lAssemblée nationale.! ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (28 septembre 1790.J 283 tions subites toujours funestes et les ventes en activité vous feront retirer, en peu de temps, une proportion d’assignats assez considérable pour que l’équilibre du commerce n’en soit pas dérangé; ainsi, vous arriverez sans secousse au temps où la France, heureuse par sa Constitution, verra refleurir toutes les branches de son économie politique. Je crois donc que l’on peut, sans crime , voter contre l’opération proposée; et je conclus, en conséquence, pour l'adoption du projet de décret qui vous a été présenté le 10 de ce mois par votre comité d’aliénation (I), en changeant leur titres de créances en obligation nationale , et en vous réservant de créer, à mecure des Oesoins publics, la quantité d’assignats-monnaie nécessaires pour y subvenir, sans qu’il puisse en être créé pour d’autres usages. ASSEMBLÉE NATIONALE. PRÉSIDENCE DE M. EMMERY. Séance du mardi 28 septembre 1790 (2) . La séance est ouverte à neuf heures du matin. M.Wernler, secrétaire , donne lecture du procès-verbal de la séance d’hier 27 septembre. Il est adopté. M. Vieillard {de Saint-Lô), secrétaire , donne lecture de la lettre suivante des membres du directoire du département de Seine-et-Oise : « Messieurs, « Vos cœurs seront sans doute aussi satisfaits que les nôtres l’ont été, en apprenant que ceux que l'on vous a présentés comme des brigands menaçant ie petit parc, le château et la ville de Versailles, ne sont autres que les habitants des campagnes voisines, induits en erreur, et auxquels il avait été publiquement annoncé que le roi avait permis de détruire tout le gibier du grand parc; et il est de fait que Sa Majesté avait ordonné qu’il fût tué pour être distribué aux pauvres . « Sur notre invitation, deux membres du district s’étant transportés sur les lieux, il résulte de leur procès-verbal que tous ces chasseurs, qui n’étaient pas à beaucoup près si nombreux qu’on s’est plu à vous le dénoncer, et parmi lesquels se trouvaient d’honnêtes citoyens également trompés, croyaient jouir in nocemment des bienfaits de Sa Majesté; nous vous laissons maintenant apprécier les craintes que l’on a réussi à inspirer à l’Assemblée nationale et à jeter dans le cœur du roi, et qui se sont répandues dans (1) Je dois observer que je ne parle point ici au nom du comité d’aliénation; j’ai été chargé parlai, le 10 de ce mois, d’un rapport sur le mode de payement des domaines nationaux; mais il m’a chargé aussi de dire (page 4 du rapport imprimé) qu'il imitait la sage retenue du comité des finances, en ne vous apportant point un avis sur une question que vous ne l’aviez point chargé d’examiner et d’ajouter que chacun de ses membres pourrait vous développer ses vues particulières ; c’est le devoir dont je m’acquitte en ce moment. {%) Cettq séance est incomplète au Moniteur % toute la France. L'amour de la paix nous fait un devoir de garder le silence sur un événement qui n’a pas produit tout l’effet qu’on pouvait en attendre; le calme est rétabli : voilà ce qui doit tranquilliser tous les bons citoyens et ce que nous nous empressons de faire savoir à l’Assemblée nationale ; heureux d’apprendre cette nouvelle satisfaisante la France entière et à son chef auguste dont il serait à désirer que l’on respectât le repos et que les ennemis du bien ublic rendent à l’envie le plus malheureux des ornmes, parce qu’il en est le meilleur. « Nous sommes avec respect, Messieurs, vos très humbles et obéissants serviteurs. « Les membres qui composent le directoire du département de Seine-et-Oise : « Signé ; Huet, Challar, Vaillant, ChÉRON, Durand, Hénin, Ghovot, Le Flamand. » M. Bouche. Je demande que cette lettre soit présentée au roi par M. le president. M. l’abbé Latyl. Je propose de la faire im-rimer afin de lui donner une plus grande pu-licité. (Ces deux motions sont adoptées.) Dom Gerle, député d'Auvergne , demande et obtient un congé de trois semaines pour affaires. M. Lefort, député d’Orléans , sollicite pour affaires domestiques un congé d’un mois qui lui est accordé. L’ordre du jour est la suite de la discussion sur le mode de liquidation de la dette publique. M. le Président fait lecture d’une lettre, par laquelle M. Duval, ci-devant d’Eprémesnil, demande à présenter un plan qui n’est ni celui des assignats, ni celui des quittances de finance, ni celui de deux opérations mêlées ensemble, mais un plan tout à fait nouveau et seul capable de rétablir la tranquillité publique. (On demande que M. Duval ne soit entendu qu’à son tour.) M. Goupilleau.L’ Assemblée doit montrer d’autant moins d’empressement à entendre M. d'Epré-mesnil, qu’il a dit qu’il ne paraîtrait plus que pour proposer une contre-révolution. M. Duval. Je n’ai point tenu un pareil propos, seulement j’ai bien pu dire en société que, s’il y avait une contre-révolution à proposer, je voudrais la proposer à la tribune même de l’Assemblée nationale : sans m’arrêter à ces réflexions puériles, jedemande que l’Assemblée veuille bien entendre la lecture de mon plan, après le discours de M. l’abbé Maury. (L'Assemblée décide qu’elle passera à l’ordre du jour.) M. Bergasse-Larizoule , député de Pa - miers{ 1). Messieurs, j’ai cru pendant quelque temps que ie projet de rembourser la dette prétendue exigible , en entier ou en partie, au moyen d’une émission de papier-monnaie, n’était point d’une réfutation sérieuse. J’avouerai même, puisque la (l) Le discours de M. Bergasse-Larizouje est incomplet au Moniteur , 284 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 septembre 1790.] franchise des vrais citoyens ne fut jamais plus nécessaire au salut public, que, considérant ce système comme un rêve alchimique , ou plutôt commeune decesvaines productions delacupidité en délire, j’ai été jusqu’à présent sans inquiétude sur l’impression qu’il pourrait produire dans l’Assemblée nationale. lia cependant acquis une telle consistance par les décorations éblouissantes qu’une pompeuse éloquence ne cesse de lui prodiguer, qu’il n’est peut-être plus temps de faire tomber le masque qui cache sa difformité et de détruire l’illusion qu’il a fait naître. Lorsque j’ai vu un essaim d’orateurs employer tous les ressorts d’une imagination féconde à l’examen d’une matière purement didactique; sortir sans cesse de la question ; mêler, dans leur opinion, ces heureuses réticences, ce langage à la mode du temps, dont l’effet est toujours certain, au milieu du patriotisme qui nous écoute; ces expressions civiques dont chacune vaut un applaudissement ; ces sentiments révolutionnaires qui concilient la faveur; j’ai pensé qu’on était plus jaloux de persuader que de convaincre. Je suis resté froid au milieu de tant de chaleur, et je me suis confirmé dans cette pensée que, les vérités abstraites n’étant point à la portée de tous les hommes, l’art oratoire pouvait aisément s’en emparer, les corrompre ou les obscurcir à son gré. Je me suis rassuré cependant en songeant que la sagesse et la vérité résidaient toujours dans cette auguste enceinte, et que les élans les plus fougueux de l’enthousiasme y subissaient tôt ou tard le joug de la raison. Je vous apporte en ce moment le tribut d’une conviction intime contre le projet dont vous balancez avec tant de maturité et de prudence les avantages et les inconvénients. Oui, Messieurs, jusqu’à ce que, par un assentiment que je n’ose prévoir, vous ayez réconcilié ma raison et mon jugement avec une émission quelconque d’assignats-monnaie, pour un remboursement de la dette publique, personne ne répugnera plus que moi au choix d’une telle ressource : je la crois aussi inconciliable avec la paix et le bonheur de mes concitoyens qu’avec la régénération des finances. Cette opinion est fortement prononcée dans mon cœur et dans mon esprit. Je vais vous rendre compte de mes motifs. Je commencerai par jeter un coup d’œil sur la méthode uniforme qu’emploient les partisans des assignats-monnaie pour vous familiariser avec leurs inconvénients.IIs partent tousdecettesuppo-sition imaginaire qu’il faut rembourser sans délai la dettequ’ils ont appelée exigible; etsans vouloir faire attention que vous êtes dans l’impossibilité absolue de la rembourser réellement dans le moment actuel, ils vous présentent différentes combinaisons, auxquelles ils appliquent le nom de remboursement, et entre lesquelles, selon eux, vous êtes obligés d’opter. Vous plaçant, en conséquence, entre deux écueils : les assignats forcés d’un côté, et les quittances de finance de l’autre, ils vous pressent de prendre un parti. Selon eux, « les quittances de finance sont un « abîme d’infidélité et de mauvaise foi : leur « idée seule compromet la loyauté de la nation « française et de ses représentants : le déshon-« neur et l’opprobre en sont inséparables. Lesas-« signais, au contraire, malgré les inconvénients « qu’on leur suppose, offrent une manière loyale « et généreuse dfacquitter nos dettes. Nés au sein « de la détresse du Trésor public, auquel ils « prêtent d’abord une heureuse assistance, ils « répandent bientôt la vie et la fécondité sur « toute la surface de l’Empire ; ils réchauffent « l’industrie languissante; ils vivifient les arts, « le commerce, l’agriculture ; ils consument les « germes empoisonnés qui nuisent à l’aisance « du peuple; leur préférence est partout marquée « par des bienfaits. » Si, l’expérience et le calcul à la main, quelqu’un déchire le voile qui couvre ces prétendues merveilles, alors, avec une politique imperturbable, on effraye votre imagination sur l’alternative qui vous menace, et on vous entraîne, malgré vous, dans l’abîme que vous alliez éviter. Ne pourrions-nous pas faire cesser enfin ces mouvements oppressifs que l’abus d’une éloquence facile opère tous les jours dans cette Assemblée? Ne serait-il pas possible de détruire, par une analyse exacte de notre situation présente, les hypothèques chimériques sur lesquelles se sont constamment appuyés les amis du papier-monnaie, et de leur ôter l’espoir de nous égarer plus longtemps? Et d’abord, examinons en quoi consiste la dette exigible que l’on vous propose dérembourser. Il est bien reconnu qu’on ne peut appliquer cette dénomination qu’à l’arriéré des départements, qui s’élève à une somme de 120 millions, et aux charges de magistrature et militaires qui forment, selon le comité des finances, un capital de 450 millions. La totalilé compose une somme de 570 millions, qui seule peut exciter notre sollicitude dans le moment de pénurie où nous nous trouvons. Il n’est pas douteux qu’il faut la rembourser, si la chose est possible ; mais, de bonne foi, cette possibilité existe-t-elle, lorsque nous ne possédons point la monnaie courante, qui seule peut opérer un véritable remboursement? Que pourrions-nous donc faire de mieux en faveur des créanciers, si le secret pernicieux du papier-monnaie nous était incon nu ? Nous leur offririons loyalement nos propriétés, nos domaines ; nous donnerions à leurs contrats la forme la plus avantageuse pour les acquérir ; enfin, nous le3 dédommagerions, par un intérêt légitime et fidèlement acquitté, de la perte qu’essuierait leur fortune avant l’acquisition, et nous ne croirions les avoir vraiment remboursés qu’au moment ou ils seraient entrés en possession de nos biens. C’est ainsi que nous serions justes à leur égard; car on a tout fait pour la justice lorsqu’on a fait tout ce qui est possible. Et je dis que nous aurions fait alors ce qui aurait été possible, parce que je ne compte point au nombre des possibilités ce qui ne serait que l’effet d’une puissance tyrannique. Certes, un créancier a droit de tout attendre des facultés de son débiteur, maisjrien de sa puissance, et le débiteur souverain n’est, sous ce rapport, qu’un simple individu. Mais, nous dira-t-on, les assignats, que nous voulons délivrer aux créanciers, ne diffèrent en rien des espèces courantes : où est donc la tyrannie ? où est l’abus d’autorité ? Si cette assertion est vraie, je conviens avec vous que l’opération est juste, qu’elle est sage, et je me rallie sur-le-champ à votre système ; mais promettez-moi de convenir aussi, à votre tour, que vous poussez la déraison et l’immoralité à son comble, si je parvient à vous prouver le contraire. C’est vraiment là que gît la solution du problème qui nous divise. Examinons donc de bonne foi si je puis compter sur le prix .qu’il vous [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 septembre 1790.] 285 plaît d’attacher à vos assignats, et s’il ne m’est pas facile de vous prouver, au contraire, qu’un papier quelconque, non conversible en argent à volonté et sans intérêt, de quelque solide hypothèque d’ailleurs qu’il puisse jouir, quelque confiance qu’il puisse inspirer, doit perdre à côté de l’argent, c’est-à-dire que, dans les transactions libres, une valeur numérique en écus doit avoir un plus haut prix qu’une pareille valeur numérique que représente un papierde cette espèce. Ceux qui, comme moi, sont bien convaincus de cette vérité, voudront bien m’excuser, si je ne me dispense pas de l’établir encore une fois, malgré que plusieurs préopinants en aient oussé la démonstration au degré de l’évidence. n ose si souvent la contester ou l’éluder, qu’il ne sera peut-être pas superflu d’y revenir. Il est bien reconnu que les métaux précieux, en même temps qu’ils sont une marchandise universellement recherchée, tiennent bien plus de leur nature que d’aucune convention Régale, la propriété de servir de terme de comparaison et d’échange entre les différentes valeurs. Vouloir donc attribuer au papier les fonctions de la monnaie métallique, c’esta’anord vouloir changer l’essence des choses, c’est vouloir tenter l’impossible. En effet, pour que la valeur numérique d’un papier quelconque soit égale à celle d’une pièce de mon-maie, il faut que ce papier procure à son possesseur les mêmes avantages que la pièce de monnaie ; il faut qu’il puisse en obtenir aussi complètement et aussi commodément les mêmes services . Gela posé, comparons un assignat de la nature de ceux qu’on vous propose, c’est-à-dire solidement hypothéqué, forcé dans le commerce et sans intérêt, avec un certain nombre d’écus qui, jusqu’à présent, ont représenté la valeur numérique qu’on veut attacher à l’assignat. Voyons les services qu’on peut obtenir de l’un et de l’autre de ces deux objets. L’assignat peut servir à payer une somme égale à celle qu’il représente: les écus le peuvent aussi. L’assignat est propre à l’acquisition d’une portion de terre qui lui sert d’hypothèque; les écus peuvent remplir le même but, et on conviendra peut-être que, dans l’acquisition d’un domaine qui ne serait point national, il est possible qu’ils obtinssent la préférence. Première différence. L’assignat peut procurer, de gré à gré, l’achat de diverses denrées ou marchandises; mais il peut être absolument refusé ou accepté avec perte : une longue expérience nous a appris que les écus ne l’étaient jamais. Deuxième différence en faveur des écus. Si l’assignat n’a pas des sous-espèces aussi divisées que les valeurs métalliques, il ne peut point servir à l’usage multiplié et indispensable des appoints. Il est vrai que quelques-uns ont trouvé facile de lui procurer cette faculté, en fabricant des assignats de 24 livres, de 6 livres et même de 3 livres, plus ou moins. Mais qui est-ce qui se chargera de faire accepter sans murmure cette monnaie à l’artisan, au laboureur, au manouvrier, toujours armés d’une méfiance naturelle fondée sur la brièveté de leurs ressources, l’étendue de leurs besoins journaliers, et profondément prévenus en faveur du métal qui, jusqu’à présent, les a fait vivre? S’ils tiennent trop fortement à leurs habitudes, il faudra bien concentrer l’usage des assignats dans le cercle des hommes assez riches pour posséder deux cenls, cent ou cinquante livres. Il s’établira donc, quoi qu’on en dise, une troisième différence en faveur des écus. Il en existe une quatrième, et celle-ci est la plus étendue et la plus inévitable de toutes : elle résulte de nos rapports extérieurs. Notre commerce avec l’étranger se fait, ou en achetant comptant, ou par le moyen des lettres de change qui se balancent mutuellement de na-tioa à nation, lorsque le change est au pair, et que la valeur des importations égale celle des exportations. Lorsque cette parité n’existe pas, il faut solder la différence en espèces sonnantes. Dans notre position actuelle, le change et la balance du commerce étant malheureusement à notre désavantage, il faut que nous fassions passer des espèces chez l’étranger. Les assignats, il faut en convenir, ne peuvent point remplir cet objet, ils restent donc inférieurs aux écus, sous ce dernier rapport. Je prescinde ici du mécanisme inévitable qui accroît cette sortie d’espèces, en raison de la quantité de numéraire fictif qui circule dans le royaume, et de la perte qu’il subit. Je n’envisage encore nos relations extérieures que sous un point de vue comparatif, entre l’usage des écus et celui des assignats ; et je me hâte de conclure, avec plusieurs préopinants, qu’une • valeur numérique en assignats ne pouvant procurer à son possesseur les mêmes avantages qu’une pareille valeur en écus, il faut nécessairement que tout le monde, étant bientôt averti par l’expérience, se ravise sur ce point, et ravale la première monnaie au-dessous de la seconde. J’ai donc prouvé, par un rapprochement très naturel, que les assignats-monnaie doivent perdre plus ou moins dans la circulation, et cela, par la nature des choses et en leur supposant toujours, dans toute son intégrité, le crédit qui véritablement leur est dû. Quelle confiance. Messieurs, peuvent vous inspirer les protestations des partisans du papier-monnaie, lorsqu’ils vous promettent que, loin d’essuyer quelque perte, ce papier forcera l’argent àsortir promptement des coffres des capitalistes? De quel poids peuvent être leurs prédictions sur l’avenir, tandis qu’ils ont poussé la présomption au point de vouloir vous persuader que, dans le moment présent, les assignats valaient autant que les écus ? Certes, je ne ferai point à l’Assemblée l’injure de combattre une telle assertion. D’autres ont dit avec emphase qu’ils perdaient moins qu’une lettre de change. Ce phénomène n’est point difficile à expliquer, du moment que les lettres de change ne sont acquittées qu’avec des assignats. Ne les rendez point forcés pour l’acquit des lettres de change seulement, et vous verrez laquelle de ces deux valeurs acquerra un plus haut prix. Du reste, les assignats sont de véritables lettres de change, à terme inconnu, et payables en immeubles. Ce dernier point de vue constate encore la perte ou l’escompte qui est inséparable de ces sortes d’effets. Encore une fois, c’est sur cette perte qu’est fondée, selon moi, l’absurde iniquité des assignats-monnaie. J’aurais désiré que les préopinants, M. de Mirabeau surtout, n’eussent point éludé cette question. J’invite ceux qui parleront après moi à ne pas divaguer sur ce point, et à prouver nettement, et sans éloquence , que les assignats ne seront point inférieurs aux écus dans les transactions libres , ou à convenir franchement de la proposition contraire. Dans ce dernier cas, je leur ferai une question à laquelle ils voudront bien aussi répondre sans détour. Je leur demanderai si une anticipation sur les domaines 2gg (Assemblée nationale. ) nationaux, dont quelqu’un doit indispensablement payer l’intérêt, doit être supportée par les créanciers directs du Trésor public, ou répartie sans aucune égalité sur les derniers porteurs des assignats? Quant à moi, je pense que, dans l’une et dans l’autre hypothèse, il y aurait infidélité de la part de la nation ; mais si j’étais réduit à opter entre ces deux inconvénients, je trancherais la question contre les créanciers directs. Mais comment ose-t-on proposer à l’Assemblée nationale de contraindre tous les créanciers de l’Empire à recevoir en payement des valeurs évidemment inférieures à celles qui leur sont dues; et de leur occasionner sciemment un dommage proportionné à l’infériorité du papier dont on les menace. Il est probable que la perte qu’essuiera ce papier, sera variable surtout si l’émission en est successive. Mais s’il est permis d’en juger par analogie, on peut raisonnablement calculer que si 400 millions d’assignats déjà émis , et portant 3 0/0 d’intérêts, essuient une perte de 7 0/0, y compris l’intérêt , 800 millions d’assignats perdront 14 0/0; car tout le monde sait qu’une marchandise s’avilit en raison de son abondance. Je me dispenserai d’évaluer la perte scandaleuse qu’essuieraient deux milliards de papier-monnaie, parce que je crois bien qu’ils ne peuvent point circuler spontanément, et que d'ailleurs on ne me paraît point insister sur une émission aussi immodérée. Quoi qu’il en soit, qu’on me permette de supposer un instant une perte de 10 0/0, et je ferai une comparaison qui pourra faire sentir l’odieux du système qu’on propose. Il ressemblerait vraiment, dans une partie de ses résultats, à celui par lequel vous déclareriez, par un décret, que la valeur de toutes les monnaies est forcément augmentée d’un dixième, pour profiter ensuite d’un décret et payer vos dettes en écus. Le Trésor public gagnerait 200 millions sur 2 milliards : les derniers créanciers de ses créanciers essuieraient cette perte, et, dans les transactions libres, l’argent ne serait pris, malgré le décret, que pour sa valeur intrinsèque. La différence qu’il y a entre cette ridicule opération et celle qu’on vous propose, c’est que dans celle-ci la nation ne fait aucun bénéfice, si ce n’est celui que vous pourriez lui procurer injustement, en frustrant les assignats d’un intérêt; mais dans l’une comme dans l’autre, les derniers créanciers essuient une perte de 10 0/0. Si mon hypothèse mérite à juste titre le nom de banqueroute, comment qualifier le résultat de celle que je combats ? On ne finirait pas si on voulait s’appesantir sur les pénibles réflexions que présente le remboursement de la dette exigible en assiguats-mon-naie. On a beau en velopper sous mille formes différentes cet incroyable système; ou a beau dire, comme M. Anson et plusieurs autres opinants, que l’on laisserait aux derniers porteurs de ces assignats la faculté de les convertir en contrats portant 3 ou 4 0/0 d’intérêt, faculté dérisoire pour ia plupart des iudividus à qui elle est offerte, la profonde immoralité de ce plan perce à travers tous les sophismes dont on ne néglige point de