318 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE nier (vieux style) attribuoit exclusivement au tribunal révolutionnaire la connoissance de ce délit; « Considérant en outre que le jugement dont il s’agit est nécessairement lié à un autre jugement rendu au même tribunal, le 23 Pluviôse dernier, qui a acquitté le nommé Levasseur du délit pour lequel Labbé à été condamné; « Que deux jugemens viciés par la même incompétence doivent être également réformés, soit qu’ils acquittent, soit qu’ils condamnent, et qu’il est essentiel de conserver au tribunal révolutionnaire la plénitude de son attribution; « Déclare nuis les jugemens rendus par le tribunal criminel du département de Seine-et-Oise, les 23 Pluviôse, et 27 Germinal derniers, l’un contre Louis Labbé, l’autre en faveur du nommé Levasseur, ensemble les actes d’accusation sur lesquels lesdits jugemens ont été rendus; « Décrète que lesdits Levasseur et Labbé seront traduits au tribunal révolutionnaire, pour y être jugés de nouveau. « Le présent décret ne sera pas imprimé. Il en sera adressé une expédition au tribunal criminel du département de Seine-et-Oise et au tribunal révolutionnaire» (1). 78 Un membre [RUHL], au nom du comité de sûreté-générale, annonce à la Convention que ce comité, sur une dénonciation qui lui a été faite contre le nommé Grand-Clos, fameux armateur à Port-Malo, ayant donné ordre de le mettre en état d’arrestation, les citoyens chargés de cette commission l’ont arrêté en effet, mais que les gardiens qu’on lui avoit donnés l’ayant laissé échapper, ils n’ont pu rapporter que son or, son argent et un gillet tout cousu d’or, avec 200.000 liv. en assignats (ils ont été envoyés à la trésorerie nationale (2) ) il ajoute que ces citoyens ont annoncé en même temps que 20 bâtimens auxquels Grand-Clos est intéressé sont entrés à bon port, que les scellés ont été apposés sur ses magasins remplis d’une immensité de café, de sucre, d’indigo, de toiles fines, etc. etc., et que les gardiens qui l’ont laissé échapper sont eux-mêmes en état d’arrestation (3) . RUHL, annonce que le dénommé Grandclos, fameux armateur à Port Malo, contre lequel on avoit lancé un mandat d’arrêt, a trouvé les moyens d’échapper à la surveillance de ceux qui le gardoient, mais qu’on a trouvé chez lui un gilet garni de pièces d’or de 48 liv., 200.000 liv. en assignats, un sac de ducats d’or, un autre de 500 pièces d’or de 24 liv. et un tonneau rempli d’argent. Le fugitif, outre des magasins immenses remplis de sucre, café, indigo, riz et autres denrées, continuoit Ruhl, est encore pro-(1) P.V., XXXIX, 27. Minute de la main de Pons, de Verdun. Décret n° 9393. Reproduit dans Mon., XX, 668; Débats, n° 625, p. 298; mention dans Mess. soir, n° 656; J. Fr., n° 619; C. Univ., 17 prair.; J. Mont., n° 40; J. Sablier, n° 1361; Audit, nat., n° 620. (2) C. Eg., n° 656. (3) P.V. XXXIX, 28; Audit, nat., n° 620; C. Eg., n° 656; J. S. Culottes, n° 475. priétaire de 20 vaisseaux arrivés en bon port et évalués à 1 milliard. Cette dernière assertion a excité des réclamations. BREARD a soutenu qu’il étoit impossible que 20 vaisseaux marchands valussent une somme aussi énorme. Quand ils seroient chargés des plus précieuses marchandises, disoit GOULY, cela ne pourroit être et il est prouvé que la cargaison d’un navire est très riche, lorsqu’elle est de 4 millions et pour mon compte je soutiens que les 4 navires ne valent pas 50 millions. Un député, qui connoit Grandclos depuis 25 ans a dit à son tour que jamais sa fortune n’a surpassé 6 millions, dont une partie est passée en Angleterre où il comptoit rejoindre ses fils et ses autres parens émigrés, en sorte que ses possessions en France ne s’élèvent pas au-delà de 3 millions. Au reste, disoit le même membre, il ne faut pas croire que les 20 navires appartiennent à Grandclos. Un négociant se garde bien d’exposer des richesses aussi considérables sur la mer, et il a toujours des intéressés dans ses armemens (1) . ( Applaudi ) . Ce même membre [RUHL], demande, au nom du comité, que son rapport soit inséré au bulletin de la Convention et que l’or et l’argent avec les 200.000 liv. en assignats soient remis à la trésorerie nationale. Ces propositions sont décrétées (2) . 79 Au nom du comité d’instruction publique, un membre [GREGOIRE] fait un rapport sur la nécessité d’établir l’uniformité dans la langue française (3) . GREGOIRE : La langue française a conquis l’estime de l’Europe, et depuis un siècle elle y est classique. Mon but n’est point d’assigner les causes qui lui ont valu cette prérogative; il y a 10 ans qu’au fond de l’Allemagne (à Berlin) on discuta savamment cette question qui, suivant l’expression d’un écrivain, eût flatté l’orgueil de Rome, empressée à la consacrer dans son histoire comme une de ses belles époques On connait les tentatives de la politique romaine pour universaliser sa langue; elle défendait d’en employer d’autres pour haranguer les ambassadeurs étrangers, pour négocier avec eux, et malgré ses efforts elle n’obtint qu’im-parfaitement ce qu’un assentiment libre accorde à la langue française. On sait qu’en 1774 elle servit à rédiger le traité entre les Turcs et les Russes; depuis la paix de Nimège, elle a été prostituée pour ainsi dire aux intrigues des cabinets de l’Europe, parce que dans sa marche éclairée et méthodique, la pensée s’exprime fa-(1) C. Univ., 17 prair. (2) P.V., XXXIX, 28. Minute de la main de Ruhl. Bln, 16 prair.; J. Fr., n° 619; M.U., XL, 264; J. Perlet, n° 621; Débats, n° 623, p. 247; Mess, soir, n° 656; Rép., n° 167; Ann. R.F., n° 188; J. Sablier, n° 1360; J. Lois, n° 615; Mon., XX, 647; J. Mont., n° 315; C. Eg., n° 656; Ann. patr., n° DXX. (3) P.V., XXXIX, 29. 318 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE nier (vieux style) attribuoit exclusivement au tribunal révolutionnaire la connoissance de ce délit; « Considérant en outre que le jugement dont il s’agit est nécessairement lié à un autre jugement rendu au même tribunal, le 23 Pluviôse dernier, qui a acquitté le nommé Levasseur du délit pour lequel Labbé à été condamné; « Que deux jugemens viciés par la même incompétence doivent être également réformés, soit qu’ils acquittent, soit qu’ils condamnent, et qu’il est essentiel de conserver au tribunal révolutionnaire la plénitude de son attribution; « Déclare nuis les jugemens rendus par le tribunal criminel du département de Seine-et-Oise, les 23 Pluviôse, et 27 Germinal derniers, l’un contre Louis Labbé, l’autre en faveur du nommé Levasseur, ensemble les actes d’accusation sur lesquels lesdits jugemens ont été rendus; « Décrète que lesdits Levasseur et Labbé seront traduits au tribunal révolutionnaire, pour y être jugés de nouveau. « Le présent décret ne sera pas imprimé. Il en sera adressé une expédition au tribunal criminel du département de Seine-et-Oise et au tribunal révolutionnaire» (1). 78 Un membre [RUHL], au nom du comité de sûreté-générale, annonce à la Convention que ce comité, sur une dénonciation qui lui a été faite contre le nommé Grand-Clos, fameux armateur à Port-Malo, ayant donné ordre de le mettre en état d’arrestation, les citoyens chargés de cette commission l’ont arrêté en effet, mais que les gardiens qu’on lui avoit donnés l’ayant laissé échapper, ils n’ont pu rapporter que son or, son argent et un gillet tout cousu d’or, avec 200.000 liv. en assignats (ils ont été envoyés à la trésorerie nationale (2) ) il ajoute que ces citoyens ont annoncé en même temps que 20 bâtimens auxquels Grand-Clos est intéressé sont entrés à bon port, que les scellés ont été apposés sur ses magasins remplis d’une immensité de café, de sucre, d’indigo, de toiles fines, etc. etc., et que les gardiens qui l’ont laissé échapper sont eux-mêmes en état d’arrestation (3) . RUHL, annonce que le dénommé Grandclos, fameux armateur à Port Malo, contre lequel on avoit lancé un mandat d’arrêt, a trouvé les moyens d’échapper à la surveillance de ceux qui le gardoient, mais qu’on a trouvé chez lui un gilet garni de pièces d’or de 48 liv., 200.000 liv. en assignats, un sac de ducats d’or, un autre de 500 pièces d’or de 24 liv. et un tonneau rempli d’argent. Le fugitif, outre des magasins immenses remplis de sucre, café, indigo, riz et autres denrées, continuoit Ruhl, est encore pro-(1) P.V., XXXIX, 27. Minute de la main de Pons, de Verdun. Décret n° 9393. Reproduit dans Mon., XX, 668; Débats, n° 625, p. 298; mention dans Mess. soir, n° 656; J. Fr., n° 619; C. Univ., 17 prair.; J. Mont., n° 40; J. Sablier, n° 1361; Audit, nat., n° 620. (2) C. Eg., n° 656. (3) P.V. XXXIX, 28; Audit, nat., n° 620; C. Eg., n° 656; J. S. Culottes, n° 475. priétaire de 20 vaisseaux arrivés en bon port et évalués à 1 milliard. Cette dernière assertion a excité des réclamations. BREARD a soutenu qu’il étoit impossible que 20 vaisseaux marchands valussent une somme aussi énorme. Quand ils seroient chargés des plus précieuses marchandises, disoit GOULY, cela ne pourroit être et il est prouvé que la cargaison d’un navire est très riche, lorsqu’elle est de 4 millions et pour mon compte je soutiens que les 4 navires ne valent pas 50 millions. Un député, qui connoit Grandclos depuis 25 ans a dit à son tour que jamais sa fortune n’a surpassé 6 millions, dont une partie est passée en Angleterre où il comptoit rejoindre ses fils et ses autres parens émigrés, en sorte que ses possessions en France ne s’élèvent pas au-delà de 3 millions. Au reste, disoit le même membre, il ne faut pas croire que les 20 navires appartiennent à Grandclos. Un négociant se garde bien d’exposer des richesses aussi considérables sur la mer, et il a toujours des intéressés dans ses armemens (1) . ( Applaudi ) . Ce même membre [RUHL], demande, au nom du comité, que son rapport soit inséré au bulletin de la Convention et que l’or et l’argent avec les 200.000 liv. en assignats soient remis à la trésorerie nationale. Ces propositions sont décrétées (2) . 79 Au nom du comité d’instruction publique, un membre [GREGOIRE] fait un rapport sur la nécessité d’établir l’uniformité dans la langue française (3) . GREGOIRE : La langue française a conquis l’estime de l’Europe, et depuis un siècle elle y est classique. Mon but n’est point d’assigner les causes qui lui ont valu cette prérogative; il y a 10 ans qu’au fond de l’Allemagne (à Berlin) on discuta savamment cette question qui, suivant l’expression d’un écrivain, eût flatté l’orgueil de Rome, empressée à la consacrer dans son histoire comme une de ses belles époques On connait les tentatives de la politique romaine pour universaliser sa langue; elle défendait d’en employer d’autres pour haranguer les ambassadeurs étrangers, pour négocier avec eux, et malgré ses efforts elle n’obtint qu’im-parfaitement ce qu’un assentiment libre accorde à la langue française. On sait qu’en 1774 elle servit à rédiger le traité entre les Turcs et les Russes; depuis la paix de Nimège, elle a été prostituée pour ainsi dire aux intrigues des cabinets de l’Europe, parce que dans sa marche éclairée et méthodique, la pensée s’exprime fa-(1) C. Univ., 17 prair. (2) P.V., XXXIX, 28. Minute de la main de Ruhl. Bln, 16 prair.; J. Fr., n° 619; M.U., XL, 264; J. Perlet, n° 621; Débats, n° 623, p. 247; Mess, soir, n° 656; Rép., n° 167; Ann. R.F., n° 188; J. Sablier, n° 1360; J. Lois, n° 615; Mon., XX, 647; J. Mont., n° 315; C. Eg., n° 656; Ann. patr., n° DXX. (3) P.V., XXXIX, 29. 319 SÉANCE DU 16 PRAIRIAL AN II (4 JUIN 1794) - N° 79 cilement, ce qui lui donne un caractère de raison, de probité, que les fourbes eux-mêmes trouvent plus propres à les garantir des fourberies diplomatiques. Si notre idiome a reçu un tel accueil des tyrans et des cours, à qui la France monarchique donnait des théâtres, des pompons, des modes et des manières, quel accueil ne doit-il pas se promettre de la part des peuples à qui la France républicaine révèle leurs droits en leur ouvrant la route de la liberté. Mais cet idiome, admis dans les transactions politiques, usité dans plusieurs villes de l’Allemagne, de l’Italie, des Pays-Bas, dans une partie du pays de Liège, de Lucembourg, de la Suisse, même dans le Canada et sur les bords du Mississipi, par quelle fatalité est-il encore ignoré d’une très grande partie des Français ? A travers toutes les révolutions, le celtique, qui fut le premier idiome de l’Europe, s’est maintenu dans une contrée de la France et dans quelques cantons des iles britanniques. On sait que les Gallois, les Cornouailiens et les Bas-Bretons s’entendent. Cette langue indigène éprouva des modifications successives. Les Phocéens fondèrent, il y a 24 siècles, de brillantes colonies sur les rives de la Méditerranée, et dans une chanson des environs de Marseille, on a retrouvé des fragments grecs d’une ode de Pindare sur les vendanges. Les Carthaginois franchirent les Pyrénées, et Polybe nous dit que beaucoup de Gaulois apprirent le punique pour converser avec les soldats d’Annibal. Du joug des Romains, la Gaule passa dans la domination des Francs. Les Alains, les Goths, les Arabes, les Anglais, après y avoir pénétré tour à tour, en furent chassés; et notre langue, ainsi que les divers dialectes utilisés en France, portent encore les empreintes du passage ou du séjour de ces divers peuples. La féodalité, qui vint ensuite morceler ce beau pays, y conserva soigneusement cette disparité d’idiomes comme un moyen de reconnaître, de ressaisir les serfs fugitifs et de river leurs chaînes. Actuellement encore, l’étendue territoriale où certains patois sont usités est déterminée par les limites de l’ancienne domination féodale. C’est ce qui explique la presque identité des patois de Bouillon et Nancy, qui sont à 40 lieues de distance, et qui furent jadis soumis aux mêmes tyrans, tandis que le dialecte de Metz, situé à quelques lieues de Nancy, en diffère beaucoup, parce que pendant plusieurs siècles le pays Messin, organisé dans une forme presque républicaine, fut en guerre continuelle avec la Lorraine. Il n’y a qu’environ 15 départements de l’intérieur où la langue française soit exclusivement parlée; encore éprouve-t-elle des altérations sensibles, soit dans la prononciation des mots, soit dans l’emploi des termes impropres et surannés, surtout vers Sancerre, où l’on retrouve une partie