126 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE C’est faire le procès au peuple tout entier, puisqu’il a fait toutes les révolutions, puisqu’il est des maux qui en sont inséparables : qu’on le juge donc, qu’on le punisse en masse ! C’est faire le procès à la liberté même, puisqu’elle ne peut se défendre que par une lutte continuelle, énergique et révolutionnaire contre ses ennemis, et l’union des patriotes chargés de la protéger et de la conserver. Mais ce n’est pas là le but où tendent tous les efforts, toutes les machinations des ennemis de la liberté? Qu’on y prenne bien garde, qu’on arrête le mal dans son principe, les meures tardives entraînent toujours les conséquences les plus funestes ; qu’on se rappelle surtout qu’il ne faut jamais regarder en arrière en révolution; que tout peuple qui a voulu jeter un regard, un examen rétrograde sur ses révolutions, en a toujours perdu les avantages, en se perdant lui-même ; il retombe dans le gouffre affreux de l’ancien régime, dès qu’il perd un instant le but que la liberté lui a désigné. Quant à moi, vous m’aviez délégué l’importante et difficile mission de terminer la guerre de Vendée, mous m’aviez investi de pouvoirs illimités. J’étois environné de tous les dangers, des plus grands obstacles : j’ai du prendre toutes les mesures que le salut de la république et le sentiment de la liberté m’ont inspirées. Descendez dans mon cœur, examinez mes intentions, examinez ma conduite politique, et prononcez. Les mesures de détail ne me concernent pas ; je n’y ai point participé, ni pu participer : elles n’appartiennent point à la mission d’un représentant du peuple; la responsabilité n’en peut peser sur sa tête : la convention nationale est-elle responsable des dilapidations, des excès, des délits commis à l’ombre de ses décrets ? Un général qui prend une place de vive force, est-il garant des vols, des viols que quelques scélérats glissés parmi les soldats peuvent se permettre? J’ai sauvé les ports de la Bretagne, les départemens qu’elle renferme, Granville, Angers, Nantes et la république. S’il faut actuellement tout mon sang pour cimenter la chose publique, j’en offre jusqu’à la dernière goutte au peuple, à ma patrie ; il y a long-temps que j’ai fait le sacrifice de ma vie ; les cris de ma conscience ne m’importunent point ; le calme de mon âme me rassure ; la pureté de mon cœur adoucit la rigueur de mes persécutions; nouveau Décius, je me dévouerai sans peine au salut de ma patrie.] (76) Pendant tout le cours de cette lecture, qui dure plusieurs heures (77), la Convention garde le plus profond silence; et lorsque les spectateurs manifestent des mouvements d’indignation ou quelques applaudissements, le président rappelle les uns et les autres au respect qu’ils doivent à un représentant du peuple accusé. On demande l’impression et l’ajournement. (76) Débats, 794, 943-944. (77) Moniteur, XXI, 483. Rép., n° 52; J. Mont., n° 30; J. Perlet, n° 779. LE COINTRE (de Versailles) demande ensuite que l’on mette aux voix si il y a lieu ou non à l’arrestation. (78) Plusieurs voix : La proposition est inutile ; la loi existe. La Convention passe à l’ordre du jour, motivé sur l’existence de la loi. On demande l’arrestation provisoire. CARRIER : Mon arrestation provisoire est superflue; les brigands n’ont jamais vu mes talons. ( Quelques applaudissements .) (79) La Convention nationale passe à l’ordre du jour, motivé sur la loi du 8 brumaire. Un membre observe que cette loi est incomplète ; il demande, par addition, qu’il soit décrété que, lorsqu’une dénonciation sera portée contre un représentant du peuple, elle sera rédigée d’une manière textuelle, et que les comités chargés de déclarer s’il y a lieu à examen, seront tenus de faire connoître avant tout la dénonciation et le dénonciateur. Cette proposition est appuyée par un membre de la commission des vingt-un, qui