ou pour croire l’annuler par des restrictions mentales. « Telle est ma profession de foi : quant au serment que je suis prêt à prêter, le voici : « Je jure d'être fidèle à la nation , à la loi et au Roi, et d'être soumis à la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le Roi. « Ma conscience et mon honneur ne me permettent pas d’en prêter un autre. Je vous prie de faire part de ma lettre à l’Assemblée que vous résidez et de laquelle j’ai l’honneur d’être mem-re. Je lui aurais présenté moi-même mes réflexions, si elle eût admis une discussion ou permis quelques explications ; c’était même mon plan ; mais la manière dont on a cru devoir prescrire la simple alternative du oui ou du non ne m’a pas permis de m’expliquer. « J’ose me flatter que l’Assemblée ne verra dans ma conduite que celle d’un franc et loyal citoyen, qui ne sait, ni ne veut composer avec son honneur et sa conscience. « Je suis avec respect , Monsieur le Président, votre très humble et très-obéissant serviteur. « Signé : le vicomte de Mirabeau. « Ce 5 février 1790. Lettre deM. le comte de Bouville, député du pays de Caux, relative au serment individuel, adressée à M. le Président de l'Assemblée nationale (1). « Monsieur le Président, lorsque l’Assemblée nationale a décrété qu’uu serment individuel serait prêté par tous les représentants de la nation, elle n’a pas eu l’intention de violenter leur conscience, et chacun d’eux est resté personnellement juge de ce que son honneur pouvait lui permettre de jurer. C’est d’après ce principe, que j’ai cru devoir m’abstenir du serment, dans un moment où il ne m’eût pas été permis d’expliquer le sens que j’y attachais : je prends la liberté de revenir sur cette explication et j’ose me flatter qu’elle satisfera les représentants de la nation française. « Je ne me permettrai aucune observation sur la première partie de la formule du serment. 11 y a longtemps que j’ai juré dans mon cœur d’être fidèle à la nation, à la loi et au Roi, mais la formule m’oblige de maintenir, de tout mon pouvoir, la Constituion décrétée par l’Assemblée nationale et sanctionnée par le Roi : je jure de lui obéir, je jure de lut être fidèle ; mais si cette constitution renferme à mes yeux des imperfections, si je suis persuadé qu’elle peut être améliorée, que plusieurs des lois qu’elle renferme peuvent être chan-(1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur . ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 février 1790.) 4o8 [Assemblée nationale.] gées pour le bonheur de la nation, dois-je jurer ae les maintenir de tout mon pouvoir? La loi commande l’obéissance, mais elle ne peut commander à l’opinion. Pour que je jure d’obéir à la Constitution, il suffit qu’elle porte les caractères de loi mais pour que je jure de la maintenir, il faut que je la croie la meilleure possible. Tant que je croirai dans mon opinion qu’il est possible de faire une loi meilleure que celle qui est faite, je ferai tous mes efforts pour la faire adopter ; j’écrirai, je discuterai, j’emploierai tous les moyens légaux pour la faire changer. Parla, je croirai remplir le devoir d’un bon citoyen, et cependant si j’avais juré de la maintenir de tout mon pouvoir, je fausserais mon serment ; il est impossible que le patriotisme se trouve jamais en contradiction avec la conscience. La formule du serment et donc vicieuse, ou le sens que j’y attache, est qu’elle présente naturellement , n’est pas le véritable sens. « Dans la circonstance actuelle, je jouis avec tous les bons citoyens du bonheur de voir la nation rentrée en possession de son droitinaliénable de liberté. Je crois que la Constitution qui en assure la jouissance, a peut-être moins d’imperfections que le moment où elle a été faite ne semblait en annoncer, je crois qu’elle renferme un grand nombre de lois utiles, mais en même temps je crois qu’il en est, qu’il sera avantageux de changer; je reconnais dans la nation le droit essentiel d’en ordonner la réforme, je reconnais dans les prochaines législatures le droit d’être l’organe de la nation. D'après cette opinion, si je jurais de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution telle qu’ elle est, ce serait jurer de m’opposer de tout mon pouvoir à l’exercice du droit de la nation. ce serait jurer d’employer tous mes efforts à empêcher qu’elle ne fasse de ce droit un usage que je crois utile, ce serait préférer un décret de l’Assemblée nationale au droit essentiel et inhérent .de la nation. « Mes