l’étayer, et bien loin que le tableau d une aussi grande injustice soit affaibli par les avantages que la nation peut en retirer, sa ruine totale en est, comme on le verra bientôt, l’effroyable résultat. Tant il est vrai que l’intérêt public est toujours inséparable de ia règle et de (28 septembre 1790 j l’équité, et que la morale n’est jamais impunément violée par la loi ! Mais, nous dit-on, que peuvent avoir les assignats de si effrayant, de si désastreux? Le créancier direct les reçoit et les transporte à son créancier; si celui-ci ne peut point trouver le même débouché, c’est une preuve qu’il fait peu d’affaires et qu’il n’a besoin que de capitaux : les domaines nationaux lui offrent une ressource satisfaisante; il peut d’ailleur3 se présenter pour obtenir un contrat. Faux calculateurs ! ne voyez-vous pasque ce créancier n’a très souvent qmune mince fortune; que tantôt il a besoin de ses faibles rentrées pour solder les ouvriers d’une manufaclure bornée; que tantôt il est forcé de faire un payement chez l’étranger; et qu’enfin on ne s’acquitte souvent envers lui que de ce qui est absolument indispensable à sa subsistance journalière? Vous conviendrez que, dans ces cas, il est à la merci des gens à argent et qu’il en devient tributaire. La foule des créanciers de celte espèce, que les assignats rencontreraient sur leur chemin, est immense. Faut-il donc que ces hommes honnêtes, qui jamais n’ont eu des affaires d’intérêt avec le gouvernement, qui jamais n’ont joué sur les effets publics, endossent tout le fardeau d’un remboursement inutile? Faut-il que le laborieux manufacturier renverse ses ateliers ou qu’il fasse partager à ses malheureux ouvriers la détresse qui l’opprime? Que le négociant qui a compté sur la rentrée de l’intégrité de ses fonds, pour faire honneur à une dette étrangère, porte ses assignats sur la place pour les convertir en argent et se procurer, à grands frais, l’acquisition d’une lettre de change? que le laboureur, qui alimente une nombreuse famille, par la vente de ses denrées et de ses bestiaux, ne rencontre, dans toutes les foires et dans tous les marchés, qu’uu papier infidèle, dont il est hors d’état de connaître la valeur réelle, constamment au-dessous de la valeur légale, et qu’il soit réduit à la cruelle alternative de ne point vendre ou d’essuyer tous les embarras et toutes les vicissitudes inséparables de la monnaie qu’il aura reçue? Que répondre à ces hommes, lorsqu'ils demanderont, avec une juste amertume, quel est le gé ¬ nie malfaisant qui étouffe en un instant toutes leurs combinaisons, toutes leurs habitudes, toutes leurs espérances? Faudra-t-il leur dire que l'intérêt des créanciers du gouvernement a prévalu sur leurs droits et sur leurs besoins? Faudra-t-il leur dire qu’il était bon d’avoir l’air de rembourser les créanciers et qu’il a fallu tout sacrifier à cette fausse politique? Faudra-t-il enfin leur avouer qu’il a paru plus convenable de faire circuler, le sabre à ia main, un brevet d'infidélité pour les débiteurs, et de ruine pour les créanciers, que d’imposer, d’une manière égale sur tous les citoyens, la différence qui existe entre les intérêts de la detie exigible et le revenu des domaines nationaux, qui lui servent d’hypothèque? Gomment oser leur dire que cette différence ne s’élève pas à 20 millions, et que, sans lever de nouvelles contributions, il était facile d’y faire face, en y destinant le produit des premières veutes? Cependant on a fait sonner bien haut le bénéfice de l’impôt dont il faudrait grever les peuples, pour acquitter les intérêts de la dette exigible. Get impôt est évité, nous dit-on, par un remboursement en assignats. Mais ne voit-on pas ou ne veut-on pas voir que le remède est cent fois pire que le mal, et que les assignats eux-mêmes ARCHIVES PARLEMENTAIRES [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 septembre 1790.] 287 sont un impôt ; qu’il n’en est point de plus inégal ni de plus désastreux ; un impôt tel que les peuples voudraient le racheter, à quelque prix que ce fût, lorsqu’il n’en serait plus temps? Il n’est guère possible de rien dire de nouveau sur Je sujet qui nous occupe. J’insisterai cependant sur une considération bien importante, fondée sur nos relations extérieures. On peut les considérer sous deux rapports principaux : Je premier est celui des rentes que la France doit acquitter annuellement envers l’étranger ; cet objet s’élève, selon le comité des finances, à 60 millions ; le second est l’achat des matières premières indispensablement nécessaires à l’usage de nos fabriques et de nos manufactures, et des objets propres à l’entretien de notre marine. Ces obligations et ces besoins sont mal compensés par nos objets d’échange, car, de quelque temps, la balance du commerce ne pourra point s’établir en faveur de la France : 1° à cause de la masse énorme des dettes qu’il faut payer aux nations voisines ; 2° à cause de l’importation extraordinaire des marchandises étrangères, importation occasionnée par le traité de commerce, ou par toute autre cause ; 3° à cause de la diminution sensible de son commerce avec les colonies, qui, avant la Révolution, procurait à la métropole, par l’effet d’une dépendance absolue, le sucre, l’indigo, en échange de ses productions territoriales et industrielles, lesquelles marchandises exportées chez les nations voisines les rendaient constamment débitrices de la France, disposaient le cours des changes en sa faveur, et y attiraient une grande importation de numéraire. Il faudra donc, peudant longtemps, subir une émigration considérable d’espèces, qui serait tout à coup augmentée par l’effet du remboursement de la portion de la dette publique, qui regarde les étrangers. De là une grande recherche d’argent, son renchérissement, et une nouvelle cause de défaveur pour notre papier. Les négociants étrangers en profiteraient pour effectuer leurs payements à Don marché, ce qui augmenterait notre pénurie, ainsi que M. l’évêque d’Autun vous l’a déjà fait sentir. On aurait, à la vérité, liquidé la dette de l’Etat par la vente des biens nationaux ; mais peudant la durée de l’opération, la France se serait vue dépouiller insensiblement du peu de numéraire qui lui reste. Alors elle n’aurait plus ni papier, ni argent. Mais comme uu Etat ne peut subsister sans des moyens d’échange, il faudrait nécessairement créer un nouveau papier-monnaie dénué de toute hypothèque. C’est ainsi que, de calamités en calamités, on ne pourrait plus supporter enfin les maux irréparables dans lesquels nous aurait plongés une fausse mesure. L’Assemblée nationale doit être actuellement bien convaincue que la vente des domaines nationaux n’est qu’un artificieux prétexte, dont les partisans des assignats se sont servi avec trop de succès, pour rendre leur système agréable à tous ceux qui, comme moi, sont bien persuadés que l’expropriation du clergé est un des précieux effets de la Révolution. Ce n’est pas sans adresse qu’ils ont soigneusement insisté sur un motif qui, en même temps qu’il flattait par lui-même uu patriotisme inattentif ou peu éclairé, corroborait celte première impression, par la résistance infaillible de tous ceux qui nourrissent encore dans leur âme la coupable pensée de ressusciter l’ancien ordre de choses ; mais il a fallu ouvrir les yeux, lorsqu'on nous a exposé sans réplique que, de tous les moyens qui avaient été offerts de vendre promptement les biens ecclésiastiques, il n’en était (tas de moins efficace que celui d’une émission d’assignats-monnaie; que la masse de tous les effets publics admis au concours dans toutes les ventes avec les assignats déjà émis, offrait un bien plus grand nombre de chances en faveur d’une vente rapide et avantageuse : car ces effets, perdant 30 0/0 sur la place et n’ayant pas, comme les assignats, la faculté d’intervenir dans les opérations commerciales, et de les bouleverser, doivent arriver plus sûrement et plus promptement à leur unique destination. Plus je réfléchis sur l’influence mortelle du papier-monnaie sur la Constitution, sur l’agriculture et sur les finances de l’Empire, et plus j’ai de peine à concevoir qu’il faille combattre encore le projet antipatriotique d’en inonder Je royaume. Je ne retracerai point le tableau de toutes les spéculations honteuses que vous saurez faire échouer. Je ne vous répéterai point que, si l’on remonte à la source du projet que l’on a osé faire parvenir jusqu’à vous, on y trouvera l’avarice et la mauvaise foi, fixant un œil avide sur les débris de la fortune publique. Oui, Messieurs, il n’est plus possible de se le dissimuler; ce n’est point pour rembourser la dette exigible, ni pour vendre les domaines nationaux, que les assignats ont été imaginés. La dette exigible, au contraire, a été ingénieusement inventée pour faire intervenir les assignats, dont on avait dans la tête le projet intéressé. On avait mis en mouvement tous les agents de change de cette capitale ; on s’était approprié une grande masse d’effets publics, achetés à crédit et à 20 et 30 0/0 de perte, et on a trouvé avantageux et commode d’en être remboursé au pair par le Trésor public. Voilà tout le patriotisme dont on rebat sans cesse nos oreilles ; voilà tout le secret du papier-monnaie. Hâtez-vous, Messieurs, de repousser ce fléau. Non, vous ne donnerez point à l'Europe étonnée le spectacle effrayant d’un peuple qui ne recouvre un instant la liberté, que pour l’engloutir sous les ruines de sa fortune et de son industrie. Ùne grande erreur en finance ne fera point disparaître comme un songe tant de pénibles travaux, et les plus sublimes combinaisons de l’esprit public et de la philosophie. Vous saurez rétrograder au bord du précipice qu’on a entr'ouvert sous vos pas. Vous ne céderez point à l’impatience de vouloir tout embrasser, tout exécuter avec une seule idée. Vous résisterez aux prestiges d’une éloquence mensongère, et à cette fougueuse impéritie qui ne voit de salut que dans des milliards d’assignats. Après avoir rejeté bien loin tout projet de remboursement en papier-monnaie, si, pour guérir le corps politique de la maladie que lui a occasionnée une interruption malheureuse dans la rentrée des contributions publiques, vous êtes obligés de recourir à ce terrible émétique, vous en userez du moins avec assez de réserve pour ne point le rendre mortel. Quant aux moyens de vendre promptemenfret sans danger les domaines nationaux, je n’ai rien à ajouter à ce que vous ont dit les préopinants. Je m’en réfère au projet infiniment sage et réfléchi du comité d’aliénation. M. de Toustaiu-Yiray (1). Messieurs, je sens (1) Le Moniteur se borne à mentionner le discours de M. de Toustain-Viray. | (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES* (28 septembre 1790.] toute l’importance et l’étendue de l’objet qui vous occupe-, bien persuadé en même temps de mon insuffisance pour entrer dans une discussion longue et approfondie, je n’abuserai pas de vos moments précieux : Je ne suis qu'un soldat , et je n’ai que du zèle. Je brûle du désir de voir ma patrie heureuse. Le patriotisme seul m’inspire et réclame l’indulgence de ceux qui, par une dissemblance d’opinion, me seraient opposés. Il ne faut pas se le dissimuler, Messieurs, de votre opération va résulter ou la félicité ou le malheur de la nation. J’ai entendu, dans cette tribune, des membres respectables par leurs vertus et leur civisme, vous faire un tableau effrayant de tous les maux dont nous serions environnés, si l’on adoptait l’émission de deux milliards d’assignats; ils vous ont peint les manufactures anéanties, le commerce ruiné, l’agriculture dépérissante, les marchandises et la main-d’œuvre augmentées en proportion du numéraire fictif, enfin les comestibles en tout genre rehaussés à un prix qui porterait la désolation dans la portion du peuple, dont votre devoir est de vous occuper plus essentiellement. Je ne puis qu’applaudir à leur zèle patriotique. Il suffit de la bonne foi et d’un jugement sain, pour convenir et être convaincu de la vérité et de la solidité de tous ces raisonnements; iis ont été trop bien développés par M. l’évêque d’Autun, M. Malouet et plusieurs autres membres pour qu'il puisse rester des doutes à cet égard. Tous les malheurs qu’entraînerait une émission de deux milliards de papier-monnaie, dont la contrefaçon serait le moindre; tous ces malheurs, dis-je, sont incalculables, font frémir d’horreur et précipiteraient l'Etat dans un abîme effrayant. Examinons maintenant, Messieurs, de sang froid et sans prévention, la position de la France. Une longue suite de dilapidation dans les finances l’a précipitée dans le plus grand désordre; des emprunts successifs, onéreux à l’Etat, avantageux aux seuls capitalistes, ont porté la dette publique à un taux excessif. Il est instant de prendre un parti. Vous devez compte à la nation et du choix et de l’exécution. La tâche est pénible, sans doute; mais il faut avoir le mâle courage de l’exécuter. Je sais qu’une pareille opération doit frapper nécessairement sur quelqu’un, mais mettons tous nos soins et notre impartialité à ne pas commettre d’jnjustice manifeste, à assurer, autant que la circonstance l’exige, le sort de ceux sur qui pourrait porter cette opération. Je ne vois qu’un moyen pour arriver à votre but : c’est de rembourser sur-le-champ la dette exigible de l’Etat, avec deux milliards de reconnaissance de créance, ou de quittances de finance ne portant point intérêt, et n’étant point mises eD circulation ; alors tous les malheurs dont on nous menaçait disparaîtront, et vous allégerez la dette publique de 100 millions. Voilà la marche que votre devoir vous impose pour soulager le peuple; le malheur de la circonstance vous le commande impérieusement. Il faut, pour être justes envers vos créanciers, que les reconnaissances de créance, ou quittances de finance , dont ils seront porteurs, puissent seules être reçues en payement des domaines nationaux, et que l’argent comptant n’y soit pas admis; par ce moyen, ceux qui ne seront pas dans l’intention d’acheter des terres, échangeront nécessairement leurs reconnaissances de créance contre l’argent de ceux qui voudront acheter des domaines nationaux : vous vous acquitterez alors en remettant entre les mains de vos créanciers le seul signe représentatif de vos domaines. L’hypothèque est spéciale et unique; elle peut se réaliser à volonté; et certes, le bien général et la raison exigent, puisque la dette est remboursée,, qu’elle ne pèse plus sur le peuple, et qu’il ne soit plus écrasé par le poids énorme des intérêts. Si quelqu’un peut souffrir de cette opération, la raison dit qu’il vaut mieux qu’elle porte sur le riche que sur le pauvre. Les capitalistes se plaindront sans doute ; leur , spéculation est de tout envahir; ils chercheront à vous émouvoir en vous parlant de ceux à qui ils doivent (que je traite de sous-capitalistes). Je répondrai aux uns et aux autres, que la même créance qui était hypothéquée, soit sur des fonds 'versés dans le Trésor public, soit sur des places ou des charges de quelque nature qu’elles soient, ne sera pas affaiblie, puisqu’elle se rapportera sur la terre que l’assignat représente, et que la spéculation financière ne tardera pas à effectuer. Je leur dirai de plus : Soyez citoyens avant tout! Rappelez vos justes inquiétudes sur le délabrement de nos finances, et transportez-vous au ministère de M. de Calonne : certes, la position est bien différente ; mais malheureusement l’intérêt particulier vient se mêler trop souvent à l’intérêt public, et ne manque jamais, pour cacher sa cupidité, de se couvrir du manteau de la vertu et de l’intérêt général. Je crois cependant, Messieurs, devoir vous faire une observation en faveur des créanciers de l’Etat, de la dette constituée, dans la classe indigente, dont la créance ne dépasserait par 6,000 livres. Il me semble qu’il serait de votre justice de laisser à ceux-ci le remboursement à leur choix : il faut être sévère, mais sans dureté. Je voudrais aussi qu’à commencer de la publication du décret qui sera porté, on continuât à payer pendant six mois aux créanciers de l’Etat les intérêts affectés à leurs créances. Si vous aviez daigné, Messieurs, accueillir la motion que j’ai eu l’honneur de vous soumettre il y a six mois, qui remplissait à peu près les mêmes vues, on n’aurait pas payé depuis ce temps douze millions parj mois d’anticipations ni leurs intérêts ; ni ceux de la dette publique, qui auraient cessé à cette époque. Mais, Messieurs, vous avez cru qu’il était de votre sagesse de mettre de la lenteur dans une décision aussi importante ; vous avez voulu laisser mûrir les opinions par le développement des idées particulières, les peser, les combiner, et tirer de leur choc une solution qui pût faire le bonheur du peuple, votre principal objet. Ce motif vous commande de hâter votre décision, et, vous impose l’obligation de vous renfermer dans les principes de justice et de sagesse qui doivent diriger tous vos décrets. Votre lenteur, jusqu’à présent, n’était que prudence ; mais songez que la dette pèse tous les jours sur la nation et que vous lui devez compte de votre retard. PROJET DE DÉCRET. L’Assemblée nationale, considérant la nécessité indispensable et urgente de mettre de l’ordre dans les finances, a cru devoir employer les moyens les plus sages et les plus prompts pour diminuer le fardeau de la dette de l’Etat, qui [Assemblée nationale.! ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 septembre 1790.] 289 pèse sur le peuple, lui enlève une partie de son nécessaire pour fournir aux intérêts de cette somme. En conséquence, elle a décrété et décrète ce qui suit: Art. 1er. Il sera délivré sur-le-champ aux créanciers de l’Etat, pour deux milliards, soit de reconnaissances de créances, soit de quittances de finance, ou d’obligations nationales, hypothéquées sur les domaines nationaux. Art. 2. Ces reconnaissances de créances ou quittances de iinance seront le signe représentatif des domaines nationaux ; elles seront seules reçues en payement de ces biens, l’argent comptant même n’y sera pas admis. Art. 3. Elles ne porteront point intérêt et ne pourront pas être mises en circulation forcée. Art. 4. Les intérêts affectés à chaque créance continueront à être payés seulement pendant six mois, à commencer de la publication du présent décret ; mais les créances qui ne portaient point intérêts ne pourront profiter du bénéfice ci-dessus. Art. 5. Ces reconnaissances de créances ou quittances de finance seront délivrées en forme de remboursement aux créanciers de la dette exigible de l’Etat, à commencer du premier octobre 1790. Et dans le cas où les créanciers de l’Etat ne se seraient pas présentés pour recevoir ainsi leur remboursement, toute rente ou iutérêt cesseront, de plein droit, à compter de ce jour. Art. 6. La reconnaissance de créance ou quittance de finance sera faite au nom du créancier de l’Etat, et portera la totalité de sa créance, de manière qu’il sera dans la nécessité de i’endos-ser, pour la passer au profit d’un autre. Art. 7. Lorsque le créancier de l’Etat sera dans le cas d’acheter des domaines nationaux à un moindre prix que la totalité de sa créance, les municipalités alors mettront au bas de sa quittance de finance ou reconnaissance de créance que telle somme est acquittée et que le titre n’a plus de valeur que pour la somme de... etc. Art. 8. Les créanciers de l’Etat, de la dette constituée, dont le capital ne dépasse pas six mille livres, ne pourront être forcés d’accepter le remboursement ; ils resteront maîtres du choix. Art. 9. Les municipalités seront chargées de la vente des domaines nationaux, mais ne pourront la consommer sans l’autorisation des départements qui vérifieront si ces biens ne sont pas donnés au-dessous de leur valeur, auquel cas ils arrêteraient la vente. Les départements jugeront aussi, conjointement avec les municipalités, des cas où il serait plus avantageux de morceler ces biens et de les vendre en détail pour en tirer un meilleur parti. Art. 10. Les dispositions ultérieures seront conformes au mode déjà établi par l’Assemblée nationale pour les 400 millions d’assignats décrétés le ...... et seront exécutés selon leur forme et teneur. M. Lie Chapelier. Les adversaires des assignats me paraissent tomber dans plusieurs erreurs : la première, c’est de ne montrer la question que du côté des finances, et jamais sous ses rapports politiques, sous les rapports qu’elle peut avoir avec la Constitution. Je crois que la seule manière de l’envisager est de calculer ses effets sur la Révolution. 11 faut se placer au milieu de la Constitution, et prononcer sur ce qui peut hâter sa marche, ou la retarder. Les rapports financiers ne iT0 Série. T. XIX-doivent être l’objet que d’un examen secondaire. Parlons-nous de Constitution, l’émission des assignats ne peut être mise en question ; c’est l’unique et infaillible moyen d’établir la Constitution. Parlons-nous de "finance, il ne faut pas raisonner comme dans une situation ordinaire : nous ne pouvons faire face à nos engagements; il faut employer la seule mesure qui puisse remédier à tant de maux. La justice nous recommande impérieusement l’émission des assignats, carlajusticeconsisteà s’acquitter lorsque Pondoit. Il est malheureusementencore des ennemis d’une Révolution qui rétablit l’homme dans ses droits; il faut les plaindre, il fautgémirsurlesortdeceuxqui s’amusent à calculer leurs pertes, sans examiner que la Constitution sera le plus riche patrimoine de leurs enfants. Je vois ces partisans des abus, ces pensionnaires de l’ancien régime, considérer les débris de l’antique édifice, et se flatter d’en réunir encore les matériaux. Les biens du clergé ne seront pas vendus, disent-ils, les charges de finance ne seront pas liquidées. Voilà les bases sur lesquelles ils appuient leurs projets de contre-révolution. Voulez-vous déranger toutes ces combinaisons, donnez la plus grande activité à la vente des biens nationaux, divisez-les, multipliez tellement ces lettres de change que chacun eu soit porteur. C’est là le moyen de rendre l’intérêt personnel lui-même gardien de la Constitution. Elle passera chez tous les mécontents, cette pensée, que pour attaquer ce bel ouvrage il faudra détruire toutes les fortunes particulières. Quand il y aurait, comme on le prétend, une petite différence entre te numéraire fictif et le numéraire réel, quand il serait démontré que nos changes avec l’étranger perdraient pendant quelque temps, il nous faudrait encore l’adopter. Nous pouvons supporter les pertes légères, mais nous ne pouvons pas souffrir que la Constitution ne soit assise sur des bases stables et solides. On a fait bien des suppositions, on a présenté bien des calculs; mais a-t-on des données sûres ? Non . A-t-on des exemples ? Pas davantage. Les quittances de finance que l’on propose n’offrent que des pertes aux pères de famille qui s’en trouveraient porteurs. Faites que les débiteurs payent leurs créanciers, faites que les échanges se multiplient, alors vous obtiendrez la concurrence que vous désirez pour la vente des biens nationaux. Quoique je pense que l’émission d’assignats soit l’unique moyen de régénérer la chose publique, je laisserai la liberté d’opter entre les assignats et les quittances de finance. En conséquence, j’adopte le projet de M. deBeaumetz,avec l’amendement, qu’il ne sera point accordé aux quittances de finance d’intérêt annuel, mais seulement une prime de 3 0/0, et qu’au bout de trois ans on ouvrira un emprunt à 4 0/0 pour recevoir les assignats dans la vente des biens domaniaux. M. de Faucïgny réclame la parole. Plusieurs membres de la partie gauche demandent que M. l’abbé Maury soit entendu. M. de Cazalès. Tout membre a ici également le droit d’avoir ta parole. (On demande que MM. l’abbé Maury et de Cazalès soient entendus contre , et MM. Barnave et Duport pour.) Plusieurs membres réclament l’ordre du jour. (L’Assemblée décide que M. l’abbé Maury sera entendu sur-le-champ.) 