déclare qu’il n’a pas vu de dénonciation dans l’affaire de Carrier; qu’il n’y a eu aucune pièce originale remise à la commission, si ce n’est une lettre du représentant du peuple Bo. D’autres membres soutiennent qu’ils ont vu plus de trente dénonciations ; ils combattent la première proposition. La Convention nationale passe à l’ordre du jour. On demande l’arrestation provisoire de Carrier (80). CHÂLES (81) : Il est une observation essentielle : c’est qu’une matière aussi importante ait été agitée et poussée au point où nous la voyons sans qu’on ait posé la base radicale, sans qu’on ait parlé de la dénonciation. Je demande que la Convention complète sa loi du 8 brumaire, en décrétant que la dénonciation portée contre un représentant du peuple sera rédigée d’une manière textuelle, et que la première opération sera de la lire à la tribune. 0 Quelques applaudissements .) La France entière a reçu un grand éveil sur cette affaire ; la chose publique doit en profiter; les aristocrates doivent être confondus. {On applaudit.) Quel que soit le résultat, le patriotisme doit triompher. Il y a ici coupable ou innocent : s’il y a coupable, il faut qu’il soit puni; alors c’est le triomphe des patriotes; s’il y a innocent, il lui faut justice, mais il la faut encore à ses calom-(78) Rép., n° 53 (suppl.). (79) Moniteur, XXII, 483. Débats, n° 779, 727 et n° 780, 739- 740. Rép., n° 53 (suppl.) ; Ann. Pair., n° 680. (80) P.-V., XLIX, 116-117. (81) Moniteur, XII, 483-483. SÉANCE DU 21 BRUMAIRE AN III (11 NOVEMBRE 1794) - N° 7 127 niateurs. (Vifs applaudissements d’une partie de l’Assemblée et de quelques tribunes.) Il est des considérations politiques et révolutionnaires qui doivent engager la Convention à examiner si la dénonciation, en supposant qu’elle soit juste, ne tient pas à des intentions telles qu’après y avoir fait droit on se trouvât entraîné à des actes contre-révolutionnaires. (Mêmes applaudissements. ) Prenez garde que la nation ne dise : Un représentant du peuple a été justement puni, mais c’est l’aristocratie qui l’a fait punir. L’aristocratie profitera de cet exemple dans d’autres circonstances pour opprimer le patriotisme et la vertu. Je prie donc la Convention, je la supplie, au nom du bien public, de ne pas ménager à nos ennemis du dedans et du dehors le plus léger avantage. J’insiste pour qu’elle décrète que la dénonciation sera rédigée textuellement, signée du dénonciateur, et que la première opération à faire sera la lecture de cette dénonciation. (Nouveaux applaudissements.) *** (82) : La révolution n’est que la justice mise en action. Faisons ce qui est juste, et les aristocrates seront toujours terrassés. (On applaudit.) ROMME : La loi que vous avez faite serait évidemment un poignard mis entre les mains d’un tribunal ou d’une commission contre la représentation ; car elle est remplie d’imperfections et d’omissions. Il est essentiel que celui qui accuse un représentant du peuple ne reste pas dans l’ombre. (Applaudissements.) Il faut que les représentants du peuple aient les moyens d’étouffer la calomnie qui s’attache à leurs pas. J’ai vu parmi les faits qui vous étaient cités des choses absolument contradictoires, évidemment calomnieuses. Je ne dis pas, qu’ils le soient tous, mais il a été impossible à la commission de vérifier les faits, de distinguer dans la moralité des dénonciateurs ce que valent les dénonciations. (Applaudissements-Murmures.) La plus grande partie des faits sont fondés sur des déclarations ou sur des dépositions qui ont été provoquées ou mendiées, et vous serez surpris lorsque vous saurez que la déclaration d’hommes qui ont été traduits au tribunal révolutionnaire pour les actes de férocité qu’ils ont commis fait foi contre Carrier. Où est l’esprit public qui met en balance l’homme justement soupçonné, l’homme qui est traduit devant la justice, avec celui qui est