113 juillet 1791.] [Assemblée nationale.] juré eux-mêmes de maintenir, attendent avec impatience de profiter de cette circonstance pour renverser et détruire notre Constitution (1). ( Applaudissements à gauche). Pour parvenir au but, on ne demande que le temps d’exalter quelques esprits crédules, quelques personnes peu instruites qui pensent voir dans le renversement de la Constitution leur avancement personnel. Ce ne sont, Messieurs, et je le dis sans crainte, ce ne sont que des factieux, des gens sans talent qui attaquent notre Constitution. On cherche à profiter de cette circonstance pour exciter de plus en plus les troubles, les divisions parmi les citoyens. La Constitution, que nous aimons tous, n’a jamais eu de pires ennemis que ceux qui, profitant du moment présent pour en renverser les principes, veulent continuellement exciter le trouble dans le royaume par les moyens que nous connaissons tous. Vous vous devez, Messieurs, vous devez à l'Europe entière de maintenir, de soutenir cette Constitution. Pour cela, vous devez décider d’abord la grande cause qui vous est soumise. Vous devez prendre un parti là-dessus, un parti qui sera absolument indépendant de la forme que vous donnerez ou que vous ne donnerez pas au pouvoir exécutif. Ces moyens-là ne doivent pas se prendre dans ce moment-ci. Vous n’avez à décider que sur des faits connus. Vous devez vous décider incessamment. Je suis loin de vouloir que l’on décide aujourd’hui ou demain. Je demande que la discussion s’ouvre, qu’elle se continue jusqu’à ce que l’Assemblée soit suffisamment instruite; mais je demande qu’il n’y ait point d’intervalle; que vous ne laissiez pas aux malintentionnés de faire jouer les ressorts que nous leur connaissons pour désorganiser encore plus la machine du gouvernement, et je demande enfin que l’on fasse cesser cette lutte que veulent établir les factieux entre leur intérêt particulier et le salut public. Je demande donc qu’on ne renvoie pas jusqu’après l’impression. ( Applaudissements à gauche.) M. Robespierre. Messieurs, si je pensais que demander un délai qui me paraît nécessaire pour examiner la plus importante, la plus solennelle des questions qui puissent être agitées dans l’Assemblée nationale, c’était attaquer la Constitution et faire un acte de factieux, je me garderais bien d’appuyer la motion du premier opinant ; mais je crois, Messieurs, que le véritable moyen d’assurer la Constitution, c’est de délibérer avec la plus grande maturité sur les objets importants qui nous restent à discuter. Je crois que le plus sûr moyen de l’altérer, c’est d’en anéantir les principes, c’est précisément de mettre la précipitation à la place du calme et de la sagesse qui doivent toujours nous guider, de substituer aux règles essentielles de toute assemblée libre la surprise et la précipitation, qui sont les armes les plus terribles dans les mains de l’intrigue. ( Applaudissements à l'extrême gauche.) Je crois, dis-je, que cette régie est d’autant plus nécessaire à suivre actuellement, que si on adoptait le principe contraire, tout en parlant de Constitution, on pourrait nous amener à rendre des décrets contradictoires avec (1) On remarque pendant cette discussion une certaine agitation à l’extrême gauche, qui depuis longtemps formait, pour ainsi dire, un troisième parti dans l’Assemblée, mais qui, dès ce moment, se prononça ouvertement. Robespierre et Pétion en étaient les chefs. 