principes sont sans doute les mêmes que ceux de tous les membres de l’Assemblée nationale et en prêtant le serment, ils n’ont pas cru le violer; mais, sans doute, ils n’ont pas attaché aux mots du serment le sens que j’y rattache ; ainsi ils ont agi suivant leur conscience en le prêtant, comme j’obéis à la mienne en refusant de m’y soumettre ; j’ose croire, enfin, que si les paroles diffèrent, je suis d’accord avec tous mes collègues sur le serment de l’obligation que je contracte : je jure donc d’être fidèle à la nation, à la loi et au Roi, d’obéir à la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale, et acceptée par le Roi. « J’ai l'honneur de vous supplier, M. le Président, de faire part de ma lettre à l’Assemblée nationale. J’ose espérer que, parmi les représentants de la nation française, ma conduite, fondée sur l’honneur et la loyauté, ne trouvera pas de désapprobateur, et qu’ils jugeront tous que celui qui se refuse à un serment qu’il croit contraire à sa conscience sera fidèle à celui qu’il aura prêté. « Je suis avec respect , Monsieur le Président, votre très humble et très obéissant serviteur. « Signé : DE BOUVILLE. » Lettre de M. Bergasse (1), député de Lyonf relative au serment individuel , adressée à M. le Président de l'Assemblée nationale (2). a Paris, le 6 février 1790. « Monsieur le Président, ma santé, qui, depuis longtemps, me prive de l’avantage d’assister à vos délibérations, ne m’a pas permis d’être présent à la séance royale du 4 de ce mois, dans la quelle on a exigé de chacun des députés qu’il mêlât le serment d’être fidèle à la nation, à la oi et au Roi, et de maintenir de tout son pouvoir a Constitution que l’Assemblée a décrétée, et qu’elle a fait accepter au Roi. « Je croirais manquer essentiellement au caractère dont je suis revêtu, si je ne me bâtais de manifester mon opinion sur un pareil acte, et sur les conséquences dangereuses qu’il peut avoir. « J’adopte sans peine la première partie du serment, c’est-à-dire que je promets volontiers d’être fidèle à la nation, à la loi et au Roi ; mais je refuse formellement, et de toute la force de ma volonté, de souscrire à la seconde. « Voici mes raisons : « D’abord, je n’estime pas que la Constitution que l’Assemblée impose à la France soit une constitution libre. Le caractère essentiel d’une constitution libre, qu elle soit républicaine ou monarchique, est la distinction et l’indépendance réciproque des trois pouvoirs que toute constitution doit rassembler, le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire ; et je démontrerai, quand il en sera temps, et que je pourrai le faire avec quelque espoir de succès, que celle qu’on nous ordonne de maintenir aujourd’hui, n’offre qu’une confusion monstrueuse de pouvoirs, et ne nous prépare ainsi pour l’avenir qu’une autre espèce de servitude plus intolérable cent fois que celle à laquelle nous venons d’échapper. Or, je demande s’il existe quelque autorité sur la terre qui puisse légitimement me contraindre à jurer de maintenir de tout mon pouvoir une constitution que je crois incompatible avec ma liberté. « En second lieu, je ne pense pas que votre travail, pour régénérer la France, soit une constitution: je ne connais que deux espèces de constitution ; la constitution républicaine, et la constitution monarchique; tout le reste, de quelque forme qu’on le décore, n’est que despostisme ou anarchie: et certainement vous n’avez pas fait une constitution monarchique; car le propre de la constitution monarchique est que le prince en soit une partie tellement intégrante, qu’elle ne puisse marcher sans lui ; et dans votre constitution, le prince n’est essentiel à rien, et, comme vous êtes de bonne foi, vous ne disconviendrez pas, sans doute, que si demain il vous plaisait de l’en bannir, les choses étant arrangées ainsi que vous l’avez imaginé, n’en iraient pas moins bien, et peut-être mieux. Certainement aussi vous n’avez pas fait une constitution républicaine, car le propre d’une constitution républicaine est que le pouvoir suprême, d’où émanent tous les autres pouvoirs, ne soit pas tellement concentré dans (1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur. (2) Cette lettre a été envoyée hier à M. le Président de l’Assemblée nationale. Je crois devoir la publier. On ne tardera pas à être instruit des motifs du silence que je garde depuis plusieurs mois sur l’ordre de choses dans lequel nous vivons. — Ce 7 février 1790. — (Note de M. Bergasse.)