[23 octobre 1789.] 484 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. propos de faire, en attendant, un travail préalable. Il propose en conséquence de nommer un comité de quatre personnes, qui se ferait remettre la liste des prisonniers détenus par lettre de cachet, et rendrait compte à l’Assemblée des motifs de leur détention. La nomination de ce comité a été ordonnée. On annonce un vieillard de cent vingt ans, né dans le Mont-Jura; il désire voir l’Assemblée qui a dégagé sa patrie des liens de la servitude. > M. l’abbé Grégoire demande qu’en raison du respect qu’a toujours inspiré la vieillesse, l’Assemblée se lève lorsque cet étonnant vieillard entrera - Cette proposition est accueillie avec transport. Le vieillard est introduit ; l’Assemblée se lève ; il marche avec des béquilles, conduit et soutenu par sa famille; il s’assied dans un fauteuil vis-à-vis le bureau et se couvre. La salle retentit d’applaudissements. 11 remet son extrait baptistaire. Il est né à Saint-Sorlin, de Charles-Jacques et de Jeanne Bailly, le 10 octobre 1669. M. Halrac. Ce vieillard, que la nature a conservé pour être témoin de la régénération de la France et de la liberté de sa patrie, a constamment renipli ses devoirs de citoyen utile jusqu’à cent cinq ans. Le Roi lui a donné une pension de deux cents livres, mais pour que sa famille se souvienne de cette journée, votons parmi nous une contribution qui, quelque modique qu’en soit le produit, rendra plus tranquilles les jours de ce vieillard respectable à tant de titres, et deviendra pour sa famille un précieux héritage. L’Assemblée charge MM. les trésoriers des dons patriotiques de recevoir cette contribution. M. le Président dit que M. Bourdon de la Crosnière, auteur d’un pian d’éducation nationale présenté à l’Assemblée, faisant entrer dans les leçons qu*il donne à la jeunesse le respect pour la vieillesse, demande à s’emparer de l’auguste vieillard qui sera servi dans l’école patriotique par les jeunes élèves de tous les rangs, et surtout par les enfants dont les pères ont été tués à l’attaque de la Bastille. M. le vicomte de Mirabeau. Faites pour ce vieillard ce que vous voudrez; mais laissez-ie libre. .. M. le Président au vieillard . L’Assemblée craint que la longueur de la séance ne vous fatigue, et vous engage à vous retirer. Elle désire que vous jouissiez longtemps du spectacle de votre patrie devenue entièrement libre. M. le comte de Praslin présente, au nom des officiers et des soldats du régiment de Lorraine , infanterie , un don patriotique de 8,377 livres. M. le duc d’ Aiguillon. Convaincu que la liberté doit être assurée par la tranquillité, et que la discipline et l’obéissance des troupes sont nécessaires au rétablissement de l’ordre, je 'vopose de décréter « que tous les corps militaires doivent rentrer dans l’ordre, sans quoi ils encourront les peines portées par les ordonnances actuellement subsistantes, qui seront provisoirement exécutées, jusqu’à ce que l'Assemblée nationale ait statué sur une nouvelle constitution militaire.» Sur la proposition de M. Gottin, cette motion est renvoyée au comité militaire. Ce jour étant destiné aux finances, M. le président propose de continuer la discussion ajournée de la motion de M. de Mirabeau sur les biens du clergé. Elle consiste à décréter ces deux principes : 1° qüe la propriété des biens ecclésiastiques appartient à la nation ; 2° que le traitement des curés doit être porté à 1,200 livres au moins, avec le logement. M. l’abbé Maury propose de continuer la discussion sur les qualités d’éligibilité. M. le comte de Mirabeau. Quelque opinion que j’aie de la dialectique du préopinant, j’avoue qu’il est difficile, même pour lui, de prouver que le principe est la même chose que la conséquence. Je ne sais pas comment, dans un pareil terrain, on peut être sans cesse attaqué et renvoyé continuellement à la Constitution, comme si les finances y étaient étrangères; la science du pot au feu est pour une maison comme pour un empire. On ne peut pas attaquer ma motion, car je n’ai parlé que d’un principe qui doit être fixé dans votre Constitution. L’Assemblée décide que cet objet forme l’ordre du jour. M . de Bonnal, évêque de Clermont. La