243 ceux qui ont établi la liberté. J’appuie donc la motion faite de n’ouvrir la discussion qu’après l’impression du rapport. M. Alexandre de ïaameth. S’il n’était question que de demander que la délibération ne soit pas pressée, que la maturité la plus imposante préside à l’importante question qui vous occupe, je serais de l’avis du préopinant ; mais, de la gravité de la question, je n’en tire pas, comme lui, la conséquence de la nécessité de l’ajournement. Je crois que l’on doit commencer à discuter dès aujourd’hui, continuer demain, les jours suivants, jusqu’à ce que l’opinion soit entièrement et absolument formée; mais pour cela l’impression des pièces n’est pas un préalable nécessaire; car la question qui réclame notre attention n’est pas l’examen des faits, c’est une grande question politique, une question de Constitution, du premier ordre. Il s’agit d’examiner, sous tous les rapports, le principe de l'inviolabilité du roi, d’examiner les décrets rendus sur la déchéance, et de voir s’il y a possibilité de les appliquer au roi; il s’agit de peser les considérations politiques qui, venant à l’appui des principes, vous feront apercevoir tous les maux qui accableraient notre pays, si, nous livrant à des opinions extrêmes, nous n’apercevions pas les dangers, soit d’une régence pendant une loDgue minorité, soit l’établissement d’un conseil exécutif. Plusieurs membres : Ce n’est pas là la question. M. Alexandre de Lanieth. Pardonnez-moi ; c’est la question, car vous ne pouvez séparer votre décision des suites infaillibles qu’elle entraînerait. Sans doute, il est facile de combattre tous les décrets propres à donner un gouvernement à la France, il est facile de professer des opinions de désorganisation; mais il ne l’est pas autant d’éloigner les malheurs qui peuvent fondre sur nos concitoyens. ( Applaudissements .) Je crois que l’ajournement que propose le préopinant ne serait propre qu’à exciter des troubles, qu’il n’aurait d’autre effet que de laisser plus de jeu aux moyens que l’on emploie pour former une opinion publique, mais une opinion factice que l’on espère qui pourrait influencer votre décision ( Applaudissements .), et que l’on voudrait faire servir aux projets coupables que l’on fonde sur un changement dans la forme du gouvernement. Pour empêcher ces manoeuvres, je demande que la discussion ne soit pas retardée, qu’on lui donne toute la latitude que l’on jugera nécessaire, mais que l’on rejette la proposition de l’ajournement. ( Applaudissements dans la majorité de la partie gauche .) (L’Assemblée ferme la discussion sur la demande d’ajournement et décrète qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur l’ajournement; elle ordonne ensuite l’impression du rapport de M. Muguet d3 Nanthou et des pièces y annexées.) M. le Président. La discussion est ouverle sur le projet de décret des 7 comités; la parole est à M. Pétion. M. Pétion. Je m’attacherai à un seul point du rapport qui vient de vous être fait, c’est le plus important, c’est celui qui mérite de fixer votre attention. Le roi sera-t-il mis hors de cause, oui ou non? Pour savoir si le roi sera mis hors de cause, il ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 244 [Assemblée nationale.] ARCHIVES P Al faut savoir s’il doit être appelé en cause. Ce sont deux questions à examiner. Si le roi ne peut pas être appelé en cause, c’est en vertu d’un privilège particulier; c’est sans doute parce que la Constitution le déclare inviolable. Qu’est-ce maintenant que l’inviolabilité? Jusqu’à présent on ne l’a pas définie. Est-ce le droit de tout faire, le bien comme le mal, de commettre des crimes ? Nous ne le pensons pas. Le rapport naturel et vrai sous lequel se présente l’inviolabilité, c’est que le roi, dans toutes les fonctions de la royauté, est irresponsable. 11 n’a à craindre aucune inquiétude, aucune recherche pour l’exercice de ses augustes fonctions. Dans toutes les actions civiles, il comparaît dans les tribunaux par ses fondés de pouvoir, et il est assujetti à la loi comme tous les autres citoyens. Restent les actions criminelles, dont nous allons parler dans un instant. Le roi, dans tous les actes du gouvernement et de l’administration, présente des ministres responsables; aucun de ses actes n’étant valable et ne pouvant s’exécuter s’il n’est revêtu de la signature de ses ministres, l’inviolabilité dans ce cas n’offre pas de dangers redoutables : le chef du pouvoir exécutif se trouve environné de plus de considération, de plus de majesté, sans que la liberté publique en souffre. On me dira que l’inviolabilité a été créée en faveur de