ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 août 1789.] [Assemblée nationale.] 403 vinces, dans des cas de révolte, de sédition ou d’incursion de brigauds, ne demandent leurs secours au monarque ou à ceux qu’il aura délégués dans le commandement. Art. 73. Toutes les villes auront le droit de se garder elles-mêmes, si elles y trouvent leur intérêt ou leur commodité, et à cet effet elles pourront établir des milices bourgeoises. Art. 74. Les talents distingués, les vertus éminentes, de grands services rendus au public, donnent à tous les citoyens français, sans distinction de nobles et de roturiers, le droit d’aspirer à toutes les places, à toutes les charges, à toutes les dignités ecclésiastiques, civiles et militaires. Art. 75. Les lois non consenties par la nation, qui excluaient des places distinguées et des corps privilégiés les citoyens non nobles, sont révoquées, annulées et supprimées à jamais. Art. 76. Le monarque a seul le droit d’accorder la noblesse, de rétablir ceux qui en sont déchus, de relever de la dérogeance, de commuer les peines, de donner des lettres de grâce, de rémission, d’abolition et de réhabilitation. Art. 77. La noblesse ne pourra jamais être acquise à prix d’argent. L’Assemblée nationale examinera s’il convient ou non qu’elle reste transmissible et héréditaire. Art. 78. Le régime féodal, la vénalité et l’hérédité des offices de judicature sont abolis. Les justices seigneuriales sont supprimées. Un nouvel ordre judiciaire sera établi. La justice royale sera rapprochée, autant qu’il sera possible, des justiciables. Tout sujet sera désormais jugé par ses pairs, dans les tribunaux qui seront établis en dernier ressort. Art. 79. L’Assemblée nationale prononce la suppression du casuel des curés et de la dîme ecclésiastique. Mais l’un et l’autre seront payés exactement, jusqu’à ce qu’elle ait pourvu aux moyens de les remplacer. Art. 80. L’Assemblée nationale décrète qu’elle prendra des moyens pour mettre dans le commerce les biens du clergé et de l’ordre de Malte, et pour donner des revenus fixes aux ministres de l’autel. Art. 81. Avant de se séparer, l’Assemblée nationale, continuant d’user de son droit primitif, inaliénable, imprescriptible et supérieur à toute entreprise du monarque, fera les lois et les règlements qu’elle croira nécessaires sur la formation et l’organisation des assemblées nationales, des Etats ou assemblées des provinces, du régime municipal; sur la composition des tribunaux de justice, les bornes de leur juridiction, et l’étendue de leurs districts, sur la justice civile et criminelle, la religion et les mœurs, l’administration des finances du royaume, des provinces et des villes; sur le nombre, l’objet, la levée des impôts et la manière d’en faire l’emploi, les suppressions, les réformes, les établissements divers, en un mot sur tout ce qui pourra appeler et fixer le bonheur et la gloire au dedans et au dehors de la France. IDÉES SUR LES BASÉS DE TOUTE CONSTITUTION, soumises à l'Assemblée nationale , parM. Rabaud DE Saint-Etienne (1). De la Constitution. La Constitution est une forme précise adoptée pour le gouvernement d’un peuple. (1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur, Ce mot vient de cum statuta , établi ensemble, établi de concert : il suppose donc une convention, un accord, c’est à dire le consentement général à être gouverné ainsi. Toute constitution suppose donc que les contractants ont fait des lois en se réunissant en société; et en effet les lois sont des contrats, des conventions. Des hommes qui vont former une société et devenir un peuple conviennent ensemble de se soumettre à telles ou telles conditions. Par le consentement de tous, ces conditions deviennent obligatoires pour tous, et on les appelle des lois. Mais ces lois seraient inutiles, s il n’v avait un ordre établi, une forme convenue pour les faire exécuter : c’est cette forme qu’on appelle gouvernement. La Constitution réunit donc deux choses; des lois convenues par tous, et une forme pour les faire exécuter, convenue également par tous : les