19 290 [Assemblée nationale.] M. l’abbé Maury. (1) Messieurs, je m’étais préparé à soutenir un combat dans cette Assemblée et non pas à prononcer un discours (2). M. de Mirabeau, qui avait d’abord loyalement ramassé le gant que je lui avais jeté eh votre présence, s’est ensuite refusé constamment à un mode de discussion, qui aurait résolu tous nos doutes et qui aurait dissipé tous les vains prestiges de l’éloquence. Je regretterai toute ma vie ce dialogue intéressant que nous avions annoncé à l’Europe entière; et mes regards cherchent encore dans ce moment, M. de Mirabeau, sur cette même arène où, au milieu de tant d’adversaires de mon opinion, je me vois réduit avec douleur à la solitude du monologue. Vous êtes placés dans cet instant, Messieurs, en-treles biens nationaux dont vous vous êtesattribué la disposition par vos décrets, et les créanciers de l’Etat dont vous avez promis de respecter les titres. Vous n’avez encore médité, ni sur le mode d’aliénation, ni sur l’ordre des remboursements ; mais l’intérêt personnel, accoutumé dès longtemps dans cette capitale à prendre le masque du zèle du bien public, vient de former en silence un double complot contre la dépouille du clergé, et contre les propriétaires de la dette exigible; et pour consommer ce projet désastreux du plus infâme agiotage sur nos immeubles, ces vampires de la France osent nous proposer l’émission soudaine et imprévue d’un papier-monnaie, élevé à la somme effrayante de 2 milliards. Au moment où ce coupable décret vous a été demandé, vous avez cru qu’il était de votre sagesse de douter noblement de votre puissance et de vos lumières. Vous avez voulu vous investir du vœu de toutes les chambres de commerce du royaume; et cette précaution, qui associe l’opinion des représentés aux décisions des représentants, était bien digne en effet d’un Corps législatif dont toutes les déterminations doivent être l’expression de la volonté général. Le commerce est placé entre l’agriculture qu’il doit vivifier, et les finances qu’il peut seul soutenir. Toutes les villes commerçantes ont, pour ainsi dire, parlé le même jour; et sans s’être consultées, d’une extrémité de la France à l’autre, elles vous ont fait entendre un concert unanime des mêmes motifs, des mêmes alarmes, des mêmes oppositions. J’ose dire, Messieurs, que la question qui nous occupe, est irrévocablement résolue, par cette uniformité d’adresses qui rejettent le papier-monnaie comme une véritable calamité. Toutes les fois qu’en matière de confiance et de crédit, l’opinion publique est ou partagée ou inquiète, ou même simplement prévenue, cette insurrection universelle des esprits avertit les législateurs de s’attacher à ce grand principe de morale : que, dans le doute , il faut s’abstenir , parce q’uune décision prématurée compromettrait la sainte autorité de la loi, et exposerait l’Empire aux plus grands troubles, en précipitant une opération à laquelle les peuples ne sont pas préparés. Au milieu des réclamations de la France entière, la ville de Paris s’est en quelque sorte sé-(1) Le Moniteur s’est borné à analyser le discours de M. l’abbé Maury. (2) J’avais proposé en pleine séance, à M. de Mirabeau, d’adopter la méthode de discussion du parlement d’Angleterre. Je serais monté à la tribune pour lui répondre et j’aurais ensuite pris place à mon tour au bureau pour l’attaquer. M. de Mirabeau s’était formellement engagé à ce combat. Je l’ai sommé trois fois publiquement de me tenir parole et il s’y est constamment refusé. [28 septembre 1790.] parée du vœu national, et vous a demandé, avec la plus brusque intrépidité, une énorme émission de 2 millurds d’assiguats-raonnaie. Pour écarter l’argument que l’on pourrait tirer de cette imposante pétition de la capitale, je ne vous dirai pas qu’une si grande question aurait dû être examinée dans ses séances annoncées à l’avance; que les citoyens ont été surpris sans préparation et sans examen, quand on leur a proposé cette délibération imprévue ; que leur adresse, n’étant garantie par aucune signature, ne saurait avoir aucune autorité ; que loin d’être le résultat de la majorité des négociants, elle n’a pu exprimer dans des assemblées, si peu nombreuses, que le vœu d’une minorité qui a souscrit sans discussion un acte rédigé dans les cavernes de l’agiotage; que quatre sections de la capitale ont refusé d'adhérer à cette supplication antipatriotique ; et qu’enfin, puisqu’on refuse de nous les faire connaître, nous avons le droit de supposer qu’elles sont les plus nombreuses et les plus opulentes de la capitale. Ce n’est cependant point par ses fins de non-recevoir, que je veux combattre l’étrange système de la ville de Paris, quand elle s’isole ainsi au milieu de tout le royaume. Le vœu de la ville de Paris me paraît, en dernière analyse, très contraire aux assignats. Son adresse n’est autre chose que la proposition de syndiquer tous les porteurs des titres de la dette exigible, et de leur abandonner la masse des biens nationaux. Ellesconlient l’aveu formel que l’émission d’un papier-monnaie serait infiniment funeste, si les assignats ne sortaient promptement de la circulation du commerce, qui prévoit d’avance l’extrême danger de leur dépréciation. Elle devrait donc demander d’abord que l’appréciation des immeubles précédât l’émission des assignats, puisque cette estimation serait aussi ruineuse qu’inutile, après le décret que nous aurions rendu sans connaître ni le montant de la dette exigible, ni la valeur des domaines nationaux. Ce syndicat, cette évaluation n’entrent point dans les vues de l’Assemblée. Nous devons donc prévoir qu’en se servant de l’intermédiaire des assignats, plusieurs créanciers seront entièrement remboursés, soit par de promptes adjudications, soit en acquittant leurs propres engagements, tandis que les créanciers qui ne participeront pas aux premières ventes, ou qui n’auront point eux-mêmes de créanciers, sur lesquels ils puissent rejeter les assignats dépréciés, seront exclus du gage commun, et subiront une véritable banqueroute. Ce sera ainsi que les assignats multiplieront les faillites sur leur route, et ruineront tous les citoyens qui ne doivent rien , et auxquels on doit une partie ou la totalité de leur fortune. Le commerce de Paris recevra donc en assignats tout ce qui lui est dû. Je ne doute pas qu’il ait des débouchés déjà prêts pour les transmettre à ses créanciers, mais si les assignats se déprécient, comme il est aisé de le prévoir, il faudra, dès cé moment, que le commerce de la capitale renonce à toute espèce de crédit. Or, je demande à la ville de Paris, en plaçant ainsi la question dans son véritable point de vue, si cette capitale, qui consomme tout et ne produit rien, peut se passer de crédit ? Je lui demande si les assignats ne lui rendraient pas son commerce impossible avec les provinces et avec l’étranger? Je lui demande s’il y aurait un seul fabricant dans le monde, qui, après avoir été payé par elle, en effets discrédités, voulut faire la moindre avance aux négociants parisiens, qui auraient ainsi, dans leurs mains, ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 291 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 septembre 1790. | un bilan de banqueroute? Je n’écoute donc plus le vœu insensé de la capitale, je consulte ses véritables i nté' êts ; et je disque les assignats ruineraient les Parisiens, comme tous les autres commerçants du royaume, parce qu’il est démontré, pour tout marchand qui fonde les combinaisons de sa fortune sur l’avenir, que la ressource du papier-monnaie, c’est-à-dire la fausse monnaie, n’est bonne pour tromper qu’une seule fois (1). Ce n’est jamais sur la fraude, c’est sur la contiance qu’inspire la probité qu’un négociant doit régler ses spéculations. Le véritable intérêt du commerce de Paris ne saurait donc être distingué du vœu des autres villes du royaume. La fortune de tous les manufacturiers est entre les mains des marchands qui jouissent d’un crédit de neuf mois, et plus souvent encore d’une année, pour payer les marchandises qu’ils achètent dans les "fabriques. Si vous décrétez une nouvelle émission de papier-monnaie, tous ces marchands ne payeront plus qu’en assignats, et vous savez que les assignats perdent déjà plus de 7 0/0 de leur valeur primitive. Le fabricant, ainsi remboursé, sacrifiera donc au moins 7 0/0, quand il voudra convertir ces assignats en numéraire; et, dès lors, ses profits et même ses fonds seront engloutis. Lorsqu’il viendra lui-même payer avec un papier déprécié, que vous l’aurez contraint de recevoir, les soies, les laines, les cotons dont il aura besoin, il essuvera nécessairement la même perte de 7 0/0, pour acheter ces matières premières de son commerce, par l’augmentation du prix qu’exigera le vendeur toujours libre dans . ses appréciaiions. En effet, Messieurs, la toute-puissance de vos décrets suffira sans doute pour ruiner les créanciers qui seront forcés de recevoir votre papier; mais, ne vous y trompez pas, votre pouvoir ne s’étend pas jusqu’aux transactions volontaires. Votre autorité finit au moment où le citoyen n’est plus tenu à l’exécution d’un contrat. Dans tout marché libre, la souveraineté individuelle de chaque contractant commence. C’est cette souveraineté à laquelle aucune puissance humaine ne peut commander, qui force le négociant de payer, quand il achète, toute la différence qui existe entre la valeur nominale et la valeur commerciale du papier-monnaie, différence dont on ne lui a tenu aucun (1) Les marchands de Paris demandent, concurremment avec les assignats, une fabrication considérable de monnaie de billon; ils prévoient, par conséquent, que les cens vont devenir extrêmement rares, et ils cherchent déjà les moyens de s’en passer. Mais l’expédient qu’ils proposent présente des inconvénients et des difficultés dont on ne s’est pas encore aperçu. Le billon de cuivre ne peut pas être une ressource durable ; et pour faire du billon fin, il faut y ajouter un mélange considérable d’argent qu’il ne sera pas facile de se procurer, ou que les étrangers décomposeront aisément pour en extraire ce métal. Cette importante décision sera bientôt agitée devant l’Assemblée nationale, où notre système monétaire doit être discuté sous tous les rapports, de la législation, de la politique et du commerce. Lorsqu’on a parlé épisodiquement, dans nos séances, des monnaies et de la valeur comparative des métaux fins, on a prouvé aux personnes instruites que l’on ne soupçonnait pas encore, dans ces discussions prématurées, les premiers éléments d’une question où les législateurs sont aux prises, d’un côté avec la cupidité de toutes les nations, et de l’autre avec les plus subtiles combinaisons de l’intérêt personnel, qui compare toujours l'or et l’argent comme métaux et comme monnaie, pour profiter de tous les mauvais calculs de la science monétaire, soit en achetant, soit en vendant des espèces ou des lingots. compte quand on s’est acquitté envers lui. Dès lors, vous devez prévoir qu’il ne vous restera plus dans le royaume aucune manufacture. Ce n’est point ici une menace exagérée, imaginée pour intimider votre patriotisme. On comptait l’année dernière, au moins, huit cents chefs de grands ateliers dans Paris : il n’y en reste plus aujourd’hui ue quarante-et-un en activité. Or, si l’émission e quatre cents millions d’assignats a suffi pour rendre tant d’ateliers déserts, calculez, si vous le pouvez ou si vous l’osez, l’immense désastre qui résulterait de la circulation ou plutôt de l’obstruction de plus de deux milliards de papier-monnaie. Dès que vos manufactures serontanéanties, douze cent mille hommes, sans cesse occupés dans vos ateliers, viendront demander aux amis de la Constitution d’occuper leurs bras. Il est impossible que ces douze cent mille Français ne languissent pas aussitôt sans travail, sans pain, sans ressource, livrés à la tentation de tous les crimes que le besoin commande à l’indigence. Si votre commerce est ruiné, s’il ne transmet pas à l’agriculture ce numéraire dont elle ne peut se passer pour échanger ses denrées, vous ne recevrez plus aucun impôt ; votre déficit de l’année prochaine sera incalculable. Vos finances seront entièrement épuisées; et le Trésor national ne vous présentera plus que l’image d’un réservoir desséché dont vous aurez tari la source. Remaquez, Messieurs, que je ne vous peins qu à demi fis ravages de votre papier-monnaie, en bornant son action commerciale à l’intérieur du royaume. Le commerce de France doit 300 millions aux étrangers. Si vous décrétez l’émission de vos nouveaux assignats, cettesomme ne pourra plus être payée qu’en écus; car votre autorité législative finit à vos frontières, et quand vous aurez placé le balancier de l’Etat dans une papeterie, vous ne parviendrez pas à faire circuler votre papier-monnaie dans toute l’Europe. Outre que la loyauté de vos négociants vous prédit d’avance qu’ils ne se prévaudront jamais d’une loi injuste, pour se dipenser d’acquitter en argent leurs créances envers les étrangers, ces étrangers eüx-mêmes convertiraient à perte en métal les assignats qu’ils auraient reçus de vous, et transporteraient ainsi tout votre numéraire hors du royaume. Ajoutez maintenant à cette prochaine et inévitable extraction de votre numéraire par les canaux du commerce, toutes les autres issues, qui en faciliteraient l’écoulement dans les Etats voisins. Vous devez plus de 60 millions de rentes viagères aux Hollandais, aux Suisses, ou aux Génevois. Vous n’avez guère que du numéraire à fournir dans votre commerce des Indes. Vous ne payez plus qu’en argent des soies du Piémont. Les fournitures de bois, de chanvre, de cuivre, que vous tirez du nord pour votre marine, ne sont plus soldées qu’en argent. Vous perdez plusieurs millions chaque année, par votre traite de commerce avec l’Angleterre ; vos vins, vos huiles, vos sels, vos savons ne peuvent suffire à vous rendre la balance du commerce favorable. Jusqu’à présent vous n’avez dû la supériorité de vos rapports commerciaux qu’à vos seules colonies qui vous fournissaient, outre vos consommations en sucre, en café, en coton, en indigo, une vente annuelle de plus des 25 millions à l’Europe entière. L’insurrection de vos colonies eu a ouvert les ports à vos voisins. Le bénéfice de cet immense commerce exclusif est presque anéanti; de sorte que si vous perdez en même temps l’excédent des denrées de vos colonies, vos échanges avec vos voisins et le numéraire qui pourra seul solder vos 292 (Assemblée nationale. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (28 septembre 1790.] engagements et fournir à vos besoins, il est facile de prévoir que votre numéraire sera promptement divisé en deux portions, savoir: votre numéraire fictif en papier, qui restera dans le royaume, et votre numéraire effectif en argent qui passera chez vos voisins. À peine cette énorme émission d’assignals-mon-naie aura-t-elle été décrétée .qu’elle couvrira toutes les places de commerce. Nos villes et nos campagnes en seront accablées; le papier n’y paraîtra que pour en chasser l’argent ou pour le forcer de se cacher. Alors, il se fera dans lin té-rieur du royaume un effort général pour rejeter tout ce papier-monnaie jusqu’aux extrémités de l’Empire. Ce sera là que le génie du commerce de toutes les nations viendra l’attendre pour lui dire, comme l’Etre suprême aux flots menaçants de la mer : Tu n’iras pas plus loin 1 Les ravages se concentreront ainsi dans notre malheureuse patrie. Une circulation rapide en infectera surtout nos provinces frontières, où il viendra s’accumuler sans cesse du centre à la circonférence du royaume, comme l’océan repousse sur le rivage les cadavres qu’il a engloutis. Il est donc démontré, par ces considérations, que, dans ses rapports avec l’étranger, notre commerce ne peut pas se passer de numéraire. L'état de change qu’il est obligé de consulter sans cesse, et qu’un papier-monnaie rend toujours désavantageux, ne lui permet pas d’employer d’autre médium que les espèces monnayées ouïes valeurs de commerce, qui se transforment en argent à des époques déterminées. On vient de nous débiter sur le change de très beaux discours dans cette tribune. Il serait facile sans doute de se livrer à toutes ces savantes abstractions qui deviennent les lieux communs de la matière dont il s’agit, quand on les dépouille du langage technique dont on se plaît à les environner. Le change n’est autre chose que le cadran du commerce extérieur. C’est lui qui indique avec certitude les profits ou les pertes de nos rapports avec nos voisins. Quelque avantageux que puisse être le commerce par les spéculations et les marchés des négociants, il ruine infailliblement un Etat, quand le change lui est habituellement contraire. Or, le change tombera nécessairement à votre préjudice, si vous ne pouvez envoyer que du numéraire à l’étranger, tandis que l’étranger ne vous en enverra jamais. Tel sera l’inévitable résultat de votre papier-monnaie, qui ne tiendra lieu d’argent qu’à vous seul, et qui, en vous condamnant à le recevoir pour comptant ne vous offrira jamais la faculté de le transmettre à vos voisins. J’ose dire qu’aux yeux de tout homme instruit cette baisse persévérante du change, qui serait l’effet nécessaire de l’émission papier-monnaie, suffit pour juger la question sans appel et sans retour. Nousavonsdéjàéprouvécefuneste inconvénient, depuis que nous avons mis quatre cents millions d’assignats en circulation. Je ne daignerai pas réfuter la misérable objection qui nous a été présentée, quand on a dit que, depuis cette époque, le change avait haussé au profit de Paris. Cette capitale était le centre de toutes les correspondances commerciales du royaume avec l’etranger. Le change n’a paru hausser en sa faveur, que parce qu’on n’a plus voulu y faire adresser les mêmes sommes, de peur de n’y être plus payé qu’en papier. Toutes les places de commerce du royaume ont repris leurs relations directes avec les étrangers. Paris n’a donc point été favorisé; il a été délaissé par les Bourses de Lyon, de Marseille, de Rouen, de Nantes, de Bordeaux, qui se sont hâtées de se séparer de la Capitale; et le change baissait au préjudice de toutes ces villes commerçantes qui avaient des recouvrements à faire, au moment où il semblait se déclarer en faveur de Paris qui n’avait plus rien à recevoir. C’est ainsi que l’introduction du papier-monnaie a rendu le change à peu près nul pour Paris, et funeste à tout le reste du royaume. Mais on a fait dans cette tribune une autre observation plus éblouissante relativement au change. On prétend que l’effet des assignats sur les changes n’influera en rien sur la prospérité de la nation, parce que le mouvement naturel du commerce suffira pour opérer en notre faveur une compensation qui nous dédommagera de la perte sur nos payements, par les profits sur nos recouvrements. Si le change nous est défavorable, dit-on, quand nous payerons en Angleterre les marchandises que nous y aurons achetées, cette baisse du change elle-même nous deviendra profitable pour le prix des denrées que les Anglais achèteront en France, lorsqu’ils seront obligés de nous en compter la valeur. Par exemple, si nous tirons des étoffes d’Angleterre, en comptant sur un change de 30 deniers sterling pour 3 livres, et que le change tombe tout à coup à 25 deniers, il est clair qu’au lieu de 3 livres, nous payerons un sixième de plus, c’est-à-dire 3 livr. 10 s. Mais d’un autre côté, un négociant de Bordeaux enverra des vins à Londres, et au lieu de chaque somme de 3 livres qu’il attendait en payement, il recevra trois liv. 10 s. par le seul bénéfice du change. L’un gagnera ce que l’autre aura perdu : la richesse de l’Etat n'en sera donc pas diminuée. 