la nation et non pas du monarque, que c’est une idée aussi ingénieuse qu’utile, qui réfléchit sur le monarque un éclat nécessaire, un prestige précieux. Je conviens que dans un gouvernement bien organisé les pouvoirs peuvent être créés pour futilité de la nation, non pour l’avantage particulier de celui qui les exerce ; mais je n’aperçois pas quels sont les avantages que la nation relire d’une inviolabilité absolue, sans aucune espèce d’exception ; je n’aperçois pas comment il est utile qu’un roi, qui conspire contre la liberté de son pays, demeure impuni, et je vois bien au contraire qu’un roi, qui aurait l’incertitude d’être soumis à la loi pour un délit aussi grave, serait retenu dans le dessein qu’il aurait conçu de le commettre, et que la nation aurait un péril de moins à courir. L’impunité d’un crime ne peut-être bonne à rien, sinon à enhardir à en commettre de nouveaux. Toute infraction à la loi est au contraire le plus grand des maux et le plus dangereux exemple. Le roi est-il un citoyen? Oui. Est-il un fonctionnaire public? Oui. Vous l’avez déclaré tel ; comment concevoir un citoyen qui n’est pas soumis à la loi, un fonctionnaire public qui n’est pas soumis à la loi? Celui qui n’y est pas soumis est au-dessus d’elle, et celui qui est au-dessus de la loi est un despote. Si l’inviolabilité est une heureuse fiction, c’est une cruelle réalité I Pour être inviolable, il faut être impeccable; or il n’est point d’homme que la nature ait doué de ce beau privilège, et il n’appartient pas aux hommes d’en créer de tels par fiction. Ainsi, en partant de ce beau principe, un roi peut tuer, égorger les hommes comme des troupeaux, porter la flamme et le fer dans son pays... ( Rires ironiques dans la plus grande par-jEMENTAIRES. [13 juillet 1791.] lie de l'Assemblée. — Oui! oui! à l'extrême gauche qui applaudit ainsi que les tribunes publiques.) M. Goupil-Préfeln. Monsieur le Président, imposez silence à l’insolence des tribunes. M. Pétton. Je défie au logicien le plus habile de soutenir que ce n’est pas là une conséquence nécessaire et forcée du principe, et voilà tout ce que j’ai dit : un roi peut conspirer contre la liberté de son pays, un roi peut être un Galigula, un Néron, le tout pour le bonheur des hommes, et il faudra respecter ses goûts sanguinaires ! ( Agitation dans toute V Assemblée.) Le déclareriez-vous insensé, imbécile? Vous ne le pouvez pas sans yioler les principes, sans violer au moins un principe qui, suivant vous, doit être déclaré intact d’après la loi. Le déclarerez-vous criminel? Encore moins; qu’en feriez-vous d’après le principe? Vous le conserverez si vous voulez être conséquents : j’ai entendu dire que c’était là des inconvénients qu’il fallait savoir supporter en faveur des avantages d’une royauté inviolable: je ne sais si l’on veut regarder cela comme de simples inconvénients, mais ce que je sais, c’est qu’il est impossible à des hommes qui ont quelque soin de leur gloire de les autoriser. Je n’examinerai point ici quelle est la doctrine des peuples sur l’inviolabilité des rois, quel est le sentiment des hommes éclairés sur ce point; je dirai seulement avec confiance que ces autorités sont infiniment favorables au système que je défends. Mais je m’appuie ici sur une autorité d’un ordre supérieur, sur une autorité qui est de tous les siècles, de tous les pays, la raison! Je m’appuie sur la plus grande de toutes les considérations, l’intérêt national ! J’oubliais un argument en faveur de l’inviolabilité; j’ai entendu dire que le roi était un pouvoir, et qu’on ne pouvait pas punir un pouvoir: e t argument est une misérable subtilité; le roi est investi d’un grand pouvoir; il n’est pas un être abstrait; il n’est pas un pouvoir; un juge n’est pas la justice, un roi n'est pas la royauté. ( Vifs applaudissements à l’extrême gauche et dans les tribunes .) Un roi est un homme, un citoyen, un fonctionnaire, c’est un être corporel sur lequel on peut asseoir une peine. C’est une chose bizarre que de dire : un coupable est