investi du caractère de représentant du peuple? Où est la justice nationale qui permet à un tribunal de recueillir des déclarations sans y être autorisé ? (Quelques applaudissements d’une partie de la salle. - Murmures dans l’autre. - Même mouvement dans les tribunes.) D’après le vu des pièces, je n’en connais qu’une seule qui soit signée, n’ayant fait mon (82) J. Mont., n° 30, donne Richaud. travail que sur des copies collationnées. |je n’ai pas vu les originaux]. (83) BOUDIN : Le fait est faux; le rapporteur a vu les pièces quand il l’a voulu. [Tous les membres de la commission les ont eu dans les mains.] (84) (Vifs applaudissements.) PIERRET : Romme, tu te conduis lâchement. Plusieurs membres de la commission se précipitent à la tribune; il se fait un grand tumulte ; le président se couvre. Le calme renaît peu à peu. BOUDIN : Je déclare que Romme seul a été d’un avis opposé à celui de tous ses collègues; il a dit qu’il ne pouvait voter quant à présent. (Murmures.) Romme a eu communication des originaux des pièces toutes les fois qu’il l’a voulu. (Plusieurs voix : C’est vrai!) Je citerai les deux arrêtés qui sont signés de Carrier, et par lesquels il a donné ordre de faire exécuter, sans jugement, des enfants de treize ans et des femmes. (Mouvements d’indignation.) [Il faut que la Convention sache quelle est l’opinion de la commission dans cette affaire. Eh bien? Romme seul, a été contre la proposition de l’accusation] (85). [ROMME : La commission n’a eu que des copies collationnées et elles ont été pour elle les seuls originaux; j’ajoute que toutes les opérations ont toujours été votées à l’unanimité, exceptée la dernière, à laquelle je n’ai pas donné mon adhésion.] (86) *** : Romme a eu raison, car on ne nous a jamais remis les originaux des dénonciations. MERLIN (de Douai) : Je demande la parole pour soutenir la loi, qui est méconnue et calomniée. ( Applaudissements .) La loi dit que le rapport ne pourra porter que sur les faits compris dans la dénonciation : mais elle ne dit pas que la commission ne pourra en rechercher la preuve, en réunissant toutes les pièces ; c’est au contraire, l’objet de son travail. (Applaudissements.) Au surplus, on oublie que cette affaire s’est engagée d’une manière toute particulière. (Quelques rumeurs dans l’extrémité de la salle.) Par un décret rendu avant la loi dont on parle, la Convention avait chargé le tribunal révolutionnaire de poursuivre l’affaire de Nantes, et de rendre compte chaque jour au comité de Sûreté générale du résultat de l’instruction. (Applaudissements.) Vous avez, par un autre décret, chargé les comités de Salut public, de Sûreté générale et de Législation, d’examiner l’affaire de Carrier; au surplus, ceux qui voudraient une dénoncia-(83) Rép., n" 53 (suppl.). J. Perlet, n° 779; Gazette Fr., n° 1045. (84) Rép., n° 53 (suppl.). J. Perlet, n° 779. (85) Gazette Fr., n° 1045. (86) Rép., n° 53 (suppl.). 128 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE tion signée ne font pas attention combien ce système est ridicule. Je suppose qu’il arrive au comité de Sûreté générale des pièces de conviction contre moi, et que celui qui les aura envoyées ne se fasse pas connaître; eh bien, parce qu’il n’y aura pas de dénonciateurs, on ne pourra pas me poursuivre quoiqu’il soit bien constant que j’aie commis un crime? {Applaudissements.) En fait d’ordre judiciaire, il faut toujours que les représentants du peuple se rapprochent des citoyens le plus qu’il est possible. {Applaudissements.) Eh bien, d’après la loi sur l’ordre judiciaire, toutes les fois qu’un homme fait une dénonciation devant un officier public, sans vouloir la signer, celui-ci est obligé de poursuivre la dénonciation, parce que ce n’est pas pour l’individu qu’on poursuit, mais pour l’intérêt de la chose publique. {Applaudissements.) Ainsi le refus ou la mauvaise foi du dénonciateur ne