lois et le gouvernement; c’est de ces deux choses que l’Assemblée nationale doit s’occuper. De l'objet des lois ou conventions. Les lois ou conventions obligatoires, passées entre des hommes formant ensemble une société, ont pour objet de les rendre plus forts et plus heureux : les hommes doivent donc gagner à entrer en société; et, sans cela, ils n’y entreraient pas. Us sont plus forts par l’association de plusieurs forces; ils sont plus heureux par l’association des secours. De l’association des forces naît une protection de tous en faveur de chacun, et, par conséquent, la sûreté de chacun sous la sauvegarde de tous. De l'association des secours naît la garantie de tous, pour procurer la félicité de chacun. Cependant les hommes entrant en société y viennent avec tous leurs droits, car on ne peut pas dire qu’ils en aient fait quelque sacrifice; ils peuvent y être disposés, mais ils ne l’ont pas fait encore. Non-seulement ils viennent avec tous leurs droits, mais ils viennent pour les y conserver, pour les mettre en sûreté, et sous une garantie plus puissante : la société doit donc donner à chaque homme une jouissance plus assurée de tous les droits qu’il y apporte. Des droits des hommes. Pour connaître les droits de l’homme, il faut connaître le but pour lequel il a été créé, et qu’il ne perd jamais de vue : c’est celui de sa conservation. Tout ce qui tend à le délruire, il le fuit ; tout ce qui tend à le conserver, il le cherche. Ce sentiment lui vient du droit qu’il a à l’existence : être, être bien, être le plus longtemps possible, voilà l’objet pour lequel il a été créé; c’est son droit primitif, inaliénable, et dont tous les autres ne sont que l’application. Il suit de là qu’aucun autre homme ne peut l’empêcher de se procurer les moyens de conserver son existence; qu’il a lui-même le droit de s’opposer aux torts qu’on pourrait lui faire à cet égard; qu’il a par conséquent le droit de conserver son être, et de faire tout ce qu’il juge nécessaire pour cela : c’est ce droit que l’on, appelle liberté. Mais chaque homme a ce droit, autant et tout aussi pleinement que les autres : c’est ce droit [Assemblée nationale. ] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 août 1789.] 404 relatif que l’on appelle égalité c’est-à-dire égalité de droits. Entin, l’homme peut posséder des choses propres à conserver son être, à satisfaire ses besoins, et sur lesquelles il étend toute la plénitude de son droit de liberté, et c’est ce qu’on appelle propriété. Le but de l’association commune est de mettre tous ces droits, pour chacun , sous la sauvegarde de tous, et c’est ce qu’on appelle sûreté. On peut conclure de tout ce qui vient d’être dit, que les droits que les hommes apportent dans la société, se rapportent à ces trois : liberté , égalité, propriété ; d’où il suit que le but des lois conservatrices doit être de leur en garantir la sûreté. La mauvaise constitution est celle qui viole ces droits : la bonne constitution est celle qui les assure; l’excellente constitution est celle qui leur donne le plus grand développement possible. De la liberté. Les lois doivent avoir pour objet de conserver à chacun de nous tout ce en quoi il est libre de droit. L’homme est libre dans sa personne , car aucun homme ne naît avec le droit de gêner la personne d’un autre, puisque nous avons vu que tous naissent libres également ; Dans sa pensée , car aucun homme ne naît avec le droit de gêner la pensée d’un autre; Dans ses opinions , car les opinions sont des jugements que nous avons formés ou adoptés ; ce sont des pensées avouées par nous; Dans ses discours, car la parole est libre comme la pensée, puisqu’elle n’est qu’une pensée prononcée; Dans ses écrits, car ils ne sont que la parole communiquée; Dans ses actions, car elles sont les actes que chaque homme fait et à droit de faire pour l’utilité et la conservation de son être ; Dans son industrie et ses travaux , car, destinés à conserver son existence, toute gêne qu’il recevrait à cet égard serait un attentat à son premier droit inviolable. Dans l’usage