découvert, et l’on ne voit pas l’homme qui doit être puni; la loi parle pour tous les citoyens, et elle se tait pour un seul! Mais, d’après votre Constitution même, votre roi n’est pas inviolable s’il sort du royaume, s’il ne rentre pas sur la sommation du Corps législatif, il est déchu du trône... ( Murmures à droite.) M. le Président. Vous voulez que les opinions soient parfaitement libres; certainement c’est en gêner la liberté que d’interrompre à tout moment. M. Pétion. Voilà un cas; il en est beaucoup d’autres, et vous ne les avez pas tous prévus. Vous n’avez pas parlé d’une imbécillité absolue; vous n’avez pas parlé d’un roi qui, sans sortir du royaume, se mettrait à la tête de la minorité des citoyens pour combattre la majorité; vous n’avez pas parlé d’un roi qui publierait uu manifeste contre la Constitution qui l’a fait roi; ces cas néanmoins valent bien ceux que vous avez déterminés, et ils ne peuvent être exempts de peines. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 juillet 1791.J 245 Il se présente ici une doctrine bien étrange, une doctrine digne des scoliastes les plus subtils et que tous les docteurs en tts auraient eu beaucoup de fatigue à imaginer; on parle d’une inadmissibilité, et l’on oppose ce grand terme à celui d’inviolabilité. Un roi peut être inadmissible, dit-on, sans cesser d’être inviolable: cela n’est pas trop intelligible, mais enfin essayons d’y répondre. Un membre: On n’a pas dit cela. M. Pétion. Lorsqu’un roi est roi, il est évident qu’il est admis à la royauté; il est évident qu’il ne peut plus être question de savoir si on l’admettra ou si on ne l’admettra pas; il ne reste plus qu’à le destituer si le cas lui échoit : or, la destitution ne peut avoir lieu que par un jugement; c’est l’application de la loi à un fait. Je n’entends donc pas ce qu’on veut dire lorsqu’on dit que le roi est inviolable, qu’il ne peut pas être jugé, lorsque l’on convient qu’il peut être destitué. Un roi qui ne voudrait pas jurer la Constitution en vertu de laquelle et conformément à laquelle il doit régner, pourrait-il rester roi? (Non! non!) On a répondu non; et moi aussi je réponds non ! Et voici la conséquence : un roi qui, après avoir juré, a violé son serment, est-il dans un cas plus favorable ? Combien de fois Louis XVI a-t-il juré amour et fidélité à la Constitution ! N’est-il pas venu de lui-même au sein de cette Assemblée, sans y être appelé par aucune nécessité, protester de son attachement à la Constitution, s’en déclarer le défenseur? C’était donc pour endormir la nation française dans une fausse sécurité, et la tromper plus facilement? On dit, je le sais, que la Constitution n’est pas achevée? Hé! qu’importe: les parties principales en sont faites; quelques lois encore, des liaisons dans certaines parties, et l’ouvrage est terminé. J’avoue qu’à mes yeux la question de savoir si le roi peut être mis en cause n’en est pas une. Il faut éloigner d’ici toute chicane, et ne pas employer dans une aussi grande cause les détours du barreau. Beaucoup de membres pourraient penser que le roi ne doit pas être jugé de la même manière quel s autres particuliers, ni avec les mêmes formes; qu’il ne doit pas être traduit devant les tribunaux; et, imbus de ces principes, ils pourraient déclarer qu’il doit être mis hors de cause sans pour cela l’absoudre de tout jugement ; ils pourraient penser que le roi ne peut pas être puni corporellement; ils pourraient penser que c’est à l’Assemblée actuelle, comme corps constituant, ou à une Convention ad hoc à prononcer; ils pourraient penser qu’un Corps législatif n’a pas le droit de statuer sur le sort du chef du pouvoir exécutif. Aussi, comme nous devons tous désirer de nous entendre et agir avec franchise, il est très important de nous expliquer sur ce point, et de dire nettement si, en délarant que le roi ne peut pas être jugé par un tribunal quelconque, il peut néanmoins être soumis à la décision de l’Assemblée ou d’une Convention. Le roi doit-il rester en cause? S’il le peut, il