des expressions de Rabelais, Amyot et Montaigne. Nous n’avons plus de provinces, et nous avons encore 30 Patois qui en rappellent les noms. Au nombre des patois, je puis placer encore l’italien de la Corse, des Alpes Maritimes et l’Allemand des Haut et Bas-Rhin, parce que ces 2 idiomes y sont très dégénérés. Enfin, les nègres de nos colonies, dont vous avez fait des hommes, ont une espèce d’idiome pauvre comme celui des Hottentos, comme la langue franque, qui dans les verbes ne connaît guère que l’infinitif. Plusieurs de ces dialectes, à la vérité, sont génériquement les mêmes; ils ont un fond de physionomie ressemblante, et seulement quelques traits métis tellement nuancés que des villages voisins, que les divers faubourgs, les diverses rues d’une même commune, tels que Salins et Commune-Affranchie, offrent des variantes. Cette disparité s’est conservée d’une manière plus tranchante dans des villages situés sur les bords opposés d’une rivière où, à défaut de pont, les communications étaient autrefois plus rares. Le passage de Strasbourg à Brest est actuellement plus facile que ne l’étaient jadis certaines courses de 20 milliaires, et l’on cite encore vers Saint-Claude, dans le département du Jura, des testaments faits, est-il dit, à la veille d’un grand voyage, car il s’agissait d’aller à Besançon, qui était la capitale de la province. On peut assurer sans exagération qu’au moins 6 millions de Français, surtout dans les campagnes, ignorent la langue nationale; qu’un nombre égal est à peu près incapable de soutenir une conversation suivie; qu’en dernier résultat, le nombre de ceux qui la parlent purement n’excède pas 3 millions, et probablement le nombre de ceux qui l’écrivent correctement est encore moindre. Ainsi, avec 30 patois différents, nous sommes encore pour le langage à la Tour de Babel, tandis que pour la liberté, nous formons l’avant-garde des nations. Quoiqu’il y ait possibilité et même probabilité de voir diminuer le nombre des idiomes reçus en Europe, l’état politique du globe bannit à jamais l’espérance de ramener les peuples à une langue commune. Cette conception formée par quelques écrivains est également hardie et chimérique. Une langue universelle est dans son genre ce que la pierre philosophale est en chimie. Mais au moins on peut uniformer le langage d’une grande nation de manière que tous les citoyens qui la composent puissent sans obstacle se communiquer leurs pensées. Cette entreprise, qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l'organisation sociale, et qui doit être jaloux de consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté. Sur le rapport de son comité de salut public, la Convention nationale décréta, le 10 pluviôse, l’établissement d’instituteurs pour enseigner notre langue dans les départements où elle est moins connue. Cette mesure très salutaire, mais qui ne s’étend pas à tous ceux où l’on parle patois, doit être secondée par le zèle des citoyens. La voix douce de la persuasion peut accélérer l’époque où ces idiomes féodaux auront disparu. Un des moyens les plus efficaces peut-être pour les électriser, c’est de leur prouver que la connaissance et l’usage de la langue nationale importent à la conservation de la liberté, aux vrais principes républicains. Il suffit de montrer le bien, on est dispensé de le commander. Les deux sciences le plus utiles et les plus négligées sont la culture de l’homme et celle 319 SÉANCE DU 16 PRAIRIAL AN II (4 JUIN 1794) - N° 79 cilement, ce qui lui donne un caractère de raison, de probité, que les fourbes eux-mêmes trouvent plus propres à les garantir des fourberies diplomatiques. Si notre idiome a reçu un tel accueil des tyrans et des cours, à qui la France monarchique donnait des théâtres, des pompons, des modes et des manières, quel accueil ne doit-il pas se promettre de la part des peuples à qui la France républicaine révèle leurs droits en leur ouvrant la route de la liberté. Mais cet idiome, admis dans les transactions politiques, usité dans plusieurs villes de l’Allemagne, de l’Italie, des Pays-Bas, dans une partie du pays de Liège, de Lucembourg, de la Suisse, même dans le Canada et sur les bords du Mississipi, par quelle fatalité est-il encore ignoré d’une très grande partie des Français ? A travers toutes les révolutions, le celtique, qui fut le premier idiome de l’Europe, s’est maintenu dans une contrée de la France et dans quelques cantons des iles britanniques. On sait que les Gallois, les Cornouailiens et les Bas-Bretons s’entendent. Cette langue indigène éprouva des modifications successives. Les Phocéens fondèrent, il y a 24 siècles, de brillantes colonies sur les rives de la Méditerranée, et dans une chanson des environs de Marseille, on a retrouvé des fragments grecs d’une ode de Pindare sur les vendanges. Les Carthaginois franchirent les Pyrénées, et Polybe nous dit que beaucoup de Gaulois apprirent le punique pour converser avec les soldats d’Annibal. Du joug des Romains, la Gaule passa dans la domination des Francs. Les Alains, les Goths, les Arabes, les Anglais, après y avoir pénétré tour à tour, en furent chassés; et notre langue, ainsi que les divers dialectes utilisés en France, portent encore les empreintes du passage ou du séjour de ces divers peuples. La féodalité, qui vint ensuite morceler ce beau pays, y conserva soigneusement cette disparité d’idiomes comme un moyen de reconnaître, de ressaisir les serfs fugitifs et de river leurs chaînes. Actuellement encore, l’étendue territoriale où certains patois sont usités est déterminée par les limites de l’ancienne domination féodale. C’est ce qui explique la presque identité des patois de Bouillon et Nancy, qui sont à 40 lieues de distance, et qui furent jadis soumis aux mêmes tyrans, tandis que le dialecte de Metz, situé à quelques lieues de Nancy, en diffère beaucoup, parce que pendant plusieurs siècles le pays Messin, organisé dans une forme presque républicaine, fut en guerre continuelle avec la Lorraine. Il n’y a qu’environ 15 départements de l’intérieur où la langue française soit exclusivement parlée; encore éprouve-t-elle des altérations sensibles, soit dans la prononciation des mots, soit dans l’emploi des termes impropres et surannés, surtout vers Sancerre, où l’on retrouve une partie des expressions de Rabelais, Amyot et Montaigne. Nous n’avons plus de provinces, et nous avons encore 30 Patois qui en rappellent les noms. Au nombre des patois, je puis placer encore l’italien de la Corse, des Alpes Maritimes et l’Allemand des Haut et Bas-Rhin, parce que ces 2 idiomes y sont très dégénérés. Enfin, les nègres de nos colonies, dont vous avez fait des hommes, ont une espèce d’idiome pauvre comme celui des Hottentos, comme la langue franque, qui dans les verbes ne connaît guère que l’infinitif. Plusieurs de ces dialectes, à la vérité, sont génériquement les mêmes; ils ont un fond de physionomie ressemblante, et seulement quelques traits métis tellement nuancés que des villages voisins, que les divers faubourgs, les diverses rues d’une même commune, tels que Salins et Commune-Affranchie, offrent des variantes. Cette disparité s’est conservée d’une manière plus tranchante dans des villages situés sur les bords opposés d’une rivière où, à défaut de pont, les communications étaient autrefois plus rares. Le passage de Strasbourg à Brest est actuellement plus facile que ne l’étaient jadis certaines courses de 20 milliaires, et l’on cite encore vers Saint-Claude, dans le département du Jura, des testaments faits, est-il dit, à la veille d’un grand voyage, car il s’agissait d’aller à Besançon, qui était la capitale de la province. On peut assurer sans exagération qu’au moins 6 millions de Français, surtout dans les campagnes, ignorent la langue nationale; qu’un nombre égal est à peu près incapable de soutenir une conversation suivie; qu’en dernier résultat, le nombre de ceux qui la parlent purement n’excède pas 3 millions, et probablement le nombre de ceux qui l’écrivent correctement est encore moindre. Ainsi, avec 30 patois différents, nous sommes encore pour le langage à la Tour de Babel, tandis que pour la liberté, nous formons l’avant-garde des nations. Quoiqu’il y ait possibilité et même probabilité de voir diminuer le nombre des idiomes reçus en Europe, l’état politique du globe bannit à jamais l’espérance de ramener les peuples à une langue commune. Cette conception formée par quelques écrivains est également hardie et chimérique. Une langue universelle est dans son genre ce que la pierre philosophale est en chimie. Mais au moins on peut uniformer le langage d’une grande nation de manière que tous les citoyens qui la composent puissent sans obstacle se communiquer leurs pensées. Cette entreprise, qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l'organisation sociale, et qui doit être jaloux de consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté. Sur le rapport de son comité de salut public, la Convention nationale décréta, le 10 pluviôse, l’établissement d’instituteurs pour enseigner notre langue dans les départements où elle est moins connue. Cette mesure très salutaire, mais qui ne s’étend pas à tous ceux où l’on parle patois, doit être secondée par le zèle des citoyens. La voix douce de la persuasion peut accélérer l’époque où ces idiomes féodaux auront disparu. Un des moyens les plus efficaces peut-être pour les électriser, c’est de leur prouver que la connaissance et l’usage de la langue nationale importent à la conservation de la liberté, aux vrais principes républicains. Il suffit de montrer le bien, on est dispensé de le commander. Les deux sciences le plus utiles et les plus négligées sont la culture de l’homme et celle 320 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE de la terre. Personne n’a mieux senti le prix de l’une et de l’autre que nos frères les Américains, chez qui tout le monde sait lire, écrire et parler sa langue nationale. L’homme sauvage n’est pour ainsi dire qu’ébauché; en Europe, l’homme civilisé est pire, il est dégradé. La ressurection de la France s’est opérée d’une manière imposante; elle se soutient avec majesté; mais un peuple rendu à la liberté ne peut en consolider l’existence que par les mœurs et les lumières. Avouons qu’il nous reste prodigieusement à faire à cet égard. Tous les membres du souverain sont admissibles à toutes les places; il est à désirer que tous puissent successivement les remplir, et retourner à leur profession agricole ou mécanique. Cet état de choses nous présente l’alternative suivante : Si ces places sont occupées par des hommes incapables de s’énoncer, d’écrire correctement dans la langue nationale, les droits des citoyens seront-ils bien garantis par des actes dont la rédaction présentera l’impropriété des termes, la confusion des idées, en un mot tous les symptômes de l’ignorance ? Si au contraire cette ignorance exclut des places, bientôt renaîtra cette aristocratie qui jadis employait le patois pour montrer son affinité protectrice à ceux qu’on appelait insolemment les petites gens. Bientôt la société sera réinfectée de gens comme il jaut. La liberté des suffrages sera restreinte, les cabales seront plus faciles à nouer, plus difficiles à rompre, et, par le fait, entre deux classes séparées s’établira une sorte d’hiérarchie. Ainsi l’ignorance de la langue compromettrait le bonheur social ou détruirait l’égalité. Le peuple doit connaître les lois pour les sanctionner et leur obéir; et telle était l’ignorance de quelques communes, dans les premières époques de la Révolution, que, confondant toutes les notions, associant des idées incohérentes et absurdes, elles s’étaient persuadées que le mot décret signifiait un décret de prise de corps. Proposerez-vous de suppléer à cette ignorance par des traductions ? Alors vous multiplierez les dépenses en compliquant le rouage politique, vous en ralentissez le mouvement. Ajoutons que la majeure partie des dialectes vulgaires résistent à la traduction, ou n’en permettent que d’infidèles; si dans notre langue la partie politique est à peine créée, que peut-elle être dans des idiomes dont les uns abondent, à la vérité, en expressions sentimentales pour peindre les douces effusions du cœur, mais sont absolument dénués des termes relatifs à la politique; les autres sont des jargons lourds et grossiers, sans syntaxe déterminée, parce que la langue est toujours la mesure du génie d’un peuple. Les mots ne croissent qu’avec la progression des idées et des besoins. Leibnitz avait raison, les mots sont les lettres de change de l’entendement; si donc il acquiert de nouvelles idées, il lui faut des termes nouveaux, sans quoi l’équilibre serait rompu; plutôt que d’abandonner cette fabrication aux caprices de l’ignorance, il vaut mieux certainement lui donner votre langue; d’ailleurs l’homme des campagnes, peu accoutumé à généraliser ses idées, manquera toujours de termes abstraits, et cette inévitable pauvreté du langage, qui resserre l’esprit, mutilera vos Adresses et vos décrets, si même elle ne les rend intraduisibles. Cette disparité de dialectes a souvent contrarié les opérations de vos commissaires dans les départements. Ceux qui se trouvaient aux Pyrénées Orientales en octobre 1792 vous écrivaient que, chez les Basques, peuple doux et brave, un grand nombre était accessible au fanatisme, parce que l’idiome est un obstacle à la propagation des lumières. La même chose est arrivée dans d’autres départements, où des scélérats fondaient sur l’ignorance de notre langue les succès de leurs machinations contre-révolutionnaires. C’est surtout vers nos frontières que les dialectes communs aux peuples des limites opposées établissent avec nos ennemis des relations dangereuses, tandis que dans l’étendue de la République tant de jargons sont autant de barrières qui gênent les mouvements du commerce et atténuent les relations sociales par l’influence respective des mœurs sur le langage, du langage sur les mœurs; ils empêchent l’amalgame politique et d’un seul peuple en font 30. Cette observation acquiert un grand poids si l’on considère que, faute de s’entendre, tant d’hommes se sont égorgés, et que souvent les querelles sanguinaires des nations, comme les querelles ridicules des théologiens, n’ont été que de véritables logomachies. Il faut donc que l’unité de langue entre tel et tel enfant de la même famille éteigne les restes des préventions résultant des anciennes divisions provinciales, et resserre les liens d’amitié qui doivent unir des frères. Des considérations d’un autre genre viennent à l’appui de nos raisonnements. Toutes les erreurs se tiennent comme toutes les vérités. Les préjugés les plus absurdes peuvent entraîner les conséquences les plus funestes. Dans quelques cantons, ces préjugés sont affaiblis; mais dans la plupart des campagnes, ils exercent encore leur empire. Un enfant ne tombe pas en convulsion, la contagion ne frappe pas une étable sans faire naître l’idée qu’on a jeté un sort : c’est le terme. Si dans le voisinage, il est quelque fripon connu sous le nom de devin, la crédulité va lui porter son argent, et des soupçons personnels font éclater des vengeances. Il suffirait de remonter à très peu d’années pour trouver des assassinats commis sous prétexte de maléfice. Les erreurs antiques ne font-elles donc que changer de formes en parcourant les siècles ? Que du temps de Virgile on ait supposé aux magiciennes de Thessalie la puissance d’obscurcir le soleil et de jeter la lune dans un puits, que 18 siècles après on ait cru pouvoir évoquer le diable, je ne vois que des inepties diversement modifiées. En veut-on un exemple plus frappant ? Le génie noir chez les Celtes, plus noir que la poix, dit Ledda; l’éphialte des Grecs, les lémures des Romains, les incubes du Moyen-âge, le sotré vers Lunéville, le drac dans le ci-devant Languedoc, le chaource breille dans quelques coins de la ci-devant Gascogne, sont depuis 40 siècles le texte de contes puérils pour expliquer ce que les médecins nomment le cauchemar. Les Romains croyaient qu’il était dangereux de se marier au mois de mai. Cette idée est perpétuée chez les juifs. Astruc l’a retrouvé dans le ci-devant Languedoc. 