496 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 octobre 1789.] suppléant était M. Méchin, curé de Bains, dont les pouvoirs étaient vérifiés. L’Assemblée l’a admis pour remplacer M. de Maisonneuve. M. le Président lève la séance après avoir indiqué celle de demain pour neuf heures et demie. ANNEXE a la séance de l'Assemblée nationale du 23 octobre 1789. Nota. Nous insérons ici diverses opinions non prononcées sur les motions relatives à la propriété des biens ecclésiastiques. Ces opinions ont été distribuées à tous les députés et font partie des documents parlementaires de l’Assemblée nationale constituante. M. le comte Stanislas de Clermont-Tonnerre (1). Messieurs (2), ce n’est qu’après de longues hésitations que je me détermine à m’expliquer sur la question importante qui vous occupe. Deux opinions se sont élevées, des raisons du plus grand poids, et des développements du plus grand intérêt, vous ont été présentés à l’appui de chacune d’elles ; ayant pris une marche qui n’est celle d’aucun des préopinants, je choquerai peut-être, en vous présentant mes idées, les partisans de l’une et de l’autre opinion ; mais il m’est impossible de ne pas voir avec mes yeux, de ne pas raisonner avec ma raison, et s’il est un moment où je puisse me servir avec confiance de ces instruments imparfaits, c’est celui où la perspicacité de l’Assemblée et la raison, dont vous devez être l’organe, sont sans cesse auprès de moi pour corriger mes aperçus et rectifier mes résultats. J’entre en matière. Pour résoudre le problème qu vous occupe, je me fais d’abord deux questions. — La nation peut-elle contester la propriété des biens du clergé ? Le clergé peut-il soutenir qu’il soit véritablement propriétaire ? A ces deux questions, je me suis répondu négativement. — Je vais, Messieurs, vous soumettre mes motifs. La nation peut-elle contester au clergé sa propriété ? Première question. Pour la résoudre, je me demande d’abord : Qu’est-ce que la nation ? Qu’est-ce que le clergé ? La nation est la corporation des individus réunis en société ; ils ne se sont réunis que pour la conservation des droits naturels. Cette conservation est la première clause du contrat social, et aucune des clauses ultérieures ne peut y porter atteinte C’est un principe vrai et fécond que celui qui établit que la loi ne peut jamais créer ; elle ne fait que consacrer les véritables droits préexistants, les vrais rapports naturels, et les rapports non moins vrais qui résultent de la sécurité et du développement paisible des premiers. Toute loi qui va au delà, et qui prétend créer, opprime, et n’est plus une loi. La loi est (1) L’opinion de M. le comte Stanislas de Clermont-Tonnerre n’a pas été insérée au Moniteur. (2) Cette motion a été imprimée parce que l’Assemblée a voulu aller aux voix avant que je pusse avoir la parole, n’étant inscrit que le vingtième. (Note de l’auteur.) l’expression de la volonté nationale ; aux yeux de la loi, tous les hommes sont égaux en droit, et le droit de chacun consiste à n’être atteint par ia loi que lorsqu’il touche au droit d’un autre. Ces principes ont été consacrés par vous, Messieurs : vous ne les révoquerez pas en doute. Il en résulte évidemment que tous les membres de la société peuvent passer entre eux des actes volontaires, sans autre condition que d’être mutuellement contents des clauses dont ils sont convenus. 11 en résulte encore que la loi ne peut s’immiscer dans ces contrats, que lorsqu’ils lèsent, ou l’une des parties contractantes ou le corps social lui-même. Examinons donc si les contrats qui fondent la propriété du clergé ont quelques-uns de ces caractères. Qu’est-ce que le clergé, quant à la nation ? C’est une corporation d’individus réunis par des opinions qui leur sont communes, destinés à des fonctions qui tiennent à ces opinions, jouissant d’une masse de biens-fonds, ou qui leur ont été donnés par les propriétaires naturels, ou qu’ils ont acquis avec les revenus des biens qui leur ont été donnés. Les donataires des premiers ne réclament point, les vendeurs des seconds ont été payés, le clergé ne trouble point l’ordre public, les individus qui composent cette corporation sont convenus d’une forme d’hérédité (1), contre laquelle personne ne réclame; j’avoue qu’il me paraît impossible que le corps social, ou la nation, conteste à la corporation cléricale la propriété de ses biens. On peut faire et l’on a fait à ce système deux objections auxquelles je vais répondre, on dit d’abord : le clergé n’est qu’une corporation ; aucune corporation ne peut exister dans