me semble facile d’établir qu’il le doit. Remarquez que laisser le roi en cause ce n’est pas dire qu’il sera prononcé telle ou telle condamnation contre lui, c’est dire seulement qu’on trouve des motifs suffisants pour que sa conduite soit examinée, et qu’il intervienne un jugement. Or, les partisans les plus outrés du roi ne peuvent pas dire sérieusement qu’il n’y a pas lieu à l’examen, et que l’innocence du roi est prouvée clairement, et si l’on rassemble sous un seul point de vue toutes les circonstances depuis le commencement de celte Révolution, si i’on envisage la fuite du roi et l’évasion successive de toute sa famille, le manifeste écrit de sa main et envoyé à l’Assemblée nationale, le concert avec un chef de troupes, les préparatifs des mécontents avec les puissances voisines, il est difficile, pour ne pas dire impossible, de ne pas apercevoir des projets sinistres et un grand délit. Le roi, dit-on, était libre ou il ne l’était pas; s’il était libre il pouvait aller où il voulait; s'il ne l’était pas, personne ne peut le blâmer d’avoir brisé ses fers... Je soutiens, moi, que le roi ne pouvait s’évader sous aucun prétexte; plus l’homme est libre, plus il doit être attaché à ses fonctions; plus il est libre, plus il est esclave de la loi: le roi, en sa qualité de fonctionnaire public, devait rester à son poste, et s’honorer de cette servitude; l’intérêt général lui commandait de ne pas le quitter, et c’est la première des lois. Pouvait-il sérieusement se dissimuler que son éloignement frappait de paralysie les opérations de l’Assemblée, que la communication entre lui et l’Assemblée devenait presque impossible, qu’il brisait tous les ressorts de la machine, qu’il allait occasionner les plus grands troubles et un bouleversement total? Un premier décret rendait l’Assemblée nationale actuelle inséparable de sa personne, et c’est même en se conformant à l’esprit de ce décret que l’Assemblée est venue se fixer à Paris. Un second décret ne permettait pas au roi de s’éloigner de plus de 20 lieues du Corps législatif, et c’est une misérable subtilité que de dire que ce décret n’était pas sanctionné. Ainsi le devoir et la loi enchaînent le roi auprès de l’Assemblée. D’ailleurs, n’isolons point les circonstances les unes des autres, et ne détachons pas le voyage du roi de son manifeste, le manifeste du voyage; décidons dans notre âme et conscience si tout cela est inhérent. Rappelons-nous les premiers sentiments que cette conduite nous a inspirés, qu’elle a inspirés à tous les Français; nous n’avons pas eu alors le temps d’analyser, de subtiliser , de nous perdre dans des "systèmes d’inviolabilité; nous n’avions tous qu’une pensée ; nous avions la conviction morale la plus intime d’un délit. Si nous eussions fait fonction de grand juré, qu’eussions-nous prononcé? Qu’est-il donc survenu qui ait pu changer nos opinions ? Rien; la réflexion ne fait qu’ajouter et convaincre de plus en plus de la gravité de ce délit. De nouveaux éclaircissements peuvent même encore survenir ; le roi peut se trouver de plus en plus inculpé, et nous déciderions qu’il ne doit pas rester en cause ! Ce décret serait contraire à la justice et compromettrait la dignité de l’Assemblée. Mais à quoi bon, me dira-t-on, retenir le roi en cause si en définitive, par des considérations politiques et d’intérêt général, il est prudent, il est utile qu’on ne prononce aucune peine contre lui? Je réponds d’abord qu'il n’est point de ccn- 246 [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 juillet 1791.j sidération qui doive l’emporter sur la justice; que la justice est la vraie politique des grands peuples ; que lorsqu’une fois ils s’en écartent il est impossible de prévoir jusqu’où ils peuvent se laisser entraîner; c’est là où un mauvais pas conduit nécessairement à un autre. Ensuite, quand il ne serait prononcé en définitive aucune peine, il est très essentiel de déclarer qu’il ne peut en être prononcé, et de consacrer le principe. Si la nation dans sa clémence veut