320 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE de la terre. Personne n’a mieux senti le prix de l’une et de l’autre que nos frères les Américains, chez qui tout le monde sait lire, écrire et parler sa langue nationale. L’homme sauvage n’est pour ainsi dire qu’ébauché; en Europe, l’homme civilisé est pire, il est dégradé. La ressurection de la France s’est opérée d’une manière imposante; elle se soutient avec majesté; mais un peuple rendu à la liberté ne peut en consolider l’existence que par les mœurs et les lumières. Avouons qu’il nous reste prodigieusement à faire à cet égard. Tous les membres du souverain sont admissibles à toutes les places; il est à désirer que tous puissent successivement les remplir, et retourner à leur profession agricole ou mécanique. Cet état de choses nous présente l’alternative suivante : Si ces places sont occupées par des hommes incapables de s’énoncer, d’écrire correctement dans la langue nationale, les droits des citoyens seront-ils bien garantis par des actes dont la rédaction présentera l’impropriété des termes, la confusion des idées, en un mot tous les symptômes de l’ignorance ? Si au contraire cette ignorance exclut des places, bientôt renaîtra cette aristocratie qui jadis employait le patois pour montrer son affinité protectrice à ceux qu’on appelait insolemment les petites gens. Bientôt la société sera réinfectée de gens comme il jaut. La liberté des suffrages sera restreinte, les cabales seront plus faciles à nouer, plus difficiles à rompre, et, par le fait, entre deux classes séparées s’établira une sorte d’hiérarchie. Ainsi l’ignorance de la langue compromettrait le bonheur social ou détruirait l’égalité. Le peuple doit connaître les lois pour les sanctionner et leur obéir; et telle était l’ignorance de quelques communes, dans les premières époques de la Révolution, que, confondant toutes les notions, associant des idées incohérentes et absurdes, elles s’étaient persuadées que le mot décret signifiait un décret de prise de corps. Proposerez-vous de suppléer à cette ignorance par des traductions ? Alors vous multiplierez les dépenses en compliquant le rouage politique, vous en ralentissez le mouvement. Ajoutons que la majeure partie des dialectes vulgaires résistent à la traduction, ou n’en permettent que d’infidèles; si dans notre langue la partie politique est à peine créée, que peut-elle être dans des idiomes dont les uns abondent, à la vérité, en expressions sentimentales pour peindre les douces effusions du cœur, mais sont absolument dénués des termes relatifs à la politique; les autres sont des jargons lourds et grossiers, sans syntaxe déterminée, parce que la langue est toujours la mesure du génie d’un peuple. Les mots ne croissent qu’avec la progression des idées et des besoins. Leibnitz avait raison, les mots sont les lettres de change de l’entendement; si donc il acquiert de nouvelles idées, il lui faut des termes nouveaux, sans quoi l’équilibre serait rompu; plutôt que d’abandonner cette fabrication aux caprices de l’ignorance, il vaut mieux certainement lui donner votre langue; d’ailleurs l’homme des campagnes, peu accoutumé à généraliser ses idées, manquera toujours de termes abstraits, et cette inévitable pauvreté du langage, qui resserre l’esprit, mutilera vos Adresses et vos décrets, si même elle ne les rend intraduisibles. Cette disparité de dialectes a souvent contrarié les opérations de vos commissaires dans les départements. Ceux qui se trouvaient aux Pyrénées Orientales en octobre 1792 vous écrivaient que, chez les Basques, peuple doux et brave, un grand nombre était accessible au fanatisme, parce que l’idiome est un obstacle à la propagation des lumières. La même chose est arrivée dans d’autres départements, où des scélérats fondaient sur l’ignorance de notre langue les succès de leurs machinations contre-révolutionnaires. C’est surtout vers nos frontières que les dialectes communs aux peuples des limites opposées établissent avec nos ennemis des relations dangereuses, tandis que dans l’étendue de la République tant de jargons sont autant de barrières qui gênent les mouvements du commerce et atténuent les relations sociales par l’influence respective des mœurs sur le langage, du langage sur les mœurs; ils empêchent l’amalgame politique et d’un seul peuple en font 30. Cette observation acquiert un grand poids si l’on considère que, faute de s’entendre, tant d’hommes se sont égorgés, et que souvent les querelles sanguinaires des nations, comme les querelles ridicules des théologiens, n’ont été que de véritables logomachies. Il faut donc que l’unité de langue entre tel et tel enfant de la même famille éteigne les restes des préventions résultant des anciennes divisions provinciales, et resserre les liens d’amitié qui doivent unir des frères. Des considérations d’un autre genre viennent à l’appui de nos raisonnements. Toutes les erreurs se tiennent comme toutes les vérités. Les préjugés les plus absurdes peuvent entraîner les conséquences les plus funestes. Dans quelques cantons, ces préjugés sont affaiblis; mais dans la plupart des campagnes, ils exercent encore leur empire. Un enfant ne tombe pas en convulsion, la contagion ne frappe pas une étable sans faire naître l’idée qu’on a jeté un sort : c’est le terme. Si dans le voisinage, il est quelque fripon connu sous le nom de devin, la crédulité va lui porter son argent, et des soupçons personnels font éclater des vengeances. Il suffirait de remonter à très peu d’années pour trouver des assassinats commis sous prétexte de maléfice. Les erreurs antiques ne font-elles donc que changer de formes en parcourant les siècles ? Que du temps de Virgile on ait supposé aux magiciennes de Thessalie la puissance d’obscurcir le soleil et de jeter la lune dans un puits, que 18 siècles après on ait cru pouvoir évoquer le diable, je ne vois que des inepties diversement modifiées. En veut-on un exemple plus frappant ? Le génie noir chez les Celtes, plus noir que la poix, dit Ledda; l’éphialte des Grecs, les lémures des Romains, les incubes du Moyen-âge, le sotré vers Lunéville, le drac dans le ci-devant Languedoc, le chaource breille dans quelques coins de la ci-devant Gascogne, sont depuis 40 siècles le texte de contes puérils pour expliquer ce que les médecins nomment le cauchemar. Les Romains croyaient qu’il était dangereux de se marier au mois de mai. Cette idée est perpétuée chez les juifs. Astruc l’a retrouvé dans le ci-devant Languedoc. 321 SÉANCE DU 16 PRAIRIAL AN II (4 JUIN 1794) - N° 79 Actuellement encore, les cultivateurs, pour la plupart, sont infatués de toutes les idées superstitieuses que des auteurs anciens, estimables d’ailleurs, comme Aristote, Elien, Pline et Columelle, ont consignées dans leurs écrits. Tel est un prétendu secret pour faire périr les insectes qui des Grecs est passé aux Romains, et que nos faiseurs de maisons rustiques ont répété. C’est surtout l’ignorance de l’idiome national qui tient tant d’individus à une grande distance de la vérité. Cependant, si vous ne les mettez en communication directe avec les hommes et les livres, leurs erreurs accumulées, enracinées depuis des siècles seront indestructibles. Pour perfectionner l’agriculture et toutes les branches de l’économie rurale, si arriérées chez nous, la connaissance de la langue nationale est également indispensable. Rozier observe que d’un village à l’autre, les cultivateurs ne s’entendent pas. Après cela, dit-il, comment les autres qui traitent de la vigne prétendent-ils qu’on les entendra ? Pour fortifier ces observations, j’ajoute que dans quelques contrées méridionales de la France le même cep de vigne a 30 noms différents. Il en est de même de l’art nautique, de l’extraction des minéraux, des instruments ruraux, des maladies, des grains et spécialement des plantes. Sur ce dernier article, la nomenclature varie non seulement dans les localités très voisines, mais encore dans des époques très rapprochées. Le botaniste Villar, qui en donne plusieurs preuves, cite Sollier qui, plus que personne, ayant fait des recherches dans des villages et sur les dénominations vulgaires des végétaux n’en a trouvé qu’une centaine bien nommés. Il en résulte que les livres les plus usuels sont souvent inintelligibles pour les citoyens des campagnes. Il faut donc, en révolutionnant les arts, en uniformiser leur idiome : il faut que les connaissances disséminées éclairent toute la surface du territoire français, semblables à ces réverbères qui, sagement distribués dans toutes les parties d’une cité, répartissent la lumière. Un poète a dit : Peu+ -être qu’un Lycurgue, un Cicéron sauvage Est chantre de paroisse ou maire d’un village. Les développements du génie attesteront cette vérité et prouveront que surtout parmi les hommes de la nature se trouvent les grands hommes. Les relations des voyageurs étrangers insistent sur le désagrément qu’ils éprouvaient de ne pouvoir recueillir des renseignements dans les parties de la France où le peuple ne parle pas français; ils nous comparent malignement aux Islandais qui, au milieu des frimats d’une région sauvage, connoissent tous l’histoire de leur pays, afin de nous donner le désavantage du parallèle. Un Anglais, dans un récit qui décèle souvent la jalousie, s’égare sur le compte d’un marchand français qui lui demande si, en Angleterre, il y avait des arbres et des rivières, et à qui il persuada que, d’ici à la Chine, il y avait environ 200 lieues. Les Français, si redoutables aux Anglais par leurs baïonnettes, doivent leur prouver encore qu’ils ont sur eux la supériorité du génie, comme celle de la loyauté; il leur suffit de vouloir. Quelques objections m’ont été faites sur l’utilité du plan que je propose. Je vais les discuter. Pensez-vous, m’a-t-on dit, que les Français méridionaux se résoudront facilement à quitter un langage qu’ils chérissent par habitude et par sentiment ? Leurs dialectes, appropriés au génie d’un peuple qui pense vivement et s’exprime de même, ont une syntaxe où l’on rencontre moins d’anomalies que dans notre langue; par leurs richesses et leurs prosodies éclatantes, ils rivalisent avec la douceur de l’italien et la gravité de l’espagnol; et probablement, au lieu de la langue des trouvères, nous parlerions celle des troubadours, si Paris, le centre du gouvernement, avait été situé par delà la Loire. Ceux qui nous font cette objection ne prétendent pas sans doute que Darros et Gondouli soutiendront le parallèle avec Pascal, Fénelon et Jean-Jacques. L’Europe a prononcé sur cette langue qui, tour à tour embellie par la main des Grâces, insinue dans les cœurs les charmes de la vertu, ou qui, faisant retentir les accents fiers de la liberté, porte l’effroi dans la tan-nière des tyrans. Ne faisons point à nos frères du Midi l’injure de penser qui’ls repousseront aucune idée utile à la patrie; ils ont abjuré et combattu le fédéralisme politique, ils combattront avec la même énergie celui des idiomes. Notre langue et nos cœurs doivent être à l’unisson. Cependant la connaissance des dialectes peut jeter du jour sur quelques monuments du Moyen-âge. L’histoire et les langues se prêtent un secours mutuel pour juger les habitudes et le génie d’un peuple vertueux ou corrompu, commerçant, navigateur ou agricole. La filiation des termes conduit à celle des idées; par la comparaison des maux radicaux, des usages, des formules philosophiques ou proverbes qui sont les fruits de l’expérience, on remonte à l’origine des nations. L’histoire étymologique des langues, dit le célèbre Sulzer, serait la meilleure histoire des progrès de l’esprit humain. Les recherches de Péloutier, Bochat, Greillman, Griselini, Gebelin, Lebrigand, etc., ont déjà révélé des faits assez étonnants pour éveiller la curiosité et se promettre de grands résultats. Les rapports de l’allemand au persan, du suédois à l’hébreu, ceux de la langue basque à celle du Malabar, de celle-ci à celle des bohémiens errants, de celle du pays de Vaud à l’irlandais, la presque identité de l’irlandais qui a l’alphabet de Cad-mus, composé de 17 lettres, avec le punique, son analogie avec le plus ancien celtique qui, conservé traditionnellement dans le nord de l’Ecosse, nous a transmis les chefs-d’œuvres d’Ossian; les rapports démontrés entre les