11 y a plus d’une réponse à faire à cet étrange raisonnement. D’abord, la meilleure manière de juger sainement d’une maxime générale, c’est de la pousser à ses dernières conséquences; et celle qu’on nous oppose aboutit à la plus révoltante absurdité : savoir, qu’il est indifférent à un Etat que le change soit en sa faveur ou à son détriment. L'expérience de toutes les nations commerçantes atteste cependant que le change n’est jamais longtemps, au préjudice d’un pays, sans opérer sa ruine. En supposant que votre raisonnement fût juste, vous ne pourriez en tirer quelque avantage que dans le cas où les Anglais achèteraient autant en France que nous exportons de leur île. Mais si vous êtes forcés d’avouer que cette proportion n’existe plus, surtout depuis votre dernier traité de commerce, il est manifeste que la baisse du change les enrichira sans pouvoir jamais vous dédommager. Enfin, votre raisonnement, considéré en lui-même, est évidemment faux. Comment les Anglais nous payeront-ils ce que nous leur vendrons? En livres tournois, ou en lettres de change qui exprimeront des livres tournois. Moins il leur faudra de deniers sterling pour acheter des livres tournois, sur le pied de la baisse du change, plus il leur sera facile de s’acquitter envers nous à bon marché. L’opération leur sera donc également avantageuse, soit qu’ils vendent, soit qu’ils achètent, parce qu’ils payeront nos livres tournois à un plus bas prix, et que leurs deniers sterlings nous coûteront plus cher, toutes les fois que le change nous sera défavorable. Les Anglais ont si bien compris cet immense avantage ou change dans leurs rapports commerciaux, qu’ils vont escompter tous les ans à Cadix à un très petit intérêt, souvent même au pair, toutes les lettres de change payables à douze 293 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 septembre 1790.] mois de terme, que nos négociants y envoient pour acheter annuellement environ 30 ou 40 millions en lingots. Les négociants anglais, munis de ces valeurs de commerce, observent ensuite l’état du change, dans toute l’Europe; et dès qu’ils s’aperçoivent que le change va nous être favorable, dans une ville où nous avons plus à recevoir qu’à payer, ils couvrent aussitôt les places, qui nous seraient avantageuses, de nos billets achetés à Cadix, lesquels font baisser promptement le change à notre préjudice. Ces savantes combinaisons ne manquent jamais de dédommager les Anglais du sacrifice de leurs avances, par le gain qu’ils font sur nous, en fixant le change à notre détriment, dans les principales places de l’Europe. 11 résulte de ces considérations que, lorsqu’on dit vaguement que le numéraire est rare dans le royaume, cette phrase si commune et souvent si vide de sens dans la bouche de ceux qui la répètent, prouve seulement que le commerce y languit. Le numéraire paraît commun, et devient commun en effet toutes les fois que le commerce est dans une grande activité, parce qu’alors le numéraire change très fréquemment de mains. Nous avions à peine 2 milliards et demi de numéraire en France ; et cependant on y faisait annuellement un commerce de 25 milliards. Une telle circulation semble un prodige au premier coup d’œil. Pour consommer ces étonnantes opérations, il suffisait toutefois que le numéraire changeât dix fois de propriétaires, chaque année. Voilà quelle était l’admirable fécondité de ce commerce qui a rendu la France si florissante, et auquel on nous propose de présenter aujourd’hui un autre mode de circulation en papier-monnaie, fait pour tout confondre, tout ruiner, tout anéantir. C’est une calamité publique que l’on ose nous prescrire au nom du patriotisme. C’est un système immoral et désastreux dont je ferai connaître les causes, les effets, les moyens, et, s’il le faut, les coupables moteurs. Mais avant d’entrer dans ces délails, nous devons invoquer quelques principes lumineux pour résoudre cette importante question ; je vais allumer, devant moi, les fanaux destinés à éclairer cette route ténébreuse que je suis obligé de parcourir. Pour se former des idées nettes sur le mouvement de l’argent, il faut distinguer d’abord trois différentes circulations. Il y a une circulation de numéraire pour les besoins journaliers de la vie. Ce numéraire, destiné aux comestibles et aux achats peu considérables, se déplace sans cesse, et rien ne peut le suppléer. Il y a une autre circulation de numéraire dans les causes des négociants et des banquiers. Cette circulation n’est réelle que lorsqu’elle introduit l’argent dans la circulation journalière : elle s’opère principalement en valeurs de commerce ou lettres de change. Plusieurs marchands sont débiteurs, les uns envers les autres, dans des villes différentes. Au lieu de s’acquitter en espèces, ils s’envoient mutuellement des lettres de change. Le numéraire effectif ne se déplace donc entre eux que pour solder leurs opérations réciproques, et tout l’excédent reste en caisse. Cette seconde circulation exige très peu de numéraire; elle décide le prix du cours de l’argent, c’est-à-dire du change, parce que les marchands sont très attentifs à démêler le besoin qu’on en a dans les différentes places de commerce. Enfin, if y a une troisième circulation parmi les gens d’affaires, agioteurs et financiers, qui, sans employer le numéraire, sont porteurs d’effets publics, étrangers au commerce. Les banquiers et les négociants recherchent ordinairement ces effets, pour participer aux profits qu’ils y aperçoivent, en les échangeant contre des lettres de change. Cette troisième circulation communique immédiatement avec la seconde par les lettres de change, comme la seconde touche à la première par le numéraire. Ainsi, il y a une circulation de numéraire, une circulation de numéraire et de crédit, et une circulation de crédit seul. Si vous ôtez à la première et à la seconde le numéraire, pour le remplacer par le crédit, vous en arrêtez nécessairement le cours. Quant à la première, qui se fait parle seul numéraire, rien n'est plus évident. La seconde doit éprouver la même stagnation, dès que le numéraire ne l’alimente plus, parce que la circulation du commerce fait l’office d’une pompe, dont une branche rend ce que l’autre aspire. Si vous mettez du papier d’un côté, le numéraire ne pourra plus sortir de l’autre. Retirez le crédit de la troisième, qui n’existe que par lui, elle sera aussitôt anéantie. Si, pour rendre la vie à la circulation qui avait lieu parmi les agioteurs, vous avez recours à votre numéraire, l’argent se déplacera des autres circulations qui cesseront alors, puisqu’elles ne peuvent pas se passer d’espèces. Voilà ce que nous avons fait, l’expérience de nos malheurs est venue enfin nous instruire. Le seul mécanisme des circulations que nous avons toutes confondues, aurait dû nous prédire d’avance notre détresse actuelle. Au lieu de se corriger, en revenant en arrière, on veut donner aujourd’hui une extension illu-mitée à cette circulation de crédit qui a ruiné le royaume; et si on y réussit, la France entière sera bientôt dans le même état où se trouve à présent la capitale. Les agioteurs, qui avaient prêté à l’Etat à toutes sortes d’intérêts, ne pouvant plus faire circuler leurs effets parmi les banquiers, se sont vus ruinés, et ils ont crié, de toutes parts, que la chose publique était perdue. On n’aurait pas dû écouter ce cri d’alarme, parce que les effets de l’agiotage sont très étrangers au commerce. Les agioteurs ne peuvent communiquer avec les négociants que pour leur enlever les lettres de change et le numéraire, qui sont l’aliment de toute circulation commerciale. Voilà précisément ce qui est arrivé. C’est cette usurpation continue, qui, en appelant les agioteurs en concurrence avec les commerçants, a fait hausser le prix des lettres de change et de numéraire, et a ainsi porté un coup mortel à nos manufactures. Le gourvernement aurait dû couper aussitôt la communication, qui s’était établie entre l’agiotage et le commerce, comme on coupe la communication d’une maison qui est enfeu. On y a jeté, au contraire, des matières combustibles qui ont rendu l’incendie universel. Ce point de communication qu’il fallait détruire, c’était la caisse d’escompte, qui, sous la fatale influence de M. Necker, a ruiné le commerce, en l’alliant à l’agiotage. Qu’a fait le gouvernement? Il a attribué à la caisse d’escompte le droit de garder les valeurs que le commerce lui avait confiées. Il l’a autorisée à la plus honteuse banqueroute, en lui permettant de retenir ses fonds, à ne plus payer qu’en billets; et le commerce, qui s’est aperçu trop tard de sou imprudente alliance, s’est vu scandaleu- 294 [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 septembre 1790.] sement immolé à cette grande violation de la foi publique. Les agioteurs se sont ainsi mis à la place des négociants, et ils ont établi leurs affaires personnelles aux dépens de la chose publique. On a mis, en circulation, une somme de cent quatre-vingts millions de billets de caisse. Il en est résulté que Paris, qui, dans son aveugle cupidité, avait eu l’imprudence de confondre toutes les circulations; Paris, qui ne vit que des denrées qu’il achète ; Paris, cette hère et stérile capitale, pour qui le papier n’engendrait plus que du papier, qu’elle comptait par millions, abaissé les yeux dans sa fausse opulence devant ses créanciers, et au lieu du numéraire effectif qu’elle devait aux provinces, elle ne leur a plus donné que des billets imposteurs, paralysés par un arrêt de surséance qui en suspendait le payement. On vous propose aujourd’hui, Messieurs, d’étendre la même calamité dans tout le royaume, en réduisant la circulation au seul papier-monnaie. Or, si une circulation de 180 millions a déjà répandu tant d’alarmes; si l’émission de 400 nouveaux millions d’assignats a dégradé le commerce; si vos ports sont devenus solitaires et vos manufactures désertes, depuis que vous avez eu recours à un si dangereux supplément du numéraire, calculez, si vous le pouvez et si vous l’osez, les ravages que produira la circulation de 2 milliards de papier-monnaie dans le royaume. Plus les effets circulants seront communs, plus le numéraire deviendra rare, et par conséquent plus il sera cher. Quoi que l’on en dise, notre argent n’est pas encore sorti du royaume. Des émigrations considérables ont dû sans doute en attirer une portion dans l’étranger; mais c’est surtout la circulation du papier-monnaie qui a intercepté la circulation du numéraire. J’avoue, toutefois, que plusieurs autres causes ont favorisé cette stagnation désastreuse. La cherté récente des denrées a fait pas-er, dans les mains des propriétaires et des fermiers, des fonds extraordinaires dont nous n’avons pas encore vu l’emploi. Une méfiance universelle a retenu cet argent dans les caisses. Mais le numéraire reste encore dans le royaume; et il n’en est peut-être pas sorti pour 200 mitions, quoique les spéculateurs vulgaires citent perpétuellement les émigrations de la peur comme la cause unique de notre détresse présente. Qu’importe, au reste, que l’argent reste en France? Il y est anéanti par le fait pour le commerce, dès qu’il est renfermé; et cette stagnation durera jusqu’à ce que la confiance générale lui ouvre une issue, et surtout jusqu’à ce que, affranchi de la rivalité du papier-monnaie, il soit forcé de reparaître dans le commerce. Toutes les fois qu’il existe en circulation un papier dont le cours est forcé, le papier fait sur l’argent ce que l’argent fait sur l’or. On ne livre son or que lorsqu’on n’a plus d’argent, et on ne paye eu argent que lorsqu’on ne peut plus s’acquitter en papier. En effet, quand il y a un papier-monnaie en circulation, quand tout papier subit une dépréciation inévitable, comme je le démontrerai bientôt, il s’établit nécessairement sur la place deux cours de valeur pour le numéraire : le cours du numéraire fictif et le cours du numéraire effectif. Que doit-il résulter de cette double appréciation des numéraires, si ce n’est que p!us le papier se déprécie, plus l’argenl se cache? Nos assignai don dent déjà plus de 7 0/0, et leur dépréciation suivra toujours leur multiplication. Supposons donc qu’ils perdent 10 0/0, alors le capitaliste, qui a de l’argent, peut le tenir enfermé dans sou coffre pendant deux ans, sans s’exposer à aucune perte; attendu qu’il retrouvera toujours, dans la somme qu’il voudra échanger pour acheter du papier, l’intérêt qu’il aurait tiré de son argent, s’il l’avait mis en circulation. Jusqu’à présent je n’ai pas encore interrogé l’expérience, je n’ai raisonné que dans la rigueur des principes : et je demande maintenant si nos adversaires méritent d’être écoutés, quand ils osent nier que la circulation du papier-monnaie intercepte nécessairement la circulation du numéraire? Mais il est temps, Messieurs, de descendre de ces spéculations aux leçons encore persuasives que nous donne l’histoire*. Il ne faut pas remonter à UDe époque bien éloignée pour connaître l’origine du papier-monnaie. Cette invention appartient à notre siècle ; et je prédis hautement qu’elle sera proscrite avant qu’il soit révolu. Non, jusqu’au xvme siècle aucun gouvernement n’avait imaginé de mettre du papier en circulation, pour y remplacer les métaux. Quant on ne consultait que les lumières du bon sens, quand l’agiotage n’avait pas encore essayé ses expériences hardies et conquérantes, nos pères auraient regardé cette monnaie auxiliaire, connue sous le nom de papier-monnaie, comme une très fausse monnaie. Le besoin nous a rendus moins raisonnables et moins timides; mais l’expérience nous a promptement appris que tous les Etats qui voulaient chercher dans le papier-monnaie, le plus solidement hypothéqué, un nouveau signe de richesse, n’y trouvaient que leur ruine. Ce fut en 1720 que le papier-monnaie prit naissance, dans Je même temps, en France et dans l’Amérique septentrionale. Je vais solliciter d’abord votre attention, non pas sur le papier de Law, dont on a parfaitement développé le système et les désastres dans cette tribune, en prouvant que, dans sa plus grande faveur et dans une année très abondante, il avait fait excessivement monter le prix du pain. C’est sur le papier-monnaie américain que j’appelle vos regards avec d’autant plus d’intérêt, que M. de Mirabeau a totalement défiguré l’histoire de ce papier, et qu’il n’a pu échapper aux conséquences les plus accablantes, qu’en confondant tous les papiers-monnaie de l’Amérique, en embrouillant leur organisation, et en niant les faits les plus incontestables, avec une intrépidité que je suis loin d’imputer à son ignorance. Vous comptez trop, Messieurs, sur le respect qui vous est dû, pour penser que je veuille vous entretenir du papier-monnaie continental, ou du papier du congrès. Ce papier-monnaie, déshonoré par la plus infâme banqueroute (jusqu’à l’époque de son extinction, il perdait plus de 91 0/0), a failli renverser la liberté des Américains. J’invoque, à cet égard, avec confiance, le témoignage de tous les membres de cette Asssemblée, qui étaient dans l’Amérique septentrionale, à l’issue de la dernière Révolution. Je leur demande si les efforts de ces généreux citoyens, qui venaient de conquérir leur indépendance avec tant de gloire, n’ont pas été au moment d’échouer devant cette émission d’un papier-monnaie, que les Anglais avaient contrefait et dont ils avaient mis en circulation des sommes immenses? Je leur demande si on a pu éviter les horibles effets do ce papie�mounaip, autrement que par une [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 septembre 1790.) 295 banqueroute? Les législateurs, qui veulent aujourd’hui fonder la liberté de la France, auraient-ils déjà oublié une leçon si instructive et si récente? Je ne parlerai donc ici que du papier-monnaie de la Pensylvanie, le seul qui mérite dans cette Assemblée une discussion sérieuse. S’il a jamais existé un papier-monnaie qui parût digne d’inspirer la confiance publique par la sûreté de son hyothèque et par la sagesse des méthodes qui présidèrent à son émission, c’est assurément le papier de cette colonie, qui n'a cependant pas pu se soutenir au pair contre les métaux. Voici son histoire sur laquelle je ne crains pas d’ètre contredit. En 1720, la rareté du médium du commerce ou de l’argent se lit sentir à Philadelphie. Après une longue résistance des propriétaires de cette colonie, l’un de ses représentants, chargé des pouvoirs réservés au roi d’Angleterre par la charte de concession faite à Guillaume Penn, accorda le consentement royal, malgré le vœu de ses commettants et de son souverain, à un acte de l’Assemblée générale qui créait un papier-monnaie. Ce papier était un véritable assignat sur des immeubles, garanti par l’hypothèque du mort-gage, qui est une véritable transmission de propriété. On n’en a mis dans la circulation, jusqu’en 1758, que pour la somme de 67 mille pounds, monnaie de Pensylvanie qui vaut encore 18 livres tournois. Une émission si bornée et surtout l’exactitude des amortissements déterminèrent le parlement d’Angletere, non pas à approuver ce papier-monnaie, mais à le tolérer. Le commerce anglais en retira d’abord quelques avantages. Les exportations de l’Angleterre, pour Philadelphie, augmentèrent très rapidement. Mais ce papier n’en éprouva pas moins une dépréciation sensible dans le commerce. Le change, entre Philadelphie et Londres, dont le pair devait être de 133 0/0, tomba bientôt à 157 et même à 180. Gelte altération du change aurait promptement ruiné la Pensylvanie, si les négociants de Philadelphie n’avaient réexporté avec un grand profit les marchandises anglaises, soit chez les Indiens, soit dans les autres colonies. Philadelphie n’était qu’un comptoir anglais. L’Assemblée de Pensylvanie changea la dénomination des pounds, des schellings et des pence , et en détermina le taux, d’après le cours du change. Le papier-monnaie ne changea donc pas de valeur nominale: ce furent les signes métalliques qui changèrent eux-mêmes de prix, pour suivre le dépérissement du papier, lorsque la monnaie cessa d’être réglée par la célèbre proclamation de la reine Anne. Le papier-monnaie de Pensylvanie subit ainsi une dépréciation continuelle, depuis sa première émission, jusqu’à sa conversion en papier continental, en 1778- La première création de ce papier fut ordonnée en billets de différentes valeurs. L’Etat en garantissait l’amortissement et l’extinction, et il y affecta subsidiairement tous ses revenus. Pour le répandre dans la circulation, le gouvernement consentit à le prêter, à condition que personne ne pourrait en emprunter plus de 100 pounds; que, pour en obtenir, il faudrait engager un immeuble libre de toute hypothèque, d une valeur double de la somme empruntée, sans faire entrer les bâtiments dans cette estimation; que l’emprunteur payerait l’intérêt annuel, sous peine d’être poursuivi pour le rembourser en huit payements annuels et ég&ujç, J! fut ordonné qu’en rentrant dans la caisse publique, ce papier serait brûlé. L’émission en était calculée sur les besoins de la circulation. Malgré de si sages mesures, ce papier soutint constamment le change à un cours désavantageux pour Philadelphie; et quoiqu’il fût hypothéqué sur des biens-fonds très fertiles, sur des domaines situés à la porte de Philadelphie, sur des propriétés dont l’Etat jouissait paisiblement depuis plus de quarante années, le papier-monnaie de la Pensylvanie n’a jamais pu se soutenir au pair, et sa dépréciation est tombée jusqu’à 60 0/0 de différence entre sa valeur nominale et sa valeur commerciale (1). Avouons, Messieurs, que si le père de famille, le plus précautionné, voulait établir un papier-monnaie dans sa propre tribu, il lui serait impossible de prendre des mesures plus sages que celles qu’ont employé les Etats delà Pensylvanie ; et cependant, quoiqu’on eût la faculté (je dis la faculté et non pas l’obligation) d’échanger ce papier à volonté, à jour, à terme fixe, contre des excellentes propriétés territoriales, il n’en a pas moins été flétri par la plus constante dépréciation. J’aurais trop d’avantages si je voulais suivre le papier-monnaie dans les autres Etats, qui ont adopté ce mode de circulation. L’Angleterre n’a jamais eu de papier-monnaie: tous les effets de la banque y sont payables à vue. Il y a un papier-monnaie en Russie; et au moment où je vous parle, il perd 33 0/0 à Pétersbourg. Dira-t-ou que l’on préservera notre papier-monnaie de cette dépréciation, par la solidité des hypothèques? Mais d’abord, tout papier-monnaie doit nécessairement avoir une hypothèque. Ce serait trop compter sur l’imbécillité du genre humain, que d’oser mettre en circulation, comme monnaie, un papier qui n’aurait ni valeur intrinsèque, ni caution assurée. Law lui-même, le charlatan Law, avait hypothéqué sa banque sur tous les revenus du roi. Toutes ses hypothèques si imposantes, n’ont cependant jamais préservé et ne préserveront jamais le papier-monnaie de la dépréciation qui est inhérente à sa nature. Nous touchons au véritable nœud de la question. Voici donc le principe de décision auquel je ramène mes adversaires ; et je les somme de répondre d’une manière satisfaisante au raisonnement que vous allez entendre. S’il est possible que vous mettiez dans la circulation Un papier-monnaie qui ne perde rien de son titre, je consens qu’il soit décrété sans aucune difficulté, pourvu que vous gardiez, dans son émission, les mesures convenables. Je fais ici beau jeu aux partisans de l’opinion contraire, en me réduisant à une condition si évidemment (I) Je ne connais qu’un seul papier qui ait été à l’abri de la dépréciation : ce sont les billets des inspecteurs des magasins publics de tabac dans la Virginie et dans le Maryland. Le cours de ce papier est forcé à plusieurs égards; mais il no pont jamais entrer en circulation sans que la valeur morte en soit déposée dans le magasin où il est payable à vue. Cette condition est garantie par la solvabilité do l’inspecteur. 11 est difficile de le contrefaire, parce qu’on le renouvelle au moins une fois par an; et surtout parce que son cours u’est forcé que dans les trois comtés les plus voisins du dépôt où il doit être payé. C’est une méthode très ingénieuse pour mettre les marchandises en circulation : elle â été inventée par le besoin qui ne trouvait aucun autre moyen d’échange pour les habitants de ces deux provinces. Nous ne pouvons pas l’imiier en France. Cefte institution lient à la nature de la denrée, ainsi qu’à la position géographique de la Virginie et du Maryland, relativement à la manière d’y faire le débit du tabac. 296 (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (28 septembre 1790.] juste. Partons donc de ce principe. Si je vous démontre non seulement que ce phénomène n’a jamais existé, mais encore qu’il est impossible que le papier-monnaie ne subisse pas une dépréciation inévitable, vous êtes des législateurs, c’est-à-dire les premiers magistrats de la morale publique, vous ne pouvez donc pas ordonner que l’on vole vos concitoyens en votre nom et en vertu de votre autorité. Mettre en circulation un papier-monnaie, dont la valeur est inférieure à son titre, et forcer les créanciers de le recevoir au pair, c’est consacrer, comme dans la Grèce et à Rome, l’établissement de la démocratie par l’abolition très conséquente, je l’avoue, d’une partie de la dette; c’est renouveler, au préjudice des créanciers, l’année jubilaire du peuple juif; enfin c’est autoriser, je ne dis pas non seulement une banqueroute, mais des millions de banqueroutes partielles. Or, vous ne voulez pas, vous ne pouvez pas légitimer la banqueroute générale, dont je vais vous montrer tous les germes dans le décret qui vous est proposé. Je dis donc qu’il est impossible que le papier-monnaie mis en circulation ne perde pas sur son titre, et cela pour deux raisons péremptoires : 1° à cause du danger et de la facilité des contrefaçons; 2° à cause des spéculations et des opérations de l’agiotage. Voici la question développée dans son vrai point de vue et fondée sur la seule théorie des valeurs. 