religion est notre vrai trésor, et les biens de l’Eglise ne sont utiles que pour son éclat, sa propagation et sa perpétuité; mais je ne puis reconnaître qu’ils appartiennent à la nation. Ou iJ n’existe nulle propriété, ou la nôtre est inattaquable : exposer mon opinion à cet égard est un devoir de citoyen, parce que la vente de nos biens ne remédierait à rien, et augmenterait les impôts : c’est un devoir d’évêque, parce que cette opération serait funeste à la religion ; les peuples se dégageraient bientôt de l’impôt nécessaire pour le culte divin, bientôt il n’y aurait plus de ministres, plus de religion. Je regarde comme indispensable de porter les portions congrues au taux le plus élevé. M***. J’observe, de l’aveu même de l’abbé Maury, que le clergé n’est que dépositaire du bien des pauvres. Dans ce moment on veut lui retirer ce dépôt. Je demande si vous pouvez, messieurs les prêtres, vous préférer à toute la nation, qui veut être elle-même la dispensatrice de ses revenus. M. Duport. Vous n’ignorez pas, Messieurs, que le trouble est dans les monastères ; de toutes arts vous avez reçu des réclamations ; tous les ommes qui ont écrit sur cette matière ont pris leur parti, et comme l’on accuse la nation de reprendre par force les biens qu'elle a donnés , il faut encore examiner cette quesion. Je me demande d’abord : qu’est-ce que la propriété? C’est le droit de jouir pour soi; c’est le droit de vendre, d’aliéner, en un mot de disposer à son gré. Ces derniers caractères ne sont pas absolument les mêmes ; cardans nos lois il existe des propriétaires qui ne peuvent vendre, mais ils jouissent pour eux. Il faut donc distinguer. Ceux qui ne jouissent pas pour eux ne sont que de simples administrateurs. Je réclame les différents canons qui déclarent qu’il u 'appartient aux ecclésiastiques que ce qui leur est strictement nécessaire; le reste appartient aux pauvres. 485 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. ]23 octobre 1789.] Voilà, selon moi. la véritable définition de la propriété ecclésiastique ; d’après cela, il reste à savoir si la nation, en se mettant à la place du clergé, en faisant mieux acquitter les fondations, en soulageant mieux les pauvres, peut s’emparer des biens du clergé. Il existe dans la raison et dans le droit une distinction entre les biens particuliers et les biens publics. Les biens du clergé sont de la dernière classe. Les fondateurs , en donnant des biens à l’Eglise, nel’ontfait que pour l’utilité delà nation. Il a fallu que la nation intervienne dans les donations. Maintenant examinons s’il est utile que les biens du clergé restent dans l’administration ancienne. L’on vous a parlé de l’intérêt des créanciers ; l’on vous a dit que c’est pour les payer que l’on prend les biens du clergé. Rien n'est plus faux; les créanciers sont en sûreté avec la célèbre déclaration que vous avez faite qu’il n’est pas permis de prononcer l’infâme mot de banqueroute. Mais il faut soulager les pauvres, décharger les campagnes et rembourser les charges de judi-cature. Les principes que je développe, je ne vous les expose pas en magistrat, dès longtemps je me disposais à y renoncer, et je profite de ce moment pour vous offrir la finance de mon office. D’un côté, il faudra rembourser les offices, de l’autre, payer les juges : ce qui formerait un objet de 50 millions dont il faudrait grever les peuples. Je sais que par votre comité de finances il vous sera présenté des réductions qui peut-être vous paraîtront injustes tant elles seront sévères, et ces réductions, peut-être ne seront-elles pas admises. Je demande qu’il soit fait un amendement au second article, qui accorde 1,200 livres aux curés, sans comprendre l’habitation, j’ajoute le jardin ou l'enclos. M. Thouret (1). Messieurs, le grand objet qui vous est proposé par la motion que nous agitons, tient à un principe primitif et plus général, qui comprend tous les corps ou établissements appelés de mainmorte , et qui ne me paraît pas avoir été assez développé. Je prends la parole pour l’exposer tel que je le conçois-J’en tirerai les conséquences, comme amendements de la motion, d’une part, pour en étendre l’objet, et d’autre part pour en restreindre quelques-uns des effets