langues de l’ancien et du nouveau monde, en établissant l’affinité des peuples par celle des idiomes, prouveront d’une manière irréfutable l’unité primitive de la famille humaine et de son langage et, par le rapprochement d’un petit nombre d’éléments reconnus, rapprocheront les langues, en faciliteront l’étude et en diminueront le nombre. Ainsi la philosophie qui promène son flambeau dans toute la sphère des connaissance humaines, ne croira pas indigne d’elle de descendre à l’examen des patois et, dans ce moment favorable pour révolutionner notre langue, elle leur dérobera peut-être des expressions enflammées, 21 321 SÉANCE DU 16 PRAIRIAL AN II (4 JUIN 1794) - N° 79 Actuellement encore, les cultivateurs, pour la plupart, sont infatués de toutes les idées superstitieuses que des auteurs anciens, estimables d’ailleurs, comme Aristote, Elien, Pline et Columelle, ont consignées dans leurs écrits. Tel est un prétendu secret pour faire périr les insectes qui des Grecs est passé aux Romains, et que nos faiseurs de maisons rustiques ont répété. C’est surtout l’ignorance de l’idiome national qui tient tant d’individus à une grande distance de la vérité. Cependant, si vous ne les mettez en communication directe avec les hommes et les livres, leurs erreurs accumulées, enracinées depuis des siècles seront indestructibles. Pour perfectionner l’agriculture et toutes les branches de l’économie rurale, si arriérées chez nous, la connaissance de la langue nationale est également indispensable. Rozier observe que d’un village à l’autre, les cultivateurs ne s’entendent pas. Après cela, dit-il, comment les autres qui traitent de la vigne prétendent-ils qu’on les entendra ? Pour fortifier ces observations, j’ajoute que dans quelques contrées méridionales de la France le même cep de vigne a 30 noms différents. Il en est de même de l’art nautique, de l’extraction des minéraux, des instruments ruraux, des maladies, des grains et spécialement des plantes. Sur ce dernier article, la nomenclature varie non seulement dans les localités très voisines, mais encore dans des époques très rapprochées. Le botaniste Villar, qui en donne plusieurs preuves, cite Sollier qui, plus que personne, ayant fait des recherches dans des villages et sur les dénominations vulgaires des végétaux n’en a trouvé qu’une centaine bien nommés. Il en résulte que les livres les plus usuels sont souvent inintelligibles pour les citoyens des campagnes. Il faut donc, en révolutionnant les arts, en uniformiser leur idiome : il faut que les connaissances disséminées éclairent toute la surface du territoire français, semblables à ces réverbères qui, sagement distribués dans toutes les parties d’une cité, répartissent la lumière. Un poète a dit : Peu+ -être qu’un Lycurgue, un Cicéron sauvage Est chantre de paroisse ou maire d’un village. Les développements du génie attesteront cette vérité et prouveront que surtout parmi les hommes de la nature se trouvent les grands hommes. Les relations des voyageurs étrangers insistent sur le désagrément qu’ils éprouvaient de ne pouvoir recueillir des renseignements dans les parties de la France où le peuple ne parle pas français; ils nous comparent malignement aux Islandais qui, au milieu des frimats d’une région sauvage, connoissent tous l’histoire de leur pays, afin de nous donner le désavantage du parallèle. Un Anglais, dans un récit qui décèle souvent la jalousie, s’égare sur le compte d’un marchand français qui lui demande si, en Angleterre, il y avait des arbres et des rivières, et à qui il persuada que, d’ici à la Chine, il y avait environ 200 lieues. Les Français, si redoutables aux Anglais par leurs baïonnettes, doivent leur prouver encore qu’ils ont sur eux la supériorité du génie, comme celle de la loyauté; il leur suffit de vouloir. Quelques objections m’ont été faites sur l’utilité du plan que je propose. Je vais les discuter. Pensez-vous, m’a-t-on dit, que les Français méridionaux se résoudront facilement à quitter un langage qu’ils chérissent par habitude et par sentiment ? Leurs dialectes, appropriés au génie d’un peuple qui pense vivement et s’exprime de même, ont une syntaxe où l’on rencontre moins d’anomalies que dans notre langue; par leurs richesses et leurs prosodies éclatantes, ils rivalisent avec la douceur de l’italien et la gravité de l’espagnol; et probablement, au lieu de la langue des trouvères, nous parlerions celle des troubadours, si Paris, le centre du gouvernement, avait été situé par delà la Loire. Ceux qui nous font cette objection ne prétendent pas sans doute que Darros et Gondouli soutiendront le parallèle avec Pascal, Fénelon et Jean-Jacques. L’Europe a prononcé sur cette langue qui, tour à tour embellie par la main des Grâces, insinue dans les cœurs les charmes de la vertu, ou qui, faisant retentir les accents fiers de la liberté, porte l’effroi dans la tan-nière des tyrans. Ne faisons point à nos frères du Midi l’injure de penser qui’ls repousseront aucune idée utile à la patrie; ils ont abjuré et combattu le fédéralisme politique, ils combattront avec la même énergie celui des idiomes. Notre langue et nos cœurs doivent être à l’unisson. Cependant la connaissance des dialectes peut jeter du jour sur quelques monuments du Moyen-âge. L’histoire et les langues se prêtent un secours mutuel pour juger les habitudes et le génie d’un peuple vertueux ou corrompu, commerçant, navigateur ou agricole. La filiation des termes conduit à celle des idées; par la comparaison des maux radicaux, des usages, des formules philosophiques ou proverbes qui sont les fruits de l’expérience, on remonte à l’origine des nations. L’histoire étymologique des langues, dit le célèbre Sulzer, serait la meilleure histoire des progrès de l’esprit humain. Les recherches de Péloutier, Bochat, Greillman, Griselini, Gebelin, Lebrigand, etc., ont déjà révélé des faits assez étonnants pour éveiller la curiosité et se promettre de grands résultats. Les rapports de l’allemand au persan, du suédois à l’hébreu, ceux de la langue basque à celle du Malabar, de celle-ci à celle des bohémiens errants, de celle du pays de Vaud à l’irlandais, la presque identité de l’irlandais qui a l’alphabet de Cad-mus, composé de 17 lettres, avec le punique, son analogie avec le plus ancien celtique qui, conservé traditionnellement dans le nord de l’Ecosse, nous a transmis les chefs-d’œuvres d’Ossian; les rapports démontrés entre les langues de l’ancien et du nouveau monde, en établissant l’affinité des peuples par celle des idiomes, prouveront d’une manière irréfutable l’unité primitive de la famille humaine et de son langage et, par le rapprochement d’un petit nombre d’éléments reconnus, rapprocheront les langues, en faciliteront l’étude et en diminueront le nombre. Ainsi la philosophie qui promène son flambeau dans toute la sphère des connaissance humaines, ne croira pas indigne d’elle de descendre à l’examen des patois et, dans ce moment favorable pour révolutionner notre langue, elle leur dérobera peut-être des expressions enflammées, 21 322 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE des tours naïfs qui nous manquent; elle puisera surtout dans le provençale qui est encore rempli d’héllénisme et que les Anglais mêmes, mais surtout les Italiens, ont mis si souvent à contribution. Presque tous les idiomes rustiques ont des ouvrages qui jouissent d’une certaine réputation. Déjà la commission des Arts, dans son instruction, a recommandé de recueillir ces monuments imprimés ou manuscrits; il faut chercher des perles jusque dans le fumier d’Ennius. Une objection plus grave en apparence contre la destruction des dialectes rustiques est la crainte de voir les mœurs s’altérer dans les campagnes. On cite spécialement le haut pont qui, à la porte de Saint Orner, présente une colonie laborieuse de 3 000 individus distingués par leurs habits courts à la manière des Gaulois, par leurs usages, leur idiome et surtout par cette probité patriarcale et cette simplicité du premier âge. Comme rien ne peut compenser la perte des mœurs, il n’y a pas à balancer pour le choix entre le vice éclairé et l’ignorance vertueuse. L’objection eut été insoluble sous le règne du despotisme, dans une monarchie. Le scandale des palais insulte à la misère des cabanes et comme il y a des gens qui ont trop, d’autres ont nécessairement trop peu. Le luxe et l’orgueil des tyranneaux nobles, prêtres, financiers et autres, enlevaient une foule d’individus à l’agri-cuiture et aux arts. De là cette multitude de femmes de chambre, de valets de chambre, de laquais, qui reportaient ensuite dans leurs hameaux des manières moins gauches, un langage moins rustre, mais une dépravation contagieuse qui gangrenait les villages. De tous les individus qui, après avoir habité les villes, retournaient sous le toit paternel, il n’y avait guère de bons que les vieux soldats. Le régime républicain a opéré la suppression de toutes les castes parasites, le rapprochement des fortunes, le nivellement des conditions. Dans la crainte d’une dégénération morale des familles nombreuses, d'estimables campagnards avaient pour maxime de n’épouser que dans leur parenté. Cet isolement n’en a pius lieu, parce qu’il n’y a plus en France qu’une famille. Ainsi la forme nouvelle de notre gouvernement et l’austérité de nos principes repoussent toute parité entre l’ancien et le nouvel état des choses. La population refluera dans les campagnes, et les grandes communes ne seront plus ces foyers putrides d’où sans cesse la fainéantise et l’opulence exhalaient le crime. C’est là surtout que les ressorts moraux doivent avoir plus d’élasticité. Des mœurs, sans elles point de République et sans République point de mœurs. Tout ce qu’on vient de dire appelle la conclusion que, pour extirper tous les préjugés, développer toutes les vérités, tous les talents, toutes les vertus, fondre tous les citoyens dans la masse nationale, simplifier le mécanisme et faciliter le jeu de la machine politique, il faut identité de langage. Le temps amènera sans doute d’autres réformes nécessaires dans le costume, les manières et les usages. Je ne citerai que celui d’oter le chapeau pour saluer; il sera remplacé, sans doute, par une forme moins gênante et plus expressive. En avouant l’utilité d’anéantir le patois, quelques personnes en contestent la possibilité. Elles se fondent sur la ténacité du peuple dans ses usages. On m’allègue les Moilaques qui ne mangeaient pas de veau il y a 14 siècles et qui sont restés fidèles à cette abstinence, les Grecs chez qui, selon Guys, se conserve avec éclat la danse décrite il y a 3 000 ans pair Homère, dans son Bouclier d’Achille. On cite Toumefort, au rapport duquel les juifs de Prusse, en Natolie, descendants de ceux qui depuis longtemps avaient été chassés d’Espagne, parlaient espagnol comme à Madrid. On cite les protestants réfugiés à la révocation de l’Edit de Nantes, dont la postérité a tellement conservé l’idiome local que dans la Hesse et le Brandebourg, on retrouve les patois gascon et picard. Je crois avoir établi que l’unité d’idiome est une partie intégrante de la Révolution, et dès lors plus on m’opposera de difficultés, plus on me prouvera la nécessité d’opposer des moyens pour les combattre. Dût-on n’obtenir qu’un demi-succès, mieux vaudrait encore faire un peu de bien que n’en point faire. Mais répondre par des faits, c’est répondre péremptoirement, et tous ceux qui ont médité sur la manière dont les langues naissent, vieillissent et meurent, regarderont la réussite comme infaillible. Il y a un siècle qu’à Dieuze, un homme fut exclu d’une place publique parce qu’il ignorait l’allemand, et cette langue est déjà repoussée à grande distance au-delà de cette commune. Il y a 50 ans que, dans la bibliothèque de Bourgogne, Papillon disait, en parlant des Noëls de Lamonnaie : « Ils conserveront le souvenir d’un idiome qui commence à se perdre, comme la plupart des autres patois de la France ». Papon a remarqué la même chose dans la ci-devant Provence. L’usage de prêcher en patois s’était conservé dans quelques contrées, mais cet usage diminuait sensiblement : il s’était même éteint dans quelques communes, comme à Limoges. Il y a une vingtaine d’années qu’à Périgueux il était encore honteux de francimander, c’est à dire de parler français. L’opinion a tellement changé que bientôt sans doute il sera honteux de s’énoncer autrement. Partout ces dialectes se dégrossissent, se rapprochent de la langue maternelle : cette vérité résulte d’une foule de renseignements que m’ont adressés des sociétés populaires. Déjà la Révolution a fait passer un certain nombre de mots français dans tous les départements, où ils sont presque universellement connus, et la nouvelle distribution du territoire a établi de nouveaux rapports qui contribuent à propager la langue nationale. La suppression de la dîme, de la féodalité, du droit coutumier, l’établissement du nouveau système des poids et mesures, entrainent l’anéantissement d’une multitude de termes qui n’étaient que d’un usage local. Le style gothique de la chicane a presque entièrement disparu, et sans doute le Code civil en secouera les derniers lambeaux. En général, dans nos bataillons on parle français, et cette masse de républicains qui en aura contracté l’usage le répandra dans ses foyers. Par l’effet de la Révolution, beaucoup de ci-devant citadins iront cultiver leurs terres; il y aura plus d’aisance dans les campagnes; on 322 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE des tours naïfs qui nous manquent; elle puisera surtout dans le provençale qui est encore rempli d’héllénisme et que les Anglais mêmes, mais surtout les Italiens, ont mis si souvent à contribution. Presque tous les idiomes rustiques ont des ouvrages qui jouissent d’une certaine réputation. Déjà la commission des Arts, dans son instruction, a recommandé de recueillir ces monuments imprimés ou manuscrits; il faut chercher des perles jusque dans le fumier d’Ennius. Une objection plus grave en apparence contre la destruction des dialectes rustiques est la crainte de voir les mœurs s’altérer dans les campagnes. On cite spécialement le haut pont qui, à la porte de Saint Orner, présente une colonie laborieuse de 3 000 