268 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE L’accusateur public vous observe que, parmi les individus qui attendent leur jugement, il s’en trouve un grand nombre prévenus de faits qui sont hors des attributions données par les diverses lois au tribunal auprès duquel il exerce son ministère. Tels sont ceux d’avoir, pendant l’invasion de l’ennemi, porté un signe de révolte, comme un ruban noir au bras, une cocarde noire, une croix de Saint-Louis, d’avoir repris des costumes religieux, des fonctions curiales perdues par le refus du serment ; de s’être réjoui publiquement de l’arrivée des émigrés; d’avoir déchiré des écharpes au trois couleurs ou abattu des arbres de la liberté. Faudra-t-il amener à grands frais à Paris une horde de semblables contre-révolutionnaires ? Votre comité ne l’a pas pensé, soit à raison de la difficulté et même du danger qu’il y aurait dans le déplacement et le transport; soit parce que ces crimes entrent naturellement dans la compétence qu’il a été dans votre intention d’accorder à ce tribunal, et sans laquelle il serait sans cesse arrêté ou entravé dans ses opérations; soit enfin parce que le tribunal récemment formé par nos collègues Berlier et Lacoste est composé d’hommes fermes, éclairés, énergiques et justes, et qu’il mérite conséquemment la confiance nationale, qu’il ne tardera pas à justifier. Le comité vous proposera donc de donner à ce tribunal toute la latitude de pouvoirs dont il a besoin pour remplir complètement la tâche qui lui a été imposée. À l’égard de la question soumise par ce même tribunal, s’il doit peser l’intention des prévenus, et si la loi du 14 vendémiaire a suffisamment abrogé celle du 26 frimaire, qui le lui défendait, vous la renvoyâtes, par décret du jour d’hier, à votre comité, avec pouvoir d’y statuer définitivement. Le comité de Législation, animé de vos principes, qui sont ceux de l’humanité et de la justice combinées avec ce qu’exige la vigueur du gouvernement révolutionnaire, a été unanime sur l’affirmative, mais il a pensé en même temps qu’elle ne devait pas être résolue par un simple arrêté ; qu’elle était assez importante par sa nature, son objet et les conséquences de sa solution, quelle qu’elle soit, pour que la Convention nationale doive prononcer elle-même. Il a pensé qu’il était d’autant plus nécessaire d’y mettre de la publicité et de la solennité que d’autres tribunaux criminels des départements frontières, moins scrupuleux peut-être que celui du Nord, exécutent encore à la lettre la loi du 26 frimaire et compromettent ainsi la vie des citoyens. Le comité de Législation le déclare donc, et la Convention nationale doit le proclamer, point de crime, point de délit, de quelque genre qu’il soit, s’il n’est accompagné de la volonté de le commettre. Juger un prévenu sans en apprécier l’intention, c’est blesser les premiers éléments de la raison et de la morale ; l’envoyer à la mort sans s’assurer par le préalable qu’il l’a méritée, c’est un attentat à la vie des citoyens, c’est un meurtre judiciaire. Eh ! si nous jugions de l’intention par l’événement, si nous nous accoutumions à voir des crimes dans toutes les actions nuisibles à la société, ne retomberions-nous pas sous la tyrannie exécrable d’où nous sortons? Et, par une décadence successive, ne serions-nous pas bientôt aussi barbares que nos ancêtres, qui faisaient des procès en forme à des animaux malfaisants ? Ne serions-nous pas aussi stupides que ce peuple de l’Antiqmté qui punissaient des statues dont la chute écrasait quelque citoyen? Oui, royalistes déguisés, contre-révolutionnaire hypocrites, qui avez tenu en présence de l’ennemi une conduite équivoque, afin de pouvoir l’interpréter à votre avantage, en cas où l’événement trompât vos espérances ; oui, vous serez jugés d’après l’intention, et vous serez frappés aussi impitoyablement par la loi que ces partisans effrénés