de ses propriétés, car elles ne sont ou ne doivent être que le fruit de ses travaux et de son industrie. De l’égalité. On pose pour principe dans la formation d’une société, que tous les hommes qui y entrent sont égaux. On ne veut pas dire par là qu’ils sont tous égaux détaillé, de force, de talents, d’industrie, de richesses, ce qui serait absurde; mais qu’ils son égaux en liberté, et que par conséquent chacun apporte un droit égal à la protection commune. Si les hommes font des sacrifices à la société dans laquelle ils entrent. Les lois ont pour objet de conserver aux hommes leurs droits; mais elles sont également faites pour chaque individu : donc il n’y en a aucun dont les droits ne doivent être conservés. La société ne saurait s’écarter de ce principe, ni ordonner à quelques-uns de faire des sacrifices que les autres ne feraient pas : mais les hommes, en entrant en société, lui font-ils réellement des sacrifices de leurs droits ? D’abord, l’homme ne peut sacrifier son droit de liberté ; ce droit est une chose inaliénable; il est inhérent à la nature de l’homme, il est éternel comme tous les principes, lesquels sont indestructibles et subsistent nécessairement. Celui qui croirait pouvoir sacrifier un de ses droits croirait une folie, car le droit est une chose indivisible et commune à tous les hommes, qu’aucun d’eux, ni tous ensemble, ne peuvent altérer. Et qu’on ne prenne pas ceci pour une subtilité. Parce qu’on voit tous les jours les hommes sacrifier leur liberté, on pense qu’ils sont libres de le faire, c’est-à-dire, qu’ils sont libres de n’ôtre pas libres. Mais qu’on y prenne garde : c’est l'exercice de leur liberté qu’ils sacrifient, et non pas le droit-, et l’aliénation, même volontaire, qu’ils font de cet exercice, est une consécration solennelle du droit qu’ils ont à la liberté. Dire qu’on peut suspendre l’exercice de tel droit, c’est dire qu’on a ce droit. Il en est de même de la propriété, car on peut aliéner ses propriétés et les donner; mais on ne peut pas aliéner le droit de propriété. II en est de même enfin de l’égalité, car il est impossible à aucun homme de faire qu’il ne soit né tout aussi libre qu’un autre. Il est clair maintenant que les droits de l’homme sont choses naturelles, inaliénables, et par conséquent imprescriptibles; et ce qui reste à voir, c’est ce que l’homme peut sacrifier à la société de Y exercice de ces droits. Pour parvenir à le connaître, il ne faut que savoir quel est le but de la réunion de plusieurs hommes en société. Leur intention est d’ôter à chacun le pouvoir de nuire aux autres et de lui donner le pouvoir de les servir. La société doit donc exiger, au premier égard, que l’exercice de la liberté de chacun soit tel qu’il ne puisse nuire à aucun, et de faire cesser le droit, ou plutôt le pouvoir du plus fort. Mais ce droit n’en est pas un, car il n’est pas commun à tous, il n’est pas indivisible, il n’est pas dans la nature humaine : donc le sacrifice de ce droit n’est pas un sacrifice fait par tous à la société; c’est un aveu que fait le plus fort, de céder à une force plus grande encore, celle de la réunion de plusieurs. il suit de là que la société n’exige point des hommes quiy entrent le sacrifice dedeur liberté; elle exige seulement qu'ils ne l’emploient pas à nuire aux autres ; et c’est ce que leur prescrivait déjà la nature. La société fait plus : elle étend et favorise l’exercice de notre liberté, elle en écarte tous les obstacles, elle en remplit parfaitement le but, qui est la conservation et l’embellissement de notre existence; puisqu’en nous amenant à faire un plus grand nombre d’actes libres en faveur des autres elle amène également les autres à en faire un plus grand nombre en notre faveur. On ne peut donc dire à aucun égard que l’homme ait sacrifié sa liberté en s’unissant avec d'autres hommes : d’où il suit que s’il y a de l’esclavage, ce n’est que par un oubli total des principes et de ces droits éternels qui ne se prescrivent jamais. Quanta ce qu’on appelle les sacrifices de la propriété, ce sont des échanges que fait chacun de ce qu’il a contre ce que déposent tous les autres. En effet, si chacun donne, chacun reçoit : il donne telle chose pour avoir telle autre, d’où il suit que la loi de l’impôt est, comme toutes les autres, une convention où chacun examine d’abord ce qu’on lui donne , et ensuite ce qu’il donne, [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 août 1789.] 