individus distingués par leurs habits courts à la manière des Gaulois, par leurs usages, leur idiome et surtout par cette probité patriarcale et cette simplicité du premier âge. Comme rien ne peut compenser la perte des mœurs, il n’y a pas à balancer pour le choix entre le vice éclairé et l’ignorance vertueuse. L’objection eut été insoluble sous le règne du despotisme, dans une monarchie. Le scandale des palais insulte à la misère des cabanes et comme il y a des gens qui ont trop, d’autres ont nécessairement trop peu. Le luxe et l’orgueil des tyranneaux nobles, prêtres, financiers et autres, enlevaient une foule d’individus à l’agri-cuiture et aux arts. De là cette multitude de femmes de chambre, de valets de chambre, de laquais, qui reportaient ensuite dans leurs hameaux des manières moins gauches, un langage moins rustre, mais une dépravation contagieuse qui gangrenait les villages. De tous les individus qui, après avoir habité les villes, retournaient sous le toit paternel, il n’y avait guère de bons que les vieux soldats. Le régime républicain a opéré la suppression de toutes les castes parasites, le rapprochement des fortunes, le nivellement des conditions. Dans la crainte d’une dégénération morale des familles nombreuses, d'estimables campagnards avaient pour maxime de n’épouser que dans leur parenté. Cet isolement n’en a pius lieu, parce qu’il n’y a plus en France qu’une famille. Ainsi la forme nouvelle de notre gouvernement et l’austérité de nos principes repoussent toute parité entre l’ancien et le nouvel état des choses. La population refluera dans les campagnes, et les grandes communes ne seront plus ces foyers putrides d’où sans cesse la fainéantise et l’opulence exhalaient le crime. C’est là surtout que les ressorts moraux doivent avoir plus d’élasticité. Des mœurs, sans elles point de République et sans République point de mœurs. Tout ce qu’on vient de dire appelle la conclusion que, pour extirper tous les préjugés, développer toutes les vérités, tous les talents, toutes les vertus, fondre tous les citoyens dans la masse nationale, simplifier le mécanisme et faciliter le jeu de la machine politique, il faut identité de langage. Le temps amènera sans doute d’autres réformes nécessaires dans le costume, les manières et les usages. Je ne citerai que celui d’oter le chapeau pour saluer; il sera remplacé, sans doute, par une forme moins gênante et plus expressive. En avouant l’utilité d’anéantir le patois, quelques personnes en contestent la possibilité. Elles se fondent sur la ténacité du peuple dans ses usages. On m’allègue les Moilaques qui ne mangeaient pas de veau il y a 14 siècles et qui sont restés fidèles à cette abstinence, les Grecs chez qui, selon Guys, se conserve avec éclat la danse décrite il y a 3 000 ans pair Homère, dans son Bouclier d’Achille. On cite Toumefort, au rapport duquel les juifs de Prusse, en Natolie, descendants de ceux qui depuis longtemps avaient été chassés d’Espagne, parlaient espagnol comme à Madrid. On cite les protestants réfugiés à la révocation de l’Edit de Nantes, dont la postérité a tellement conservé l’idiome local que dans la Hesse et le Brandebourg, on retrouve les patois gascon et picard. Je crois avoir établi que l’unité d’idiome est une partie intégrante de la Révolution, et dès lors plus on m’opposera de difficultés, plus on me prouvera la nécessité d’opposer des moyens pour les combattre. Dût-on n’obtenir qu’un demi-succès, mieux vaudrait encore faire un peu de bien que n’en point faire. Mais répondre par des faits, c’est répondre péremptoirement, et tous ceux qui ont médité sur la manière dont les langues naissent, vieillissent et meurent, regarderont la réussite comme infaillible. Il y a un siècle qu’à Dieuze, un homme fut exclu d’une place publique parce qu’il ignorait l’allemand, et cette langue est déjà repoussée à grande distance au-delà de cette commune. Il y a 50 ans que, dans la bibliothèque de Bourgogne, Papillon disait, en parlant des Noëls de Lamonnaie : « Ils conserveront le souvenir d’un idiome qui commence à se perdre, comme la plupart des autres patois de la France ». Papon a remarqué la même chose dans la ci-devant Provence. L’usage de prêcher en patois s’était conservé dans quelques contrées, mais cet usage diminuait sensiblement : il s’était même éteint dans quelques communes, comme à Limoges. Il y a une vingtaine d’années qu’à Périgueux il était encore honteux de francimander, c’est à dire de parler français. L’opinion a tellement changé que bientôt sans doute il sera honteux de s’énoncer autrement. Partout ces dialectes se dégrossissent, se rapprochent de la langue maternelle : cette vérité résulte d’une foule de renseignements que m’ont adressés des sociétés populaires. Déjà la Révolution a fait passer un certain nombre de mots français dans tous les départements, où ils sont presque universellement connus, et la nouvelle distribution du territoire a établi de nouveaux rapports qui contribuent à propager la langue nationale. La suppression de la dîme, de la féodalité, du droit coutumier, l’établissement du nouveau système des poids et mesures, entrainent l’anéantissement d’une multitude de termes qui n’étaient que d’un usage local. Le style gothique de la chicane a presque entièrement disparu, et sans doute le Code civil en secouera les derniers lambeaux. En général, dans nos bataillons on parle français, et cette masse de républicains qui en aura contracté l’usage le répandra dans ses foyers. Par l’effet de la Révolution, beaucoup de ci-devant citadins iront cultiver leurs terres; il y aura plus d’aisance dans les campagnes; on 323 SÉANCE DU 16 PRAIRIAL AN II (4 JUIN 1794) - N° 79 ouvrira des canaux et des routes; on prendra pour la première fois des mesures efficaces pour améliorer les chemins vicinaux. Les fêtes nationales, en contribuant à détruire les tripots, les jeux de hasard qui sont l’école des fripons, et qui ont désolé tant de familles, donneront au peuple des plaisirs dignes de lui. L’action combinée de ces opérations diverses doit tourner au profit de la langue française. Quelques moyens moraux, et qui ne sont pas l’objet d’une loi, peuvent encore accélérer la destruction des patois. Le 14 janvier 1790, l’Assemblée Constituante ordonna de traduire ses décrets en dialectes vulgaires. Le tyran n’eut garde de faire une chose qu’il croyait utile à la liberté. Au commencement de sa session, la Convention nationale s’occupa du même objet. Cependant j’observerai que si cette traduction est utile, il est un terme où cette mesure doit cesser; car ce serait prolonger l’existence des idiomes que nous voulons proscrire, et s’il faut encore en faire usage, que ce soit pour exhorter le peuple à les abandonner. Associez à vos travaux ce petit nombre d’écrivains qui rehaussent leur talent par leur républicanisme. Répandez avec profusion, dans les campagnes surtout, non de gros livres, communément ils épouvantent le goût et la raison, mais une foule d’opuscules patriotiques qui contiendront des notions simples et lumineuses que puisse saisir l’homme à conception lente, et dont les idées sont obtuses. Qu’il y ait de ces opuscules sur tous les objets relatifs à la politique, à l’histoire naturelle et aux arts, dont j’ai déjà observé qu’il fallait uniformiser la nomenclature. C’est la partie la plus négligée de notre langue; car malgré les réclamations de Leibnitz, la ci-devant Académie Française, à l’imitation de celle délia Crusca, ne jugea pas à propos d’embrasser cet objet dans la confection de son dictionnaire qui en a toujours fait désirer un autre. Je voudrais des opuscules sur la météorologie, qui est d’une application immédiate à l’agriculture. Elle est d’autant plus nécessaire que jusqu’ici le campagnard, gouverné par les sottises astrologiques, n’ose encore faucher son pré sans la permission de l’almanach. J’en voudrais même sur la physique élémentaire. Ce moyen est propre à flétrir une foule de préjugés; et puisqu’inévitablement l’homme des campagnes se formera une idée sur la configuration de la terre, pourquoi, dit quelqu’un, ne pas lui donner la véritable ? répétons le, toutes les erreurs se donnent la main, comme toutes les vérités. Le Bulletin ne remplit qu’imparfaitement son objet. De bons journaux sont une mesure d’autant plus efficace que chacun les lit et l’on voit avec intérêt les marchandes à la Halle, les ouvriers dans les ateliers, se cotiser pour les acheter et de concert faire la tâche de celui qui lit. Les journalistes (qui devraient donner plus à la partie morale), exercent une sorte de magistrature d’opinion, propre à seconder nos vues en les reproduisant sous les yeux des lecteurs; leur zèle à cet égard nous donnera de nouveau la mesure de leur patriotisme. Parmi les formes variées des ouvrages que nous proposons, celle du dialogue peut être avantageusement employée. On sait combien elle a contribué aux succès des Magasins des enjants et des adolescents, etc., surtout qu’on n’oublie pas d’y mêler de l’historique. Les anecdotes sont le véhicule du principe, et sans cela il échappera. L’importance de cette observation sera sentie par tous ceux qui connaissent le régime des campagnes. Outre l’avantage de fixer les idées dans l’esprit d’un homme peu cultivé, par là vous mettez en jeu son amour-propre, en lui donnant un moyen d’alimenter la conversation; sinon quelque plat orateur s’en empare pour répéter tous les contes puérils de la Bibliothèque bleue, des commères et du sabbat, et l’on ose d’autant moins le contredire que c’est presque toujours un vieillard qui assure avoir vu, oui et touché. Le fruit des lectures utiles en donnera le goût et bientôt seront vouées au mépris ces brochures souillées de lubricité ou d’imprécations convulsives, qui exaltent les passions au lieu d’éclairer la raison, et même ces ouvrages prétendus moraux dont actuellement on nous inonde, qui sont inspirés par l’amour du bien, mais à la rédaction desquels n’ont présidé ni le goût ni la philosophie. Au risque d’essuyer des sarcasmes, dont il vaut mieux être l’objet que l’auteur, ne craignons pas de dire que les chansons importent également à la propagation de la langue et du patriotisme; ce moyen est d’autant plus efficace que la construction symétrique des vers favorise la mémoire; elle y place le mot et la chose. Il était bien pénétré de cette vérité, ce peuple harmonieux, pour ainsi dire chez qui la musique était un ressort entre les mains de la politique. Chrysippe ne crut pas se ravaler en faisant des chansons pour les nourrices. Platon leur ordonne d’en enseigner aux enfants. La Grèce en avait pour toutes les grandes époques de la vie et des saisons, pour la naissance, les noces, les funérailles, la moisson, les vendanges; surtout elle en avait pour célébrer la liberté. La chanson d’Harmodius et d’Aristogiton, qu’Athénée nous a conservée, était chez eux ce qu’est parmi nous l’air des Marseillais. Et pourquoi le comité d’instruction publique ne ferait-il pas, dans ce genre, un triage avoué par le goût et le patriotisme ? Des chansons historiques et descriptives, qui ont la marche sentimentale de la romance, ont pour les citoyens des campagnes un charme particulier; n’est ce pas là l’unique mérite de cette strophe mal agencée qui fait fondre en larmes les nègres de l’Ile Saint Vincent ? C’est une romance qui faisait pleurer les bons Mor-laques, quoique Fortis, avec une âme sensible, n’en fut pas affecté. C’est là tout ce qui fit le succès de Geneviève de Brabant et qui assurera celui d’une pièce attendrissante de Berquin. Avez-vous entendu les échos de la Suisse répéter dans les montagnes les airs dans lesquels Lavater célèbre les fondateurs de la liberté helvétique;? Voyez si l’enthousiasme qu’inspirent ces chants républicains n’est pas bien supérieur aux tons langoureux des barcarolles de Venise, lorsqu’ils répètent les octaves galantes du Tasse. Substituons donc des couplets riants et décents à ces strophes impures ou ridicules dont un vrai citoyen doit craindre de souiller sa bouche. Que, sous le chaume et dans les champs, les paisibles 323 SÉANCE DU 16 PRAIRIAL AN II (4 JUIN 1794) - N° 79 ouvrira des canaux et des routes; on prendra pour la première fois des mesures efficaces pour améliorer les chemins vicinaux. Les fêtes nationales, en contribuant à détruire les tripots, les jeux de hasard qui sont l’école des fripons, et qui ont désolé tant de familles, donneront au peuple des plaisirs dignes de lui. L’action combinée de ces opérations diverses doit tourner au profit de la langue française. Quelques moyens moraux, et qui ne sont pas l’objet d’une loi, peuvent encore accélérer la destruction des patois. Le 14 janvier 1790, l’Assemblée Constituante ordonna de traduire ses décrets en dialectes vulgaires. Le tyran n’eut garde de faire une chose qu’il croyait utile à la liberté. Au commencement de sa session, la Convention nationale s’occupa du même objet. Cependant j’observerai que si cette traduction est utile, il est un terme où cette mesure doit cesser; car ce serait prolonger l’existence des idiomes que nous voulons proscrire, et s’il faut encore en faire usage, que ce soit pour exhorter le peuple à les abandonner. Associez à vos travaux ce petit nombre d’écrivains qui rehaussent leur talent par leur républicanisme. Répandez avec profusion, dans les campagnes surtout, non de gros livres, communément ils épouvantent le goût et la raison, mais une foule d’opuscules patriotiques qui contiendront des notions simples et lumineuses que puisse saisir l’homme à conception lente, et dont les idées sont obtuses. Qu’il y ait de ces opuscules sur tous les objets relatifs à la politique, à l’histoire naturelle et aux arts, dont j’ai déjà observé qu’il fallait uniformiser la nomenclature. C’est la partie la plus négligée de notre langue; car malgré les réclamations de Leibnitz, la ci-devant Académie Française, à l’imitation de celle délia Crusca, ne jugea pas à propos d’embrasser cet objet dans la confection de son dictionnaire qui en a toujours fait désirer un autre. Je voudrais des opuscules sur la météorologie, qui est d’une application immédiate à l’agriculture. Elle est d’autant plus nécessaire que jusqu’ici le campagnard, gouverné par les sottises