actuels. En ce moment de régénération, les personnes, les choses, tout est soumis dans l’Etat à la nation exerçant le plus grand de ses pouvoirs. Aucune institution vicieuse nedoitsurvivre, aucun moyen de prospérité publique ne doit échapper au mouvement général qui reconstitue toutes les parties de l’empire. Il faut distinguer entre les personnes, les particuliers ou individus réels, et les corps qui, les uns par rapport aux autres, et chacun relativement à l’Etat, forment des personnes morales et fictives. Les individus et les corps diffèrent essentiellement par la nature de leurs droits, et par l’étendue d’autorité que la loi peut exercer sur ces droits. Les individus existant indépendamment de la (1) La motion de M. Thouret est incomplète au Moniteur. loi, et antérieurement à elle, ont des droits résultants de leur nature et de leurs facultés propres ; droits que la loi n’a pas créés, mais qu’elle a seulement reconnus, qu’elle protège, et qu’elle ne peut pas plus détruire que les individus eux-mêmes. Tel est le droit de propriété relativement aux particuliers. Les corps, au contraire, n’existent que par la loi ; par cette raison elle a sur tout ce qui les concerne, et jusque sur leur existence même, une autorité illimitée. Les corps n’ont aucuns droits réels par leur nature, puisqu’ils n’ont pas même de nature propre. Ils ne sont qu’une fiction, une conception abstraite de la loi, qui peut les faire comme il lui plaît, et qui, après les avoir faits, peut les modifier à son gré. Ainsi la loi, après avoir créé les corps, peut les supprimer ; et il y en a cent exemples. Ainsi la loi a pu communiquer aux corps la jouissance de tous les effets civils ; mais elle peut, et le pouvoir constituant surtout a le droit d’examiner s’il est bon qu’ils conservent cette jouissance, ou du moins jusqu’à quel point il faut leur en laisser la participation. Ainsi la loi, qui pouvait ne pas accorder aux corps la faculté de procéder des propriétés foncières, a pu, lorsqu’elle l’a trouvé nécessaire, leur défendre d’en acquérir ; l’édit célèbre de 1749 en est la preuve. De même la loi peut prononcer aujourd’hui qu’aucun corps de mainmorte, soit laïque, soit ecclésiastique, ne peut rester propriétaire de fonds de terre ; car l’autorité qui a pu déclarer l’incapacité d’acquérir, peut, au même titre, déclarer l’inaptitude à posséder. Le droit que l’Etat a de porter cette décision sur tous les corps qu’il a admis dans son sein n’est pas douteux, puisqu’il a dans tous les temps, et sous tous les rapports, une puissance absolue, non-seulement sur leur mode d’exister, mais encore sur leur existence. La même raison qui fait que la suppression d’un corps n’est pas un homicide, fait quela révocation delà faculté accordée aux corps de posséder des fonds de terre ne sera pas une spoliation. Il ne reste donc qu’à examiner s’il est bon de décréter que tous les corps de mainmorte, sans distinction, ne seront plus à l’avenir capables de posséder des propriétés foncières. Or ce décret importe essentiellement à l’intérêt social sous deux points de vue.- 1° relativement à l’avantage public que l’Etat doit retirer des fonds de terre ; 2° relativement à l’avantage public que l’Etat doit retirer des corps eux-mêmes. La France ayant une immense population est intéressée à étendre, autant qu’il est possible, la distribution des propriétés particulières; afin de diminuer le nombre des individus qui, ne possédant rien, tiennent moins par cette raison à la chose publique, et sont dangereux dans les temps de calamité ou de fermentation. La faculté accordée aux corps de posséder des propriétés foncières contrarie cette première vue politique ; puisque les propriétés qu’ils détiennent sont enlevées aux familles et aux individus, et qu’entrées une fois dans leurs mains, elles cessent d’être dans le commerce et dans la distribution générale. La France étant principalement agricole, doit tourner toutes ses vues vers l’accroissement des produits de son sol, la plus grande source de ses richesses. Il lui importe donc de donner à ses terresdes propriétaires réels, gui portent sur tous les points de sa surface ce zèle et cet attachement de la propriété que rien ne supplée, au lieu