jeter t n voile religieux sur le délit de celui qu elle a choisi pour son chef, il faut que cette clémence parle et que l’absolution ne paraisse pas dictée par la loi. Ainsi aucune espèce de considération, quelque puissante qu’on la suppose, ne peut empêcher que le roi soit mis en cause. Mais enfin quelles sont ces considérations? Parcourons-les rapidement. Si le roi est destitué, dit-on, vous vous jetez dans un abîme de maux : un roi détrôné inspire de l’intérêt; il ralliera des partisans autour de lui; vous tombez dans les régences les plus orageuses ; ceux que la naissance appelle à ce poste éminent sont repoussés par l’opinion publique. Si vous les éloignez, chacun se formera un parti ; la nation sera déchirée par des troubles intérieurs, par une guerre civile; les étrangers profiteront de nos discordes pour pénétrer dans le royaume; alors tout sera en feu; il est possible qu’après des convulsions terribles notre Constitution soit anéantie, et que nous passions de l’anarchie au despotisme... D’abord, il n’est pas question dans ce moment de déposséder ni de conserverie roi; il peut être jugé de plusieurs manières, et il est possible de prendre des précautions sages, grandes et dignes de la nation, qui la garantissaient de toutes les calamités dont on veut nous effrayer. J’en indiquerai quand il sera temps, et d’autres eu proposeront sans doute de meilleures... (Murmures.) J'observe que je suis dans le cas d’en présenter à la première séance si l’Assemblée l’exige. Nous ne sommes pas forcés de recourir à des régents ; et s’il était vrai que nous fussions réduits à ce parti, je n’apercevrais pas tous les graves inconvénients qu’on accumule. Je ne suis pas très effrayé de la puissance que ceux que l’opinion publique repousserait ; je ne leur vois aucun parti bien redoutable ; je ne sais même pas comment ils parviendraient à en former. Ils n’ont pas cessé un moment de mettre en usage tous leurs moyens de faire agir leurs créatures. Eh bien ! Quel” grand effet ont-ils produit?... Méritons la confiance publique par des lois sages, par notre courage; ne nous écartons jamais des principes qui font notre gloire et notre honneur , et nous n’aurons jamais de troubles intérieurs; une majorité imposante retiendra toujours une minorité faible, qui finira par se décourager. Exempts d’une division intestine, nous n’avons rien à craindre des puissances étrangères, elles n’oseront pas nous attaquer. Qu’on jette un coup d’reil tranquille sur les principales puissances de l’Europe, et on verra bientôt que nous n’avons rien à redouter. Les puissances du Nord n’ont pas encore posé les armes ; les troubles qui agitaient les Etats de l’empereur ne sont pas encore apaisés... Un membre : Ce n’est pas là la question, tout cela est dans Brissot. M. Pétion. Des mouvements de liberté se font sentir dans les provinces belges, la moindre étincelle pourrait rallumer le feu sacré, et Léopold perdrait une de ses plus riches, de ses plus belles possessions. S’il se montrait l’ennemi de la France, il verrait bientôt anéantir ce fameux traité de 1756, qui a tant coûté à la France, et qui fait la force de la maison d’Autriche. Sa ligue avec le roi de Prusse n’est pas à craindre ; la Prusse et la maison d’Autriche sont deux puissances rivales qui cherchent à s’affaiblir , et que la défiance empêcherait de s’allier ; l’empereur tremblerait toujours d’être abandonné de son rival, et la Prusse a un intérêt sensible à ménager la France, à former des liaisons avec elle. Je ne parle pas de la ligue germanique; si une fois elle est privée de ses deux grands soutiens, elle ne peut rien que cacher sa faiblesse. Le roi d’Espagne s’arme bien plutôt pour empêcher l’esprit de liberté de pénétrer dans ses Etats que pour nous attaquer. Les Catalans sont à chaque instant sur le point de se soulever; il a peu de ressources, et il nous combattrait avec un extrême désavantage. Le roi de Sardaigne ne peut pas mettre sur pied une armée bien nombreuse, et s’il lui est facile d’entrer sur notre