SÉANCE DU 20 BRUMAIRE AN III (10 NOVEMBRE 1794) - N08 20-22 75 DU ROY : Absent de la Convention pendant près de dix-huit mois, je n’ai pu partager ses travaux et les services qu’elle a rendus à la chose publique que par ceux que j’ai rendus moi-même dans les départements et près des armées, et que je rapporte à la masse commune. Je n’ai pas été témoin des différentes intrigues, des différentes factions, des différentes cabales que se sont succédées tour à tour. Je ne suis pas de la société des Jacobins, parce que je pense qu’un représentant du peuple, qui est de la grande société populaire, se doit tout entier à ses fonctions. {Applaudissements .) Si les Jacobins ont fait du bien, ils ont aussi fait du mal, et je n’ai pas voulu en être, afin de me réserver la plénitude des fonctions que je tiens du peuple pour encourager le bien et réprimer le mal. (. Applaudissements. ) Je suis monté à la tribune pour stipuler les intérêts, non d’une Société, non des intrigants du Palais-Royal, mais de la République entière. ( Applaudissements .) Je dirai les faits qui sont à ma connaissance avec ingénuité et avec vérité. Hier soir, je sortais, à huit heures, du comité des Secours publics, et je me retirais chez moi, lorsque je vis, près de la salle de la Convention, une femme éplorée, décoiffée, et dont la tête était tout en sang. Elle me dit qu’une foule de personnes venues du Palais-Royal avaient fait le siège des Jacobins. Je me rendis dans la rue Honoré, et j’examinai avec calme tout ce qui se passait. Je vis une trentaine d’hommes au plus, qui considéraient attentivement les personnes qui sortaient des Jacobins, et les couvraient de boue et de huées ; je remarquai que les assaillants étaient tous des faquins du Palais-Royal, qui avaient quitté pour un instant le lieu de leur débauche pour troubler la tranquillité publique. Ils disaient à ceux qui sortaient : « Voilà pour t’apprendre à venir où tu n’as que faire. » Ils disaient aux femmes qu’elles ne devaient pas plus aller dans les tribunes des Jacobins que dans celles de la Convention, et que leur véritable place était dans leur ménage. {Vifs applaudissements.) Je vis des citoyens prendre de ces femmes sous le bras, pour les soustraire à la fureur de ceux qui les maltraitaient... J’entends dire que c’est bien fait. {Bruit.) GUYOMAR : Du Roy, point de perfidie, point de fausse interprétation. Je demande que notre collègue répète ce qu’il a dit, et je me charge de te répondre. {Applaudissements.) PÉRÈS : Je vais m’expliquer, non pas pour Du Roy, que je ne crains pas, mais pour la Convention, mais pour moi. J’ai dit que ceux qui avaient pris des femmes pour leur sauver des coups avaient bien fait. (Applaudissements.) DU ROY : Je rencontrai un de mes collègues que je ne connais pas, et qui me dit que trois ou quatre coupe-jarrets avaient assommé un malheureux vieillard. [(Indignation)] (88) (88) Débats, n° 779, 724. Une voix : Du Roy, tu n’as peut-être pas mieux entendu que tout à l’heure. DU ROY : J’entendis des hommes crier : Vive la Convention! d’autres : Vive la République! Les premiers répétaient : Vive la Convention! Les autres : Vive la République! [J’entendis plusieurs de ces bandits criant : vive la Convention ! j’entendis plusieurs citoyens criant : vive la république !] (89) Plusieurs voix : Et d’autres encore criaient : Vivent les Jacobins! (Murmures.) DU ROY : Aux murmures que j’entends, je vois qu’on ne veux pas écouter la vérité ; cependant je la dirai tout entière. (Applaudissements.) Dans ce moment je vis des patrouilles qui passaient au milieu du tumulte sans l’empêcher. BECKER : Il fallait, toi, leur ordonner d’arrêter ceux qui excitaient le tumulte. DU ROY : Je conclus de tous ces faits que nous n’avons pas de police, pas de gouvernement. (Murmures.) Si nous avions eu une police et un gouvernement, les coupables auraient été arrêtés; on n’aurait pas permis qu’on couvrît de boue et qu’on fouettât des femmes, [les épouses, les mères de nos braves défenseurs] (90). [l’asyle où les citoyens discutent paisiblement les grands intérêts de la patrie, n’eût pas été souillé par le sang] (91). (Il se fait du bruit dans une partie de la salle.) GUYOMAR : Président, maintiens la parole à Du Roy ; je lui répondrai. DU ROY : Si la police avait fait son devoir, si nous avions eu un gouvernement, on n’aurait pas laissé si longtemps sous l’oppression des poignards des assassins du Palais-Royal des citoyens assemblées paisiblement pour discuter les intérêts de la patrie. (Eclats de rire.) Plusieurs voix : C’est ici que l’on discute les intérêts de la patrie. BENTABOLE [élève la voix] : Il ne faut pas laisser flotter plus longtemps l’opinion publique. ( Violents murmures d’une partie de l’Assemblée.) Je demande qu’on fasse le rapport, [il faut que les comités rendent compte des faits] (92). (Mêmes murmures.) LESAGE-SENAULT : Bentabole n’était pas hier à son poste; il a eu peur, il s’est caché. BENTABOLE : Je demande à répondre. Je n’ai su qu’en arrivant à la Convention ce qui s’était passé. (Murmures.) Je déclare qu’on m’a inculpé gratuitement ; je ne suis pas sorti hier de chez moi. DU ROY : Je vous ai présenté les faits sans passion. (On rit.) Depuis mon retour à la Convention, j’ai sérieusement examiné la situation où (89) Rép., n° 53. (90) Débats, n° 779, 725. (91) Rép., n° 53. (92) Rép., n° 53. 