1° Un élément très important delà valeur d’un papier-monnaie, c’est la quantité probable de papier contrefait qui circulera dans le commerce, Je ne cherche point à inspirer de vaines terreurs. Mais il serait souverainement imprudent de négliger les craintes raisonnables; et l’expérience a démontré qu’il était impossible d’éviter entièrement la contrefaçon d’un papier forcé. Les endossements et plusieurs autres précautions peuvent prévenir ce brigandage dans l’émission d’un papier libre; mais ils ne servent de rien quand le cours du papier est forcé. D’ailleurs, l’endossement d’un papier forcé est absolument contradictoire avec la propriété qu’on veut lui attribuer d’être une monnaie. L’essence de la monnaie est de terminer dans l’instant, sans aucun recours ultérieur, toutes les transactions commerciales. Tout papier qui n’aura pas cette propriété ne sera plus une monnaie. Les endossements inquiètent le peuple; et d’ailleurs quand le papier est forcé, les endossements ne sont pas plus difficiles à imiter que le papier. Je ne déterminerai pas l’effet de cet élément de dépréciation. Personne, sans doute, n’en contestera le résultat dans le commerce. Pourquoi l’or et l'argent ont-ils un si grand prix dans l’opinion des hommes ? parce qu’outre leur rareté, il est impossible de les imiter et de les contrefaire. Il ne faut pas considérer les écus simplement comme monnaie, il faut les apprécier comme métal. Sous ce dernier rapport, il ne sont plus simplement un signe de richesse, ils sont une richesse véritable, dont le poids et le son attestent la valeur intrinsèque, indistinctement reconnue chez toutes les nations ; au lieu que le papier ne peut jamais avoir qu’une estimation locale et toujours incertaine. Les habitants de la campagne ont contracté, par l’habitude la plus familière, la connaissance des écus, et la facilité de les juger. Ou a d’ailleurs beaucoup moins de moyens pour les tromper, par Limitation de la monnaie que par la contrefaçon des assignats. Il est physiquement plus difficile d’établir un balancier dont le seul bruit dénonce à la société un ennemi commun, que de fabriquer clandestinement du faux papier-monnaie dans les papeteries complices d’un pareil brigandage. Si vous mettez en circulation des assignats pour de petites sommes, les ouvriers qui ne savent pas lire seront les premières victimes de cette fausse monnaie de papier. Ce sera surtout le peuple, ce malheureux peuple qui provoque maintenant à grands cris sa ruine, en nous demandant des assignats, comme un homme prêt à se noyer se saisirait d’un fer rouge ; ce sera lui d’abord, je le prédis hautement, que l’on trompera. Les faux mounayeurs de papier préféreront la circulation des petits assignats pour mieux échapper à la vigilance des hommes instruits qui pourraient découvrir la fraude. Vous êtes tellement assurés, Messieurs, du brigandage que je vous dénonce, que vous ne pouvez vous dispenser de déclarer formellement dans votre décret, si la nation payera ou ne payera pas le faux papier-monnaie, qui aura été reçu de bonne foi dans la circulation. La délibération, je l’avoue, est un peu embarrassante ; car si vous ne prenez pas cet engagement, vous discréditez vos assignats; et si vous le contractez à vos périls et risques, vous vous exposez à ruiner le Trésor public. De deux choses l’une : ou le signe caractéristique du bon papier sera connu de tout le monde, ou l’administration s’en réservera ie secret. Dans le premier cas, la contrefaçon sera toujours exacte, et dans le second la connaissance du faux ne sera pas possible, du moins dans les classes communes de la société. Qui de nous, Messieurs, n’a pas vu, et peut-être n’a pas reçu, dans ces derniers temps, des billets contrefaits de la caisse d’escompte ? En voici un de cent écus qui m’a été remis en payement et qui pourra convertir les plus incrédules. Le seul danger de la contrefaçon donnera toujours une grande supériorité à l’argent sur le papier. Eh ! Messieurs, jetez les yeux sur le Code des Américains : vous y trouverez à chaque page des lois contre les faux monnayeurs, tant qu’il y a eu en Amérique un papier-monnaie en circulation. Ouvrez les registres de leurs tribunaux, vous les trouverez remplis de sentences de mort pour punir les contrefacteurs du papier. Ces contrefaçons sont des crimes créés, en quelque sorte, par les gouvernements, qui placent ainsi les malheureux entre la tentation de l’opulence et l'espoir de l’impunité. Les faux monnayeurs de papier peuvent s� cacher dans tout l’univers pour exécuter leurs complots. L’Europe eotière est ouverte à ces criminelles fabrications. Si vous avez une guerre avec vos voisins, iis encourageront chez eux la fraude; ils décerneront des prix aux contrefacteurs les plus habiles; ils infesteront vos Etats de ce faux papier, comme les Anglais en ont couvert l’Amérique septentrionale, au milieu de la dernière révolution. Les faux monnayeurs trouveront ainsi partout, pour ruiner la France, sûreté, protection, encouragements; et au lieu de deux milliards de papier-monnaie que vous aurez cm mettre en émission, peut-être en aurez-vous dix milliards en pleine circulation, dans l’intervalle de six mois. Législateurs de la France, j’invoque dans ce moment votre humanité 1 N’arrosez pas de sang humain ce nouveau champ de la liberté, qui n’a déjà été que trop souillé par son effusion. Je vous conjure, au nom de votre patriotisme, de peser sur celte importante considération, qui éveillera [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 septembre n9Ü.] 297 d’avance vos remords. Je vous supplie de penser dans quel siècle et dans quelle ville vous êtes chargés de prévenir des crimes, qu’il serait si facile de commettre, et si triste de punir. Voyez de quelle corruption, de quelle savante immoralité, de quelles systématiques scélératesses, vous êtes environnés, et à quelle horrible anarchie le faux papier livrerait la France! Au commencement de ce règne, quand on voulut frapper de nouveaux louis au coin de notre auguste monarque, le gouvernement crut d’abord que, pour marquer le changement de cette monnaie, il suffirait d’y imprimer les armes de France. Deux mois après cette innovation, l’on s’aperçut que l’imitation des chaînes qui forment les armes de Navarre rendait la contrefaçon des louis plus difficile et on se hâta de rétablir l’empreinte aucienne. Les précautions que des ministres ont prises pour prévenir l’imitation d’une monnaie d’or, avertissent les législateurs des inquiétudes que doit leur donner la fabrication d’un papier-monnaie. Les alarmes que répandait dans nos têtes ardentes et légères la circulation d’un papier-monnaie, le condamneraient donc nécessairement à une dépréciation funeste en concurrence avec l’argent. Or, il est souverainement injuste d’autoriser le vol au nom de la loi, en mettant en émission une monnaie dépréciée. Les spéculations et les opérations des agioteurs augmenteraient encore infailliblement la dépréciation d’un papier-monnaie. Ici, Messieurs, vous voudrez bien considérer qu’il n’y a que deux manières d’agioter : on joue à la hausse ou à la baisse. Pourra-t-on jouer à la hausse sur vos assignats? Non, sans doute. Pour espérer qu’ils s’élèveront au-dessus de leur valeur, il faudrait leur appliquer des intérêts éventuels, qui pussent mettre en jeu l’imagination, et éveiller les espérances de la cupidité par les profits des dividendes, comme les actions de la Compagnie des Indes, de la Caisse d’escompte ou des Eaux de Paris. Mais vous n’appliquerez certainement aucun intérêt à vos assignats, parce qu’il serait absurde qu’une monnaie portât intérêt. On sera donc réduit à jouer à la baisse; car il faut bien que les agioteurs vivent, quoique nous n'en voyions pas trop la nécessité. Alors, Messieurs, qu’arrivera-t-il ? Je vais l’expliquer. Les agioteurs liront dans la première page de leur Manuel qu’on ne doit jamais jouer à la hausse que sur des effets dont la circulation est libre, et qu’un papier forcé appartient exclusivement aux spéculations de la baisse (1). Ils auront dans leur caisse un papier qui arrivera tout déprécié d’avance dans leurs mains, un papier qui perd déjà sept pour cent de sa valeur, quand on veut le convertir en monnaie. Un pareil fonds (1) On a dit que le papier-monnaie, pouvant tenir lieu des lettres de change, participait aux bénéfices de ces effets commerciaux. Si la circulation en était libre, cette spéculation pourrait en effet se réaliser. Par exemple, un billet de la banque de Londres gagnerait actuellement à Paris, parce qu’il y tiendrait beu d’une lettre de change sur Londres, que l’on achète actuellement à Paris beaucoup au-dessus du pair. Si l’on était assuré que le cours du change entre Paris et Londres fût invariable pendant un certain temps, ce serait une opération avantageuse que d’envoyer de Londres à Paris des billets de banque sur lesquels on ferait un bénéfice qui pourrait augmenter leur valeur à Londres même, où ils sont toujours au pair. Mais il n’en est pas moins vrai qu’en principe il serait absurde de jouer à la hausse sur un papier dont la circulation est forcée. de spéculation sera très propre à développer leurs talents. Ces mêmes hommes, qui nous prêchent aujourd’hui les assignats comme le salut de la France en péril, deviendront alors les apôtres de la crainte, après avoir été les faux prophètes de l’espérance. Ils diront qu’en s’appropriant les biens du clergé, la nation a considérablement aggravé son fardeau; que les frais des cultes, le traitement des bénéficiers et des religieux, les secours indispensablement nécessaires aux pauvres vont coûter d’abord annuellement plus de cent soixante millions à l’Etat; que les domaines nationaux séparés de la dime et des prestations féodales, ne valent pas cinquante millions de revenu; que la nation ne peut vendre ni les propriétés des hôpitaux, des universités, des séminaires, des collèges, des pauvres communautés de filles, ni les forêts qui ont plus de cent arpents, parce qu’il importe de veiller à la conservation du bois dont la consommation excède la reproduction. Ils diront que l’Etat a fait un marché ruineux en dépouillant le clergé, dont il pouvait attendre les ressources les plus précieuses et les plus promptes. Ils diront que les ventes très rapides d’abord, à l’ouverture des enchères, se sont ralenties d’une manière effrayante ; que les capitalistes aiment mieux acheter des biens libres que de s’exposer à je ne sais quel retour d’ordre public, en acquérant ies propriétés ecclésiastiques; que si une possession de quatorze siècles n’a pas pu garantir le clergé de l’invasion de ses biens, les nouveaux propriétaires doivent être fort embarrassés pour s’assurer d’un titre incontestable de prescription; que les bénéficiers de tout le royaume intimident les acquéreurs des biens ecclésiastiques, en faisant signifier des oppositions et des protestations à tous les porteurs de papier-monnaie qui se présentent aux enchères; que les créanciers du clergé, des monastères, des chapitres, multiplient de tous côtés les mêmes actes conservatoires de leurs droits; que l’Assemblée nationale a réellement décrété une opération désastreuse, en croyant régénérer les finances; que les municipalités, les départements et certaines provinces du nord, où sont situés les grands domaines du clergé, ne se prêtent pas à ces aliénations qui leur imposeraient une contribution trop forte au payement de la dette publique. Ils diront que la recette et la dépense de l’Etat ne sont pus calculées; que l’impôt n’est pas établi; que la perception n’en est pas assurée; qu’il n’existe enfin dans le royaume aucune force publique capable de garantir les revenus ordinaires du Trésor national. C’est ainsi que vous les entendrez déprécier vos assignats, en vous menaçant sans cesse de l’avenir, et en répandant partout la terreur. Je ne les calomnie pas : ils ne sont pas calom-niables I Pour justifier mes tristes prévoyances, ils n’ont pas même besoin du mérite de l’invention; ils ne seront que de misérables échos des vieilles formules que leurs prédécesseurs employaient en 1720. Quand ils auront ainsi discrédité les assignats; quand ils les auront fait descendre à 30, à 40, à 50 0/0 de perte, et peut-être au delà, ils se disposeront à les accaparer. Ne pensez pas qu’ils se contentent de gagner alors quelques millions d’escomptes : ce seront de légers profits qu’ils abandonneront à leurs commis. Après s’être ainsi rendus maîtres des assignats, ils les placeront dans leurs payements forcés, le plus utilement qu’il leur sera possible; ils renouvelleront ensuite rapidement la même manœuvre; et de négociations |28 septembre 1790.) 298 {Assemblée nationale.} ARCHIVES PARLEMENTAIRES. en négociations, de baisse en baisse, ils finiront par s’aproprier successivement vos assignats, votre argent et vos biens nationaux. En eftVt, vos remboursements leur livreront d’abord votre papier. Votre papier sera promptement converti à perte en numéraire. Ce numéraire se doublera bientôt en se métamorphosant de nouveau en papier, et finira par conquérir gratuitement vos antiques domaines dont vous aurez si imprudemment décrété l’aliénation. Il y aura donc une multitude d’intérêts privés et de moyens faciles, pour faire continuellement varier et baisser la valeur des assignats forcés! Tant de variations inévitables ne rempliront les vues des agioteurs qu’aux dépens de la classe très-- nombreuse des porteurs de ce papier, qui ne pourront jamais participer à la direction de leurs manœuvres criminelles. Pour échapper aux conséquences qu’engendrent ces principes, on a objecté que la monnaie de métal était elle-même sujette aux variations que je vous dénonce aujourd’hui, comme si dangereuses dans l’émission d’un papier-monnaie. Il est constant, en effet, que le prix de la monnaie de métal varie, et que les variations des prix des denrées influent véritablement sur la valeur relative des métaux. Si le setier de blé que je payais l’année dernière 24 livres, me coûte 48 livres cette année, la valeur relativede l’argent est diminuée de moitié; et c’est ainsi que toute la science du commerce consiste définitivement à deviner les besoins, et à acheter des écus ou des louis à bon marché pour les vendre ensuite fort cher. J’avoue que cette variation du prix des denrées, qui déprécie réellement les métaux, est nécessaire au commerce, parce qu’il ne rechercherait et ne conserverait pas les denrées, s’il ne pouvait plus spéculer sur l’augmentation de leur prix. Mais la tnonhaie de papier éprouvera, outre cette variation relativement aux denrées, Uneautre variation relativement aux écus. Cette dernière variation est toujours nuisible, tandis que l’autre est évidemment avantageuse, pourvu qu’elle n’excède pas de justes limites. La monnaie de papier réunissant ainsi les deux genres de variation, expose les peuples à un danger de plus, parce que cette valeur trop bien nommée alors papier-monnaie, perd à la fois et comme papier à l'égard de l’argent et comme monnaie à l’égard des denrées. Après une exposition de principes si incontestables, je ne développerai point ici une autre cause de dépréciation des assignats, que je tirerais de l’incertitude de leur amortissement régulier et complet. La dette non constituée et les besoins actuels du service public s’élèveront fort au-dessus de la valeur des biens du domaine et du clergé; et on doit s’attendre à d’étranges mécomptes dans l’appréciation de ces immeubles, qui, ne suffisant point à l’amortissement du papier-monnaie, influeront nécessairement, et à son préjudice, sur sa valeur contingente dans le commerce. Outre cette dépréciation des assignats relative à l’incertitude de leur extinction, il faut en prévoir une autre relative aux échanges. De plus, je n’ajouterai rien aux sages observations que l’on a faites dans cette tribune, pour prouver l’influence qu’aura l’émission d’un papier-monnaie sur le renchérissement des denrées. M. Dupont a parfaitement prouvé que l'augmentation soudaine du numéraire diminuerait sa valeur relative; et que plus la monnaie devenait commune, plus le prix des comestibles et des marchandises devait augmenter. Cependant M. de Beaumetz, qui a osé avancer dans cette tribune que nos assignats étaient actuellement au pair, quoiqu’ils perdent manifestement plus de 7 0/0, nous a dit que l’émission d’un papier-monnaie qui doublerait notre numéraire, n’influerait aucunement sur la valeur des denrées. Pour prouver son assertion sans réplique, il a prétendu que le prix des effets publics n’avait point varié à la Bourse depuis le décret de la spoliation du clergé, et même depuis la circulation de nos assignats. Je demande pardon à cette Assemblée de lui dérober quelques moments pour réfuter une pareille objection; mais nous devons répondre à tout, parce que cet excès de patience, dans la discussion, convient parfaitement à l’évidence de nos principes. D’abord, l’assertion de M. de Beaumetz n’est pas exacte. Les jouraux publics nous ont constamment indiqué} depuis le mois d’avril dernier, et surtout depuis le mois de novembre, époque de l’invasion des biens ecclésiastiques, une assez grande fluctuation dans le prix des effets publics. La perte sur les remboursements suspendus a varié depuis 6 jusqu’à 22 0/0. Quant au décret qui a envahi les biens ecclésiastiques, certes, il ne serait pas bien merveilleux qu’il n’eût point fait baisser les valeurs des papiers de la Bourse. Les étais que l’on place pour soutenir un édifice ne hâtent ordinairement pas sa chute. Mais passons au décret qui a ordonné la circulation d’un papier-monnaie. Les billets de caisse portant promesse d’assignats, ne sont pas restés à Paris. Je ne crains pas d'être démenti par le caissier de l’extraordinaire qui m’entend, si javance que dans les six premières semaines de l’endossement des billets de la caisse d’escompte, il en a vérifié pour plus de 100 millions qui appartenaient aux provinces. Les assignats ont pris ensuite la même route; de sorte que notre décret, portant création de ce papier-monnaie, n’en a réellement pas augmenté la circulation dans la capitale. D’ailleurs, comment M. de Beaumetz a-t-il pu choisir pour base ou pour étalon des valeurs commerciales, le genre de bien dont la valeur est la plus mobile et souvent la plus bizarre? Les métaux ont eu seuls jusqu’à présent cette prérogative; et je doute que les commerçants suivent une autre règle d’appréciation. J’ajoute que les négociations de la Bourse se font en papier. Quand on paye les effets en espèces, ont obtient sans difficulté la remise de la différence qui existe entre le cours du papier et le prix de l’argent. Si l’on continue de suivre cette méthode, je ne serais pas surpris de voir bientôt l’emprunt de 120 millions au pair; mais si cette révolution arrive, j’observe que nous apercevrons en même temps un inconvénient d’un autre genre dans l’état des changes ; et alors M. de Beaumetz jugera s’il a raison de penser que le cours du change n’intéresse ni le commerce ni la prospérité publique. Voilà donc tous les sophismes écartés. Voilà bien incontestablement nos assignats en pleine dépréciation avant leur émission même et destinés à être travaillés ensuite par le génie infernal de l’agiotage, soit dans leur mouvement, soit dans leur repos dans la circulation. Ces vils agioteurs que nous ne devons jamais perdre de vue dans la délibération qui nous occupe, comme un général prudent calcule d’avance le nombre et les ruses des ennemis qui doivent l’attaquer, renouvelleront en France les mêmes opérations par lesquelles leurs prédécesseurs se sont signalés en Espagne, où, tantôt par de fausses alarmes, tantôt par de perfides promesses, ils n’ont cessé dp 299 [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 septembre 1790.) tourmenter l’opinion, en faisant varier continuel-ment le prix des mines du Nouveau-Monde. Ils ont déjà formé des spéculations sur le décret qu’ils veulent nous arracher aujourd’hui. Nous connaissons tous la compagnie qui a acheté récemment pour plus de 40 millions d’effets de la dette suspendue, à 25 et à 30 0/0 de perte. Si vous mettez en émission de nouveaux assignats, toutes les parties de cette créance exigible, dont M. l’archevêque de Sens interrompit le remboursement avec tant de scandale, remonteront aussitôt au pair; de sorte que les agioteurs auront reçu de votre munificence environ 12 millions de profit sur cet accaparement de papiers déjà dépréciés par eux à la Bourse. Pour mieux nous cacher leurs manœuvres, ils ont voulu d’abord faire cause commune avec tous les propriétaires de la dette exigible, en sollicitant son entier remboursement par une émission de 2 milliards d’assignats. Mais, quand ils ont vu le patriotisme de cette Assemblée s’élever unanimement contre une si effrayante multiplication de papier-monnaie, ils nous ont offert de capituler, à condition que nous décréterions de nouveaux assignats pour la somme de 800 millions. La totalité des remboursements suspendus se trouverait comprise dans cet amortissement; et c’est la seule proie dont ils veuillent d’abord s’emparer. Ne pensez pas eu effet que, malgré toutes leurs hypocrites protestations de justice, ils s’inquiètent réellement du payement de vos dettes. Les perfides ! ils ne sont occupés que de la portion de vos créances qu’ils viennent d’acheter, à près d’un tiers de perte, et dont ils se flattent d’être remboursés au pair. Ils avaient admis avec eux dans leur nacelle tous les autres créanciers de la dette non constituée, pour se confondre ainsi dans la foule; mais, dès qu’ils ont entendu gronder l’orage dans cette tribune, ils ont jeté les passagers à la mer. Si vous les connaissez, les voilà! Tel est le véritable secret de cette capitulation de 800 millions que l’on nous a offerte. Les agioteurs plaidaient, il n’y a que8jours,aveclaplusar-denteéloquence,pourlepayementtotal decetledette non constituée, dont la liquidation n’est pas faite encore. Ils voulaient vous faire décréter que l’Etat rembourserait au hasard, en aliénant des biens évalués au hasard : c’esi-à-lire qu’ils se proposaient de gagner à vos dépens, aux dépens du commerce, aux dépens des