521 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 février 1791.] émigrants pourrait être fixée à la séance de lundi prochain; on pourrait d’autre part renvoyer la suite de la discussion sur la résidence des fonctionnaires publics jusqu’à ce que le comité de Constitution ait présenté à l’Assemblée l’ensemble d’une loi sur la régence et sur l’éducation de l’héritier du trône. Plusieurs membres demandent que la discussion soit f-Tmée. (L’Assemblée ferme la discussion et accorde la priorité à la motion de M. de Mirabeau.) Cette motion est mise aux voix et décrétée comme suit : « L’Assemblée nationale décrète qu'elle discutera la loi générale sur les émigrants dans la séance de lundi prochain, et renvoie la discussion de la loi sur la résidence des fonctionnaires publics jusqu’à ce que son comité de Constitution puisse lui présenter l’ensemble d’une loi sur la régence et sur l’éducation des héritiers du trône. » M. le Président lève la séance à quatre heures et demie. ANNEXE A LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU 25 FÉVRIER 1791. Opinion de M. Stanislas de Clermont-Tonnerre, sur le projet de décret relatif à la résidence des fonctionnaires publics. Avis. — Le projet de décret rendu me paraissant porter atteinte à la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale , et acceptée par le roi , je crois devoir publier, sans y changer un seul mot, l'opinion que j'avais écrite pour le combattre, et que f aurais prononcée si la discussion n'avait pas été fermée avant que la parole me vint. (Note de l’auteur.) Dans le conseil d’un roi absolu, lorsque l’on veut faire passer une décision appuyée sur des principes faux, ou environnée de motifs faibles, on ne manque pas de se fortifier de celte raison dont le succès est souvent certain. On dit : L'autorité du roi , la grandeur du trône commandent impérieusement cette mesure ; il faut être ennemi du roi pour en proposer une contraire. C’est par ce perfide moyen que l’on intimide les contradicteurs, que l’on appelle à son secours la passion dominante du despote et qu’on l’égare sans danger sur son véritable intérêt. Dans le conseil d’un peuple libre, lorsque l’on veut faire passer une loi sur ces principes faux, ou environnée de raisons faibles, on ne manque pas de se faire fortifier de cette raison dont le succès paraît certain. On dit : « La souveraineié de « la nation, la liberté du peuple exigent impérieu-« sement cette loi, il faut être ennemi du peuple « pour en proposer une autre. » C’est par ce perfide moyen que l’on veut intimider les contradicteurs, que l’on appelle à son secours la passion dominante du peuple, et qu’on prétend l’égarer sans danger pour soi sur ses véritables intérêts. Heureusement toutefois ce calcul est souvent déjoué; chez un peuple libre, les contradicteurs ne s’intimident pas facilement. Les passions du peuple ne se développent pas toujours quand on les appelle, et l’on se détache difficilement des succès quelconques des conseils que l’on a donnés. Ce n’est point à votre comité de Constitution que ces réflexions s’adressent; il n’a environné la loi que de ce qu’il a cru des raisons (1) ; il n’a appelé les soupçons sur personne. Je ne l'ai jamais confondu, je ne le confondrai jamais dans mes opinions avec ceux dont les moyens oratoires sont trop souvent des personnalités ou même des dénonciations. Votre comité vous a proposé une loi que je crois mauvaise, il est de mon devoir de la combattre. Une bonne loi est celle qui s’attache naturellement aux bases constitutionnelles décrétées ; celle qui est véritablement utile, celle qui ne présente pas l’idée d’un danger supérieur à ses avantages, Je soutiens que votre loi n’a aucun de ces caractères, je soutiens qu’elle a tous les caractères opposés. Elle est inconstitutionnelle; Elle est inutile ; Elle est dangereuse. J’en conclus qu’elle est mauvaise. Cette loi est inconstitutionnelle, elle délruit évidemment l’effet de décrets auxquels vous ne pouvez porter la plus légère atteinte, sans altérer, sans dénaturer, sans renverser la Constitution que vous avez faite. Vous avez décrété, Messieurs, l’hérédité à la couronne et l’inviolabilité du monarque ; je ne vous présenterai pas les grandes raisons