astrologiques, n’ose encore faucher son pré sans la permission de l’almanach. J’en voudrais même sur la physique élémentaire. Ce moyen est propre à flétrir une foule de préjugés; et puisqu’inévitablement l’homme des campagnes se formera une idée sur la configuration de la terre, pourquoi, dit quelqu’un, ne pas lui donner la véritable ? répétons le, toutes les erreurs se donnent la main, comme toutes les vérités. Le Bulletin ne remplit qu’imparfaitement son objet. De bons journaux sont une mesure d’autant plus efficace que chacun les lit et l’on voit avec intérêt les marchandes à la Halle, les ouvriers dans les ateliers, se cotiser pour les acheter et de concert faire la tâche de celui qui lit. Les journalistes (qui devraient donner plus à la partie morale), exercent une sorte de magistrature d’opinion, propre à seconder nos vues en les reproduisant sous les yeux des lecteurs; leur zèle à cet égard nous donnera de nouveau la mesure de leur patriotisme. Parmi les formes variées des ouvrages que nous proposons, celle du dialogue peut être avantageusement employée. On sait combien elle a contribué aux succès des Magasins des enjants et des adolescents, etc., surtout qu’on n’oublie pas d’y mêler de l’historique. Les anecdotes sont le véhicule du principe, et sans cela il échappera. L’importance de cette observation sera sentie par tous ceux qui connaissent le régime des campagnes. Outre l’avantage de fixer les idées dans l’esprit d’un homme peu cultivé, par là vous mettez en jeu son amour-propre, en lui donnant un moyen d’alimenter la conversation; sinon quelque plat orateur s’en empare pour répéter tous les contes puérils de la Bibliothèque bleue, des commères et du sabbat, et l’on ose d’autant moins le contredire que c’est presque toujours un vieillard qui assure avoir vu, oui et touché. Le fruit des lectures utiles en donnera le goût et bientôt seront vouées au mépris ces brochures souillées de lubricité ou d’imprécations convulsives, qui exaltent les passions au lieu d’éclairer la raison, et même ces ouvrages prétendus moraux dont actuellement on nous inonde, qui sont inspirés par l’amour du bien, mais à la rédaction desquels n’ont présidé ni le goût ni la philosophie. Au risque d’essuyer des sarcasmes, dont il vaut mieux être l’objet que l’auteur, ne craignons pas de dire que les chansons importent également à la propagation de la langue et du patriotisme; ce moyen est d’autant plus efficace que la construction symétrique des vers favorise la mémoire; elle y place le mot et la chose. Il était bien pénétré de cette vérité, ce peuple harmonieux, pour ainsi dire chez qui la musique était un ressort entre les mains de la politique. Chrysippe ne crut pas se ravaler en faisant des chansons pour les nourrices. Platon leur ordonne d’en enseigner aux enfants. La Grèce en avait pour toutes les grandes époques de la vie et des saisons, pour la naissance, les noces, les funérailles, la moisson, les vendanges; surtout elle en avait pour célébrer la liberté. La chanson d’Harmodius et d’Aristogiton, qu’Athénée nous a conservée, était chez eux ce qu’est parmi nous l’air des Marseillais. Et pourquoi le comité d’instruction publique ne ferait-il pas, dans ce genre, un triage avoué par le goût et le patriotisme ? Des chansons historiques et descriptives, qui ont la marche sentimentale de la romance, ont pour les citoyens des campagnes un charme particulier; n’est ce pas là l’unique mérite de cette strophe mal agencée qui fait fondre en larmes les nègres de l’Ile Saint Vincent ? C’est une romance qui faisait pleurer les bons Mor-laques, quoique Fortis, avec une âme sensible, n’en fut pas affecté. C’est là tout ce qui fit le succès de Geneviève de Brabant et qui assurera celui d’une pièce attendrissante de Berquin. Avez-vous entendu les échos de la Suisse répéter dans les montagnes les airs dans lesquels Lavater célèbre les fondateurs de la liberté helvétique;? Voyez si l’enthousiasme qu’inspirent ces chants républicains n’est pas bien supérieur aux tons langoureux des barcarolles de Venise, lorsqu’ils répètent les octaves galantes du Tasse. Substituons donc des couplets riants et décents à ces strophes impures ou ridicules dont un vrai citoyen doit craindre de souiller sa bouche. Que, sous le chaume et dans les champs, les paisibles 324 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE agriculteurs adoucissent leurs travaux en faisant retentir les accents de la joie, de la vertu et du patriotisme. La carrière est ouverte aux talents; espérons que les poètes nous feront oublier les torts des gens de lettres dans la Révolution. Ceci conduit naturellement à parler des spectacles. La probité, la vertu sont à l’ordre du jour, et cet ordre du jour doit être étemel. Le théâtre ne s’en doute pas, puisqu’on y voit encore, dit-on, tour à tour préconiser les mœurs et les insulter. Il y a peu qu’on a donné le cocher supposé, de Hauteroche, etc... Poursuivons l’immoralité sur la scène; de plus, chassons-en le langage par lequel on établit encore entre des citoyens égaux une sorte de démarcation. Sous un despote, Dufresny, Dancourt pouvaient impunément amener sur le théâtre des acteurs qui, en parlant un demi-patois, excitaient le rire. ou la pitié. Toutes les convenances doivent actuellement proscrire ce ton. Vainement m’objecterez-vous que Plaute introduit dans ses pièces des hommes qui articulaient le latin barbare des campagnes d’Ausonie; que les Italiens et récemment encore Goldoni, produisent sur la scène leur marchand vénitien et le patois bergamasque de Brighella, etc. Ce qu’on nous cite pour un exemple à imiter n’est qu’un abus à réformer. Je voudrais que toutes les municipalités admissent dans leurs discussions l’usage exclusif de la langue nationale; je voudrais qu’une police sage fît rectifier cette foule d’enseignes qui, outrageant la grammaire, fournissent aux étrangers l’occasion d’aiguiser l’épigramme; je voudrais qu’un plan systématique répudiât les dénominations absurdes des places, rues, quais et autres lieux publics. J’ai présenté un plan à cet égard. Quelques sociétés populaires du Midi discutent en provençal; la nécessité d’universaliser notre idiome leur fournit une nouvelle occasion de bien mériter de la patrie. Eh;! pourquoi la Convention nationale ne ferait-elle pas aux citoyens l’invitation civique de renoncer à ces dialectes et de s’énoncer constamment en français ? La plupart des législateurs, anciens et modernes, ont eu le tort de ne considérer le mariage que sous le point de vue de la reproduction de l’espèce. Après avoir fait la première faute de confondre la nubilité et la puberté, qui ne sont des époques identiques que chez l’homme de la nature, oublierons-nous que, lorsque les individus veulent s’épouser, ils doivent garantir à la patrie qu’ils ont les qualités morales pour remplir tous les devoirs de citoyens, tous les devoirs de la paternité ? Dans certains cantons de la Suisse, celui qui veut se marier doit préalablement justifier qu’il a son habit militaire, son fusil et son sabre. En consacrant chez nous cet usage, pourquoi les futurs époux ne seraient-ils pas soumis à prouver qu’ils savent lire, écrire et parler la langue française ? Je conçois qu’il est facile de ridiculiser ces vues, il est moins facile de démontrer qu’elles sont déraisonnables. Pour jouir du droit de cité, les Romains n’étaient-ils pas obligés de faire preuve qu’ils savaient lire et nager ? Encourageons tout ce qui peut être avantageux à la patrie; que dès ce moment l’idiome de la liberté soit à l’ordre du jour, et que le zèle des citoyens proscrive à jamais les jargons qui sont les derniers vestiges de la féodalité détruite. Celui qui, connaissant à demi notre langue, ne la parlait que quand il était ivre ou en colère, sentira qu’on peut en concilier l’habitude avec celle de la sobriété et de la douceur. Quelques locutions bâtardes, quelques idiotismes prolongeront encore leur existence dans le canton territorial où ils étaient connus; malgré les efforts de Desgrouais, les gasconismes corrigés sont encore à corriger. Des citoyens de Saintes iront encore voir leur horderie, ceux de Blois, leur c loserie, et ceux de Paris, leur métairie. Vers Bordeaux, on défrichera des landes, vers Nimes, des garrigues; mais enfin les vraies dénominations prévaudront, même parmi les ci-devant Basques et Bretons, à qui le gouvernement aura prodigué ses moyens; et, sans pouvoir assigner l’époque fixe à laquelle ces idiomes auront entièrement disparu, on peut augurer qu’elles est prochaine. Les accents feront une plus longue résistance, et probablement les peuples voisins des Pyrénées changeront pendant longtemps les e muets en é fermés, les b en v, les f en h. A la Convention nationale, on trouve les inflexions et les accents de toute la France; les finales trainantes des uns, les consonnes gutturales et nasales des autres, ou même des nuances presque imperceptibles, décèlent presque toujours le département de celui qui parle. L’organisation, nous dit-on, y contribue. Quelques peuples ont une inflexibilité d’organe qui se refuse à l’articulation de certaines lettres; tels sont les Chinois, qui ne peuvent prononcer la dentale r, etc. Cependant, si la prononciation est communément plus douce dans les plaines, plus fortement accentuée dans les montagnes; si la langue est plus paresseuse dans le Nord et plus souple dans le Midi; si généralement parlant les Vitriats et les Marseillais grasseyent, quoique situés à des lattitudes un peu différentes, c’est plutôt à l’habitude qu’à la nature qu’il faut en demander la raison. Ainsi, n’exa-gerons pas l’influence du climat. Telle langue est articulée de la même manière dans des contrées très distantes, tandis que dans le même pays, la même langue y est diversement prononcée. L’accent n’est donc pas plus irréformable que les mots. Je finirai ce discours en présentant l’esquisse d’un projet vaste et dont l’exécution est digne de vous : c’est celui de révolutionner notre langue. J’explique ma pensée. Les mots étant les liens de la société et les dépositaires de toutes nos connaissances, il s’ensuit que l’imperfection des langues est une grande source d’erreurs. Condillac voulait qu’on ne pût faire un raisonnement faux sans faire un solécisme, et réciproquement; c’est peut-être exiger trop. Il serait impossible de ramener une langue au plan de la nature et de l’affranchir entièrement des caprices de l’usage. Le sort de toutes les langues est d’éprouver des modifications; il n’est pas jusqu’aux lingères qui n’aient influé sur la nôtre, et supprimé l’aspiration de l’h dans les toiles d’Hollande. Quand un peuple s’instruit, nécessairement sa langue s’enrichit, parce que l’augmentation des connaisances établit nécessairement des alliances nouvelles entre les paroles et les pensées, et nécessite même des 324 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE agriculteurs adoucissent leurs travaux en faisant retentir les accents de la joie, de la vertu et du patriotisme. La carrière est ouverte aux talents; espérons que les poètes nous feront oublier les torts des gens de lettres dans la Révolution. Ceci conduit naturellement à parler des spectacles. La probité, la vertu sont à l’ordre du jour, et cet ordre du jour doit être étemel. Le théâtre ne s’en doute pas, puisqu’on y voit encore, dit-on, tour à tour préconiser les mœurs et les insulter. Il y a peu qu’on a donné le cocher supposé, de Hauteroche, etc... Poursuivons l’immoralité sur la scène; de plus, chassons-en le langage par lequel on établit encore entre des citoyens égaux une sorte de démarcation. Sous un despote, Dufresny, Dancourt pouvaient impunément amener sur le théâtre des acteurs qui, en parlant un demi-patois, excitaient le rire. ou la pitié. Toutes les convenances doivent actuellement proscrire ce ton. Vainement m’objecterez-vous que Plaute introduit dans ses pièces des hommes qui articulaient le latin barbare des campagnes d’Ausonie; que les Italiens et récemment encore Goldoni, produisent sur la scène leur marchand vénitien et le patois bergamasque de Brighella, etc. Ce qu’on nous cite pour un exemple à imiter n’est qu’un abus à réformer. Je voudrais que toutes les municipalités admissent dans leurs discussions l’usage exclusif de la langue nationale; je voudrais qu’une police sage fît rectifier cette foule d’enseignes qui, outrageant la grammaire, fournissent aux étrangers l’occasion d’aiguiser l’épigramme; je voudrais qu’un plan systématique répudiât les dénominations absurdes des places, rues, quais et autres lieux publics. J’ai présenté un plan à cet égard. Quelques sociétés populaires du Midi discutent en provençal; la nécessité d’universaliser notre idiome leur fournit une nouvelle occasion de bien mériter de la patrie. Eh;! pourquoi la Convention nationale ne ferait-elle pas aux citoyens l’invitation civique de renoncer à ces dialectes et de s’énoncer constamment en français ? La plupart des législateurs, anciens et modernes, ont eu le tort de ne considérer le mariage que sous le point de vue de la reproduction de l’espèce. Après avoir fait la première faute de confondre la nubilité et la puberté, qui ne sont des époques identiques que chez l’homme de la nature, oublierons-nous que, lorsque les individus veulent s’épouser, ils doivent garantir à la patrie qu’ils ont les qualités morales pour remplir tous les devoirs de citoyens, tous les devoirs de la paternité ? Dans certains cantons de la Suisse, celui qui veut se marier doit préalablement justifier qu’il a son habit militaire, son fusil et son sabre. En consacrant chez nous cet usage, pourquoi les futurs époux ne seraient-ils pas soumis à prouver qu’ils savent lire, écrire et parler la langue française ? Je conçois qu’il est facile de ridiculiser ces vues, il est moins facile de démontrer qu’elles sont déraisonnables. Pour jouir du droit de cité, les Romains n’étaient-ils pas obligés de faire preuve qu’ils savaient lire et nager ? Encourageons tout ce qui peut être avantageux à la patrie; que dès ce moment l’idiome de la liberté soit à l’ordre du jour, et que le zèle des citoyens proscrive à jamais les jargons qui sont les derniers vestiges de la féodalité détruite. Celui qui, connaissant à demi notre langue, ne