405 Cette convention est donc volontaire; et, pour s’exprimer d’une manière exacte, on ne doit pas l’appeler un sacrifice : autrement, il faudrait dire aussi que le commerce est un cours de sacrifices continuels, puisque chacun y donne sa propriété en échange de quelque autre chose. Donc l’homme ne sacrifie ni sa liberté ni sa propriété. Enfin, l’homme ne sacrifie en aucune manière ce qu'on appelle ses droits ; car l’homme n’a qu’un droit, ainsi que nous l’avons dit : c’est le droit à l’existence : il le porte dans la société pour l’y conserver et l’étendre; et tout ce qu’on appelle ses droits n’est que l’application de son droit unique et primitif. Mais l’homme ne fait des conventions, des échanges, des conditions et des lois, que pour conserver et embellir son existence : donc, bien loin de sacrifier la moindre chose de son droit, il le conserve, l’affermit et Détend. Si l’homme social est gêné dans sa liberté. Du droit qu’a l’homme à conserver et embellir son existence résulte la libre application de tous les moyens que la nature lui a donnés pour cela, soit en forces, soit en talents. 11 apporte ces forces et ces talents dans la société; il y apporte la volonté de les appliquer : donc il ÿ arrive libre. Mais il ne sacrifie point cette liberté, ainsi que nous l’avons prouvé; il l’étend au contraire, il l’affermit : donc il reste libre. Mais ce qui est vrai d’un des associés est vrai de tous : donc tous arrivent libres également. Cependant si nul n’a droit sur la liberté et sur la propriété des autres, il faut que nul ne puisse y attenter : ce sera leur première condition, et par conséquent leur première loi. Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait : cet axiôme est la grande loi ae la liberté. 11 suit de là que nulle société ne peut défendre et interdire aucun acte à ses membres, hors ceux par lesquels ils pourraient nuire à quelqu’un. Mais cette loi existait naturellement avant la convention, et voici comment : Chaque homme avait le droit, pour conserver son existence et les propriétés qui servaient à l’entretenir, de repousser les attaques et les usurpations d’un autre. Chacun, en entrant dans la société, y a porté ce droit; seulement il a chargé tous les autres de l’aider de leurs forces et de leurs moyens, et il leur a dit : Je n’emploierai pas mes forces, pourvu que vous me protégiez de toutes les vôtres, et je vous rendrai le même service à mon tour. Bien loin donc que la loi ôte de la liberté de chacun, elle l’affermit et l’étend. Donc, il ne faut pas dire que la loi gêne le droit de liberté des personnes ; car, même avant la loi, et dans l’état de nature, le pouvoir de faire du mal n’était pas un droit. J’ai cru nécessaire de rappeler ici ce que j’ai déjà prouvé plus haut. De la liberté dam les discours , dans les écrits et dans les actions. Les lois ne gênent donc point la liberté des individus quand elles leur défendent de nuire aux autres. Nous sommes donc libres de dire, d’écrire et de faire tout ce qui peut nous convenir; et quoiqu’il soit défendu par la convention que nous avons passée de rien dire, ni écrire, ni faire qui puisse nuire aux autres, notre liberté n’est pas plus gênée après la loi qu’elle ne l’était auparavant. Mais il suit de là qu’il n’y a que les associés réunis qui puissent faire la loi, parce qu’il n’y a qu’eux qui puissent juger de ce qui leur convient, et qu’arrivant libres également, chacun sait parfaitement ce en quoi chaque autre pourrait lui nuire. Il est donc évident qu’un d’entre eux ne le doit ni ne le peut. Il ne le doit pas, car : 1° aucun homme ne naît, ainsi que nous l’avons prouvé, avec le droit de gêner la liberté d’un autre, à plus forte raison celle de plusieurs