politiques qui ont motivé cette décision; elles vous étaient commandées par ce peuple souverain dont vous pouvez exprimer, mais dont vous ne pouvez pas contrarier la volonté. C’est pour lui qu’existe cette loi, vous ne pouvez ni ne devez lui porter jamais aucune atteinte. Tout décret qui présente l’idée d’une peine, blesse l’inviolabilité du roi; lorsque cette peine est la déchéance, elle intervertit l’ordre éternel de l’hérédité à la c uronne. Si l’hérédité était un droit du monarque, il pourrait peut-être se priver de ses avantages par sa faute ; mais l’ordre héréditaire appartient au peuple, et la volonté d’aucun individu ne doit jamais l’in! ervertir. Je crois qu’il faut environner ce prince d’une telle superstition, si je puis parler ainsi, que dans aucune hypothèse il ne subisse la moindre déviation. La démence même incurable ne doit produire qu’une régence ; l’abdication et toutes les hypothèses qui détacheraient le roi de toutes les fonctions du pouvoir qui lui est confié, me paraissent tout au plus devoir produire le même effet. Il est de l’essence de l’ordre héréditaire que la mort seule du roi puisse appeler au trône son héritier. Une nation chez laquelle 2 hommes vivants pourraient dire : je suis le roi, serait une nation condamnée à la plus affreuse guerre civile, serait une nation qui n’aurait pas suffisamment établi la véritable hérédité. Si vous sentez fortement les avantages de ce principe, vous devez sentir les dangers de l’atteinte que lui donnerait la loi nouvelle. Elle renverse également le principe de l’inviolabilité du monarque, et sous ce point de vue elle blesse toutes les notions de la morale et de la politique. (1) On voit bien que je n’avais pas entendu alors l’opinion de M. Thouret. (Assemblée nationale.] Un roi inviolable est celui qui ne peut être jugé ni condamné pour aucun délit, qui ne peut être jugé ni condamné pour aucun crime , un tel roi seiait le pl is cruel des fléaux sans le contrepoids de la responsabilité de ses agents ; un tel roi devient, moyennant cette responsabilité, le plus ferme rempart de la liberté politique, le désespoir des factieux. Il faut que vous ayez senti les avantages inappréciables de cet ordre de choses, pour que vous ayez triomphé des idées morales qui paraissaient d’abord le repousser. Il faudrait que toutes ces grandes considérations eussent promptement disparu, pour que vous adoptassiez une exception qui détruit absolument la loi. On ne peut pas nier la contradiction du projet de décret avec les principes constitutionnels. Examinons les avantages qui pourraient compenser ce vice; examinons donc l’utilité de cette loi : pour en avoir une idée juste, connaissons le délit auquel elle s’applique. Quelle est la nature de ce dé it ? C’est celui qui ne sera commis que dans les grandes crises politiques où la justice se tait ; dans les grandes crises où la faction dominant a toujours raison, et le parti le plus faible toujours tort; dans ces crises où la volonté, générale ne peut se faire jour à travers les passions qui se combattent, où chacun appelle nation la portion du peuple qui le suit et qui l’écoute. Eli bien, Messieurs, pour e s moments de crise, ce ne sont pas des lois qu’il faut faire, ce sont des forces qu’il faut amasser, ce sont les maladies des Empires; les remèdes se diversifient d’après les symptômes, et le législateur ne peut rien sans doute prévoir d’avance ; si, comme le dernier des Stuart, c’est soh peuple que le roi fuit, les arrêts du peuple seront terribles, et il n’aura pas besoin pour les prononcer, qu’il existe de loi antérieure. Sans doute, si comme aurait pu le faire Henri IV, c’est contre une ligue fanatique et impie que le roi va chercher des moyens chez l’étranger, la nation délivrée des factieux lui prodiguera de nouveaux hommages, et ne lui parlera que repentir. Quelle sera dans toutes ces circonstances l’influence de votre loi? Getle influence sera nulle, ou plutôt elle sera, comme toutes les luis faites pour des circunslancfs plus fortes qu’elle, alternativement invoquées ou méprisées par le parti dominant ; rien de plus impolitique que de faire des lois inutiles. Les lois sont rarement plus fortes que les hommes; elles ne sont jamais plus fortes que