l’Etat, sans la volonté nationale ; donc les biens appartiennent évidemment à la nation, qui peut détruire la corporation qui les possède. Ce raisonnement n’est pas exact. Il est faux qu’aucune corporation ne puisse exister dans l’Etat sans la volonté nationale.il est vrai qu’aucune corporation ne peut acquérir ni exercer de droits politiques sans le consentement national ; mais il est tout aussi vrai qu’on ne peut, sans blesser les droits de l’homme, empêcher des citoyens de se réunir par une convention libre, de mettre leurs propriétés en commun et de s’assujettir à des conventions quelconques. C’est par une suite de ces principes que l’Assemblée nationale a pu détruire l’existence politique #u clergé, qui était un ordre dans l’Etat, mais ne peut pas détruire son existence conventionnelle de corporation religieuse et volontaire. La seconde objection est encore moins solide ; elle consiste à établir une différence entre la propriété d’un corps et celle d’un individu. Je ne lui vois aucun fondement. Une corporation n’est autre chose que plusieurs individus qui se réunissent, se confondent et se donnent une existence commune. Dans cet état de choses, aucun d’eux ne sacrifie ses droits naturels ; ce que chacun d’eux pouvait séparément, ils le peuvent sans doute en commun, et le corps social n’a pas le droit de s’y opposer. Ce principe me paraît ne souffrir qu’une exception, c’est celle des corps politiques. Gomme iis ne doivent leur existence (1) Voyez sur cet article les développements de l’abbé Sieyès. Cet homme est resté comme un fanal à côté du principe, dans la plupart des discussions : les uns y reviendront, les autres s’abstiendront, et alors tout ira bien. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 octobre 1789.] 497 [Assemblée nationale.] qu’à ]a volonté nationale, comme leurs fonctions leur sont prescrites par la volonté nationale, comme ils deviennent une partie de l’établisse-1 ment public, il est certain que la nation peut, en les constituant, leur donner tel et tel droit, leur ¥ en ôter tel ou tel autre, peut déclarer qu’ils seront ou ne seront pas propriétaires, et peut, en les dissolvant, destiner à un autre établissement public ce qu’ils ne possédaient eux-mêmes qu’à titre d’établissement public. C’est ainsi qu’en Suède l’armée jouit d’une certaine quantité de . fonds de terre, et qu’incontestablement l’Etat pourrait s’emparer de ses possessions, en la sala-v riant autrement. Mais le clergé n’est point dans le cas de l’armée suédoise; il est un établissement religieux et n’est pas un établissement public (l). Je me résume en deux mots sur la première question. La nation est une corporation purement temporelle, et qui doit assurer aux hommes la jouissance de leurs droits. Le clergé est une association volontaire et spirituelle, elle a acquis ses biens dans une forme légale ; son existence ■ est fondée sur une opinion religieuse, dont la manifestation ne trouble point l’ordre public ; donc la nation ne peut, sans blesser les droits de l’homme, ni l’inquiéter pour ses opinions, ni lui contester la propriété de ses biens. Je passe à ma seconde proposition. t Le clergé peut-il soutenir qu’il soit véritablement propriétaire ? J’avoue que la non -propriété p.. des biens du clergé me paraît comme dogme religieux, d’une évidence incontestable. Nous entrons ici dans un nouvel ordre de choses. Si le clergé n’est pas un établissement public quant à la nation, ou association temporelle, il l’est évidemment quant à l’Eglise, ou association spirituelle. L’Eglise, ou la collection des fidèles, a confié à des hommes choisis le soin de son culte public. Les fidèles ensuite ont confié aux mêmes hommes * l’administration des aumônes. La tradition et l'Écriture fournissent mille preuves de cette assertion. Le premier dogme del Évangile est cette pauvreté sainte qu’a professée le Fils de l’Homme ; il n’avait pas même ou reposer sa tête. Le premier caractère de l’Eglise esfde n’être pas de ce monde. Si le clergé y a fait des conquêtes, dès lors les biens dont il s’est rendu l’administrateur ont été purifiés par leur usage; consacrés au service du culte divin et à l’usufruit des pauvres, ils n’ont été la �propriété de personne que celle des pauvres ; ils ont eu une destination, mais ils n’ont pas eu d’autres propriétaires que les pauvres. C’est par une suite de ce principe que les biens du clergé ont été déclarés inaliénables, et que longtemps ils se sont soustraits à l’impôt. Le siècle eût rougi de vouloir reprendre des biens qu’une destination k sainte et purement