propriétaires de la dette exigible, aux dépens de tous les autres créanciers de l’Etat, 10 ou 12 millions sur leur première opération. Si vous pouviez adhérer à leur demande, vous feriez à la fois banqueroute et à ceux de vus créanciers que vous payeriez et à ceux que vous ne rembourseriez pas : aux créanciers que vous payeriez, puisque vous vous acquitteriez par la remise d’un papier déprécié en leur faisant perdre toute la différence qui existe déjà entre le titre et la valeur de vos assignats : aux créanciers que vous ne payeriez pas, puisque vous leur ôteriez une hypothèque à laquelle ils ont tous un droit égal, en participant tous, au marc la livre, au produit de vos ventes. L’opéraiion que l’on ose invoquer ici, au nom du patriotisme, ne servirait donc qu’à enrichir une horde d’agioteurs que la justice devrait punir. Oui, Messieurs, la justice publique à son réveil déploiera toute sa rigueur cou ire des brigands qui se sont endettés systématiquement depuis plusieurs années, et qui calculent à présent les moyens de faire banqueroute à leurs créanciers, sans s’exposer à être flétris du nom infâme de banqueroutier. Qu'ils soient avides d’argent, je le poqçuis} mais que, dani leurs complots, ils espè? rent encore reconquérir leur honneur, voilà certes un nouveau genre d’agiotage qui appelle dès ce moment l’infamie sur leurs tètes 1 Pour tenir en hahine les inquiétudes d’un peuple trompé, on nous parle tous les jours dans cette capitale, en conjurant réellement contre le gouvernement, de je ne sais quelles conjurations illusoires contre l’Etat. On fatigue notre patriotisme de toutes ces prétendues conjurations ridicules que le peuple lui-même méprise, et qu’il regarde avec raison comme un impôt établi par l’imposture sur la crédulité. Ah! s’il faut nous environner de vaines terreurs pour assurer notre liberté, comme on accoutume de jeunes soldats à de fausses alarmes pour leur apprendre à braver ensuite des dangers plus réels, pourquoi ne nous dénonce-t-on pas ces grands crimes delèse-nation qu’enfante l’agiotage? Voilà les mauvais citoyens dont on devrait s’occuper dans vos comités des recherches, dans ces tribunaux despotiques qui se sont institués eux-mêmes parmi nous, sous les enseignes de la liberté! Je n’exagère rien, en rne livrant à ces mouvements patriotiques. Je ne raisonne que sur des faits connus et avérés. En matière d’agiotage révéler, dans une ville telle que Paris, la possibilité d’une conjuration pécunaire, c’est, en démontrer l'existence. Déjà la voix publique en désigne hautement les chefs. Eh! le moyen de se défendre d’une indignation vertueuse contre de vils agioteurs qui suivent nos séances, comme les corbeaux suivent les armées, pour dévorer les victimes de nos décrets! Ils ont corrompu le peuple pour le tromper, ils ont dénaturé notre caractère national; et ils osent dénoncer tous les jours à la multitude, comme de mauvais citoyens, ces mêmes représentants de la nation qui ont le courage de s’exposer à la mort pour défendre l’intérêt public! Au reste cette formule insolente de calomnie n’est pas même de leur invention. Lorsqu’en 1720 l’écossais Law ruinait le royaume, voici comment ses complices parlaient de lui dans la préface de son plan de finance : Ce grand homme, disait-on, a fait voir à la France que Louis XIV, avec V autorité la plus absolue, n'a pu lui prendre plus qu'il ne lui restitue; aussi n'a-t-il plus d'autres ennemis que lés ennemis du genre humain. Eh bien ! nous braverons avec courage toutes ces qualifications injurieuses qui deviendront un jour, et peut-être bientôt, des titres de patriotisme et de gloire. Que l’on nous dénonce tant qu’on voudra aux ressentiments d’un peuple séduit! Les listes de proscription seront tôt ou tard des sauf-conduits dignes d’envie. Nous n’avons pas paru dans cette tribune, quand on nous a fait honteusement notre part sur la confiscation de notre revenu. Mais nous élevons notre voix quand on veut ruiner le peuple, en lui promettant de l’enrichir. Que ce peuple, dont ott flatte la cupidité par l’appât d’un papier-monnaie qui, loin de suppléer à l’argent, le fera totalement disparaître du royaume, ou du moins delà circulation, que le peuple nous entende et qu’il nous juge! Qu’il examine avec impartialité, je ne dis pas quels sont ses amis et ses ennemis, le peuple ne doit avoir que des amis; mais qu’il juge de quel côté il verra le plus d’avantages ou de dangers. Qu’il comprenne quel est le marché insidieux qu’ou lui propose , et quelles sont les fausses espérances dont on l’amuse. Qu’il nous dise s’il sera plus heureux, quand, à la place du numéraire qui peut seul convenir à ses besoins et à ses travaux, on ne lui livrera plus que des billets qui l’inquiéteront lorsqu’il les recevra, et qui le ruineront lorsqu’il voudra s'en dessaisir. Oui qu’il nop dise, m peuple dominateur* g’ij 300 [Assemblée nationale.] a Je droit d’imposer des loi3 aux représentants de la France; si c’est par des proscriptions et par des émeutes qu’il doit manifester son respect pour l’hospitalité, en recevant dans son sein les députés de toutes nos provinces; si la France doit être concentrée dans la rue Vivienne; si c’est par des menaces aussi maladroites qu’atroces, qu’il se flatte de commander à la confiance publique; s’il se croit plus instruit que toutes les chambres de commerce du royaume; s’il compte faire la loi longtemps et surtout au loin, du haut de la terrasse des Feuillants, à l’opinion de tous les Français ; s’il s’imagine pouvoir associer impunément aux agioteurs, dont il est l’organe à son insu, d’honnêtes citoyens qui n’ont jamais joué avec l’Etat, qui, en payant l’impôt absorbé par la capitale, ne veulent ne se mêler de nos remboursements, ni prendre aucune part au jeu criminel de l’agiotage? De quel droit veut-on nous forcer de compromettre, de sacrifier la nation tout entière, en la plaçant par l’émission d’un papier-monnaie, entre le Trésor public et les créances de l’Etat ? Hélas! est-il donc écrit dans les destinés de ce malheureux Empire, que la libération même de nos dettes doive nous être encore plus funeste que la dilapidation de nos finances? Ah ! que le peuple de Paris se montre moins hardi dans ses opinions, quand il s’agit d’une question d’où dépend le salut ou la perte de tout le royaume. Cette révolution, dont on l’a rendu l’instrument, doitluicoûterassez cher dansla suite, par la ruine du clergé, de la noblesse, de la magistrature, par la suppression des tribunaux, des compagnies de finances, de tous ces grands corps enfin qui dépensaient annuellement plus de trois cents millions dans cette capitale; oui, la Révolution doit coûter assez cher à Paris, sans u’il consomme, aujourd’hui son désastre en emandant du papier-monnaie avec lequel il n’éprouvera plus que les horreurs de la famine, au milieu de quatre-vingt-trois départements qui lui laisseront ses assignats, et qui lui refuseront leurs denrées. Paris doit se souvenir de la terrible leçon de 1720. Nous n’avons pas oublié qu’à cette époque désastreuse, ce fut Paris seul qui enivra et ruina toute la France. Hélas! je presse dans ce moment même de mes tremblantes mains plusieurs decesbillelsdeLaw, que j’ai tirés d’un vaste dépôt, où l’on a accumulé, pour l’instruction de la postérité, ces gages fictifs d’un capital immense et illusoire. En contemplant avecdouleur ces papiers instruments de tant de crimes, je crois les voir encore couverts des larmes et du sang de nos pères, et je les offre aujourd’hui aux regards des représentants de la nation française, comme des balises placées sur des écueils, pour perpétuer le souvenir d’un grand naufrage. C’est sous cette image instructive que je me retrace à l’avance l’institution d’un papier-monnaie. Dans un moment d’abondance, cette opération de confiance serait peut-être d’autant plus possible, qu’elle ne serait pas nécessaire. Moins on aurait besoin de cet expédient, plus l’opinion publique serait docile pour l’adopter, parce que le numéraire fictif cesse d’être dangereux, lorsqu’on peutàchaque instant le convertir en espèces de crise et de détresse, vouloir faire d’un papier-monnaie le supplément dunuméraire, c’estannon-cer qu’il ne reste plus aucune ressource, et si j’ose hasarder la seule expression qui rende exactement ma pensée, c’est, dans le conseil des pilotes de l’Etat, ordonner sans déguisement, le désastreux signal de sauve qui peut! [28 septembre 1790.] Au lieu de voir ainsi dans l’émission de 2 milliards de papier-monnaie qu’il nous conseille, l’infaillible avant-coureur d’une calamité générale, M. de Mirabeau proclame d’avance ce décret comme le présage assuré de la prospérité publique.il nous présente la circulation du papier-monnaie, comme un des fondements de la grandeur de l’Angleterre; et il observe que ce numéraire fictif ne saurait faire renchérir parmi nous ni les denrées ni les marchandises, puisque le pain et les étoffes communes sont à meilleur marché en Angleterre qu’en France. Combien de réponses différentes nous pouvons faire à cette objection de M. de Mirabeau! D’abord il n’existe aucun papier-monnaie en Angleterre; et nous n’attribuons le renchérissement inévitable des denrées, qu’à la circulation d’un papier forcé. Les billets de banque ou de l’échiquier sont payables à vue, et les capitalistes les conservent dans leur portefeuille, pour jouir des intérêts qui y sont attachés. D’ailleurs, il s’en faut de beaucoup que ces effets publics s’élèvent à la somme de 2 milliards, comme on ose nous l’affirmer sur la foi des agioteurs, dont l’avidité semble réellement être tombée en démence. Les deux confesseurs d'Etat qui règlent les opérations de la bau-que savent seuls le secret du nombre des billets qui circulent en Angleterre. Mais les conjectures les plus raisonnables, portent à croire que leur émission ne s’élève pas au-dessus de 300 millions tournois. Tous les billets de banque étant payables à vue, les trésoriers de cet établissement sont obligées d’avoir toujours en caisse une somme très considérable, pour acquitter en argent les divers effets qui leur sont présentés. Cet argent toujours stagnant est retiré de la circulation ; et il en résulte que sa disparution empêche les renchérissements que devrait produire l’excessive abondance du numéraire effectif ou fictif. D'ailleurs, l’industrie et les machines diminuant infiniment les frais de la main-d’œuvre, et employant utilement les enfants dès leur plus bas âge, en Angleterre, y entretiennent les étoffes communes à bas prix; mais on n’a jamais regardé la circulation du papier libre, comme l’une des causes qui influent sur la valeur des marchandises. Quant au prix du pain qui est communément d’assez mauvaise qualité en Angleterre, les Anglais eu consomment beaucoup moins que nous. Le blé doit être au reste plus abondant, parmi ces insulaires, qu’il ne l’est en France, parce qu’outre la perfection de leur culture, leurs terres ne produisent que du blé, à l’exception des forêts et des prairies, au lieu que la sixième partie de notre territoire est couverte de vignobles. L’exemple de l’Angleterre ne prouve donc rien en faveur du papier-monnaie, M. de Mirabeau prétend que la Constitution est renversée , le désastre inévitable , la France en dissolution , si la vente des biens nationaux ne s'effectue pas immanquablement. Il m’est impossible de croire à cette prophétie. La vente des biens ecclésiastiques diminuerait la masse des impôts, de toute la différence qui existe entre leur produit et les intérêts de la delteq ue cette aliénation acquitterait. Je n’observerai pas d’abord que cette diminution serait étrangement compensée par les frais du culte qui tomberaient ainsi à la charge du Trésor public. Mais je déclare hautement à à M. de Mirabeau, que le sort d’une bonne Constitution ne saurait tenir à une si faible portion de la dépense publique. Il est souverainement impolitique de tromper le peuple sur une vérité que le comité de Constitution a enfin avouée ; ARCHIVES PARLEMENTAIRES. {Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. savoir, que notre nouveau gouvernement ne sera point du tout économique. On a persuadé aux contribuables que les impositions seraient diminuées ; et il est de toute évidence, au contraire, qu’il faut les augmenter. On ne pourrait pas , selon M. de Mirabeau, disputer sur la valeur réelle de nos assignats , si l'on ne contestait pas au fond la valeur des immeubles dont l'aliénation est projetée. Je prends acte de cet aveu de mon adversaire; il reconnaît donc enfin que le sort des assignats dépend de la valeur éventuelle des biens affectés à leur amortissement ? et je lui demande comment nous pouvons décréter des assignats pour 2 milliards, avant d’avoir évalué leur hypothèque? Si nous nous occupions sagement de cette estimation, il nous serait facile, avant qu’elle fût terminée, de découvrir des moyens efficaces pour nous préserver d’un remède si dangereux. Il faut convenir , ajoute M. de Mirabeau, ou qu'un assignat et une portion équivalente de biens nationaux, c'est la même chose, ou que la dette nationale est impossible à acquitter d’aucune manière par ces mêmes biens. Voilà certes une étrange manière de raisonner ! Ne peut-on employer les biens nationaux à acquitter une portion équivalente de la dette, sans l’intermède convulsif des assignats forcés ? C’est précisément parce que l’assignat doit représenter une portion équivalente deces biens, qu'il ne peut pas faire l’officedemon-naie, tant que leur valeur restera indéterminée. Eh 1 quand déterminera-t-on cette valeur? Nous n’y avons pas même encore pensé. Nous n’avons établi aucune balance exacte entre ces immeubles et les assignats. Une hypothèque vague n’est-elle pas un hypothèque nulle? S'il faut en croire M. de Mirabeau nos assignats sont une création nouvelle qui ne répond à aucun terme ancien. Le mot est nouveau, la chose ne l’est pas. L’ancien papier-monnaie de la Pensyl-vanie était une véritable délégation sur des immeubles, et son hypothèque était infiniment plus sûre que celle de nos assignats. Le papier-monnaie de Pensylvanie a cependant perdu 25 0/0 dans le moment même où on pouvait le convertir en propriétés foncières. La vente de l’isle de la province dans la Délaware peut nous fournir, à cet égard, des exemples instructifs, sans remonter au delà de l’époque de 1781. Qu'est-ce qui constitue le prix des métaux-monnaie? s’écrie M. de Mirabeau ; c'est leur valeur intrinsèque et leur faculté représentative qui résulte de cette valeur. Je sais gré à mon adversaire de faire ici un aveu que je lui aurais pourtant arraché avec deux syllogismes, s’il se fût obstiné à s’y refuser. Il reconnaît donc que la faculté représentative résulte de la valeur intrinsèque? Cette faculté augmente-t-elle dans la monnaie sa valeur métallique? C’est un problème très difficile à résoudre. Mais il y a encore une autre donnée très importante dont M. de Mirabeau a soigneusement évité de parler : c’est la certitude qu’ou peut se procurer aisément du titre des métaux-monnaies, et l’extrême difticulté de faire circuler une monnaie altérée. Au reste, les combinaisons multipliées qu’exigerait la solution de ce problème, suffisent pour prouverque l’excédent du prix des mélaux-monnayés ou monnayables , sur leur valeur intrinsèque, est très peu considérable. Si cet excédent était plus sensible, on le déterminerait aisément. J’ai dit des métaux monnayés ou monnayables , parce que les métaux en lingots sont, pour le commerce, la véritable et la seule monnaie j et c’est dans cette hypothèse [28 septembre 1790.] 301 que j’invite M. de Mirabeau à attaquer le problème qu’il s’est si légèrement chargé de résoudre, quand il voudra se prévaloir diu principe qu’il paraît avoir adopté sans réflexion. Lorsqu’il compare les assignats aux billets de banque ou aux lettres de change, auxquelles on donne crédit dans le commerce, il oublie que les papiers d’une circulation libre peuvent non seulement se soutenir au pair, non seulement remplacer le numéraire, mais qu’ils gagnent souvent sur les métaux eux-mêmes, sans que l’on doive en rien conclure en faveur des papiers-monnaie dont le cours est forcé. Quel est le créancier , ajoute M. de Mirabeau, qui ne trouve pas ses écus sûrement placés et représentés, très valablement, quand ils ont pour hypothèque un équivalent en propriétés foncières ? Ici, je vous arrête, Monsieur de Mirabeau. Je ne dois pas insister sur une vérité généralement reconnue, et dont vous conviendrez vous-même : c’est qu’une hypothèque n’est jamais regardée comme sûre, que lorsqu’elle est assise sur des immeubles, d’une va'eur très supérieure à la créance dont ils répondent. Ce principe élémentaire appartient au catéchisme de l’économie politique. Mais je vous dirai que vous argumentez toujours d’après une transaction libre, quand il s’agit d’une transaction forcée, et que vous ne pouvez rien conclure de l’une à l’autre. J’ajouterai que les plus solides contrats sont encore infiniment éloignés de la propriété actuelle du numéraire. Je regarde , dit M. de Mirabeau, tout homme poussé par l'intérêt à prêcher une défiance qui déprise les assignats comme plus coupable envers la société, que celui dont la main criminelle dégrade les métaux et altère leurs titres. Je me lasse ici de vous réfuter; je vais vous traduire, pour rendre plus intelligibles toutes vos bravades patriotiques. Voici donc ce que signifie cette brusque incartade. Je regarde tout homme qui avertit ses concitoyens, que l’on cherche à répandre parmi eux une monnaie réellement dégradée, comme plus coupable en vers la société que le faux monnayeur lui-même. Or, je vous le demande : quand même celui qui révèle un pareil danger serait poussé par l’intérêt, qu’importent ses motifs, pourvu qu’il raisonne avec justesse, et qu’il ne demande jamais aucune confiance sur parole? Loin d’être coupable, il est réellement utile à la société. Il vous dit qu’il faut juger les assignats par leur valeur intrinsèque, avant de les décréter, parce que ce sera par leur valeur intrinsèque, que le commerce les appréciera dans la circulation. En bien ! c’est moi qui veux être cet homme que vous croyez intimider en le rabaissant au-dessous des faux monnayeurs. Est-il un mauvais citoyen, celuiqui met l’Assemblée nationale en éiat de juger d’avance de ses opérations par leurs résultats? Est-il un mauvais, citoyen celui qui veut prévenir un désastre public? Est-il un mauvais citoyen, celui qui présente toujours ses raisons en exposant son avis dans nos délibérations, et qui ne voue pas, aux projets de M. de Mirabeau, ce respect de soumission et de silence qui commanderait à peine les décrets du Corps législatif? Ce n’est plus à des hommes raisonnables que vous parlez. Vous oubliez que je suis là, et que je vais vous répondre quand vous vous permettez de pareilles inculpations contre ceux de vos collègues qui n’adoptent point vos nouvelles opinions. Vous les dénoncez aux tribunes avec une véhémence oratoire qui vous assure leurs suffrages, mais qui ne vous en promet aucun autre; et quelle que soit aujourd’hui notre (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (28 septembte 1790.] 