du despotisme, qui en ont ouvertement secondé les efforts, que les prédicateurs fougueux de la monarchie, qui voient en elle seulement, et dans ses accessoires, la suprême félicité. Mais vous serez aussi jugés d’après l’intention, vous, honnêtes habitants des campagnes, vous, paisibles et laborieux cultivateurs que l’erreur ou le désir de la conservation de vous-mêmes peut avoir engagés dans des démarches imprudentes, mais en qui ne s’est jamais éteint ni le feu sacré de la liberté, ni le sentiment de l’amour de la patrie. Votre charrue oisive appelle vos bras nerveux; vos champs incultes, images des fureurs de la guerre, attendent que vous leur rendiez la fécondité. Du sein de leurs chaumières à demi embrasées par un ennemi féroce, vos mères, vos femmes et vos enfants ouvrent leurs bras pour y recevoir des fils, des pères et des époux dont la privation les afflige plus sensiblement que la misère qui les environne. Non, le jour n’est pas éloigné où vous serez rendus à la tendresse, au travail, à l’industrie, à toutes les vertus domestiques et sociales. En attendant, tressaillez de joie au fond de vos cachots, en apprenant que la Convention nationale a réformé la loi du 26 frimaire, et qu’elle vous fournit tous les moyens de faire éclater votre innocence; bénissez-la sans cesse, car sans cesse elle s’occupe du bonheur du peuple, qui lui en a remis le soin. Grande dans la prospérité, plus grande dans les revers, toujours la justice la précède, et l’humanité la suit. En butte à toutes les tempêtes, elle les conjure par son courage ; environnée de mille écueils, elle les évite par sa prudence. Français, votre confiance en elle ne sera point trompée ; malgré les vents déchaînés des passions et des partis, elle amènera le vaisseau de l’État au port de la félicité publique (106). Le rapporteur termine par un projet de décret qui est adopté en ces termes : «La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son comité de Législation sur le référé de la seconde section du tribunal criminel du département du Nord, du 29 brumaire dernier, dans lequel elle demande si la question intentionnelle doit être posée dans les affaires dont la connaissance spéciale lui est attribuée par le décret du 19 vendémiaire, ainsi (106) Moniteur, XXII, 616-618. Bull. 7 frim. ; Ann. Patr., n° 696 ; C. Eg., n° 831 ; J. Fr., n° 793 ; Gazette Fr. , n° 1060 ; M. U., n° 1357 ; J. Univ., n° 1829 ; Mess. Soir, n° 832 ; J. Perlet, n° 795. SÉANCE DU 7 FRIMAIRE AN III (27 NOVEMBRE 1794) - N° 47 269 que sur le référé, sous la même date, de l’accusateur public près ce tribunal, dans lequel il expose les embarras et les entraves que va éprouver cette section à raison des limites de sa compétence et de la variété des délits dont sont prévenus ou dont se trouveront coupables, par les débats les individus arrêtés en exécution des lois des 7 et 17 septembre 1793, et 26 frimaire dernier ; Considérant qu’à la vérité la loi du 26 frimaire défend de poser la question intentionnelle, mais que depuis est intervenue celle du 14 vendémiaire, qui consacre le principe d’étemelle vérité, qu’il ne peut exister de crime là où il n’y a point eu l’intention de le commettre, et qui ordonne en conséquence que la question relative à l’intention sera posée dans toutes les affaires soumises à des jurés de jugement ; qu’ainsi cette loi générale, étant postérieure à la première, l’abroge naturellement et de droit. Passe à l’ordre du jour, et au surplus décrète ce qui suit : «Tous les individus arrêtés en exécution des lois des 7 et 17 septembre 1793, et 26 frimaire dernier, seront jugés par la section du tribunal criminel du département du Nord qui en est spécialement chargée, de quelques crimes et délits qu’ils soient prévenus ou trouvés coupables, la Convention nationale lui donnant à cet effet tous les pouvoirs nécessaires et non attribués par les lois précédentes. (107)» 