territoire, il lui est extrêmement difficile d’en sortir. L’Angleterre est surchargée d’une dette énorme; elle vient de faire des armements dispendieux jusqu’à présent inutiles. La guerre dans l’Inde est désastreuse et elle s’appauvrit de ses succès mêmes ; elle est dans un état de scission avec l’Irlande et un grand nombre de familles émigrces d’Ecosse. La nation anglaise est dans les dispositions les plus favorables pour la nôtre, et con-trarirait vivement tous projets hostiles de la part de son gouvernement. Et enfin, il faut un intérêt puissant pour déclarer la guerre à une nation. On a beau dire qu’ici c’est la cause des rois contre les peuples et que les potentats de l’Europe sont intéressés à détruire notre Constitution ; cet intérêt ne s’aperçoit que dans une distance éloignée ; chaque prince espère préserver ses Etats de cette crise politique ; il craint qu’en envoyant ses soldats au centre de la liberté ils n’en contractent le goût et la douce habitude; qu’ils ne veuillent plus être des automates, des instruments serviles de carnage, et qu’ils ne rapportent des germes d’indépendance, qui, depuis, se développeraient. Et enfin si quelques-unes de ces puissances avaient la témérité de nous attaquer, elles apprendraient bientôt ce que peut un peuple qui combat pour sa liberté. ( Applaudissements .) Jamais la France n’a présenté à ses ennemis un front plus imposant, elle a seule sur pied plus d’hommes armés que toute l’Europe ensemble, et ce sont des citoyens idolâtres de leur patrie, des fils qui défendent leurs pères, des pères qui défendent leurs femmes et leurs enfants, tous qui défendent leurs foyers, tous qui brûlent de se signaler et de verser jusqu’à la dernière goutte de leur sang. (Applaudissements.) J’ai une réponse très victorieuse aux considérations qu’on m’oppose. Si la France sous un desposte a pu faire face à l’Europe entière, que ne fera-t-elle pas aujourd’hui sous le règne de la liberté ! Les peuples qui ont voulu être libres n’ont jamais été vaincus ; voyez les Suisses, les Hollandais, les Américains... (Murmures.) Ont-ils [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 juillet 1791.] 247 succombé aux intrigues? Et cependant aucun de ces peup'es ne s’est trouvé ni dans ces circonstances aussi heureuses, ni avec les ressources immenses que les Français ont entre les mains. Ce serait faiblesse, ce serait lâcheté, ce serait déshonorer notre caractère que de nous en laisser imposer un instant par les puissances étrangères, que de paraître les redouter. ( Nouveaux murmures. — Interruption .) Mais voici maintenant des considérations d’un autre genre, et très opposées à celles que nous venons de parcourir. N’y a-t-il pas le plus grand danger à conserver le roi sans aucun jugement? N’est-ce pas un découragement scandaleux? N’est-ce pas s’exposer à une conspiration perpétuelle contre la Constitution et la liberté publique? N’est-ce pas faire triompher les ennemis de la Constitution, et leur donner un point d’appui? N’est-ce point enhardir les ennemis du dehors à nous attaquer? N’est-ce pas enfin donner lieu à des ligues secrètes entre eux et un chef conspirateur, qui se manifesteront ensuite quand il ne serait plus temps d’en arrêter les effets? Un nouveau motif, non moins puissant, c’est qu’on se demande quelle confiance le chef du pouvoir exécutif peut maintenant inspirer ! Si un peuple esclave peut être gouverné par la crainte et la terreur, un peuple libre ne se gouverne que par la raison et la confiance. Comment les ordres qu’il donnera seront-ils obéis? Quelle sera son influence et son action? Ne trouvera-t-il pas à chaque pas des oppositions que la défiance fera naître? De; uis longtemps, on nous dit de donner la force au pouvoir exécutif, de le mettre en état d’agir, et ce sont aujourd’hui les mêmes personnes qui veulent un chef qui a perdu la confiance! Quelle était la manière simple dont cette grave affaire nationale s’est présentée à tous les esprits, avant que les factions, les cabales, les intrigues