spirituelle lui avait enlevés; le fisc n’eût osé porter ses mains sacrilèges sur Tdes biens qui étaient dans le monde comme n’y étant pas. Ces principes ont été de tout temps ceux de l’Eglise catholique, et jamais, avant ce siècle de relâchement, aucun prêtre n’avait soutenu qu’il fût propriétaire de son bénéfice, ni que le clergé, ou que la collection de tous fût k propriétaire de ce dont chacun n’était qu’adminis-trateur. C’est dans l’ordre de la religion qu’ont > été pris tous les motifs des donations faites au clergé. C’est àce tribunal quelesclauses en doivent être examinées. Je le demande au plus temporel des ecclésiastiques, en est-il un seul qui ose soutenir que (1) Cette erreur est échappée à l’abbé Sieyès : il a regardé le clergé comme un établissement public. ire SERIE, T. IX. cent arpents de terre à lui donnés pour un arpent en paradis, dont il n’a pas justifié, puissent jamais lui appartenir en propre ; que cent arpents à lui donnés, parce que la fin du monde est proche, puissent jamais lui appartenir en propre ? Ces pieuses transactions auraient sans douteles caractères du dol et de la lésion d’ou tre-moitié, si la bonne foi, présumée réciproque, des contractants n’en couvrait l’irrégularité, et alors certainement il faut les traduire ainsi, ou renoncer à les entendre; je vous donne tel ou tel bien, parce que ces biens sont, pour moi propriétaire, une occasion de tentation et de chute, parce que vos prières peuvent expier mes fautes, parce que le jour des vengeances approche, et redouble ce désir d’expiation; parce que la moindre place dans l’ordre céleste vaut mieux qu’une immensité de biens périssables. Je vous les donne, parce que votre institution, vos lois vous sauvent du danger que je craignais, et vous interdisent la jouissance illimitée de ces biens ; parce qu’après vous être nourris et vêtus, vous distribuerez le reste aux pauvres, qui sont véritablement et uniquement les propriétaires que je veux donner aux biens que je vous confie. — Toute autre manière de raisonner est absurde dans l’ordre religieux; et c’est, je le répète, dans cet ordre, et selon ses lois, qu’il faut examiner la propriété du clergé. L’Eglise a sans cesse gémi des changements survenus dans ce régime; elle n’a cessé de se plaindre de l’inexécution des clauses que contiennent ces pieux contrats; on ne peut pas plus excepter de la maxime générale des biens acquis parle clergé; ils l’ont été avec les deniers donnés précédemment; ils sont destinés au même but, assujettis aux mêmes conditions, et régis par le même principe. Les canons ont ajouté une nouvelle rigueur à ces principes, ou du moinsils ontopposé une barrière à la corruption du siècle, qui tendait sans cesse à les détruire. Les canons ont fait trois parts des bénéfices ; le premier tiers doit être uniquement destiné au service divin, le second à l’entretien des pauvres, le troisième à celui du titulaire. Cette règle faite dans un temps de relâchement est une digue opposée à l’oubli des principes, et les rappelle, quoique d’une manière imparfaite. En effet, peut-on se dire propriétaire d’un bien dont un tiers seulement est à notre disposition ? Ces raisonnements et ces faits démontrent invinciblement que le clergé, qui est un établissement public, dans l’ordre religieux, n’est point propriétaire de ses biens, qu’il n’est qu’adminis-trateur; que le bénéfice de la régie se borne à sa nourriture et à son entretien strict, et que s’il est démontré à la grande corporation spirituelle (1) qui l’a créé comme établissement public, que le but peut être atteint par d’autres moyens, que la donation est trop considérable pour son objet, elle peut sans doute résilier tous ces contrats faits avec un corps qui n’existe que par elle; elle peut traiter son armée spirituelle, comme la nation suédoise peut incontestablement traiter l’armée temporelle ; elle peut enfin, ce que la nation ne peut pas, reprendre les biens du clergé, qui, à ses yeux, et quant à elle, ne peut s’en dire propriétaire. Je crois avoir solidement établi mes deux principes : il me paraît démontré, d’une part, que la (1) Un comité national, ou des conciles provinciaux, qui sont les légitimes représentants de la corporation catholique, peuvent seuls se prononcer sur cet objet. 