47 Un membre [POMME], au nom des comités de Marine et des colonies et des Finances, fait un rapport, et propose le décret suivant, qui est adopté : La Convention nationale considérant que la loi du 16 octobre 1791, qui supprime toutes les places de personnes attachées près du ministre de la Marine à Paris, et n’ayant point de fonctions actives et permanentes, n’a pu s’appliquer à un artiste dis-tingué, dont les fonctions joignent à une activité et une permanence reconnues un genre d’utilité peu commun, après avoir entendu le rapport de ses comités de Marine et colonies et des Finances décrète ce qui suit : Art. Premier. - Ferdinand Berthoud, horloger mécanicien de la marine, continuera d’être employé au service de la marine ; son traitement reste fixé à 6 000 liv. y compris les frais de logement de pendules et de l’atelier du travail. Les arrérages qui lui sont dus lui seront payés sur ce pied, sur les fonds du département de la Marine. (107) Moniteur, XXII, 616-618. Débats, n° 795, 956 ; J. Fr., n° 793; Gazette Fr., n° 1060; M.U., n° 1357 ; J. Univ., n° 1829; Mess. Soir, n° 832. Art. II. - La pension de 3 000 liv., dont 1 000 liv. réversibles sur la tête de son épouse, accordée à Berthoud, en exécution d’un traité passé entre l’ancien gouvernement et cet artiste, est confirmée; néanmoins Berthoud ne pourra jouir cumulativement de sa pension et de son traitement. À son décès, son épouse jouira de la pension de 1 000 liv. réversible sur sa tête. Art. III. - La Convention nationale décrète la mention honorable de l’hommage fait par Ferdinand Berthoud, d’un exemplaire de ses ouvrages, et en ordonne le dépôt à la Bibliothèque nationale (108). [Rapport et projet de décret présentés au nom des comités de Marine et colonies et des Finances, sur la pétition de Ferdinand Berthoud, par Pomme, député de Cayenne et Guyane française] (109) Citoyens, S’il est utile, indispensable même aux législateurs de la République française, d’honorer et de protéger, d’une manière digne d’elle, les sciences et les arts, ces sources pures de la gloire et de la prospérité des empires, nous pensons qu’ils est une tâche préliminaire, plus pressante encore, qui résulte pour eux de cette obligation sacrée : c’est celle de réparer d’abord à leur égard, et les torts nombreux de la tyrannie et les pertes que les premiers orages de la révolution ont pu leur faire éprouver. Pour remplir dans cette patrie toute l’étendue de vos devoirs, il ne vous suffit pas de décerner aux talens des couronnes civiques et des récompenses flatteuses, de fixer l’œil de l’émulation sur un avenir de gloire, d’environner enfin le temple auguste des arts de toute la pompe et de toute la majesté nationale ; il faut, avant tout, dans cette carrière, comme dans toutes celles que vous avez ouvertes au génie, que l’homme qui l’aura parcourue avec succès, puisse espérer au moins une prompte, une éclatante justice : avant de récompenser, vous devez vous acquitter. Ferdinand Berthoud, auteur des horloges marines, dont le comité vous présente les réclamations, quelques droits qu’il eût à des encoura-gemens, n’invoque toutefois que votre justice : cet artiste célèbre, privé par une suppression mal entendue, et que le despotisme avoit intérêt de mal entendre, d’une pension glorieusement acquise ; arraché par l’effet de la même suppression à un travail avantageux aux progrès des arts, profitable à la patrie, demande à être réintégré dans l’une et dans l’autre. La loi qui a donné lieu à l’injustice commise à son égard, est en date du 16 octobre 1791 ; elle s’exprime ainsi : « Les places de tous les officiers militaires et ingénieurs, d’officiers de santé, d’of-(108) P.-V., L, 148-149. Moniteur, XXII, 616 ; Bull., 10 Mm. (suppl.). C*II, 21 indique par erreur Boissieu comme rapporteur. (109) C 327 (1), pl. 1432, p. 10. Débats, n° 795, 963-964, n° 796, 965-968 ; F.de la Républ., n° 68.