la parlait que quand il était ivre ou en colère, sentira qu’on peut en concilier l’habitude avec celle de la sobriété et de la douceur. Quelques locutions bâtardes, quelques idiotismes prolongeront encore leur existence dans le canton territorial où ils étaient connus; malgré les efforts de Desgrouais, les gasconismes corrigés sont encore à corriger. Des citoyens de Saintes iront encore voir leur horderie, ceux de Blois, leur c loserie, et ceux de Paris, leur métairie. Vers Bordeaux, on défrichera des landes, vers Nimes, des garrigues; mais enfin les vraies dénominations prévaudront, même parmi les ci-devant Basques et Bretons, à qui le gouvernement aura prodigué ses moyens; et, sans pouvoir assigner l’époque fixe à laquelle ces idiomes auront entièrement disparu, on peut augurer qu’elles est prochaine. Les accents feront une plus longue résistance, et probablement les peuples voisins des Pyrénées changeront pendant longtemps les e muets en é fermés, les b en v, les f en h. A la Convention nationale, on trouve les inflexions et les accents de toute la France; les finales trainantes des uns, les consonnes gutturales et nasales des autres, ou même des nuances presque imperceptibles, décèlent presque toujours le département de celui qui parle. L’organisation, nous dit-on, y contribue. Quelques peuples ont une inflexibilité d’organe qui se refuse à l’articulation de certaines lettres; tels sont les Chinois, qui ne peuvent prononcer la dentale r, etc. Cependant, si la prononciation est communément plus douce dans les plaines, plus fortement accentuée dans les montagnes; si la langue est plus paresseuse dans le Nord et plus souple dans le Midi; si généralement parlant les Vitriats et les Marseillais grasseyent, quoique situés à des lattitudes un peu différentes, c’est plutôt à l’habitude qu’à la nature qu’il faut en demander la raison. Ainsi, n’exa-gerons pas l’influence du climat. Telle langue est articulée de la même manière dans des contrées très distantes, tandis que dans le même pays, la même langue y est diversement prononcée. L’accent n’est donc pas plus irréformable que les mots. Je finirai ce discours en présentant l’esquisse d’un projet vaste et dont l’exécution est digne de vous : c’est celui de révolutionner notre langue. J’explique ma pensée. Les mots étant les liens de la société et les dépositaires de toutes nos connaissances, il s’ensuit que l’imperfection des langues est une grande source d’erreurs. Condillac voulait qu’on ne pût faire un raisonnement faux sans faire un solécisme, et réciproquement; c’est peut-être exiger trop. Il serait impossible de ramener une langue au plan de la nature et de l’affranchir entièrement des caprices de l’usage. Le sort de toutes les langues est d’éprouver des modifications; il n’est pas jusqu’aux lingères qui n’aient influé sur la nôtre, et supprimé l’aspiration de l’h dans les toiles d’Hollande. Quand un peuple s’instruit, nécessairement sa langue s’enrichit, parce que l’augmentation des connaisances établit nécessairement des alliances nouvelles entre les paroles et les pensées, et nécessite même des 325 SÉANCE DU 16 PRAIRIAL AN II (4 JUIN 1794) - N° 79 termes nouveaux. Vouloir condamner une langue à l’invariabilité sous ce rapport, ce serait condamner le génie national à devenir stationnaire; et si, comme on l’a remarqué, depuis Homère, jusqu’à Plutarque, c’est-à-dire pendant plus de mille ans, la langue grecque n’a pas changé, c’est que le peuple qui la parlait a fait très peu de progrès dans ce laps de siècles. Mais ne pourrait-on pas au moins donner un caractère plus prononcé, une consistance plus décidée à notre syntaxe ,à notre prosodie, faire à notre idiome les améliorations dont il est susceptible et, sans en altérer le fond, l’enrichir, le simplifier, en faciliter l’étude aux nationaux et autres peuples ? Perfectionner une langue, dit Michaëlis, c’est augmenter le fonds de la sagesse d’une nation. Sylvius, Duclos et quelques autres ont fait d’inutiles efforts pour assujettir la langue écrite à la langue parlée, et ceux qui proposent encore aujourd’hui d’écrire comme on prononce, seraient bien embarrassés d’expliquer leurs pensées, d’en faire l’application puisque, les rapports de l’écriture à la parole étant purement conventionnels, la connaissance de l’une ne donnera jamais cfelle de l’autre. Toutefois il est possible d’opérer sur l’orthographe des rectifications utiles. Quiconque a lu Vaugelas, Bouhours, Ménage, Hardouin, Olivet et quelques autres, a pu se convaincre que notre langue est remplie d’équivoques et d’incertitudes; il serait également utile et facile de les fixer. La physique et l’art social, en se perfectionnant, perfectionnent la langue. Il est une foule d’exceptions qui par là ont acquis récemment une acception accessoire ou même entièrement différente. Le terme souverain est enfin fixé à son véritable sens, et je maintiens qu’il serait utile de faire une revue générale des mots pour donner de la justesse aux définitions. Une nouvelle grammaire et un nouveau dictionnaire français ne paraissent aux hommes vulgaires qu’un objet de littérature; l’homme qui voit à grande distance placera cette mesure dans ses conceptions politiques. Il faut qu’on ne puisse apprendre notre langue sans pomper nos principes. La richesse d’un idiome n’est pas d’avoir des synonymes; s’il y en avait dans notre langue, ce serait sans doute monarchie et crime, ce serait république et vertu. Qu’importe que l’Arabe ait 300 mots pour exprimer un serpent pu un cheval; la véritable abondance consiste à exprimer toutes les pensées, tous les sentiments et leurs nuances. Jamais sans doute le nombre des expressions n’atteindra celui des affections et des idées; c’est un malheur inévitable auquel sont condamnées toutes les langues. Cependant on peut atténuer cette privation. La plupart des idiomes, même ceux du Nord, y compris le russe, qui est fils de l’esclavon, ont beaucoup d’imitatifs, d’augmentatifs, de diminutifs et de péjoratifs. Notre langue est une des plus indigente à cet égard, son génie paraît y répugner; cependant, sans encourir le ridicule qu’on répandait avec raison sur le boursouflage scientifique de Baïf, Ronsard et Jodelet, on peut se promettre quelques heureuses acquisitions. Déjà Poujens a fait une ample moisson de privatifs dont la majeure partie sera probablement admise. Dans le dictionnaire de Nicod, imprimé en 1606, sous le z il n’y avait que 6 mots. Dans celui de la ci-devant Académie Française, édition de 1718, il y en avait 12. Sous la syllabe Be, Nicod n’avait que 45 termes; celui de l’Académie, même édition, en avait 217, preuve évidente que dans cet intervalle l’esprit humain a fait des progrès, puisque ce sont les inventions nouvelles qui déterminent la création des mots. Et cependant Barbasan, Larevellière et tous ceux qui ont suivi l’évolution de la langue française, déplorent la perte de beaucoup d’expressions énergiques et d’inversions hardies, exilées par le caprice, qui n’ont pas été remplacées, et qu’il serait important de faire revivre. Pour compléter nos familles des mots, il est encore d’autres moyens : l’un serait d’emprunter des idiomes étrangers les termes qui nous manquent, et de les adapter aux nôtres, sans toutefois se livrer aux excès d’un néologisme ridicule. Les Anglais ont usé de la plus grande liberté à cet égard et, de tous les mots qu’ils ont adoptés, il n’en est pas sans doute de mieux naturalisés chez eux que perjidiousness. Le second moyen, c’est de faire disparaître toutes les anomalies résultant, soit des verbes irréguliers et défectifs, soit des exceptions aux règles générales. A l’Institution des Sourds et Muets, les enfants qui apprennent la langue française ne peuvent concevoir cette bizarrerie qui contredit la marche de la nature dont ils sont les élèves; et c’est sous sa dictée qu’ils donnent à chaque mot décliné, conjugué ou construit, toutes les modifications qui, suivant l’analogie des choses, doivent en dériver. « Il y a dans notre langue .disait un royaliste, une hiérarchie de style parce que les mots sont classés comme des sujets dans une monarchie. » Cet aveu est un trait de lumière pour quiconque réfléchit. En appliquant l’inégalité des styles à celle des conditions, on peut tirer des conséquences qui prouvent l’importance de mon projet dans une démocratie. Celui qui n’aurait pas senti cette vérité serait-il digne d’être législateur d’un peuple libre ? Oui, la gloire de la nation et le maintien de ses principes commandent une réforme. On disait de Quinault qu’il avait désossé notre langue par tout ce que la galanterie a de plus efféminé et tout ce que l’adulation a de plus abject. J’ai déjà fait observer que la langue française avait la timidité de l’esclavage, quand la corruption des courtisans lui imposait des lois; c’était le jargon des coteries et des passions les plus viles. L’exagération du discours plaçait toujours au delà ou en deçà de la vérité. Au lieu d’être peiné ou réjoui, on ne voyait que des gens désespérés ou enchantés, et bientôt il ne serait plus rien resté de laid ou de beau dans la nature : on n’aurait trouvé que de Yexécrable ou du divin. Il est temps que le style mensonger disparaisse, et que la langue ait partout ce caractère de véracité et de fierté laconique qui est l’apanage des républicains. Un tyran de Rome voulut autrefois introduire un mot nouveau : il échoua parce que la législation des langues fut toujours démocratique. C’est précisément cette vérité qui vous garantit le succès. Prouvez à l’univers qu’au milieu des orages politiques, tenant d’une main sûre le gouvernail de l’Etat, rien de ce 325 SÉANCE DU 16 PRAIRIAL AN II (4 JUIN 1794) - N° 79 termes nouveaux. Vouloir condamner une langue à l’invariabilité sous ce rapport, ce serait condamner le génie national à devenir stationnaire; et si, comme on l’a remarqué, depuis Homère, jusqu’à Plutarque, c’est-à-dire pendant plus de mille ans, la langue grecque n’a pas changé, c’est que le peuple qui la parlait a fait très peu de progrès dans ce laps de siècles. Mais ne pourrait-on pas au moins donner un caractère plus prononcé, une consistance plus décidée à notre syntaxe ,à notre prosodie, faire à notre idiome les améliorations dont il est susceptible et, sans en altérer le fond, l’enrichir, le simplifier, en faciliter l’étude aux nationaux et autres peuples ? Perfectionner une langue, dit Michaëlis, c’est augmenter le fonds de la sagesse d’une nation. Sylvius, Duclos et quelques autres ont fait d’inutiles efforts pour assujettir la langue écrite à la langue parlée, et ceux qui proposent encore aujourd’hui d’écrire comme on prononce, seraient bien embarrassés d’expliquer leurs pensées, d’en faire l’application puisque, les rapports de l’écriture à la parole étant purement conventionnels, la connaissance de l’une ne donnera jamais cfelle de l’autre. Toutefois il est possible d’opérer sur l’orthographe des rectifications utiles. Quiconque a lu Vaugelas, Bouhours, Ménage, Hardouin, Olivet et quelques autres, a pu se convaincre que notre langue est remplie d’équivoques et d’incertitudes; il serait également utile et facile de les fixer. La physique et l’art social, en se perfectionnant, perfectionnent la langue. Il est une foule d’exceptions qui par là ont acquis récemment une acception accessoire ou même entièrement différente. Le terme souverain est enfin fixé à son véritable sens, et je maintiens qu’il serait utile de faire une revue générale des mots pour donner de la justesse aux définitions. Une nouvelle grammaire et un nouveau dictionnaire français ne paraissent aux hommes vulgaires qu’un objet de littérature; l’homme qui voit à grande distance placera cette mesure dans ses conceptions politiques. Il faut qu’on ne puisse apprendre notre langue sans pomper nos principes. La richesse d’un idiome n’est pas d’avoir des synonymes; s’il y en avait dans notre langue, ce serait sans doute monarchie et crime, ce serait république et vertu. Qu’importe que l’Arabe ait 300 mots pour exprimer un serpent pu un cheval; la véritable abondance consiste à exprimer toutes les pensées, tous les sentiments et leurs nuances. Jamais sans doute le nombre des expressions n’atteindra celui des affections et des idées; c’est un malheur inévitable auquel sont condamnées toutes les langues. Cependant on peut atténuer cette privation. La plupart des idiomes, même ceux du Nord, y compris le russe, qui est fils de l’esclavon, ont beaucoup d’imitatifs, d’augmentatifs, de diminutifs et de péjoratifs. Notre langue est une des plus indigente à cet égard, son génie paraît y répugner; cependant, sans encourir le ridicule qu’on répandait avec raison sur le boursouflage scientifique de Baïf, Ronsard et Jodelet, on peut se promettre quelques heureuses acquisitions. Déjà Poujens a fait une ample moisson de privatifs dont la majeure partie sera probablement admise. Dans le dictionnaire de Nicod, imprimé en 1606, sous le z il n’y avait que 6 mots. Dans celui de la ci-devant Académie Française, édition de 1718, il y en avait 12. Sous la syllabe Be, Nicod n’avait que 45 termes; celui de l’Académie, même édition, en avait 217, preuve évidente que dans cet intervalle l’esprit humain a fait des progrès, puisque ce sont les inventions nouvelles qui déterminent la création des mots. Et cependant Barbasan, Larevellière et tous ceux qui ont suivi l’évolution de la langue française, déplorent la perte de beaucoup d’expressions énergiques et d’inversions hardies, exilées par le caprice, qui n’ont pas été remplacées, et qu’il serait important de faire revivre. Pour compléter nos familles des mots, il est encore d’autres moyens : l’un serait d’emprunter des idiomes étrangers les termes qui nous manquent, et de les adapter aux nôtres, sans toutefois se livrer aux excès d’un néologisme ridicule. Les Anglais ont usé de la plus grande liberté à cet égard et, de tous les mots qu’ils ont adoptés, il n’en est pas sans doute de mieux naturalisés chez eux que perjidiousness. Le second moyen, c’est de faire disparaître toutes les anomalies résultant, soit des verbes irréguliers et défectifs, soit des exceptions aux règles générales. A l’Institution des Sourds et Muets, les enfants qui apprennent la langue