302 décision, je vous cite à mon tour aux tribunes, et je les invite à ajourner seulement la question pendant trois mois. Je me soumets d’avanceà leur jugement, dans trois mois, si l'émission des deux milliards d’assignats que vous demandez, est décrétée. Osez leur adresser loyalement le même défi. Vous prétendez que les espèces se sont cachées, sans que le papier s’en soit mêlé? Et moi je dis que le numéraire n’a disparu d’une manière vraiment alarmante, dans la capitale et dans les provinces) que depuis le moment où les billets forcés de la caisse d’escompte sont venus prendre sa place. Les mêmes villes de commerce qui en avaient sollicité l’émission, comme des malades impatients et effrayés implorent tous les remèdes, ont enfin jugé ce papier-monnaie par ses effets ; et leurs nombreuses adresses d’oppositions, que nous n’avons pas sans doute anéanties, en refusant de les lire, quoique nous les eussions provoquées, sont une éloquente amende honorable de l’imprudent désespoir qui leur avait dicté leurs pétitions en faveur des assignats forcés. H paraît au reste infiniment simple à M. de Mirabeau, que le papier-monnaie perde sur l’argent, puisque l’argent éprouve lui-même cette dépréciation, lorsqu’on veut le convertir en or; et il croit bien consoler d’avance les porteurs d’assignats de la perte inévitable qui leur est destinée, en observant qu’àParisles louis gagnent trente sols la pièce quand on les échange avec des écus. Mais, est-il bien vrai que les écus perdent dans le commerce? Ne sont-ils pas reçus partout selon la valeur de leur titre ? Est-on obligé de faire des payements en or? Non, sans doute. Les monnaies d’or sont une espèce de luxe de numéraire dont on peut très bien se passer. On ne les aehèteque dans la capitale, et peut-êtredans trois ou quatrevilles du royaume où elles rendent plus faciles les fréquents transports des sommes considérables. M. de Mirabeau ne peut donc pas mieux nous prouver la pénurie de ses moyens, qu’en seprévalaiitdunepareillecomparaison. C’est la défiance qui fait échanger le papier-monnaie contre l’argent; et le porteur du papier-monnaie expie sa crainte en subissant une dépréciation, lorsqu’il veut se procurer des écus. C’est au con-trairela seule commodité qui fait échanger l’argent contre l’or et la commodité se paye alors comme une véritable fantaisie, sans que l’on puisse en conclure que l’argent est en perte relativement à l’or. Il ne s’agit plus dans cet échange de la valeur commerciale des métaux, mais uniquement d’une simple préférence que l’un donne à une monnaie sur l’autre. M. de Mirabeau, qui ne néglige, comme on le voit, aucun des petits sophismes dont il peut s’entourer pour défendre son opinion, présente quelquefois comme des preuves de son système les objections même qui le renversent. Que prouve contre les assignats , dit-il, cette dise-te de numéraire dont le public souffre ? Elle ne prouve autre chose , sinon que leur service ri est pas assez divisé. Mais, de bonne foi, oserait-on donner an papier les divisions de la monnaie elle-même? Si les assignats représentaient de petites sommes de 25 et même de 12 livres, comme on nous l’a proposé, ils atteindraient alors les dernières classes dn peuple. Les salaires des ouvriers ne seraient plus payés qu’en papier; et vous allumeriez une guerre civile dans le royaume, par la simple émission de ces assignats sur lesquels tous les hommes de journée subiraient une perte inévitable quand ils voudraient acheter des denrées. L’amour sacré du peuple vient continuellement figurer dans vos discours. Je le cherche dans votre cœur, je le cherche dans vos principes; et je vous accuse hautement d’être l’ennemi du peuple, d’attenter sacrilégement à sa subsistance, si jamais vous faites décréter un papier-monnaie dont les valeurs soient assez divisées pour payer, c'est-à-dire pour voler les journées de la classe indigente. Quel serait le résultat de cette division de services monétaires en papier forcé, que vous avez l’incroyable barbarie de regretter? Le numéraire disparaîtrait absolument devant des assignats qui le remplaceraient ainsi pour les plus petites sommes; et ce serait à cette époque terrible où le peuple ne verrait plus un écu qu’il jugerait en connaissance de cause, entre vos principes et les miens. Je suis confondu, je l’avoue, de l’intrépidité avec laquelle M. de Mirabeau affirme, qu'on achète aujourd'hui avec un assignat de 200 livres toutes les choses dont la valeur en espèces était de 200 livres avant la création des assignats, et que le vendeur, au surplus, tient compte de l'intérêt des assignats sans aucune difficulté. Dites que l’on paye ses dettes avec des assignats, en vertu du décret qui force le créancier de les recevoir ; mais n’insultez point à votre propre raison, en assurant que les assignats se soutiennent au pair dans les achats libres. Toutes vos formules oratoires ne nous éblouiront pas sur la dépréciation évidente d’un papier qui ne peut perdre contre le numéraire, comme vous êtes forcé d’en convenir vous-même, sans perdre aussitôt contre les marchandises. Ici, je me lasse de réfuter, je ne dis pas M. de Mirabeau, je n’en ai plus besoin, mais ses partisans qui tiennent plus que lui à ses principes. Je vais donc lui répondre d’une autre manière, en citant ses propres paroles, dont chacun de nos auditeurs pourra demander compte à sa bonne foi. Je sais bien, dit-il, que les assignats ont tort de se soutenir, puisque nos infaillibles raisonneurs assurent qu'ils doivent perdre ; mais ce n'est pas ma faute, et je raconte les choses comme elles sont. Voilà ce que M. de Mirabeau a dit, écrit et imprimé. Les personnes qui ne l’ont ni lu, ni entendu, auront de la peine à le croire. Mais ce n’est pas ma faute, je raconte les choses comme elles sont. Ce n’est pas ma faute, si tous les juges impartiaux de la question, si les partisans même des assignats ont pensé que M. de Mirabeau avait porté un coup mortel au papier-monnaie dans cette Assemblée, par la faiblesse des moyens qu’il nous a présentés pour défendre son opiuion. Ce n’est assurément pas ma faute, si en nous exposant les raisons de tribune, qui ne pouvaient convaincre personne, il nous a laissé ignorer les arguments secrets qui ont pu le subjuger lui-même. La constante opposition qu’il nous avait montrée depuis plus d’un an, pour toute espèce de numéraire fictif, était sans doute appuyée dans son esprit sur des principes trop dominants, pour qu’liait pu masquer par sa rhétorique l’embarras où il s’est trouvé, quand il a voulu changer tout à coup de doctrine. Enfin ce n’est pas ma faute, si tous les commerçants honnêtes, auxquels on demande le prix de leurs marchandises, donnent un démenti formel à M. de Mirabeau, en répondant aussitôt aux acheteurs, par celte question qui suppose évidemment deux prix, et par conséquent la dépréciation des assignats : Comment me payerez-vous? Sera-ce en argent ? sera-ce en papier? 11 n’y aurait sans duute qu’une seule opinion dans cette Assemblée, comme dans le commerce, sur la dépréciation trop réelle des assignats, et [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES, [28 septembre H90.] 303 sur le terrible danger d’en mettre pour deux milliards eu circulation, si la crise de nos finances nous laissait le choix des moyens de régénération les plus sages et les plus doux. Tout le monde convient, tout le monde sent du moins qu’une telle émission de numéraire fictif est une véritable calamité publique. Mais c’est un mal nécessaire, nous dit-on; et si vous rejetez l’expédient désastreux du papier-monnaie, que mettrez-vous à la place? Mais s’il est démontré que le papier-monnaie serait un fléau national, ne faut-il pas d’abord renoncer à cette ressource avant d’en examiner aucune autre? Ce que je mets à la place? Eh! que voulez-vous que je mette à la place d’une bête féroce qui va me dévorer? Ce que je mets à la place? Sommes-nous donc réduits à ne pouvoir plus choisir qu’entre des calamités, et à tirer, pour ainsi dire, au sort de l’urne du destin, le mode fatal da nos désastres? Ce que je mets à «la place? J’y mets votre patriotisme, j’y mets vos lumières, j’y mets un plan de finance que j’ai conçu, j’y mets vingt autres plans de finance que je connais, et qui renferment tous des idées lumineuses et des projets utiles; j’y mets surtout la déclaration très expresse, qu’en discutant depuis plus d’un mois la question du papier-monnaie, nous nous sommes bornés à cet unique moyen de restauratiori ; et que nous nous flattons peut-être d’avoir épuisé toutes les combinaisons de salut public, tandis que nous n’avons pas même encore abordé la discussion des véritables moyens qui doivent régénérer nos finances. Ce n’est point un nouveau numéraire de circulation, mais simplement un mode de libération que la France attend aujourd’hui de nous. Les assignats-monnaie ne sont donc pas nécessaires. Si nous en décrétions inconsidérément l’émission pour deux milliards, nous devrions prévoir, dès aujourd’hui, qu’après avoir parcouru tout le royaume, après avoir éteint frauduleusement sur leur route une multitude innombrable d’engagements particuliers qu’ils n’étaient pas destinés à acquitter, nos assignats reviendraient chargés de tous ces crimes inutiles au Trésor public, où la nation serait obligée de les recevoir pour comptant, à la hauteur primitive de leur titre. Eh! qui pourrait contempler sans effroi cette longue chaîne de désastres que leur circulation étendrait sur toutes nos provinces ? Sortons de cette enceinte, et suivons le cours des assignats dans toutes les classes delà société, si nous voulons évaluer d’avance les ravages dont elles sont menacées. Placez donc les assignats entre le roi et les peuples; les impôts ne seront plus payés qu’en papier; vous ne verrez plus arriver aucune contribution en numéraire au trésor de l’Etat . Le gouvernement subira toute la dépréciation des assignats pour les convertir en argent, quand il faudra payer la solde des troupes et les dispendieuses consommations qui sont à sa ctiarge. Entre le débiteur et le créancier, le papier monnaie légitimera la banqueroute ; et tous les citoyens qui vivent de leurs rentes pécuniaires seront inévitablement ruinés. Entre le consommateur et le propriétaire, les assignats feront promptement hausser le prix des denrées; et on les ramènera toujours, dans les transactions libres, à leur valeur actuelle et effective. Entre le manufacturier et les ouvriers, les assignats forceront de renchérir les prix de la main-d'œuvre; et votre commerce ne pouvant plus soutenir la concurrence avec les fabriques étrangères, sera dès lors anéanti. Enliu, entre les Français et les autres nations de l’Europe, votre papier-monnâie ne vous tenant jamais lieu de numéraire, fera sortir tout l’argent du royaume et vous isolera ainsi dans vos relations commerciales avec tout l’univers. Je reconnais toutefois avec douleur que la perception des impôts étant altéréedepuis plus d’une année, le service public exige une nouvelle émission d’assignats ; mais le besoin seul et le besoin le plus impérieux doit nous dicter la délibération qui en déterminera la quotité. Lorsque ce décret provisoire sera rendu, nous devrons nous occuper sans aucun délai de la restauration définitive des finances. Ici, Messieurs, je crains, je l’avoue, que les mesures de prudence dont je dois vous faire hommage, dans ce moment, ne soient regardées parla prévention, comme des moyens dilatoires, comme des ressources équivoques ou éloignées, et que l’impatience de votre patriotisme même ne vous précipite brusquement vers une décision que je ne crois pas encore suffisamment approfondie. Cependant je braverai sans crainte les interprétations de la malveillance et les soupçons de l’esprit de parti. J’ai rédigé un plan de liquidation pour libérer l’Etat de la dette non constituée. Je connais plusieurs autres projets sur la même matière. Chacun de ces systèmes indique des opérations utiles qu’il est facile d’amalgamer les unes aux autres, pour former, de toutes ces combinaisons particulières, un résultat unique et lumineux. Mais il est impossible de vous présenter à celte tribune des plans qui supposent tous les calculs, dont la vérification n’est pus faite encore, et qui, n’étant appuyés sur aucune autorité, ne sauraient vous inspirer aucune confiance. Vous êtes dans l’usage de ne recevoir que par l’organe d’uu comité les projets de décrets importants qui sont soumis à vos délibérations. Si vous voulez instituer, dès aujourd’hui, un comité chargé de discuter tous les moyens de liquidation relatifs à la dette non constituée, huit jours de travail suffiront à cette grande discussion. Un ajournement si court ne me paraît susceptible d’aucun inconvénient; au lieu que la précipitation nous expose à des dangers réels, et peut-être à des malheurs irréparables. Ce n’est pas à moi qu’il faut s’en prendre, si, en nous bornant à un seul mode de libération, nous n’avons discuté depuis un mois que la trompeuse ressource des assignais. On aurait rappelé à l’ordre les orateurs qui seraient venus nous proposer une autre forme de liquidation. Les esprits sont trop fatigués dans ce moment, pour qu’on puisse appeler leur attention sur un plan très vaste, sur un plan compliqué, sur un plan qui exige surtout des détails abstraits. I! faudrait d’ailleurs avoir une bien étrange présomption, pour oser vous soumettre un pareil projet, avant qu’il vous soit recommandé par le suffrage de vos commissaires. Remarquez, Messieurs, que votre délibération va finir par où elle devait commencer. Il aurait fallu instituer d’abord le comité que je sollicite, et prendre pour base de discussion un rapport impartial et raisonné sur tous les expédients de libération, au lieu de vous borner au parti exclusif et extrême de décréter une émission d’assignats-monnaie pour la somme de deux milliards. M. de Montesquiou a fait plus qu’on ne lui demandait, en nous proposant ce mode sinistre, qu’d n’a cessé de reproduire sous différentes formes depuis dix mois. Son système fut rejeté avec l’indignation la plus unanime, la première fois qu’il i’exposa au comité 304 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 septembre 1790.] des dix. Vous avez constamment manifesté la même opposition, lorsqu’il a insisté avec une si édifiante persévérance pour vous le faire adopter. M. de Montesquiou ne s’est point rebuté; il a enfin réussi à engager la délibération; et s’il parvient à éblouir cette Assemblée par ses paradoxes, le décret qu’il vous demande rétablira les finances des agioteurs, en ruinant les vôtres. Je vous rappelle donc, Messieurs, à vos propres usages, pour écarter préalablement tous ces égoïstes spéculateurs. Vous n’avez jamais délibéré sur aucune matière importante, que d’après le vœu d’un comité. Vous avez institué des comités toutes les foisqu’ils vous ont été indiqués, et souvent pour les intérêts les plus personnels. La libération de la dette non constituée est la grande affaire de tout le royaume. Si la proposition que je vous soumets sur la foi de vos maximes les plus constantes, devait être rejetée, j’en demanderais acte du moins à cette Assemblée, afin que Je peuple qui m’écoute s’en souvînt dans quelques mois; et en cédant ainsi à regret à la nécessité où je serais réduit d’opter entre les assignats-monnaie et les quittances de finance, j’adopterais, avec quelques amendements, le projet de décret de M. Dupont. M. Barnave. Nous sommes arrivés aune circonstance grande et difficile. De la résolution que nous allons prendre dépend peut-être le salut de la nation. Ce serait méconnaître l’étendue de la question que de borner ses rapports à ces deux objets importants par eux-mêmes : la vente des biens nationaux et le remboursement de la dette publique. Si l’on veut la considérer sous les véritables points de vue, on y verra les moyens de ranimer l’industrie, le commerce, l’agriculture, le rétablissement de la tranquillité publique. La Constitution s’achève. Quoique les travaux que nous avons encore à parcourir soient de grande importance, ils ne sont pas aussi étendus dans leursdétails queceux auxquels nous nous sommes déjà livrés. Ce qui reste principalement à faire aujourd’hui, c’est de rallier ces différents pouvoirs... La Constitution s’achève, et la Révolution s’avance rapidement vers son terme. Chacun se dit : De grandes institutions ont été formées, il faut leur imprimer le mouvement. Chacun cherche un grand moyen de résoudre les difficultés, de consommer la Révolution, en rapprochant les opinions, en confondant les intérêts. Chacun aussi fonde son espoir sur la vente des domaines nationaux. La question actuelle existe donc essentiellement dans la manière dont nous en disposerons. Deux moyens sont proposés. Je laisse de côté pour le moment les moyens partiels ; ces deux moyens sont les assignats sans intérêt, ayant cours forcé, et des quittances de finance portant intérêt, et ne pouvant être acceptées dans les transactions libres que de gréa gré. Je ne m’occupe pas d’un troisième moyen, qui consiste dans les quittances de finance sans intérêt, ce serait se résoudre à une banqueroute partielle, ce serait faire une chose que votre loyauté ne vous permettra jamais. Donc la question simple ne présente à votre discussion que des assignats sans intérêt, des quittances de finance portant intérêt. — Deux objets également précieux et pressants sont l’imposition et l’acquittement de la dette. Les assignats diminueront la somme des impôts ;i!sserviront à les acquitter. De cette réduction, de cette facilité de payement, résultera une chose sans laquelle un Etat n’est rien. Avec des quittances de finance l’imposition sera plus considérable; la facilité de payer les impôts sera nulle. De là des maux dont vous connaissez le tableau, et dont le perspective effrayante doit éveiller votre sagesse et influer sur vos délibérations. Quant à l’acquittement de la dette, eti donnant des assignats vous donnez ce qu’on a droit de demander, un titre sûr et éminemment disponible. La monnaie a une qualité réelle, et une qualité qu’elle tient de la loi. L’assignat a également une qualité réelle et une qualité qu’il tient de la loi ; vous vous acquitterez donc avec des assignats. Avec des quittances de finance vous ne vous acquitteriez pas, vous donneriez de nouveaux titres qui ne seraient point améliorés; la créance aurait la même hypothèque, vous ne feriez que suspendre des payements échus, vous feriez plus de mal encore. L’impôt, ce second gage de la créance dépérirait, s’anéantirait. Ainsi, sous ce second point de vue, les assignats sont préférables. Examinons s’ils doivent être préférés dans le rapport des ventes. Le moyen qui met un signe représentatif entre toutes les mains accroît nécessairement Je nombre des acquéreurs et l’avantage de la vente : c’est ce que fait l’émission des assignats. L’autre moyen proposé ne met un signe représentatif de valeur qu’en très peu demains; ce signe, lui-même productif de revenus, donne un intérêt réel à conserver les capitaux; ainsi les biens nationaux ne se vendront pas. Les quittances de finance n’étant pas monnaie, restant dans un petit nombre de mains, ne créant qu’un petit nombre d’acheteurs, les propriétaires exclusifs de ces titres mettront aux domaines nationaux le prix qu’ils voudront, et, après avoir usé de manœuvres pour forcer les créanciers peu riches à leur livrer à perte les quittances de finance ils forceront la nation à vendre à perte ses biens. Ce parallèle ne peut pas laisser d’incertitude. Il a fallu chercher ailleurs des objections, elles se réduisent à une seule, qui n’est autre chose qu’une erreur de fait, d’où l’on a tiré une grande erreur de doctrine. On a parlé de l’avilissement des assignats, du doublement des prix, de la destruction des manufactures et l’agriculture; toutes ces suppositions partent d’une seule, de celle de l’avilissement des assignats. On prête deux causes à cet avilissement : le défiance dans la société, la baisse des valeurs par la multiplication du numéraire. Quant à la défiance, on a dit que la facilité de la contrefaçon introduirait une masse considérable de faux assignats, et que les inquiétudes que donnerait sur chacun de ces papiers l’incertitude de la falsification en occasionneraient le discrédit. J’observerai que si cela était vrai, il n’existerait pas un papier-monnaie en Europe. Quoi qu’en ait dit le préopinant, la contrefaçon de la monnaie-métal est plus facile que celle des papiers circulants. Les moyens d’éviter celle des assignats se perfectionnent tous les jours; nous en avons recueilli qui ne laisseraient aucune inquiétude. Cette objection, déjà détruite par notre propre expérience, s’appliquerait au système contraire. Elle ne paraît avoir quelque force qu’à cause que nous n’avons pas de banque nationale : elle serait rejetée avec le plus grand mépris, si on la proposait au parlement d’Angleterre, ou dans les corps délibérants de Hollande. (On applaudit.) La faiblesse d’un pareil moyen était trop évidente pour qu’on ne l’étayât pas de toutes sortes de chimères. On n’a pas craint de comparer les assignats aux papiers-monnaies qui 305 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [38 septembre 1790.] ont été l’objet du mépris de divers peuples; à celui de l’Amérique, hypothéqué sur toutes les terres des Etats-Unis, où aucune de ces terres n’était disponible, où, les terres mêmes ne sont rien, où l’argent est tout; à côté de ces terres qui servaient d’hypothèque, il en était d’autres qu’on donnait aux étrangers qui voulaient les exploiter. (i On applaudit.) Quant au papier de Law, vous savez quelle était sou existence : assis sur les prétendus profits d’une banque fantastique, il n’avait pas d’autre solidité que celle de l'opinion délirante du moment. Répandu sans mesure, sans calcul, il s’était élevé à cinq milliards, sans y comprendre les actions de banque; il était mis en circulation sans qu’il y eût un objet existant qui le représentât. C’était une valeur nouvelle; il était naturel qu’il changeât la proportion des valeurs. On pourrait dire que quoiqu’il fût le mépris de la nation, c’est par l’impossibilité de son retrait qu’il devînt désastreux. Il avait favorisé l’industrie et le commerce, et procuré une prospérité momentanée. Or, je demande si le retrait des assignats n’est pas assuré, si vous ne devez pas espérer une prospérité durable; si, tandis que le papier de Law était hypothéqué sur les fantômes du Mississipi, le nôtre ne l’est pas sur les très réelles, très appartenantes à nous, les propriétés du ci-devant clergé? (On applaudit.) Vos assignats ont toute la valeur que peuvent avoir les choses dans la société; la valeur des terres leur est attachée par la loi, comme la propriété de chacun de nous nous est attachée par la loi; l’une et l’autre sont séparées, c’est la loi seule qui les lie. ( Une grande partie de l'Assemblée applaudit.) Les assignats ont donc tout ce qui constitue les vraies valeurs; ils ont, de plus, la facilité de la transmission qui constitue les valeurs propres à devenir circulantes. Ils ne redouteront donc pas le discrédit, puisque les assignats que nous avons déjà n’ont presque pas perdu. (La droite murmure.) On a déjà démontré que les assignats n’ont pas éprouvé de discrédit réel : s’il y a eu quelque chose à donner dans leur échange contre de l’argent, c’est à cause de la commodité, c’est à cause de la plus grande division de l’argent. Tandis que l’argent perdait 4 0/0 sur les assignats de 1 ,000 liv., les petits assignats gagnaient 2 0/0 sur les gros. {On applaudit.) Il sera possible de diminuer cette perte par différents moyens; par exemple, par une coupure plus avantageuse, par l’établissement de banques d’échanges dans plusieurs villes; et l’intérêt que chacun aura de les colporter et de les répandre est un garant de leur circulation. Ils ne perdront rien de leur valeur effective, ils s’échangeront avec beaucoup de facilité. Quand on commencera les ventes, on n’osera plus élever de doute sur la solidité des assignats. {On murmure à droite; on applaudit à gauche.) Déjà les estimations sont faites en beaucoup d’endroits, les formalités qui précèdent les ventes sont effectuées; déjà le comité d’aliénation est préparé à présenter des moyens propres à accélérer ces ventes; alors vous verrez l’inquiétude disparaître et le crédit des assignats s’assurer. On a bien pensé qu’il ne suffirait pas de chercher à établir que les assignats éprouveront du discrédit; on a cru devoir s'appuyer du changement dans la proportion des valeurs. Il a fallu faire la fausse supposition d’une émission simultanée de 1,900 millions d’assignats : on a proposé, à la vérité, de rembourser les créances exigibles lr8 Série. T. XIX. pour cette somme; mais il est faux que cette émission simultanée soit possible; mais vous verrez, du moment où les ventes seront ouvertes, se faire des achats considérables; en ne calculant les ventes, qui sont actuellement certaines, qu’au cinquième de la masse des soumissions qui ont été faites, au moment où les ventes s’effectueraient il y aurait un retrait de 4 ou 500 millions d’assignats. Il en rentrera d’autres pendant le temps considérable qui sera nécessaire pour la liquidation : ainsi peut-être n’y aura-t-il jamais en circulation que le tiers des assignats que vous aurez décrétés. Si cependant on conserve des craintes, il est facile de déterminer dans le décret la quantité qui pourra être simultanément en émission; le langage de la loi peut rassurer, s’il reste des incertitudes sur le fisc. {On applaudit.) En créant des assignats, ce ne sera pas mettre des valeurs nouvelles dans le commerce, mais donner la faculté de se mouvoir aux biens enchaînés dans les mains du gouvernement; c’est en quoi ce papier ne ressemble en rien aux autres papiers-monnaie. Vous manquez de numéraire et de capitaux circulants; les droits féodaux doivent être remboursés, les biens nationaux se trouvent mis en vente, et vous n’avez pas les moyens d’acquérir. Il se trouve avec une grande augmentation de choses à vendre, une grande diminution des moyens d’acheter ; donc la proportion des valeurs baisserait prodigieusement, si l’on augmentait les moyens d’acquérir; donc, en augmentant les moyens d’acquérir dans une proportion égale à l’augmentation des choses à vendre, la proportion des valeurs ne sera pas changée. (On applaudit.) Quelle est la véritable volonté de ceux qui demandent des assignats, et de ceux qui les combattent ? Les uns veulent rétablir l’équilibre entre les moyens de vente et les moyens d’achat : les autres veulent le détruire. (On applaudit.) Je réduis ce parallèle à des expressions plus simples : ceux qui veulent des assignats veulent la possibilité d’acheter, les autres l’impossibilité de vendre, l’impossibilité de transmettre, l’impossibilité d’être dépouillés. (Les applaudissements redoublent.) On a multiplié avec prodigalité les maux qu’on prétendait devoir résulter, pour l’agriculture, de l’émission des assignats, et l’on a écarté les maux qui devaient résulter, pour les propriétaires de terres, de la privation de capitaux circulants. Ces mêmes propriétaires auraient intérêt à la circulation, s’ils n’avaient intérêt à empêcher l’exécution de nos vues constitutionnelles. (Une grande partie de l'Assemblée applaudit.) Les adversaires des assignats se sont bien gardés de donner à ces signes circulants leur véritable place. Ils ne les ont pas mis dans ces grandes transactions où ils sont nécessaires et avantageux à la société. Ils les ont placés dans les consommations immédiates, dans le prix des comestibles, où ils ne prendront que la place du numéraire disparu. On n’aurait vu que richesse et prospérité; on n’auruit pas vu 1,900 millions de capitaux destinés à acheter du pain. (Les applaudissements redoublent.) Il est cependant certain que les assignats entreront immédiatement dans la circulation des capitaux, parce qu’ils seront substitués aux capitaux des créanciers de l’Etat. On ne consomme pas avec ses capitaux. La circulation de consommation n’attire que ce qui est absolument nécessaire. De même, quand un particulier n’a pas assez de revenu, il est obligé de prendre une petite partie de son capital pour la joindre à son revenu. (Les applaudissements augmentent.) 