peuvent pas arrêter l’instruction. Je demande l’ordre du jour sur les objections de Châles. {Applaudissements). L’Assemblée passe à l’ordre du jour. {On applaudit.) ROMME : Il m’était impossible de disposer seul des pièces pour faire mon travail ; j’en ai demandé des copies. J’étais, il est vrai, sûr de leur fidélité, puisque je les ai collationnées moi-même. Je n’entends pas, par cette déclaration, infirmer le rapport, mais seulement dire que je n’ai pas voulu me charger du soupçon qu’aurait pu faire naître la disposition des pièces. On demande l’ordre du jour. *** : On a argué du défaut de dénonciation dans l’affaire de Carrier; j’en citerai plus de trente. Comme membre de la commission... {Murmures dans une extrémité de la salle.) Je me résume à demander l’arrestation de Carrier. {Applaudissements . ) Le président rappelle cette proposition. {Les applaudissements se renouvellent dans une partie des tribunes.) Il la met aux voix; à peine la première épreuve est-elle faite, que la salle retentit de nouveaux applaudissements et des cris de Vive la République ! vive la Convention ! ces cris redoublent lorsque le président prononce le décret d’arrestation. Quelques membres réclament l’appel nominal. Le président demande quel est le nombre des signataires qui le veulent. {Tous, tous! s’écrie-t-on. On applaudit vivement.) CARRIER : Il est clair qu’après m’avoir entendu la Convention a passé à l’unanimité à l’ordre du jour sur l’arrestation provisoire demandée contre moi. (Non, non, s’écrie-t-on de toutes parts.) Il faudrait au moins, pour qu’elle prît ce parti de rigueur, qu’il y eût des arrêtés de moi (il y en a ! s’écrie-t-on), et vous n’en avez pas vu. {Violents murmures.) La loi dit que, si le rapport tend à l’accusation, la Convention décidera s’il y a lieu à l’arrestation provisoire. {Plusieurs voix : c’est décidé.) Je suis accusé, je suis citoyen français, je suis représentant du peuple. {Rumeurs.) Je me souviens qu’après avoir victorieusement repoussé toutes les calomnies prodiguées contre moi, {murmures) ; et la Convention s’est bornée à décréter l’impression des pièces. {Nouveaux murmures.) A présent, si la Convention veut prendre une autre détermination, je lui demande de décréter que je serai prisonnier chez moi. Plusieurs membres demandent que Carrier ait des gendarmes; les uns en proposent deux, les autres quatre. LEJEUNE : Un régiment. La Convention décrète que Carrier restera en arrestation chez lui sous la garde de quatre gendarmes, aux frais de la nation. {On applaudit.) (87) [CLAUZEL : Je m’y oppose, quand vous avez pris de pareilles mesures à l’égard d’autres députés, ils ont été arrêtés en sortant de cette enceinte, et jamais vous n’en avez chargé votre comité de Sûreté générale] (88). La Convention nationale décrète que le représentant du peuple Carrier sera provisoirement mis en état d’arrestation dans sa maison sous la garde de quatre gendarmes, aux frais de la nation (89). 8 Un secrétaire fait la proclamation du scrutin fait la veille ; les citoyens Audrein, Dumont [Louis -Philippe] et Mariette sont nommés membres et les citoyens Blutel, Rudel et Christiani, suppléans du comité de Correspondance, pétitions et dépêches. Les citoyens Pierret, Chedaneau, Chaba-non et Bourgeois sont nommés membres et les citoyens Christiani, Précy, Herard et Albert aîné, suppléans du comité des Inspecteurs du Palais national (90). 9 Un membre [PRIEUR de la Marne] annonce qu’il y a encore des rassemble-mens autour de la société séante aux Jacobins; la Convention nationale charge ses (87) Moniteur, XXII, 483-484. Débats, n° 779, 727-728 et n° 780, 740-741; Mess. Soir, n° 817; F. de la Républ., n° 52; C. Eg., n° 814 ; M. U., n° 1339 ; J. Perlet, n° 779 ; Ann. Patr., n° 680; Gazette Fr., n° 1045. (88) Gazette Fr., n° 1045. (89) P.-V., XLIX, 117. Rapporteur Lefranc selon C* II, 21. (90) P.-V., XLIX, 117.