française ne peuvent concevoir cette bizarrerie qui contredit la marche de la nature dont ils sont les élèves; et c’est sous sa dictée qu’ils donnent à chaque mot décliné, conjugué ou construit, toutes les modifications qui, suivant l’analogie des choses, doivent en dériver. « Il y a dans notre langue .disait un royaliste, une hiérarchie de style parce que les mots sont classés comme des sujets dans une monarchie. » Cet aveu est un trait de lumière pour quiconque réfléchit. En appliquant l’inégalité des styles à celle des conditions, on peut tirer des conséquences qui prouvent l’importance de mon projet dans une démocratie. Celui qui n’aurait pas senti cette vérité serait-il digne d’être législateur d’un peuple libre ? Oui, la gloire de la nation et le maintien de ses principes commandent une réforme. On disait de Quinault qu’il avait désossé notre langue par tout ce que la galanterie a de plus efféminé et tout ce que l’adulation a de plus abject. J’ai déjà fait observer que la langue française avait la timidité de l’esclavage, quand la corruption des courtisans lui imposait des lois; c’était le jargon des coteries et des passions les plus viles. L’exagération du discours plaçait toujours au delà ou en deçà de la vérité. Au lieu d’être peiné ou réjoui, on ne voyait que des gens désespérés ou enchantés, et bientôt il ne serait plus rien resté de laid ou de beau dans la nature : on n’aurait trouvé que de Yexécrable ou du divin. Il est temps que le style mensonger disparaisse, et que la langue ait partout ce caractère de véracité et de fierté laconique qui est l’apanage des républicains. Un tyran de Rome voulut autrefois introduire un mot nouveau : il échoua parce que la législation des langues fut toujours démocratique. C’est précisément cette vérité qui vous garantit le succès. Prouvez à l’univers qu’au milieu des orages politiques, tenant d’une main sûre le gouvernail de l’Etat, rien de ce 326 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE qui intéresse la gloire de la nation ne vous est étranger. Si la Convention nationale accueille les vues que je lui soumets au nom du comité d’instruction publique, encouragés par son suffrage, nous ferons une invitation aux citoyens qui ont approfondi la théorie des langues, pour concourir à perfectionner la nôtre, une invitation à tous les citoyens pour universaliser son usage. La nation, entièrement rajeunie par vos soins, triomphera de tous les obstacles et rien ne ralentira le cours d’une révolution qui doit améliorer le sort de l’espèce humaine. Le rapport de Grégoire a été couvert d’applaudissements (1). Sur son rapport la Convention nationale décrète : « Le comité d’instruction publique présentera un rapport sur les moyens d’exécution pour une nouvelle grammaire et un vocabulaire nouveau de la langue française; il présentera des vues sur les changemens qui en faciliteront l’étude et lui donneront le caractère qui convient à la langue de la liberté » (2). Le rapporteur donne ensuite lecture d’une adresse aux Français pour les inviter à ne parler que la langue française (3) : La convention nationale aux Français Citoyens, vous avez le bonheur d’être Français et cependant une faculté essentielle manque au grand nombre d’entre vous pour mériter ce titre dans toute son étendue. Les uns ignorent complètement la langue nationale; d’autres ne la connaissent qu’imparfaitement. Il est des départements entiers ou presque jamais elle n’est admise dans le commerce de la vie civile. Néanmoins la connaissance et l’usage exclusif de la langue française sont intimement liés au maintien de la liberté, à la gloire de la République, c’est-à-dire à votre bonheur, puisque ses intérêts sont les vôtres. Cette race de brigands, qu’on nomme rois et princes rend hommage à votre langue; ils l’ont introduite dans leurs cours; les cours passeront, les peuples resteront. Ils honoreront votre langue en adoptant vos principes; déjà chez plusieurs elle est usitée, tandis que les enfants de la même famille sont à cet égard étrangers les uns des autres; des amis et des frères ne peuvent se parler sans interprète. Autrefois la France était divisée en provinces qui, pour la plupart, avaient des coutumes et des dialectes différents. Cette disparité était, entre les mains des despotes, un moyen de plus pour les tenir asservies. La Révolution vous a tous réunis autour de la patrie; il n’y a plus de provinces; pourquoi donc 30 dialectes qui en rappellent le nom, établissent-ils encore entre vous une démarcation funeste ? (1) Mon., XX, 647; Audit, nat., n° 620; J. Univ., n° 1654; C. Eg., n° 656. (2) P.V., XXXIX, 29. Minute de la main de Grégoire. Décret n° 9392. (3) P.V., XXXIX, 29; Audit. nat.„ n° 620; C. Eg., n° 657, 17 Pr. (« Grégoire a lu [le 17 Pr.l la rédaction du décret... adopté [e] la veille»); J. Univ., n° 1660; J. S. Culottes, n° 475. Citoyens, vous détestez le fédéralisme politique, abjurez celui du langage. La langue doit être une comme la République; du Nord au Midi, sur toute l’étendue du territoire français, il faut que les discours, comme les cœurs, soient à l’unisson. Ces dialectes divers sont sortis de la source impure de la féodalité. Cette considération seule doit vous les rendre odieux; ils sont le dernier anneau de la chaîne que la tyrannie vous avait imposée; hâtez-vous de le briser. Hommes libres, quittez le langage des esclaves, pour adopter celui de la liberté. Comment pourrez-vous statuer sur l’acceptation des lois, les aimer, leur obéir, si la langue dans laquelle elles sont écrites vous est inconnue ? Proposer de les traduire, ce serait pour vous un surcroît de dépenses, ce serait ralentir la marche du gouvernement; d’ailleurs, la plupart des patois ont une indigence de mots qui ne comporte que des traductions infidèles. Tous les citoyens sont admissibles à toutes les places; il est même à désirer qu’ils soient propres à les remplir tour à tour. Vos enfants sont moins à vous qu’à la patrie, et vous lui devez un compte rigoureux de vos soins pour former une génération nouvelle d’hommes également capables de devenir bons artisans et bons juges, de manier le rabot et le sabre, et de passer de la charrue au siège législatif. Mais si la langue française ne vous est pas familière, qu’arrivera-t-il ? Ou vous remplirez mal les fonctions auxquelles vous appelleront vos concitoyens; votre incapacité trompera leur confiance, et compromettra la chose publique en vous déshonorant; ou votre ignorance connue éloignera de vous les suffrages; alors les places seront constamment réparties entre un petit nombre de personnes; l’autorité se concentrera dans leurs mains; et si malheureusement l’habitude de commander leur en inspirait le goût, l’habitude des affaires favoriserait leurs trames; bientôt ils vous considéreraient comme une classe subordonnée et l’aristocratie ressuscitée anéantirait l’égalité. La connaissance de la langue nationale est donc un moyen indispensable pour conserver la liberté des suffrages, déjouer les intrigants, et repousser l’ambition qui tenterait de vous opprimer. La France, à qui le ciel a donné un beau climat et un sol fertile, une position heureuse sur les deux mers, doit par ses productions, son industrie et son commerce, se passer des autres peuples. Vos représentants saisissent tous les moyens de faire fleurir l’agriculture et les arts; les arts ne peuvent fleurir que par les lumières; les lumières se communiquent par de bonnes institutions, par des ouvrages utiles, dont vous ne pourrez tirer aucun fruit si vous ignorez la langue dans laquelle ils sont écrits. Parmi ceux qui ont été les complices du fanatisme et de l’aristocratie, il en est une foule qu’on n’a précipités dans cet abîme que parce que leur ignorance de la langue française donnait accès à la séduction. Quand un peuple s’éclaire, il s’aperçoit bientôt qu’un homme vaut un homme et qu’un roi n’est pas homme. La Déclaration des Droits, ce tison salutaire que vous avez jeté sur les trônes, est aussi redoutable que nos boulets; et comme ils sont persuadés que leur puissance doit disparaître au flambeau 326 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE qui intéresse la gloire de la nation ne vous est étranger. Si la Convention nationale accueille les vues que je lui soumets au nom du comité d’instruction publique, encouragés par son suffrage, nous ferons une invitation aux citoyens qui ont approfondi la théorie des langues, pour concourir à perfectionner la nôtre, une invitation à tous les citoyens pour universaliser son usage. La nation, entièrement rajeunie par vos soins, triomphera de tous les obstacles et rien ne ralentira le cours d’une révolution qui doit améliorer le sort de l’espèce humaine. Le rapport de Grégoire a été couvert d’applaudissements (1). Sur son rapport la Convention nationale décrète : « Le comité d’instruction publique présentera un rapport sur les moyens d’exécution pour une nouvelle grammaire et un vocabulaire nouveau de la langue française; il présentera des vues sur les changemens qui en faciliteront l’étude et lui donneront le caractère qui convient à la langue de la liberté » (2). Le rapporteur donne ensuite lecture d’une adresse aux Français pour les inviter à ne parler que la langue française (3) : La convention nationale aux Français Citoyens, vous avez le bonheur d’être Français et cependant une faculté essentielle manque au grand nombre d’entre vous pour mériter ce titre dans toute son étendue. Les uns ignorent complètement la langue nationale; d’autres ne la connaissent qu’imparfaitement. Il est des départements entiers ou presque jamais elle n’est admise dans le commerce de la vie civile. Néanmoins la connaissance et l’usage exclusif de la langue française sont intimement liés au maintien de la liberté, à la gloire de la République, c’est-à-dire à votre bonheur, puisque ses intérêts sont les vôtres. Cette race de brigands, qu’on nomme rois et princes rend hommage à votre langue; ils l’ont introduite dans leurs cours; les cours passeront, les peuples resteront. Ils honoreront votre langue en adoptant vos principes; déjà chez plusieurs elle est usitée, tandis que les enfants de la même famille sont à cet égard étrangers les uns des autres; des amis et des frères ne peuvent se parler sans interprète. Autrefois la France était divisée en provinces qui, pour la plupart, avaient des coutumes et des dialectes différents. Cette disparité était, entre les mains des despotes, un moyen de plus pour les tenir asservies. La Révolution vous a tous réunis autour de la patrie; il n’y a plus de provinces; pourquoi donc 30 dialectes qui en rappellent le nom, établissent-ils encore entre vous une démarcation funeste ? (1) Mon., XX, 647; Audit, nat., n° 620; J. Univ., n° 1654; C. Eg., n° 656. (2) P.V., XXXIX, 29. Minute de la main de Grégoire. Décret n° 9392. (3) P.V., XXXIX, 29; Audit. nat.„ n° 620; C. Eg., n° 657, 17 Pr. (« Grégoire a lu [le 17 Pr.l la rédaction du décret... adopté [e] la veille»); J. Univ., n° 1660; J. S. Culottes, n° 475. Citoyens, vous détestez le fédéralisme politique, abjurez celui du langage. La langue doit être une comme la République; du Nord au Midi, sur toute l’étendue du territoire français, il faut que les discours, comme les cœurs, soient à l’unisson. Ces dialectes divers sont sortis de la source impure de la féodalité. Cette considération seule doit vous les rendre odieux; ils sont le dernier anneau de la chaîne que la tyrannie vous avait imposée; hâtez-vous de le briser. Hommes libres, quittez le langage des esclaves, pour adopter celui de la liberté. Comment pourrez-vous statuer sur l’acceptation des lois, les aimer, leur obéir, si la langue dans laquelle elles sont écrites vous est inconnue ? Proposer de les traduire, ce serait pour vous un surcroît de dépenses, ce serait ralentir la marche du gouvernement; d’ailleurs, la plupart des patois ont une indigence de mots qui ne comporte que des traductions infidèles. Tous les citoyens sont admissibles à toutes les places; il est même à désirer qu’ils soient propres à les remplir tour à tour. Vos enfants sont moins à vous qu’à la patrie, et vous lui devez un compte rigoureux de vos soins pour former une génération nouvelle d’hommes également capables de devenir bons artisans et bons juges, de manier le rabot et le sabre, et de passer de la charrue au siège législatif. Mais si la langue française ne vous est pas familière, qu’arrivera-t-il ? Ou vous remplirez mal les fonctions auxquelles vous appelleront vos concitoyens; votre incapacité trompera leur confiance, et compromettra la chose publique en vous déshonorant; ou votre ignorance connue éloignera de vous les suffrages; alors les places seront constamment réparties entre un petit nombre de personnes; l’autorité se concentrera dans leurs mains; et si malheureusement l’habitude de commander leur en inspirait le goût, l’habitude des affaires favoriserait leurs trames; bientôt ils vous considéreraient comme une classe subordonnée et l’aristocratie ressuscitée anéantirait l’égalité. La connaissance de la langue nationale est donc un moyen indispensable pour conserver la liberté des suffrages, déjouer les intrigants, et repousser l’ambition qui tenterait de vous opprimer. La France, à qui le ciel a donné un beau climat et un sol fertile, une position heureuse sur les deux mers, doit par ses productions, son industrie et son commerce, se passer des autres peuples. Vos représentants saisissent tous les moyens de faire fleurir l’agriculture et les arts; les arts ne peuvent fleurir que par les lumières; les lumières se communiquent par de bonnes institutions, par des ouvrages utiles, dont vous ne pourrez tirer aucun fruit si vous ignorez la langue dans laquelle ils sont écrits. Parmi ceux qui ont été les complices du fanatisme et de l’aristocratie, il en est une foule qu’on n’a précipités dans cet abîme que parce que leur ignorance de la langue française donnait accès à la séduction. Quand un peuple s’éclaire, il s’aperçoit bientôt qu’un homme vaut un homme et qu’un roi n’est pas homme. La Déclaration des Droits, ce tison salutaire que vous avez jeté sur les trônes, est aussi redoutable que nos boulets; et comme ils sont persuadés que leur puissance doit disparaître au flambeau