32 iQg [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 octobre 1789.] nation ne peut dépouiller le clergé de ses biens, et de l’autre, que le clergé ne peut se prétendre propriétaire; et cette double vérité repose sur un principe unique, principe longtemps méconnu, et qui me semble de la plus grande évidence: c’est que la religion et l’Etat sont deux choses parfaitement distinctes, parfaitement séparées, et dont la réunion ne peut que dénaturer l’une et l’autre. — C’est parce que la religion est étrangère de sa nature à l’Etat ou régime social, que celui-ci ne peut se saisir de la propriété des prêtres, ni arguer contre eux des lois religieuses qui atténuent la force de leurs titres civils ; c’est parce que l’Etat est étranger à la religion, que le clergé ne peut se prévaloir de ses titres de propriété, lorsque les lois religieuses lui disent hautement et clairement qu’il ne peut être propriétaire ; c’est parce que ces deux propositions sont vraies, que les biens ecclésiastiques ne sont ni la propriété du corps social , ni celle du clergé. Mais le principe dont je tire ces deux conclusions est-il vrai? C’est ce que je vais essayer de démontrer. Je soutiens que le corps social est, de sa nature, étranger à la religion, qu’ainsi il ne peut adopter aucun culte, et n’en peut rejeter aucun, à moins que ce culte ne trouble l’ordre public, c’est-à-dire, qu’il ne nuise aux droits de l’homme et du citoyen, droits dont l’assurance et la conservation constituent l’ordre public. Cette proposition peut se démontrer dans deux sens, sous le point de vue religieux, et dans l’ordre purement social. Dans l’ordre religieux, rien de plus incontestable, au moins pour la religion chrétienne : le Fils de V Homme n'est point venu pour commander , mais pour obéir ; il rend à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ; il ordonne d'obéir aux supérieurs, même quand ils oppriment ; et ces préceptes, qui sont à peu près les seuls politiques que nous présentent les livres saints, sont subordonnés à des maximes purement religieuses : il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ; mon royaume n’est pas de ce monde ; si Von vous chasse d’un lieu, allez dans un autre , et secouez la poussière de vos pieds. Enfin, ce serait abuser de la patience de mes auditeurs, que de prouver que, dans l’ordre religieux, la religion est indépendante de l'ordre social, que les lois de l’un ne sont pas celles de l’autre, que les maximes de l’un ne sont pas celles de l’autre; qu’en un mot la religion est de tous les temps, de tous les lieux, de tous les gouvernements ; que son sanctuaire est dans la conscience de l’homme, et que la conscience est la seule faculté que l’homme ne puisse jamais sacrifier à une convention sociale. Si la religion se refuse à toute association, à tout rapport de suprématie ou de soumission avec le gouvernement politique, le pacte social de son côté ne peut admettre aucune chose religieuse. Quel est en effetle but et la première clause du pacte social ? C’est le maintien des droits de l’homme. C’est pour maintenir le premier de ces droits, la liberté, que vous avez décidé, Messieurs, dans la déclaration des droits de l’homme, article 5, que la loi ne peut défendre que les actions nuisibles à la société ; que tout ce qui n’est pas défendu par la loi, ne peut être empêché; que nul ne peut être contraint à faire ce que la loi n’ordonne pas. G’est pour le même motif, et pour la même fin, que vous avez décidé, article 10, que nul ne peut être inquiétédans ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi, article que vous avez encore expliqué parle suivant, dans lequel vous dites que la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : or, que résulte-t-il de ces principes? L’application en est facile. L’homme a des relations avec son Créateur ; il se fait, ou il reçoit, telles ou telles idées sur ces relations ; on appelle ce système d’idées, religion. La religion de chacun est donc l’opinion que Chacun a de ses relations avec Dieu. L’opinion de chaque homme étant libre, il peut prendre ou ne pas prendre telle ou telle religion ; il peut la garder ou la quitter. Si les opinions sont libres, nul homme ne peut engager l’opinion d’autrui. Nul ne peut de même engager la sienne ; car, en vertu de sa liberté, il se réserve le droit de la quitter, s’il la juge mauvaise. L’opinion de la minorité ne peut donc jamais être assujettie à celle de la majorité; aücufie opinion ne peut donc, sans que les droits de l’homme soient blessés, être commandée par le pacte social. Ce qui est vrai delà religion, l’est aussi du culte. Le culte est la profession que chacun fait avec ceux qui ont une même opinion religieuse. Les formes du culte sont le rit convenu entre ceux qui professent la même religion. Les actes du culte sont le devoir rigoureux de l’homme qui a l’opinion