aient travaillé à dénaturer l’opinion? On disait : il existe un délit dont les suites pouvaient être affreuses ; ou celui qui l’a commis est uu homme dissimulé et pervers, ou c’est un homme faible et égaré, ou bien l’on peut regarder qu’il a abdiqué la couronne : tous ces cas IVxposaient à un jugement, et jamais personne n’a cru qu’il ne serait pas jugé, quelle que fût d’ailleurs la décision. Non, Messieurs, vous ne direz pas à la nation : voici le chef qui a juré la Constitution; nous le plaçons à la tête de la Constitution : voici le chef qui par la force a voulu la détruire ; nous remettons entre ses mains la force publique... Vous n’offenserez pas à ce point votre propre dignité et i’opinion publique. Je demande donc que le roi soit mis en jugement, soit devant l’Assemblée nationale, soit devant une Convention ad hoc. ( Applaudissements à V extrême gauche et dans les tribunes.) (La suite de la discussion est renvoyée à la séance de demain.) M. le Président lève la séance à trois heures et demie. ANNEXE A LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU MERCREDI 13 JUILLET 1791. Opinion de M. de Ferrières, député de Saumur à l’Assemblée nationale , sur la situation présente du roi et du royaume (1). Messieurs, le départ du roi, son arrestation, les différentes manières dont on envisage cette démarche dans ses motifs et dans ses effets, présentent plusieurs questions à résoudre. Le départ du roi est-il un délit? Change-t-il les rapports essentiels qu’a ia royauté avec la nouvelle Constitution? Autorise-t-il la suspension. déjà trop prolongée du pouvoir exécutif dans la personne de Louis XVI? Quelles sont les mesures à prendre? Sur ces différents objets, l’opinion publique erre vaguement et varie chaque jour; le choc des intérêts, des systèmes, l’art avec lequel ou complique ces questions simples en elles-mêmes, avec lequel on les lie à des espérances prochaines, à des craintes éloignées, tout concourt à entretenir dans les esprits une fermentation dangereuse, et qui peut avoir les suites les plus funestes. Il est donc nécessaire de fixer l’opinion; les ennemis du bien public profitent de cette ana;- chie des idées; ils sèment leurs systèmes pervers ; ils s’efforcent d’égarer le peuple, ils intriguent, ils cabalent; et déjà, dans leur coupab'e espoir, ils touchent au moment qui va réaliser leurs ambitieux projets. C’est donc moins pour éclairer l’Assemblée que pour répondre aux ennemis personnels du roi et de la monarchie, que je publie mon opinion. Le départ du roi est-il un délit? Pour résoudre cette question, j’examinerai les motifs qui cmt pu engager le roi à sortir de Paris ; je poserai des principes, j’établirai des faits, je les appliquerai aux circonstances dans lesquelles le roi s’est trouvé. Lorsque Louis XVI (2), au mois de décembre 1789, convoqua les états généraux, il existait en France un gouvernement. Ce gouvernement était monarchique; il existait donc dts rapports entre le monarque et la nation ; par conséquent, des droits respectifs. Quels étaient les droits de la nation? Ceux qu’elle a réclamés dans ses cahiers. Quels étaient les droits du monarque? Ceux que la nation a solennellement reconnus dans ces mêmes cahiers : c’est donc pour réintégrer la nation dans ses droits, et pour circonscrire le monarque dans les siens, que vo :s avez été envoyés. J’ouvre le résumé des cahiers lu par M. de Clermont-Tonnerre à l’Assemblée nationale ie 29 juillet 1789. J’y trouve sous le nom de principes avoués, les articles suivants : (1) La faiblesse naturelle de ma voix, encore aug-! montée par le mauvais état de ma santé, ne me per-j mettant pas de prononcer moi-même mon opinion à la i tribune de l’Assemblée nationale, j’ai pris le parti de | la faire imprimer. I (2) En posant les principes que je pose, je ne pré-j tends point contester personnellement à l’Assemblée 1 nationale ses pouvoirs; mais les raisonnements que je j fais peuvent avoir été suggérés au roi, et ils ont dû î produire la plus forte impression sur son esprit,