20 §06 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 sèptembre 1790.] r* M. le Président. J’ordonne aux tribunes de se tenir dans le silence. M.Barnave continue. C’est donc une véritable absurdité, une souveraine ignorance des principes de la circulation, que de croire et de dire que les assignats seront employés en quantité considérable à l’achat des consommations. Lorsqu’on a cité l’autorité de Smith, dont on n’a cessé de travestir les raisonnements, il aurait fallu exposer ses véritables principes, qui sont en entier â l’avantage de mon opinion. A quoi seront donc employés les capitaux, pendant le temps qu’ils passeront dans la société, avant de s’amortir sur les biens ecclésiastiques ? Aux grandes transactions qui font fleurir l’agriculture, qui vivifient le commerce. Ils augmenteront l’activité des manufactures; ils favoriseront l’industrie et amélioreront le change, au lieu de le détériorer. Tant qu’il n’y aura pas de proportion entre les choses à vendre et les moyens d’acheter, il n’y aura donc nulle diminution dans les valeurs; la proportion du numéraire, par la mise en vente des biens nationaux, se trouvera moins considérable qu’avant la Révolution. Donc le change, loin de nous être défavorable, tournera à notre avantage. Il en sera de même de la balance du commerce. Je le prouve par le fait: elle a perdu depuis le commencement de la Révolution : ce n’est pas l’augmentation de consommation de marchandises étrangères, car tout le monde sait qu’on en a moins consommé. Elle n’a pas perdu par l’accroissement du numéraire, car tout le monde sait qu’une grande partie du numéraire a disparu. Elle n’a pas perdu par l’augmentation du prix des salaires, car tout le monde sait que ce prix a diminué. D’où résulte donc la diminution de notre balance de commerce depuis la Révolution ? C’est du dessèchement, c’est du besoin des capitaux ; c’est donc là qu’il faut porter le remède. Il est si réel que c’est par le défaut de capitaux et de numéraire, que c’est toujours par les mêmes coups qu’une nation perd ou gagne dans la balance du commerce : si le désavantage dans cette balance venait de l’augmentation du numéraire, la Pologne serait, sous ce rapport, le pays le plus favorisé. L’Angleterre et la Hollande, les deux nations qui ont le plus de numéraire, sont celles qui prolitent le plus dans les transactions avec les autres peuples; elles ont augmenté leurs papiers circulants, pour consacrer leur numéraire elfectif aux opérations extérieures. Si vous voulez dire que la Pologne est dans une meilleure position à cet égard que ces deux nations, supprimez le numéraire ; si vous reconnaissez que l’Angleterre et la Hollande sont les plus industrieuses et les plus commerciales des nations, reconnaissez donc qu’il faut accroître le numéraire, que c’est le moyen d’augmenter la balance du commerce et les avantages ou change; ou les raisonnements et les faits ne sont rien, ou les conséquences de ce parallèle sont incontestables. Ce parallèle est ici la véritable prophétie. Cela est si vrai, qu'avaut le moment où la défiance avait fait disparaître le numéraire, chacun -se plaignait du défaut des capitaux, chacun demandait la sortie de ces capitaux enfouis, resserrés au centre du royaume, par un gouvernement emprunteur. Il y a longtemps que le commerce bien entendu, que l’mdustrie vraiment active sollicite cequ’on vous propose aujourd’hui. {On applaudit.) Ainsi toutes les frayeurs dont on s’étaye portent , sur deux erreurs de fait, l’avilissement des assignats, la diminution de l’industrie. S’il est vrai que les assignats ne seront pas avilis, qu’ils feront revivre l’industrie, c’est à nous à les rétorquer à ceux qui les ont présentés. Mais, s’il n’y a rien de réel dans ces motifs, il en est d’autres qu’on n’a pas voulu dire ; ils sont palpables. Si l’on s’est attaché à scruter les intentions de ceux qui veulent des assignats, il est juste de scruter les intentions de ceux qui les combattent. {On applaudit.) Je divise ces adversaires en1 deux classes ; je trouve, d’un côté, l’intérêt des financiers, des agioteurs, des agents de change ; de l’autre, l’intérêt de ceux qui ne veulent pas la Révolution {On murmure à droite-, on applaudit à gauche.) Cette opération, qui balaye la place des papiers qui s’y réunissent, qui anéantit ce genre coupable d’industrie, fait grand tort à ceux que cette industrie alimentait. Il est évident que les créanciers opulents retiraient un intérêt plus fort ; il est évident qu’avec des quittances de finance ils accapareront les biens nationaux. Il est évident que ceux qui ont dans leurs mains tous les capitaux sont les usuriers de la société, qu’ils vivent de l’usure continuelle qui a perdu l’Etat et l'industrie ; il est clair qu’ils perdent dans une opération qui répand les capitaux dans toutes les mains, et qui assure à l’Etat et à l’industrie des secours à un prix modéré ; il est clair qu’ils perdent dans une opération qui fera disparaître ces richesses usurières.On a osé opposer ici l’agiotage aux assignats, dans le même moment cù l’on proposait des quittances de finance. Mais comment s’alimente l’agiotage ? Par la variabilité de valeurs, par les marchés étroits et concentrés. Dans des marchés resserrés, on peut, en répandant des nouvelles fausses, des inquiétudes préparées, faire changer les prix; mais quand les capitaux sont disséminés sur toute la surface du royaume, il n’est que la raison et la vérité qui fassent varier les valeurs. Les quittances de finance se trouvant en peu de mains, n’étant pas transmissibles, iront des mains du créancier pauvre dans les mains du créancier riche ; elles se concentreront davantage ; toutes les nouvelles agiront sur elles, et leur valeur variera sans proportion ni mesure. Dans cette foule de transactions qui se font continuellement entre le pauvre et le riche, les prix et les valeurs varieront dans les proportions diverses des besoins des divers vendeurs. Dans un gouvernement arbitraire, un petit nombre d’hommes semaient l’espoir et la crainte et disposaient de la fortune publique ; l’agiotage n’aura pas, il est vrai, les mêmes ressources chez un peuple libre ; mais les illusions momentanées et locales, qui n’existeront pas pour les assignats répandus partout, influeront sur les quittances de finance qui ne se trouveront qu’à la Rourse, dans ce marché étroit et concentré, où l’adresse et l’intérêt sauront, avec succès, multiplier leurs dangereux elforts. Donc les quittances de finance ne se trouveront instituées que pour l’agiotage. Mais après avoir fait rentrer dans ses mains, d’une manière inique, les quittances de finance , le petit nombre de leurs propriétaires viendra faire, sur les biens nationaux, les mêmes opérations. Le pauvre avait été dépouillé, parce qu’on avait abusé de ses besoins, on abusera de même des besoins publics. Ainsi les quittances de finance favorisent l’usure envers les pauvres créanciers, envers l’Etat, une usure énorme qui avilirait les ventes, en enrichissant quelques-uns. De là ces écrits, ces délibérations des villes: l’in- 307 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 septembre 1790.] térêt est dévoilé ; la cause est donc connue ; ceux qui sont intéressés à empêcher l’émission des assignats impriment le mouvement contraire au vœu de l’intérêt national et de la raison. {On applaudit.) il y a encore un autre motif pour empêcher que la vente des biens ci-devant ecclésiastiques ne s’effectue ; on espère que l’impôt, par son accroissement, devenant odieux au peuple, on ne pourra mettre en mouvement nos institutions, payer nos administrateurs, et que la Constitution n’existera que sur le papier. On a beaucoup dit ici qu’il fallait rétablir l’ordre, qu’il fallait rendre de l’énergie à la puissance publique, de l’activité aux lois; que, sans cela, on n’aurait ni numéraire, ni impôt, ni crédit ; mais tout cela ne se fait qu’avec le numéraire. Les juges qui ne seront pas payés ne jugeront pas. Les administrateurs qui ne seront pas payés n’administreront pas; vous ne vous laisserez pas tromper à ces motifs. Ceux qui sont véritablement attactiés au bien public, au salut de la patrie ; ceux pour qui des raisonnements astucieux et faibles n’ont aucun prestige, ne produisent aucune illusion, verront que l’opération qu’on vous propose est bonne; iis verront le retrait des assignats assurer la facilité certaine de ralentir à volonté l’émission ; ils verront que c’est en alimentant le nerf de la puissance qu’on rendra à la puissance publique l’énergie dont elle a besoin ; ils verront que les créanciers de l’Etat ne peuvent s’acquitter avec leurs propres créanciers, qu’il faut faire cesser cette gêne générale des fortunes; que-si l’on veut le bonheur du peuple il faut enfin lui procurer du travail; que c'est par le travail qu’on rétablira l’ordre public, qu’on créera un patriotisme tranquille,- c’est par là que vous arriverez au terme de vos travaux. On semble appeler le désaveu et la haine du peuple sur ceux qui proposent ce moyen de salut ; mais croyez que si chacun a, pour pressant motif, le bien de la chose publique, le salut public et le salut personnel sont le mobile des hommes. Je dois dire qu’une immense responsabilité pèsera aussi sur ceux qui se seront opposés au seul moyen de sauver l’Etat. {La salle retentit d'applaudissements.) MM. Raynaud de Montlosier et Dnval d’Eprémesnil. Nous l’accepterons cette responsabilité, et nous demandons l’appel nominal avec .l’inscription et la liste des noms, afin de les faire passer dans les provinces. {La droite applaudit). M. Barnave. Quelques préopinants n’ont pas caché leur pensée; ils ne peuvent, disent-ils, voter en aucun cas sur des mesures qui favoriseraient, qui accéléreraient la vente des biens du clergé. {La droite murmure.) En effet, il ne faut pas se dissimuler qu’il est plus facile de décréter cette vente que de l’effectuer ; la même opposition que vous avez rencontrée dans vos décrets, vous la rencontrerez dans cette opération ; ils ne voteront pas, mais ils défendent un moyen qui, en rassemblant dans peu de mains les capitaux, qui, en liant ces capitaux aux mains qui les auront reçus par l'intérêt qu’ils porteront, ralentira excessivement la vente, si elle ne i’empêche pas, et produira le dépérissement des biens nationaux ; ils espèrent que vos maux seront comblés avant que le moment de la restauration-soit arrivé. Mais la nation entière veut cette vente, elle approuvera l’opération, sans laquelle sa volonté ne serait point exécutée. Par cette opération, vous assurez la résolution de la dette, sa subdivision entre tous les citoyens, la propriété géné-nérale revient à sa source ; par là vous êtes libérés. L’opinion publique repoussera ceux qui s'y opposent ; mais ceux-là mêmes deviendront propriétaires ; conduits par leurs propres intérêts, ils agiront avec vous, au lieu d’agir contre vous. Si, au contraire, on vous entraîne dans l opération des quittances de linaüce, bientôt ou prétendra vous démontrer que vous avez fait une mauvaise opération, en mettant à la disposition de la nation les biens ecclésiastiques, et dans un an peut-être on vous proposera politiquement, financièrement, nationalement, de remettre ces biens dans les mains du clergé. {Une grande partie de l'Assemblée applaudit,). Le moyen proposé hier, qui semble se rapprocher de l’utilité générale, s’en éloigne; il ne présente qu’un allègement partiel de l’impôt; il n’anéantit pas l’agiotage, puisqu’il met la dette en concurrence avec le numéraire qui sera créé. L’opération la plus grande, la plus simple en elle-même, est incontestablement la meilleure. La crainte de voir en circulation 1,900 millions disparaît par le fait, faites-la disparaître par la loi; vous calmerez aussi les inquiétudes de ceuvqüi doutent que les biens du clergé soient égqnx à la somme dont ils seraient la représentatiôn, l’hypothèque et le gage ; car, dans le temps que laissera l’émission successive des assignats, des renseignements certains et authentiques nous parviendront. Je propose de décréter : 1° que la totalité de la dette exigible, échue ou à terme, sera remboursée en assignats-monuaie sans intérêt; 2° que l’émission s’effectuera progressivement, par ordre de liquidation et d’échéance, de manière qu’il ne puisse jamais y avoir plus d’un milliard d’assignats en circulation indépendamment de ceux qui ont été précédemment décrétés ; que les comités des finances et d’aliénation réunis présenteront un projet d’article pour tous les accessoires de l’opération. (M. Barnave descend de la tribune au milieu des applaudissements réitérés de la majorité de l’Assemblée.) (On demande que la discussion soit fermée.) M. le Président. Le comité des finances m’a fait prévenir qu’il demanderait la parole avant que la discussion fût fermée. {Il s'élève des murmures. Plusieurs personnes disent que le comité n’a pas pris de délibération à ce sujet.) M. Lebrun m’a dit qu’il la demandait au nom du comité, et qu’il en était chargé. M. Eebrun. Ce n’est pas une discussion, ce sont des faits dont le comité m’a donné ordre de vous rendre compte; ce sont les vœux des départements, des directoires et des municipalités. M. de Mirabeau. Je n’ai demandé la parole que pour faire deux observations sur le peu de mots proférés par M. Lebrun. L’une ne tend qu’à l’éclaircissement d’un fait, si, contre mon avis, il a quelque importance ; l’autre, est une observation d’ordre souverainement importante. La première est que plusieurs de mes collègues pensent que le comité des finances n’a pas délibéré sur la démarche de M. Lebrun, et que quand le comité a fait son rapport et que la question est lancée, il n’a plus droit à être entendu. L’observation infiniment plus essentielle, c’est qu’il est extrêmement inconvenant de venir apporter à cette tribune, sur une question qui nous est 308 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 septembre 1790.1 soumise, les réclamations des départements et des municipalités. ( L'orateur est interrompu par des applaudissements et des murmures.) Je demande à être entendu jusqu’au bout, car je déclare que mon opinion à cet égard est tellement prononcée, que si ma réprimande est déplacée, je dois être sévèrement réprimandé. , Je dis donc qu’il est très scandaleux, très coupable, au moment où il s’agit de fermer une discussion importante, de venir lancer, comme le Parthe, en fuyant, le vœu des directoires et des municipalités, quand au bruit des applaudissements unanimes de cette Assemblée.... (La partie droite murmure ; la partie gauche applaudit. On entend, à travers les murmures de la droite, ces mots prononcés par M.Duval d’Eprémesnil : Des ap-paudissements payés)...; quand il y a peu de jours, l’Assemblée, sur une observation de ce genre, échappée au zèle d’un de ses membres, eut la bonté de couvrir de ses applaudissements l’observation que, si de telles interventions étaient permises, le gouvernement représentatif était renversé, et la monarchie détruite. (On applaudit de toutes parts.) M. le Président rappelle les tribunes à l’ordre. M. de Mirabeau. Il est très permis, il est très simple d’avoir deux opinions sur une question d’économie politique aussi importante; mais il n’est pas permis de mettre des intermédiaires entre nous et la nation; il ne l’est pas d’avoir la mauvaise foi de donner les neuf personnes qui composent un directoire comme l’écho du département; il ne l’est pas que ceux qui nous ont accusés de vouloir une république fédérative viennent soutenir par leurs cris une opinion qui ferait au même instant du royaume une république fédérative. (On applaudit.) Ce n’est pas aux corps administratifs, dans les mains desquels sont en ce moment les biens nationaux, à donner leur avis sur les dispositions des biens nationaux; ce n’est pas à ceux qui ont dû remarquer que, par le pur respect que nous devons aux principes du gouvernement représentatif, nous n’avons pas montré le vœu de la ville de Paris, sur qui pèserait davantage cette opération par la nature de son commerce et de ses richesses, à venir appuyer l’étrange proposition qui vous est faite. Ils ont eu l’imprudence de ne pas vouloir voir notre sage réserve, et nous ont accusés de payer les applaudissements des tribunes; expressions gratuitement insolentes. (On applaudit.) Ce n’est pas à eux à venir élever contre nous des maximes destructives de la Constitution, dont, nous aussi, avons posé quelques bases. Qu’ils croient que le feu sacré de la Constitution est aussi bien dans nos faibles mains que dans leurs mains si pures. (Il s'élève à droite des murmures.) M. de Virieii. A la question ! M. de Mirabeau. M. le président, je suis fâché qu’on s’aperçoive si tard de la suite inévitable d’une motion aussi imprudente ; moi, je consens, par confiance dans la cause que jé défends, je consens à finir en assurant nos adversaires que nous savons qu’il est également compris dans notre serment de défendre la Constitution contre ses ennemis cachés de même que contre ses faux et insidieux amis. M. d’Harambure. J’atteste que l’Assemblée, par un décret, a chargé son comité des finances de faire un rapport avant la fin de la discussion ; j’atteste également que le comité en a chargé M. Lebrun. (On demande que la discussion soit fermée.) M. Duval d’Eprémesnil. On ne peut fermer une discussion qui n’a pas été ouverte, à moins que M. de Mirabeau n’ait dit le pour et le contre. (La discussion est fermée sur la proposition de M. Lebrun. — Cette proposition est rejetée.) (On demande que la discussion soit fermée sur le fond de la discussion.) M. de Cazalès. Il est physiquement impossible de rendre un décret à l’heure qu’il est, surtout par appel nominal, et que l’appel nominal est le vœu des deux côtés de l’Assemblée ; dès lors, nul intérêt ne peut engager à fermer la discussion en ce moment. 11 est au contraire un très grand intérêt, qui doit déterminer à la prolonger à demain. La matière est importante, elle a besoin de l’opinion, et l’opinion n’est favorable à un décret qu’autant que les discussions sont calmes et lentes. M. Barnave a coloré d’une manière infiniment adroite des raisons très faibles. Je prends l’engagement de répondre catégoriquement à ses observations, sans phrases, sans réclamations, tellement que non la majorité, mais l’universalité sera convaincue. (La majorité murmure.) La mauvaise foi seule pourra méconnaître l’évidence de mes réponses, et je suis loin de penser qu’il y ait une seule personne de mauvaise foi dans celte Assemblée; je conclus donc à ce que la séance soit prorogée, et à ce qu’il soit décrété que demain l’Assemblée nationale prendra un parti définitif. M. Alexandre de Eameth.En opposition avec M. de Cazalès, je demande que la discussion soit fermée, et que l’Assemblée prononce en ce moment. De même que M.de Cazalès croit avoir à répondre à M. Barnave, de même nous croirions avoir à répondre à M. de Cazalès. Il y a un mois que la discussion est ouverte, elle doit être complète. Nous avons annoncé que nous voulions accélérer nos travaux et l’on s’efforce de les retarder. (Ow applaudit.) Il est évident qu’on peut décréter seulement deux articles, qui contiennent les bases de l’opération, et renvoyer les questions subséquentes aux comités. Mais j’ajoute que quand on craint que la confiance publique ne se réunisse pour les assignats, on oublie qu’on saura qui aura attaqué les assignats, qui les aura défendus. (On applaudit et on demande à aller aux voix.) M. de Cazalès. Je change mon projet de décret, et je demande que demain la discussion soit fermée à une heure. (La discussion est fermée sur le fond de la délibération.) (On demande le renvoi à demain, pour prendre un parti définitif. Après quelques oppositions, ce renvoi est décrété, et l’Assemblée arrête que la discussion étant fermée, demain, sans désemparer, elle décidera la question du mode de liquidation de la dette publique.) M. le Président. L’heure est trop avancée pour que l’Assemblée puisse avoir une séance ce soir. (La séance est levée à cinq heures.)