religieuse qui les prescrit. Ainsi le culte, les actes du culte, participent de la nature et de la liberté de l’opinion dont ils sont la suite nécessaire, donc ce qui est vrai de l’opinion, l’est aussi du culte et de ses actes. Il en est de même des dépenses qui sont une convention faite entre ceux qui professent le même culte, et qui, en vertu de la même liberté naturelle, ne peuvent être exigées de ceux qui ne professent pas le culte, et n’ont pas l’opinion religieuse, ni être interdites à ceux qui professent le culte, et ont l’opinion qui les nécessite. Si tous ces principes sont vrais, si tous ces raisonnements sont juste, ou vous a, Messieurs, présenté les plus dangereux paradoxes, lorsqu’on vous a dit que le corps social pouvait détruire la religion, en prendre une autre, et par conséquent hériter des prêtres que l’on vous a présentés comme un corps politique et un établissement public ; qualités qui ne leur conviennent pas, et ne peuvent jamais leur convenir comme prêtres. Il est temps, Messieurs, de dire toutes vérités, et l’une des premières est celle-ci. Un Etat n’a point de religion, parce que le premier droit de chaque homme est d’avoir la sienne, et de ne la soumettre à personne. Vous me pardonnerez, sans doute, cette digression nécessaire pour le principe, duquel j’ai tiré ceux dont j’ai conclu que les biens ecclésiastiques n’appartiennent ni à la nation, ni au clergé. Mais à qui appartiennent-ils? Ces biens, Messieurs, ont une destination, et n’ont point de propriétaires; ils sont destinés, par une suite de la volonté des propriétaires anciens, à trois objets bien distincts : à l’entretien du culte, à l’entretien des prêtres, au soulagement des pauvres. Les canons, selon lesquels ont été réglées les donations ecclésiastiques, ontfaiteette division, etde cette division résulte une distinction bien simple dans la nature actuelle des biens dqnt il est question. Ce qui est destiné au culte est nien évidem-mentsous la direction, sous l’administration du clergé etde l’association politique : sur cette partie , [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 octobre 1789.J 499 les catholiques elle clergé peuvent sans doute offrir \ des économies ; ils peuvent diminuer le luxe, cette , magnificence que l’Eglise elle-même désapprouve ; ils peuvent faire à la société temporelle le sacrifice volontaire des richesses inutiles, mais c’est de leurs mains qu’il faut qu’elle les reçoive ; c’est au soulagement des malheureux contribuables qu’il faut que le sacrifice soit destiné. Sur la partie qui est destinée à l’entretien des ministres ' des autels, ils peuvent encore s’exécuter; ils peuvent sur le tiers dont les canons leur laissent * la libre disposition, et que l’esprit religieux réduit au simple nécessaire, ils peu-� vent consentir de fortes contributions ; iis peuvent, en revenant aux mœurs de la primitive Eglise, imiter L’économe de l’Evangile, et bien mériter de la patrie en lui offrant l’hommage de ce qu’ils ne peuvent pas garder; enfin, sur la partie destinée aux pauvres, ils sont, sans doute, r immédiatement soumis au régime social ; la nation, garante de l’exécution des contrats, peut et y doit la surveiller; elle petit rectifier les formes d’administration, elle peut prendre les moyens ' les plus efficaces pour que les pauvres jouissent véritablement du tiers des biens ecclésiastiques. Mais le droit de surveillance et d’administration n’est point un droit de propriété. Je vais plus � loin: la nation, comme nation, n’est rii ne peut être propriétaire. C’est ici que s’appliquent merveilleusement les raisonnements et les principes > de M. Thouret. Gomment n’a-t-il pas prévu les conséquences qu’on en devait tirer ? La nation est évidemment un corps politique; un corps est un instrument pour parvenir à une fin ; le but de l’association politique est la conservation des propriétés individuelles; l’association est un - instrument de bonheur. Les associés peuvent se séparer, ou changer leur pacte ; alors l’instru-k-ment est brisé ou modifié. Que devient alors la propriété? Comment un corps national est-il propriétaire ? La propriété d’une nation se combat et se détruit par tous les arguments que M. Thouret a dirigés contre la propriété du corps clérical. Que résulte-t-il de tout ce que je viens d’avancer? 