76 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE elle se trouve. J’ai remarqué qu’elle avait remporté une grande victoire sur une faction qui compromettait la liberté publique, mais j’ai remarqué aussi que d’autres factions avaient survécu à celle-là. Certains hommes, oubliant le respect qui est dû à la Convention et la hauteur où elle s’est élevée le 9 thermidor, ont voulu s’emparer des rênes du gouvernement et diriger l’opinion publique. Je suis convaincu qu’il s’est opéré une réaction dangereuse. J’ai été singulièrement étonné à mon retour de voir des gens qui, avant mon départ, vivaient républi-cainement, qui, comme nous, marchaient à pied, étaler aujourd’hui un faste insolent et fréquenter les aristocrates. (Nomme-les! s’écrie-t-on de toutes parts.) J’ai vu... ( Nomme-les !) J’ai vu... {Nomme-les !) Je prie ceux qui ne se reconnaissent pas au tableau que je fais de me laisser continuer. (Nomme-les ! crie-t-on de nouveau. On applaudit.) [On insiste pour qu’il nomme : il nomme Merlin (de Thionville). Une voix : Le lâche! il nomme un absent.] (93) [je l’ai vu monter sur de superbes chevaux, chasser comme les seigneurs de l’ancien régime.] (94) J’ai vu, ou plutôt j’ai appris que ces gens allaient chasser dans le parc du Raincy, qu’ils avaient des femmes perdues de débauche, [qu’ils y jouaient des sommes énormes...] (95) [Une voix : Le grand mal!] (96) BAUDIN : Et ceux qui vont à Clichy, tu ne les nommes pas! Ils ont des femmes aussi; en veux-tu la liste ? Les voilà {en montrant une des extrémités de la salle) ! {On applaudit.) DU ROY : J’ai vu des hommes qui, dans les temps plus affreux, faisaient voiturer au supplice des charretées de malheureux, venir ici prêcher l’humanité. {Bruit.) J’ai vu... CLAUZEL : N’avilis pas la représentation nationale. DU ROY : La représentation n’est pour rien dans tous ces reproches. Plusieurs voix : Tu ne nommes personne ; cela pèse sur tous. Cambacérès entre dans la salle ; la grande majorité de l’Assemblée le presse de prendre le fauteuil à la place d’Amar ; il monte au milieu des plus vifs applaudissements. DU ROY : Je dirai la vérité quand vous aurez le courage de l’entendre. {Bruit.) J’ai vu le modérantisme se relever. Qu’est-il arrivé de là? qu’à force de crier après les patriotes, de les accoler injustement à des hommes qui devaient être proscrits, on a incarcéré les patriotes et rendu les aristocrates à la liberté. {Applaudissements. Murmures.) Il est arrivé de là que, l’aristocratie prenant le dessus dans les départements et les sociétés populaires, on vous a (93) Débats, n° 779, 725. (94) Rép., n° 53. (95) Rép., n° 53. (96) Débats, n° 779, 725. fait des adresses qui se ressentaient de l’esprit de modérantisme. {On rit.) Quand il y aura un comité de Sûreté générale qui veuille entendre la vérité, je lui déposerai des pièces qui prouveront ce que je dis. Vous avez entendu des vérités : eh bien, des hommes corrompus ont écrit dans les départements et mendié des suffrages... Plusieurs voix : Qui, qui? DU ROY : On fait fermenter les passions ; je déclare que je verserai mon sang avec la représentation nationale. {Applaudissements.) Je ne parle pas pour ceux qui ne cherchent qu’à mendier des applaudissements, mais pour sauver mon pays, s’il est possible, pour empêcher l’aristocratie de nous présenter un roi d’ici à quinze jours. {Murmures.) L’aristocratie a fait hier un essai. {Applaudissements. Murmures.) Je sais que vous serez encore là comme dans la nuit du 9 thermidor. (Oui, oui! s’écrie-t-on de toutes parts.) Souvenez-vous que nous ne faisons pas de petites erreurs, que la moindre faute que nous commettons peut coûter la vie à des milliers de citoyens. Tant que vous ne tiendrez pas sur l’aristocratie une main compressive, elle se relèvera. Je sais bien qu’en disant ces vérités j’ai excité les passions de certaines personnes qui se sont reconnues aux tableaux que j’ai faits ( applaudissements ); mais ce n’est pas à ceux-là que je parle; c’est aux députés purs qui ont voté la mort du tyran. {Violents murmures. Un grand nombre de membres demandent vivement que Du Roy soit rappelé à l’ordre.) Je parle à ces députés purs, qui, convaincus que le tyran était coupable de tous les crimes qu’on lui reprochait, ont cru... (On demande de nouveau que Du Roy soit rappelé à l’ordre.) Plusieurs voix : Le rapport du comité! D’autres : Laissez dire Du Roy. DU ROY : Nous ne nous entendrons jamais toutes les fois qu’on n’entendra qu’une partie d’un discours sans en entendre la fin. Je parle aux députés qui, après avoir déclaré le tyran convaincu de ses crimes, ont cru qu’il n’était pas de l’intérêt de la patrie de le condamner à mort ; je les estime cent fois plus que ceux qui n’ont fait périr le tyran que pour en mettre un autre à sa place. Plusieurs voix : Nous ne voulons pas de ton estime. DU ROY : Voilà mon opinion sur la marche de la Convention. De tout ce que j’ai dit, je conclus que vous n’avez pas de comité de gouvernement chargé de la Sûreté générale qui ait bien rempli vos intentions. Je demande qu’à cette séance, et par appel nominal, on renouvelle le comité de Sûreté générale. {Quelques applaudissements. Violents murmures.) Un autre membre [Du ROY] fait la motion de renouveler le comité de Sûreté