ou celle de tous ; 2° il est prouvé aussi que tous sont libres également. Il ne le peut pas, car il est physiquement impossible qu’un seul puisse juger 'de ce qui convient à tous . Donc il n’y a que la convention de tous qui puisse défendre tels discours, tels écrits, telles actions, en conséquence de ce qu’ils nuisent aux autres; et s’ils ne leur nuisent point, ils sont permis. De la liberté de la pensée. La pensée n’entre point dans la classe des choses que les hommes peuvent défendre, relativement à l’exercice de la liberté. La pensée échappe à tout empire, à toute gêne : celui qui voudrait la sacrifier ne le pourrait pas; et puisqu’il ne peut y avoir ni sacrifice, ni volonté de le faire, elle reste à chacun parfaitement libre et indépendante. D’ailleurs , la société elle-même ne peut en exiger le sacrifice, puisqu’elle ne demande que celui des actes qui peuvent nuire à la société et aux individus. Mais la pensée n’est pas un acte ; on ne la sent ni ne la voit : donc la société ne saurait exiger qu’aucun individu fasse le sacrifice de sa pensée à l’intérêt général qu’elle ne touche pas. Enfin, la pensée purement telle ne nuit à personne ; quand elle est publiée, ce n’est plus une pensée, c’est un discours; et nous venons de poser le vrai principe à cet égard. De la liberté dans les opinions. L’homme n’est pas borné à avoir des pensées vagues et décousues; il a de plus la faculté et le besoin de les rapprocher les unes des autres, et de former sur elles des jugements. Quand ces jugements sont fixés dans l’esprit, on les appelle des opinions. Or, on ne saurait dire que l’homme, libre d’avoir des pensées, ne le soit pas de les rapprocher les unes des autres, et d’en tirer des conséquences; car ce serait dire qu’il n’est pas libre de raisonner; et certainement, ce n’est que pour raisonner qu’il pense. On ne saurait dire non plus qu’il n’est pas libre de raisonner mal, car c’est à choisir entre le bien et le mal que consiste la liberté ; et l’être qui, nécessairement , raisonnerait toujours bien, ne serait pas libre (I). On ne saurait dire enfin qu’on peut interdire à tel ou tel homme de se former telle ou telle opi-(1) Ceci ne saurait s’appliquer à l’Etre suprême, source de toute vérité; car il ne raisonne pas, il voit, il ne choisit pas, il veut. 406 [Assemblée nalionale.J ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 août 1789.] nion, car ce serait lui interdire la suite des raisonnements qu’il a faits pour se la former, et par conséquent chacune de ses pensées l’une après l’autre, et par conséquent, en dernière analyse, l’usage de la faculté de penser. Il reste à examiner si l’on peut ordonner à tel ou tel homme de quitter son opinion pour en rendre une autre : mais ce serait lui ordonner 'avoir les pensées, et de faire les raisonnements qu’il ne fait pas, et de ne faire pas ceux qu’il fait : ce serait vouloir ôter de son esprit les pensées qui y sont; ce serait y en supposer d’autres qui n’y sont pas, lui faire abandonner les conséquences qu’il tire, en faveur de celles qu’il ne tire point, et lui faire avouer pour bon raisonnement celui qui lui paraît mauvais : ce qui est absurde. Ce qui fait qu’on a mal raisonné jusqu’aujourd’hui à ce sujet, c’est qu’un homme s’est toujours mis à la place de toute la société qu’il n’était pas, ni ne représentait pas : il a voulu exiger, au nom c la société, des sacrifices qu’elle ne pouvait exiger elle-même, et que sa volonté particulière fût la règle de toutes les autres. Ce n’est pas le moindre abus de la loi confiée à un seul. CONCLUSION. 