11 en résulte évidemment, selon moi, que la question de la propriété des biens du clergé est une question oiseuse ; que le clergé n’en est pas propriétaire, que la nation n’en est pas propriétaire ; que le clergé est administrateur ; que l’administration du tiers destiné aux pauvres peut être revendiquée par la nation ; que les prêtres peuvent et doivent, sur les deux autres parties, offrir de grands sacrifices ; mais que, quand même les prêtres seraient assez injustes * ou assez aveugles pour nous refuser ces sacrifices ; quand même, se renfermant dans la ri-b gueur de leur droit, ils vous diraient : Nous payerons l’impôt selon nos facultés, et dans une juste proportion ; vous n’auriez, Messieurs, qu’à gémir sur la dureté de leur refus ; leurs scandaleuses richesses, au sein des maux publics, témoigneraient en faveur de votre irréfragable équité : l’Etat serait sauvé par d’autres moyens, * par d’autres ressources, et l’on dirait enfin ce que vous méritez qu’on dise : Ils seront libres , ' car ils sont justes. Je conclus à ce que le principe de la motion soit rejeté, et qu’il soit nommé un comité pour concerter les moyens d’assurer et de simplifier l’administration clu tiers des biens ecclésiastiques, destiné aux pauvres, et recevoir les offres *- patriotiques et volontaires que le clergé fera sur les deux autres portions de ses biens. M. Durand de MBai liane (1). Messieurs (2), je n’ajouterâi rien aux raisonnements qui ont été faits par les préopindnts pour prouver que la propriété des biens de l’Eglise appartient à la nation; mais j’ajouterai quelque chose à leurs preuves* et je ne le ferai que parce que me déclarant en faveur de la motion, je crois devoir quelque compte de mon avis et au public et à mes commettants. On a d’abord très-bien établi que par rapport à la propriété des biens, il n’en est pas des corps. politiques ou moraux dans la société, comme des individus ; ceux-ci possédaient, existaient avec tous leurs droits naturels et imprescriptibles, avant la loi, et lés corps n’ont existé que par elle. La loi n’a rien donné aux individus, elle n’a fait que leur assurer ce qu’ils avaient : et ce qu’ils avaient alors n’était pas nécessairement, comme on fa avancé, le fruit de la violence ; car l’homme a toujours eu, et He cessera d’avoir très-légitimement, et néanmoins sans aucune concession de la loi, la propriété de ses droits naturels c’est-à-dife de sa personne, de son industrie et de sa liberté. C’est là une vérité constatée dans la déclaration des droits, et où les corps moraux ne sont nullement compris ni ne devaient l’être, parce que, créés par la loi, ils ont tout reçu d’elle ; or, qui contestera à celui qui a créé, le droit d’ànéantlr? Voilà donc une première distinction qui forme un argument sans réplique, pour prouver que les corps politiques et moraux peuvent être dissous comme ils ont été formés ; et certainement qui n’existe ainsi que par la volonté d’autrui, ne peut se dire martre de ce qu’il possède, quand il ne l’est pas même de son existence. Mais il y a plus, et c’est ici que je me permettrai d’ajouter aux raisons des préopinants. Ils ont distingué les corps politiques des individus ; moi, je distinguerai le clergé d’entre tous les corps de l’Etat : ces derniers sont tels que la loi civile les a faits ; le clergé était tout fait avant la loi civile. Mais comment l’était-il? Comment Jésus-Christ l’a-t-il envoyé annoncer aux peuples, un royaume qui n’est pas de ce monde? l’envoya-t-il pour former un corps politique, un ordre civil et privilégié? l’envoya-t-il avec des biens, ou pour en acquérir ? Qu’on réponde à cette première question ; car eux qui ont défendu jùsqù’ici la propriété des biens ecclésiastiques en favëur du clergé, en ont raisonné comme on raisonne, soit des autres corps, soit des individus par les titres et les règles ordinaires des possessions. Ce n’est pas que cela même leur soit plus favorable ; mais le clergé ne peut pas seulement s’en prévaloir, parce que sa propre existence le renvoie sans cesse au premier titre de sa mission. Eh ! qu’est-il en effet, le clergé, aux termes de sa divine institution? une classe d’hommes dont les fonctions dans leur esprit comme dans leur objet, n’ont rien de naturel ni de commun avec ce qui constitue les autres corps de la société. Les ecclésiastiques sont (1) L’opinion de M. Durand de Maillane n’a pas ôté insérée au Moniteur. (2) Je m’étais inscrit sur la liste de ceux qui devaient porter la parole dans cette importante discussion; mais la matière a été traitée et conclue de manière que les mêmes orateurs ayant repris plusieurs fois la parole, vingt autres qui désiraient parler ne l’ont pu, et c’est alors le cas pour ces derniers, s’ils avaient écrit ce qu’ils devaient dire, de justifier leur suffrage par la I voie de l’impression.