les choses. Celle-ci est d’une inutilité frappante; mais je me trompe, sou inutilité ne com uencera qu’au moment de son application, et les dangers de son adoption commenceront demain, commenceront aujourd’hui; du moment qu’il y aura d-s factieux elle leur donnera des espérances : ce sont ces dangers politiques qu’il est utile de développer. La Constitution a tout fait, la Constitution doit tout faire pour écarter du trône toutes les espérances ambitieuses. Cette loi les rappellera toutes; cette loi environnera nécessairement le trône d’une multitude d’intrigues et de factions. Du moment où, par une de ces popularités dont l’effet est incalculable, un prince aura conçu des désirs criminels, votre loi lui apportera des espérances ; ii lui suffira, pour réussir, d’environner le palais du roi de trouble et de dé'îance, de présenter à un roi faible des cris tumultueux et payés comme le symptôme de la haine du peuple; [25 février 1791. J ici la vertu même pourrait conduire à cette faiblesse. Si l’on croit facilement ce qu’on désire, on croit aussi facilement ce qu’on redoute. D’ailleurs le poids de la royauté est si pesant, les obligations sont si étendues, les maux du peuple sont toujours si multipliés, tant d’intérêts se coalisent toujours contre le gouvernement existant, qu’il sera toujours trop facile d’alarmer un bon roi sur les sentiments de son peuple, et de porter le découragement dans son âme. Supposons même, si l’on veut, qu’aucune de ces espérances ne se réalise, il suffi; a qu’on y puisse croire pour qu’on agisse en conséquence. Vous n’êtes pas un peuple neuf : Si malgré l’anathème prononcé par Rousseau contre la vieillesse des nations, vous devez avoir un jour un esprit public et de bonnes mœurs, j’ose vous prédire que dans cette sorte de résurrection les princes ne seront pas les premiers régénérés, et l’ambition ne sera pas la première passion bannie. Il faut donc les entourer de telles entraves, les séparer du trône par de telles barrières, régler tellement leurs places respectives, que le premier mouvement qu’ils feraient pour en sortir, soit aperçu et réprimé ; que le dés r même de ce mouvement soit une démence dont leurs intérêts les écarte. C’e-t pour prévenir les convulsions politiques que vous avez déclaré la couronne héréd taire; c’est à prévenir les convulsions politiques que votre Constitution doit tendre: une loi qui renverse tous ces principes, qui vous conduit à un but contraire, ne peut pas être admise. Considérerai-je cette loi sous son véritable point de vue, comme une loi de circonstance? Si ce n’est pas ainsi que l’a vue votre comité de Constitution, auquel je rendrai toujours justice, il n’en est peut-être pas ainsi de tous ceux qui la défendent; mais cette discussion ne serait vraiment pas digne de la majesté de cette Assemblée. Il serait si difficile de s’y contenir dans les bornes de cette modération dont je n’ai jamais voulu sortir... Je m’arrête donc et je me résume. La loi proposée est dangereuse ; elle donne une chance aux factieux. La loi proposée est inutile; elle prétend décider ce que les circonstances seules décideront. La loi proposée est inconstitutionnelle. Un roi inviolable est un roi qu’aucune peine ne peut atteindre, et la loi proposée inflige une peine à votre roi. Une couronne héréditaire est celle qui ne se transmet que par mort; et, d’après la loi proposée, votre roi vivant, vous pourriez en avoir un autre. Il y aurait deux lois contradictoires : celle que vous avez faite ou plutôt unanimement promulguée, pâme qu’elle existe dans l’universalité de la volonté nationale; celle que nous ferions aujourd’hui, qui ne passerait certainement pas à la même unanimité, que la véritable opinion publique n’a point préparée, et dont le projet même n’est pas connu dans toutes les parties de l’Empire. À mon avis, cetle seconde loi dénature la monarchie; elle dégage du serment civique, de ce serinent qui n’a été fait qu’à une Constitution dont elle contredit le principe. Je conclus en demandant la question préalable sur tous les articles du décret qui infligent une peine au roi et dé'ruisent le principe constitutionnel de l’hérédité de la couronne. Signé : Stanislas Clermont-Tonnerre. ARCHIVES PARLEMENTAIRES.