11 suit des principes que je viens d’exposer, si je ne me suis pas trompé, qu’il n’y a nul inconvénient à placer à la tête de la législation les motifs qui l’ont déterminée; qu’il est au contraire indispensable de poser les principes de toute bonne constitution, de fixer la règle immuable où s’instruiront nos contemporains et la postérité, et de prévenir ainsi que ceux qui viendront après nous puissent méconnaître ou négliger leurs droits, et s’abandonner insensiblement aux progrès successifs et terribles du despotisme. C’est d’après les principes que j’ai établis, que j’ai essayé de donner un exemple du préliminaire que je souhaiterais à la Constitution. Je le présente avec une respectueuse modestie, et je ne le livre à l’impression que pour ne pas occuper, inutilement peut-être, l’auguste Assemblée dont la nation compte tous les instants. Principes de toute constitution soumis a l’Assemblée nationale, par M. ISabaud de Saiot-IÙienne (1). Du droit naturel et imprescriptible des hommes en société. Art. 1er. Tout homme a droit à exister, à conserver son existence, et� à la rendre aussi heureuse qu’il lui est possible. Ce droit est inaliénable et imprescriptible. Les hommes ont apporté ce droit dans la société, et leur but, en s’y réunissant, a été de le conserver. �Tous se réunirent avec le même droit et dans le même but : donc ils étaient égaux en droits. Nul d’entreeux n’apporta le droit de contraindre les autres en quoi que ce soit : donc ils étaient libres, et ils étaient libres également. ‘ Leur association n’a pu leur ôter cette liberté, puisqu’ils ne se sont réunis que pour conserver et affermir leur droit à l’existence : donc ils continuent d’être libres. Ils ne peuvent conserver et embellir leur exis-(1) Ce document n'a pas été inséré au Moniteur. tence que par les moyens que la nature leur a donnés : donc ils sont libres d’employer tous ces moyens. Leur réunion en société eut pour objet de conserver à chacun, sans exception, le droit qu’il avait à l’existence : donc la société doit défendre à chacun d’employer ses moyens à nuire au droit d’autrui. Chacun emploie ses moyens à se procurer des propriétés pour conserver et embellir son existence : donc la société doit défendre à chacun d’attenter à la propriété d'autrui. Chacun est libre de penser, de dire, d’écrire et de faire tout ce qui ne peut nuire à autrui : donc la société ni aucun de ses membres ne peut le lui défendre. Chacun est maître de sa personne : donc il n’y a aucun homme qui puisse attenter à la liberté individuelle d’un autre. Hors ce en quoi il pourrait nuire à autrui, la société ne peut contraindre aucun homme dans ses pensées, dans ses opinions, dans sa religion, dans ses discours, dans ses écrits, dans ses actions, dans ses travaux, dans son industrie et dans l’usage de ses propriétés. Tout ce que les lois ne défendent pas est permis. Des lois. Art. 2. Si les hommes ne se sont réunis en société que pour conserver et maintenir leur existence, pour être plus forts et plus heureux, la société doit remplir ce but. Ils ont fait pour cela des conditions ou conventions entre eux, où tous ont contracté volontairement et librement. Ces conditions étant convenues par tous, sont obligatoires pour tous ; et alors on les appelle des lois. Les lois ont pour objet de maintenir la vie, la liberté, l’honneur, la personne et la propriété de chacun, par une protection générale, uniforme et commune. Les lois étant inutiles, si elles n’étaient exécutées, il a fallu des peines, afin que chacun fût obligé d’obéir. Les peines sont la compensation exacte des délits : elles doivent donc leur être exactement proportionnées. Les lois étant faites pour tous, les peines sont aussi pour tous : donc tous doivent être soumis aux mêmes peines, également et sans distinction. Nul homme ne peut être actionné, poursuivi, arrêté, emprisonné, jugé, puni, que selon la loi, dans les cas qu’elle a prévus, et selon les formes convenues et accordées par tous. Si la société a besoin de contributions communes, tous les membres sont obligés d’y entrer, proportionnellement à leurs facultés. Du consentement général aux lois. Art. 3. Les lois quelconques, civiles, criminelles, de finances et autres, devant être obligatoires pour tous, doivent être librement convenues, accordées et consenties par tous. Si le consentement de tous ne peut être obtenu, le plus petit nombre est lié par le consentement du plus grand. Si la société, que nous appellerons désormais nation , est trop nombreuse pour être rassemblée en totalité, elle peut donner des pouvoirs de con-